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Une Église en soins palliatifs

Posté le 21 novembre 2022 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

Inexorablement, l’Église catholique poursuit une descente que rien ne paraît arrêter. Dans son aire traditionnelle en Europe, elle a maintenant atteint un palier très bas.

L’opposition entre le croyant convaincu et l’athée ou le rationaliste a dominé, depuis deux ou trois siècles de sécularisation. Mais depuis quelques décennies, les croyants réalisent que le langage dont ils avaient l’habitude n’est plus audible. Le Concile de Vatican II (1961-1965) avait ouvert les esprits à beaucoup et suscité des espérances aujourd’hui déçues. La reprise en mains dès Paul VI, qui décide, en 1968 par l’encyclique Humanae Vitae, de continuer d’interdire la contraception en rejetant un texte inverse conçu par des experts et approuvé par le groupe ad hoc de cardinaux, douche les espoirs. Jean-Paul II va mettre fin bien souvent à ce qui avait été construit. C’est vrai, mais le passage des messes du latin aux langues vernaculaires a désenchanté un message que l’on croyait profond. Dévoilé, il ne fait pas sens.

Les sciences humaines, en fort progrès d’étude et de diffusion surtout à partir des années 1970, montrent la diversité des humains et les relativisent, au contraire de la doctrine catholique, qui n’admet qu’une vérité.

Plus récemment, la révélation des abus sexuels des dernières décennies mine le statut du prêtre. C’est toutefois plutôt un révélateur du changement d’esprit de la société et de la perte de prestige du prêtre. Les faits mêmes n’ont rien de neuf. La pédophilie des prêtres est un thème habituel de la presse belge anticléricale jusqu’à la Première Guerre Mondiale[1]Par exemple, le quotidien montois L’organe de Mons avait en 1877 une rubrique, Acta sanctorum, qui dénonçait régulièrement les faits de « petit-frèrisme ». Voir … Continue reading. Par la suite, de telles dénonciations ont semblé de mauvais goût, mesquines, indignes de personnes de qualité.

Le synode de 2023

Le pape François, dont tout indique qu’il est largement conscient de la situation, du moins jusqu’à un certain point, a relancé une institution assez moribonde ou tombée dans la routine : le Synode des évêques, créé en 1965. En 2018, François y a apporté des modifications, portant essentiellement sur l’obligation de consulter les fidèles des paroisses, et a proposé en 2021 de tenir un synode en 2023 portant sur « la synodalité » elle-même. Les discussions sont en cours dans divers pays. Elles sont parfois vives et les propositions surprenantes en ce qu’elles reprennent des idées réprouvées ou interdites jusqu’ici.

L’Église catholique allemande avait une tradition de rencontres régulières.

L’une était en cours sous le nom de Chemin synodal, de sorte qu’elle combine les deux synodes. La situation y est grave. Les défections, parfaitement quantifiables et identifiables vu le système allemand d’impôt d’Église, s’accélèrent et la révélation de l’inaction de l’archevêque de Munich et futur pape Ratzinger n’a pas atténué les choses[2]Thomas Wieder, « Partir, l’option croissante de catholiques allemands », Le Monde, 26 juillet 2022..

Les discussions en cours envisagent des révisions sur certaines normes sexuelles, ainsi que sur la répartition des rôles et pouvoirs dans l’Église.

Tout n’est pas encore conclu mais le pape François tonne déjà contre ce qu’il entend. Le 29 juillet 2022, une déclaration du Saint-Siège indique qu’« Il semble nécessaire de préciser que le ‘chemin synodal’ n’a pas le pouvoir d’obliger les évêques et les fidèles à adopter de nouveaux modes de gouvernance et de nouvelles approches de la doctrine et de la morale ». Rien ne peut être envisagé avant « un accord au niveau de l’Église universelle ».

Plus brutal encore, dans un entretien publié le 15 juillet, le pape déclare : « J’ai dit au président de la conférence épiscopale allemande, Mgr Bätzing : « il y a une très bonne Église évangélique [protestante] en Allemagne. Nous n’en voulons pas deux. »[3] Cf. Cécile Chambraud et Thomas Wieder, « Le Vatican tonne contre la réforme au sein de l’Église allemande », Le Monde, 26 juillet 2022.

De fait, lors de l’assemblée du « chemin synodal » du 8 au 10 septembre 2022, les évêques ont recalé – faute d’une majorité des deux tiers en leur sein – un texte portant sur de nouvelles règles sexuelles, qui avait obtenu une large majorité au sein de la composante laïque de l’assemblée.

Les desseins du pape sont obscurs. Il semble seulement qu’il veut in fine tout décider lui-même, ce qui n’est guère l’esprit d’une réflexion synodale qu’il a lui-même initiée.

De son côté, l’Église belge a publié le 6 juillet sa synthèse nationale.

Elle avoue clairement le désarroi des catholiques. Le document n’hésite pas à déclarer : « Dans le contexte paroissial, nous ne savons pas comment nous adresser aux personnes qui ne font pas partie de notre premier cercle ».

Pire : « Nombre de familles soulignent qu’elles ne comprennent pas la messe et s’y ennuient ». Le document relaie les appels pour ouvrir la prêtrise aux femmes et aux personnes mariées et assure que « l’inégalité de traitement des femmes est pour beaucoup la principale raison d’ignorer l’Église[4]Cf. Bosco d’Otreppe, « De nombreux catholiques belges souhaitent des femmes prêtres » et « Les croyants se disent perdus face à leurs contemporains », La Libre … Continue reading.

Il n’appartient à coup sûr pas aux athées de se mêler à ce débat. Ce que nous pouvons en penser est de toute manière assez claire.

Mais, que nous le voulions ou non, l’Église influence la société. Mieux vaut donc suivre la problématique et spécialement, me semble-t-il, les réflexions sur l’avenir du catholicisme.

Où peut aller l’Église ?

Dans cette optique, un livre au titre explosif, Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, a paru en mai 2022[5]Danièle Hervieux-Léger, Jean-Louis Schlegel, Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, Paris, Éditions du Seuil, 2022, 392 p..

Il consiste en entretiens entre le sociologue Jean-Louis Schlegel, ancien directeur de la revue jésuite Études,et Danièle Hervieux-Léger, sociologue des religions des plus connues, autrice de nombreux ouvrages et directrice d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales. 

Le plus souvent, Jean-Louis Schlegel lance des questions et relance les débats. L’essentiel est dans les réponses de Danièle Hervieux-Léger.

Quelles sont les grandes hypothèses que les auteurs rencontrent sur l’avenir du christianisme ?

L’hypothèse charismatique

La première hypothèse n’est pas neuve. C’est la solution, si l’on peut dire, par les charismatiques dont l’ancien archevêque de Malines-Bruxelles, le cardinal Suenens, s’était occupé avant de leur imposer des limites et dont la Reine Fabiola semblait proche.

Le cardinal Suenens avait fait mettre sous le boisseau le baptême de l’Esprit, second baptême décisif parce que le croyant accède directement au Saint-Esprit.

Les charismatiques sont un peu la transposition européenne des évangéliques américains avec leurs offices spectaculaires et fortement passionnels. Des miracles (!) s’y produisent souvent comme le fait qu’au moment où la conversion (y compris pour des personnes d’origine chrétienne) s’opère par le baptême de l’Esprit, les fidèles « parlent en langues » c’est-à-dire s’expriment en une ou plusieurs langues qu’ils ne connaissent pas. C’est le sommet de l’irrationnel. Mais les évêques et assez bien de fidèles apprécient la chaleur des messes charismatiques et le renouveau qu’elle opère dans les messes catholiques.

En France, explique Danièle Hervieux-Léger, les évêques (spécialement Mgr Lustiger à Paris) ont réglé le problème, en confiant d’importantes paroisses à des prêtres charismatiques et a même nommé évêques des prêtres charismatiques.

Le cas le plus connu de ce type est Dominique Rey, évêque de Fréjus-Toulon, « évêque de référence du pôle le plus conservateur de l’épiscopat français ». Il est issu de la Communauté de l’Emmanuel, la plus connue de ce type.

Il passe pour l’inspirateur de la destruction de l’œuvre d’Andres Serrano, Piss Christ, représentant un christ en croix dans un bain d’urine. L’ennuyeux, c’est que Serrano est un artiste chrétien explicite, qui explique que Piss Christ est une œuvre qui montre le scandale de l’Incarnation. Si Mgr Rey le savait, il faut l’enfermer et s’il ne le savait pas, c’est le problème de l’inculture de nombreux évêques qui se pose.

Tout récemment, le pape a suspendu l’ordination par Mgr Rey de quatre prêtres et de six diacres. Cet évêque a pour habitude de faire venir des jeunes de différents pays lointains, comme le Brésil, et de les ordonner prêtres alors qu’ils n’ont pas la formation adéquate[6]Cf Cécile Chambroud, « Le Vatican suspend l’ordination de prêtres dans le Var », Le Monde, 4 juin 2022.. Mais bien évidemment, il n’y a plus guère d’autres candidats… 

 Les charismatiques ont transformé la messe en spectacle émotionnel et donnent plus de visibilité à l’Église. C’est cette influence qui a donné les JMJ, les Journées Mondiales de la Jeunesse, que Jean-Paul II a soutenues énergiquement… en en prenant la direction, selon le modèle général du Vatican. Les charismatiques voulaient des fidèles qui soient acteurs de la religion, loin de la structure paroissiale, mais ils finissent par prêter la main à l’Église en s’y installant.

Le schisme charismatique, qui fait bien davantage fi de toute rationalité que ne le pourrait l’Église traditionnelle, est dangereux et peut être interprété comme une preuve du désarroi de l’Église.

L’illusion du petit reste

Plus terre à terre ou moins imaginatifs, certains veulent miser sur le « petit reste » qui subsiste dans les milieux catholiques et qui serait un « noyau solide ». C’est la thèse d’un sociologue de l’Université de Bordeaux, Yann Raison du Cleuziou, qui appelle le public les « observants ». Ce sont les fidèles qui « tiennent bon », vont à la messe le dimanche, restent attachés au prêtre et à la paroisse. Ils sont soit des conservateurs religieux, soit des militants politiques, sans doute proches d’Éric Zemmour.

Jean-Louis Schlegel et Danielle Hervieux-Léger ne relèvent sûrement pas de ce groupe : leur sympathie va au Concile Vatican II et ils ne manquent pas de relever les failles de cette hypothèse, à vrai dire béantes.

Ils ne contestent pas quelques aspects positifs à première analyse. Je l’admets, ce petit bastion devrait être résistant face au temps. C’est le minimum minimorum du catholicisme résiduaire incompressible, quelques pourcents de la population. Il offre de fortes garanties d’auto-reproduction par l’éducation qu’il continue de donner à ses enfants. C’est le triptyque « messe / école catholique / scoutisme ». Encore faut-il voir, dirais-je, que les écoles catholiques de haut niveau vont se raréfier. Danielle Hervieux-Léger crédite ce milieu d’un certain potentiel politique. L’envergure de la « Manif pour tous » le laisse croire mais elle n’a pas connu de lendemain. La droitisation des comportements politiques dans beaucoup de pays européens (la Belgique francophone fait exception) devrait les conforter.

Mais les objections, non pas sur la survie de ce groupe mais sur sa capacité à aller au-delà d’un organe-témoin, sont nombreuses. Ces « observants » ne sont pas si nombreux et ils font fuir les autres groupes, notamment tous ceux qui restent attachés à une action sociale. Les plus « militants » voient leur sort lié à celui de l’extrême-droite, pas à celui de Marine Le Pen mais à celui de Marion Maréchal.

On le voit : on reste dans le risque de l’extrême-droitisation de l’Église. Comme le dit Jean-Louis Schlegel, on nage en plein dans l’image d’Israël, qui sera du reste sauvé après la catastrophe de l’exil.

Un tel groupe, tourné vers lui-même et surtout pas vers le monde, va produire un enfermement « sectaire » (rien à voir avec ce qu’on appelle les sectes : cela peut viser tout groupe religieux ou politique qui préfère se couper du monde réel). En plus, il présente une forte homogénéité sociale, limitée à la bourgeoisie supérieure ou moyenne. Il est structuré comme un groupe de puissants très à droite, ce qui normalement ne plaît pas à la grande majorité des évêques français. 

L’illusion patrimoniale

Ce groupe mise aussi sur la patrimonialisation du christianisme.

Quelques hauts-lieux symboliques continuent de bénéficier d’une fréquentation exceptionnelle : le Mont-Saint-Michel, Vézelay en France, Saint-Jacques de Compostelle en Espagne.

Ces « observants » voient, dans le public de ces hauts-lieux, la preuve qu’il reste chez beaucoup comme une étincelle cachée qui pourrait être ranimée.

Danièle Hervieux-Léger ne voit rien qui puisse faire croire pareil rêve ne serait-ce que parce que la transmission des traditions chrétiennes dans les familles est pratiquement arrêtée.

Je ne peux que la rejoindre. J’ai été confronté professionnellement à ce public, par le truchement du patrimoine immatériel et la reconnaissance publique de manifestations folkloriques (Doudou, Marches de l’Entre-Sambre et Meuse…).

Historiquement, ce sont, la plupart du temps, des manifestations religieuses. Les marches de l’Entre-Sambre et Meuse sont, par exemple, des processions accompagnées militairement.

Tant en Belgique qu’à l’étranger, les municipalités socialistes favorisent ce genre de manifestations parce qu’elles participeraient du « vivre ensemble ».

On m’a vu parcourir Alicante tout un après-midi lors de la semaine sainte : j’y ai vu des personnages portant l’effrayant chapeau à pointe comme celui du Ku Klux Klan. C’étaient des petites filles de dix ans qui distribuaient des bonbons. À Saint-Jacques de Compostelle, j’ai clairement vu qu’il s’agissait de tourisme sportif : l’incroyable comportement des « pèlerins » dans la cathédrale m’en a convaincu. Il témoignait d’une totale ignorance des offices religieux et d’un goût du spectacle incontrôlable. 

Tout cela est folklorisé, comme le disent nos deux auteurs.

Vers des milieux clos

Dans cette même ligne des « observants », décrite plus haut, ils relèvent une initiative, connue aux États-Unis mais pas en Europe jusqu’ici. Il s’agit du projet de Monasphère, un projet de lotissement de maisons destinées à des familles catholiques, désireuses de bénéficier « d’un voisinage fraternel avec d’autres familles chrétiennes ». Un premier lotissement devrait se terminer à L’Île-Bouchard, lieu d’un sanctuaire marial, au Sud de Tours. Les promoteurs sont d’anciens scouts d’Europe.

Mais tant que ce lotissement ne fonctionne pas, il est difficile de juger, d’autant que refuser de vendre à des non-catholiques serait illégal.

Reste aussi que, même si le domaine est complexe et plus d’une fois opaque, certaines communautés, monastiques ou quasi, font partie de cette tendance et jouent un rôle certain. Ainsi, la Communauté Saint-Martin à Évron, association de droit pontifical, est devenue le premier formateur de prêtres en France. En 2021, on y a ordonné 26 des 130 nouveaux prêtres. Nul doute que les évêques soient sensibles à une efficacité rare, même s’il s’agit de prêtres particulièrement « tradi ». L’action de Mgr Léonard en Belgique allait dans le même sens. Mais le Vatican commence à se méfier et une visite épiscopale est prévue[7]Cf. note 6..

Face à cet ensemble d’ultra-droite, auquel je ne prête pas de grande capacité d’expansion, je dirais d’un point de vue belge que si, dans vingt ans, on constate que la moitié des prêtres sont de cet acabit, et qu’ils ont comme principale activité la lutte contre l’avortement, les droits des homosexuels, l’euthanasie, il faudra faire comme les républicains français en 1905 et cesser de nourrir les prêtres.

Le catholicisme diasporique

Passons à ce que propose et tente de décrire Danièle Hervieux-Léger dans une hypothèse bien davantage à sa convenance. Observons qu’ici, elle est proche de ce qu’elle décrit.

Sur un point essentiel, elle est d’un parfait radicalisme. Pour elle, il n’y aura pas de solution sans désacralisation du prêtre. Celui-ci est théologiquement un être supérieur aux fidèles. Son statut est confirmé par l’obligation (depuis le XIe siècle) du célibat[8]Interview par Cyprien Mycinski, Le Monde du 28 juin 2022..

Ces éléments aboutissent à la distinction du pur et de l’impur, qui met inéluctablement les femmes sur la touche.

Danièle Hervieux-Léger accepte comme une réalité la polarité entre « un catholicisme identitaire et un catholicisme d’ouverture » tout en mettant en garde contre l’assimilation à une opposition politique droite/gauche (je la rassure, elle a perdu beaucoup de sa force) et en faisant remarquer que les deux groupes réfléchissent à l’identité chrétienne.

Elle semble également radicale sur le rôle du Vatican, tout en constatant, après bien d’autres, que son autorité sur les fidèles est devenue pure fiction depuis quelques décennies. La disparition de son rôle d’autorité lui semble indispensable parce qu’actuellement l’autonomie du jugement chez tout citoyen est inséparable de la décision d’être chrétien. Ce n’est plus une simple formalité. Ceci dit, elle reste embarrassée par la décision claire de Jean-Paul II de réserver la prêtrise à des hommes non mariés. S’est-il exprimé sous le couvert de l’infaillibilité pontificale ? Sans doute, mais Hervieux-Léger évite la réponse.

Elle propose un christianisme ouvert, « diasporique », au sens étymologique du terme, c’est-à-dire dispersé.

Des groupes de ce type existent, le plus souvent à l’écart de la structure paroissiale, qui regroupe des croyants qui ne se sont pas choisis et qui peuvent être très divers.

Le catholicisme diasporique doit admettre que le catholicisme « n’englobe plus la société et la culture » et constater l’autonomie progressive des communautés chrétiennes. Mais l’Église ne disparaît pas, elle devient la « structure des communautés » entre les croyants.

Quand Jean-Paul Schlegel lui dit que la cohésion de tout cela sera bien difficile, elle renvoie au cas des Églises protestantes, qui n’ont pas disparu. La similitude est évidente et, comme on l’a vu plus haut, le pape François le voit. 

Affaire de style ?

Mais qu’est-ce qui anime réellement ce christianisme ouvert ?

Danièle Hervieux-Léger refuse une Église qui soit contre-culturelle par rapport au monde. Elle lui substitue le terme « alter-culturel ».

Tout ce que j’ai trouvé là de clair est qu’il s’agit de donner à voir un « style chrétien – une manière chrétienne d’habiter le monde – » en fait de « solidarités locales, de l’accueil des migrants, de la pratique écologique la plus ordinaire ».

L’idée de « style chrétien » et l’abandon ou la non-présence de toute référence dogmatique sont intéressantes mais on est loin dans l’ineffable.

Le seul point un peu creusé est l’écologie intégrale mais il a tout pour m’inquiéter. Il y a bien des définitions de l’écologie intégrale. Elle voit que l’une d’entre elles, fondée sur une sacralisation de la morale, peut mener à « remettre en cause la conquête moderne de l’autonomie et le progrès de la société ». La pilule contraceptive ne relève pas de l’ordre naturel… Plus prudent, Jean-Louis Schlegel, lui, propose, au lieu de parler d’écologie intégrale, de se contenter du concept de « limite » à l’exploitation de la nature. Danièle Hervieux-Léger doit bien conclure que, sur ce sujet-là comme sur d’autres, tout cela renvoie « à des conceptions de l’Église, des théologies et à des politiques qui coexistent difficilement sous le parapluie de plus en plus fictif de la communauté ecclésiale ».

Le message est vide

Je dois avouer que je partage l’interrogation qu’exprime Jean-Louis Schlegel dans sa conclusion : « On peut se demander si le message d’un salut extra-mondain dû selon la théologie chrétienne, à une rédemption obtenue grâce à la mort de Dieu sur une croix… a encore des chances d’être entendu ».

Certes, la perspective du synode a centré le débat sur des problèmes d’organisation de l’Église mais le talon d’Achille est là : le contenu même du christianisme – et pas seulement les propos de l’Église – sont devenus inaudibles.

Cette conclusion me rappelle la lecture d’un livre paru en 1943, La France, pays de mission ? Ses auteurs sont deux prêtres, Henri Godin et Yvan Daniel. Danièle Hervieux-Léger le qualifie de livre-choc et son retentissement a été considérable. Le livre comporte une première partie qui montre que l’Église, dès les années 1930, a entamé son déclin face à une partie de la population, spécialement les ouvriers. Cette partie du livre est novatrice, lucide et courageuse.

On parle moins de la seconde partie du livre, parfaitement consternante. Elle porte sur le contenu de la foi, de la religion qu’envisagent les auteurs. Ils ne parlent que de morale sexuelle, de lutte contre le « relâchement sexuel ». Ils ont une véritable obsession : la lutte contre les relations sexuelles préconjugales.

C’est parfaitement névrotique.

Le problème est le fond, pas les modalités d’organisation. Mais cela ne signifie pas que l’avenir appartienne aux athées, ne nous y trompons pas.

Références[+]

Références
↑1 Par exemple, le quotidien montois L’organe de Mons avait en 1877 une rubrique, Acta sanctorum, qui dénonçait régulièrement les faits de « petit-frèrisme ». Voir les travaux d’Anne Morelli à ce sujet.
↑2 Thomas Wieder, « Partir, l’option croissante de catholiques allemands », Le Monde, 26 juillet 2022.
↑3  Cf. Cécile Chambraud et Thomas Wieder, « Le Vatican tonne contre la réforme au sein de l’Église allemande », Le Monde, 26 juillet 2022.
↑4 Cf. Bosco d’Otreppe, « De nombreux catholiques belges souhaitent des femmes prêtres » et « Les croyants se disent perdus face à leurs contemporains », La Libre Belgique, 7 juillet 2022.
↑5 Danièle Hervieux-Léger, Jean-Louis Schlegel, Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme, Paris, Éditions du Seuil, 2022, 392 p.
↑6 Cf Cécile Chambroud, « Le Vatican suspend l’ordination de prêtres dans le Var », Le Monde, 4 juin 2022.
↑7 Cf. note 6.
↑8 Interview par Cyprien Mycinski, Le Monde du 28 juin 2022.
Tags : charismatiques christianisme diasporique Danièle Hervieux-Léger Jean-Louis Schlegel observants Pape François patrimoine religieux Paul VI synode Vatican II

L’HISTOIRE VRAIE DE mohamED

Posté le 21 novembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
JF Jacobs

Avertissement
Ce récit est un « road trip » » sur le parcours tumultueux d’Ed, un Tunisien qui, pour ne pas perdre la vie, a dû fuir son pays. En voici la première partie. Le personnage est réel. J’ai choisi de le faire parler à la première personne.

En Tunisie, surtout pour les classes sociales défavorisées, si tu n’es pas musulman, tu n’as pas juste un problème, tu deviens « Le » problème. D’ailleurs, même pour celles et ceux du même milieu que moi, celui des petits bourgeois, il fallait faire profil bas. On ne peut pas s’exprimer publiquement. Pourquoi ? On a trop à perdre ! Ta famille. Le confort d’être entouré par ta famille, tu le perds. Concrètement, tu n’as plus rien. Tu es mis à l’index. Le cocon familial ne te protège plus, tu es à la rue et tu ne peux pas, non plus, trouver de travail si… tu affiches ton athéisme. 

On va y revenir, plus tard. Avant ça, je me dois de partager avec vous, sans ambiguïté, mon utopie : la sécularisation du pays d’où je viens et de ceux qui lui ressemblent. Je rêve d’un monde qui n’existe pas : cela me fait au moins un point commun avec vous. Je rêve d’offrir un mode d’emploi pour aider celles qui n’osent même pas s’exprimer, pour émanciper ceux qui se croient condamnés. Je souhaite semer dans l’esprit du croyant que la graine féconde de la non-existence du Dieu monothéiste va le pousser à chercher. Dans le sens où c’est une douce liberté de ne pas être contraint d’avoir déjà trouvé.

Pour toutes les personnes qui endossent le statut d’immigré, plutôt que celui d’expatrié, il y a, dans la majorité des cas, une question plus importante que l’existence d’un dieu ou pas : les papiers. Pour revendiquer une réelle existence, une présence physique, il faut que cela soit gravé sur un bout de papier plastifié. Tu as beau t’appeler Jésus, Moïse ou Mahomet, si tu n’as pas le bon cachet, tu finis au cachot. En revanche, si tu es athée, que tu asrevendiqué de l’être et que, c’est un détail important, tu es toujours en vie, tu es susceptible, selon les droits autoproclamés de l’homme, de ne pas te faire tuer. Ici, en Europe, tu as la garantie « made in démocratie ». Être athée dans un pays majoritairement musulman ne t’offre pas le paradis dans l’au-delà, mais il te donne le droit d’avoir un statut de réfugié ici-bas. Comme l’écrivait frénétiquement ce sacré Jack dans Shining « un tiens vaut mieux que deux tu auras ». Moi, les papiers, je les ai eus. 

Je ne veux pas faire la guerre, hisser le pavillon de la non-croyance, jouer au prosélyte athée. J’invoque simplement la réciprocité. Il y en a qui croient et d’autres pas, chacun doit avoir le choix. Je n’ai rien à vendre, juste une expérience à partager. Les religions monothéistes, elles, promettent, à notre mort, tout ce que l’on n’a pas pu avoir de notre vivant. L’éternité, la présence de ceux qu’on aime, un logement all-inclusive et, pour les meilleurs d’entre-nous, quelques vierges. L’athéisme nous vend le grand rien, la vie avant la naissance, c’est-à-dire celle dont on n’a aucun souvenir. Qui se souvient d’une folle journée dans les couilles de son père ? Moi, j’ai vécu l’enfer sur terre. L’idée de ce rendez-vous avec vous, c’est d’envoyer une bouteille à la mer à destination des athées persécutés. Un message pour leur dire : c’est possible. Lève-toi et marche…

À la Une (digression) 

C’est quoi le problème ici ? Quand quelqu’un comme moi, c’est-à-dire un athée à tendance anarchiste individualiste –en fait, non, plus maintenant – venant d’un pays majoritairement musulman (pour faire court) critique la religion, la gauche prend ses jambes à son cou, l’extrême gauche se met la tête dans le sable, la droite applaudit et l’extrême droite t’offre un job. En débarquant en Belgique, j’ai vite atterri dans un collectif d’ex-musulmans et la personne qui m’a expliqué les objectifs de leur mouvement tenait un discours digne du rejeton légitime d’Éric Zemmour ! 

D’ailleurs, je ne comprends même pas le principe. Tu fuis le communautarisme musulman pour t’enfermer dans une communauté d’ex-musulmans. C’est l’arroseur arrosé, le chien qui se mord la queue ! Je vois la route toute tracée qu’ils empruntent. Je ne veux pas les suivre et je ne peux pas rebrousser chemin. Bref, retournons à nos moutons. 

Chapitre 1 : Je suis né quelque part

Nous le savons : notre mémoire modifie nos souvenirs. On se ment, on se trompe, on se voit plus beau que l’on est, on se réinvente en une version premium. Nous ne sommes pas l’exact reflet de ce que l’on prétend être. L’idée est là. Lorsque je remonte dans mes souvenirs à l’âge de cinq ou six ans, ce n’est pas fiable à cent pour cent. C’est la vision que j’ai aujourd’hui du cadre que j’avais, à l’époque, en face des yeux. 

À ma naissance, mes parents, comme tous les parents, m’ont choisi un prénom. Comme près de 80 % des enfants nés dans un pays musulman, ils ont opté pour Mohamed. Mais pas juste Mohamed. J’ai eu droit à un prénom composé. Mohamed-Larbi. Larbi, c’est le masculin d’Arbia. Lella Arbia est une sainte. Celle-ci avait vécu à Tunis, comme nous. Elle pouvait prendre soin de vous, à condition de lui faire quelques offrandes sous forme, par exemple, de nourriture, qui finirait rapidement dans l’estomac du propriétaire du lieu. Avant moi, ma mère avait perdu deux enfants. Elle a donc choisi ce deuxième prénom pour me protéger. Force est de constater que cela a fonctionné. Comme pour les 100 % de ceux qui ont survécu. Mon patronyme, c’est Mahbouli. Maboul en français. Le fou. Oui, je me souviens de quelques moqueries, comme c’est le cas dans toutes les cours d’école, quand vous portez un nom qui prête à sourire. 

Pourtant, mes premiers souvenirs n’ont pas de lien avec la religion, ni même avec la Tunisie. Je suis né en 81. Vers trois ou quatre ans, je me souviens vaguement d’un jardin, en Italie, près de Rome. Mes parents s’y étaient installés. Pas comme des immigrés qui cherchaient à fuir la misère, mais comme des nantis cherchant à faire prospérer les affaires familiales. Le père de mon père avait été le maire de l’ile de Djerba. Une dynastie aisée, des propriétairesterriens, de l’immobilier ici et là. Ma mère, c’était tout le contraire. Orpheline de son paternel, elle a dû commencer à travailler très tôt afin de subvenir aux besoins élémentaires qui nous permettent de garder la tête hors de l’eau. Il y avait une grande différence de classe sociale entre mes deux géniteurs. Mon père était riche par procuration sans avoir jamais rien fait. Ma mère était pauvre et elle le serait restée si elle ne s’était pas mariée. 

Chapitre 2 : Aïe aïe aïe, ouille ouille ouille

Mon second souvenir est bien plus douloureux, je le ressens encore au plus profond de ma chair. Il relève, ostensiblement, d’un contexte religieux. Cela s’est passé juste avant mes six ans. Cela s’appelle « la circoncision ». Pour eux, c’était une grande fête. Mais pour mon frère et moi, ce fut juste horrible. Sans doute surtout pour moi d’ailleurs puisque mon frère n’avait qu’un an. Ils m’ont attaché sur une chaise pour me couper le prépuce. Je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait. Pourquoi, subitement, on me charcute le zgeg ? Pourquoi cette humiliation, en public ? Tout le monde riait, tandis que moi, je pleurais ! De douleur, mais aussi, d’incompréhension. Jusque-là, j’avais été un enfant hyper gâté, j’avais eu tout ce que je désirais. Il n’y avait pas de restrictions chez moi, pas de règles. Je pensais que je pouvais faire ce que je voulais et là, je crois que le ciel m’est tombé sur la tête. C’est un poncif : on sait que l’on bâtit notre personnalité dès nos premières années et manifestement, j’allais avoir un problème avec l’autorité. Cela s’est vite confirmé dès mon premier jour d’école primaire. Les garçons devaient mettre un tablier bleu et les filles un tablier… rose. J’ai fui, je suis rentré chez moi. La religion. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? À chaque fête, il y avait des chants religieux. Tout est fait pour que l’on suive la trajectoire qui mène à Dieu. Dans un pays où il y a cinq appels à la prière tous les jours, où les programmes télévisés commencent avec des versets du Coran, quand la première chose que l’on t’explique, c’est que pour réussir dans la vie, il faut être un bon croyant, il vaut mieux ne pas partir en zigzag. Au début, c’est juste du bon sens, cela passe comme une évidence : ne fais pas de mal à autrui, ne vole pas, reste poli. Ce n’est foncièrement pas religieux, c’est enrobé par le religieux. Dans chaque phrase, pour tous les conseils, il y a un préfixe ou un suffixe sacré, comme par exemple « inchallah », si Dieu le veut, ou « bismillah », au nom de Dieu, ou encore « machallah », ce qui plaît à Dieu. Tout ça, c’est un peu comme si c’était le cadre qui décidait à quoi allait ressembler la photo. Je ne sais pas pourquoi. Un miracle peut-être. Le lien ne s’est pas fait, le béton n’a pas pris. Je ne suis pas le fruit de mon pays, je n’ai pas eu le gout de la religion. 

Je devais avoir environ huit ans quand mon père nous a appelé, mon frère et moi, pour nous initier à la prière. WTF?On regardait un dessins-animé et ensuite, je devais foutre à mon frérot une branlée à un jeu vidéo ! Je suis un enfant, j’aime jouer, m’amuser. Voilà, à peu près, comme c’est passé cet appel à la prière :

Mon père : Mohamed, Zakaria, venez ici tout d’suite.

Moi : On regarde la télé.

Mon père : Viens ici que j’te dis, je vais t’apprendre à prier ! 

Moi : Non.

Mon père : Zakaria !

Mon frère : J’arrive…

Entre mon père et le club Dorothée, Nicky Larson, Olivie et Tom et Dragon Ball, mon cœur n’a pas longtemps balancé. Lui, mon paternel, il n’a pas insisté plus que ça, il ne m’a pas obligé, contraint par la force. Il a dû se dire « starfoullah », que Dieu me pardonne. 

À dix ans, j’ai eu un déclic. Toutes ces recommandations parfumées à l’essence divine, ce n’était pas que de bons principes d’éducation. Pendant les vacances scolaires d’été, j’avais une cousine qui vivait en France et qui venait passer les vacances chez nous. C’est la différence de traitement entre filles et garçons qui m’a mis la puce à l’oreille. On habitait dans une grande résidence, située dans un beau quartier bien sécurisé, avec des jardins et ma cousine, elle ne pouvait pas sortir. Pour une simple balade, un adulte devait l’accompagner, tandis que je ne souffrais même pas d’un couvre-feu. Je n’ai pas compris. Pourquoi les limites pour elle n’étaient pas les mêmes que pour moi ? Mes oncles buvaient de l’alcool, sortaient en boîte de nuit et ma tante de dix ans mon ainée devait se coltiner un pot de colle, moi, si elle désirait aller au cinéma avec son fiancé. 

À la deux (digression)

J’entends jusqu’ici l’extrême droite se délecter et entonner la bouche pleine de certitudes que « l’islam est une religion sexiste, que les musulmans, par définition, ne peuvent pas embrasser le féminisme, emblème de nos belles démocraties ». C’est juste mon expérience, quelque part, à un moment donné. Par pitié, évitons les généralités. Quelle est la part du cultuel ? Quelle est la part du culturel ? L’islam, par définition, n’est pas plus sexiste que les autres religions monothéistes.

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La Confession optimiste de Jean-Paul Sartre

Posté le 20 novembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette « Confession optimiste », comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Jean-Paul Sartre, né à Paris en 1905, connu comme essayiste, écrivain, romancier, dramaturge et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Jean-Paul Sartre – essentiellement, à ses Entretiens avec Simone de Beauvoir[3]Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p., à son essai autobiographique Les Mots[4]Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p. et à sa conférence « L’existentialisme est un humanisme »[5]Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée … Continue reading ainsi qu’à d’autres sources.[6]On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, … Continue reading

Bonjour, Monsieur Sartre. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[7]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Jean-Paul Charles Aymard Sartre, né le 21 juin 1905 à Paris et mort le 15 avril 1980 à Paris.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi : appelez-moi Sartre, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur, c’est commode.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y aura assez de choses difficiles à dire et je dirai ce que je dirai au moment où je le dirai.

Dans notre entretien, Sartre, je ne m’occupe que de votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu. Le reste n’est pas de mon ressort.

Pour ce qui est de votre ressort, Monsieur l’Inquisiteur, l’affaire s’est résolue définitivement dans mon enfance. Quand Dieu et moi, nous avons fait monde à part, j’ai rejoint les rivages de l’athéisme.

Ah, dit l’Inquisiteur, vous avez, vous Sartre, commencé sous la bannière de la religion.

Des religions, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis né dans une sorte de no man’s land aux confins de deux christianismes. Après la mort de Jean-Baptiste (Sartre, mon père), j’ai vécu avec ma mère chez mes grands-parents Schweitzer, entre le catholicisme des femmes et le protestantisme luthérien de Charles Schweitzer, lui-même fils de pasteur protestant.

En somme, Sartre, vous aviez une certaine connaissance de la religion ; vous sentiez la présence de Dieu.

D’une certaine manière, Monsieur l’Inquisiteur, je sentais la présence de Dieu, lequel s’incarnait dans mon grand-père, qui fut le Dieu d’Amour avec la barbe du Père et le Sacré-Cœur du Fils ; il me faisait l’imposition des mains, je sentais sur mon crâne la chaleur de sa paume. Il m’asseyait sur ses genoux et me regardait dans le fond des yeux et disait : « Je suis homme, je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger. »

Oui, Sartre, c’est une belle déclaration, mais le Dieu de la religion, le Dieu du catéchisme ?

Vers l’âge de huit, neuf ans, je n’avais déjà avec ce Dieu invisible que des rapports de bon voisinage. Il était là, parfois il se manifestait. C’était un regard qui se posait sur moi. Tout ça était très vague, sans grand rapport avec le catéchisme. Et vers l’âge de douze ans, je me suis dit tout d’un coup : Dieu n’existe pas. J’y ai repensé le lendemain ou le surlendemain, et j’ai continué à déclarer que Dieu n’existait pas. Et jamais plus je ne me suis posé la question.

Et ensuite, Sartre, quel a été le résultat de cette révélation dans votre rapport à la religion ?

Pas considérable. De toute façon, je n’étais pas du tout lié à la religion catholique, je n’allais pas à l’église avant, je n’y allais pas après. Je ne me souviens pas de m’être jamais plaint ou étonné que Dieu n’existât pas. J’estimais que c’était une blague qu’on m’avait racontée, une blague dont les gens étaient persuadés et dont moi, j’avais compris que c’était faux.

Vous vous conceviez comme athée ?

Certainement pas, Monsieur l’Inquisiteur. J’ignorais les athées puisque ma famille était honnêtement, honorablement croyante.

À ce sujet, sur ce point si important de la croyance, Sartre, étiez-vous en conflit avec votre famille ?

Ma foi, non. Mes pensées personnelles étaient en opposition étroite avec les pensées de ma famille, mais je pensais pour moi seul et la vérité était ce qui m’apparaissait vrai. Je pensais qu’il fallait retrouver soi-même sa propre pensée. J’avais pourtant une religion : un même souffle modelait les ouvrages de Dieu et les grandes œuvres humaines ; un même arc-en-ciel brillait dans l’écume des cascades, miroitait entre les lignes de Flaubert, luisait dans les clairs-obscurs de Rembrandt : c’était l’Esprit. L’Esprit parlait à Dieu des hommes ; aux hommes, il témoignait de Dieu. J’avais trouvé ma religion : rien ne me parut plus important qu’un livre. La bibliothèque, j’y voyais un temple ; je vivais sur le toit du monde, j’y respirais l’air raréfié des Belles-Lettres, l’Univers s’étageait à mes pieds.

Souvent, Sartre, chez les enfants, la mort induit certains à la religion ou confirme leur croyance.

Je sais cela, Monsieur l’Inquisiteur. Enfant, j’ai vu la mort. À cinq ans : elle me guettait ; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais, mais je n’osais rien dire. À cette époque, j’avais rendez-vous toutes les nuits avec elle dans mon lit. J’attendais tout tremblant, et elle m’apparaissait, squelette très conformiste, avec une faux. Puis, elle s’en allait et je pouvais dormir. Cependant, ni les enterrements, ni les tombes ne m’inquiétaient. À sept ans, la vraie Mort, la Camarde, je la rencontrais partout, mais je la refusais, de toutes mes forces. Dieu m’aurait tiré de peine. Je pressentais que la religion, c’était le remède.

Et de quelle religion s’agissait-il ? Et vous l’a-t-on refusée, Sartre ?

On ne me la refusa pas ; élevé dans la foi catholique, j’avais appris que le Tout-Puissant m’avait fait pour sa gloire ; c’était plus que je n’osais rêver. Naturellement, tout le monde croyait chez nous. L’incroyance déclarée gardait la violence et le débraillé de la passion. L’athée était un original, un furieux qu’on n’invitait pas à dîner, un fanatique encombré de tabous qui se refusait le droit de s’agenouiller dans les églises, d’y marier ses filles et d’y pleurer délicieusement, qui s’imposait de prouver la vérité de sa doctrine par la pureté de ses mœurs, qui s’ôtait le moyen de mourir consolé, un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence, un monsieur qui avait des convictions religieuses. Le croyant n’en avait pas : deux mille ans de certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves ; c’était le patrimoine commun. La bonne société croyait en Dieu. On m’avait baptisé pour préserver mon indépendance ; en me refusant le baptême, on eût craint de violenter mon âme. Catholique inscrit, j’étais libre, j’étais normal. « Plus tard, il fera ce qu’il voudra. » C’est ce que j’ai fait.

Ainsi, Sartre, vous étiez catholique.

Oui et j’aurais même pu le rester. Ce que je viens de vous raconter, c’est l’histoire de ma vocation manquée. J’avais besoin de Dieu, on me le donna. Faute de prendre racine, Il a végété, puis il est mort. Quand on m’en parle, je dis : « Il aurait pu y avoir quelque chose entre nous. »

Et alors, à partir de là, Sartre, quelle fut votre évolution, l’histoire de votre cheminement ?

Voilà mon commencement : à travers une conception périmée de la culture, la religion transparaissait. On m’enseignait l’Histoire sainte, l’Évangile, le catéchisme sans me donner les moyens de croire. Prélevé sur le catholicisme, le sacré se déposa dans les Belles-Lettres et l’homme de plume apparut, ersatz du chrétien que je ne pouvais être. Protestant et catholique, ma double appartenance me retenait de croire aux Saints, à la Vierge et finalement à Dieu. L’illusion tombait en miettes ; martyre, salut, immortalité, tout s’est délabré, l’édifice est tombé en ruines ; l’athéisme est une entreprise cruelle. Si je range l’impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ; n’importe qui et en même temps, lui-même.

Sartre, avez-vous eu peur de la mort ?

Monsieur l’Inquisiteur, la mort est tout simplement la fin de la vie. Il y a un bilan à faire avant la liquidation. C’est ce bilan qui m’intéresse. En bref : j’ai fait ce que je voulais, c’est-à-dire : j’ai écrit, ça a été l’essentiel de ma vie. Ce que je réclamais enfant, je l’ai réussi. Dans quelle mesure ? Je n’en sais rien, mais j’ai fait ce que je voulais, des œuvres qui ont été écoutées, qui ont été lues. Par conséquent, quand je suis mort, je ne suis pas mort comme beaucoup de gens, en disant : « Ah ! Si la vie était à refaire, je la referais autrement, je l’ai manquée, je l’ai ratée ! » Non. Je m’accepte totalement. Je suis mort satisfait. Et jamais la mort n’a pesé sur ma vie.

Sartre, avez-vous jamais pensé qu’il y avait un quelque chose au-delà ?

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, mais il faut aussitôt préciser les choses. Tout futur qu’on imagine renvoie à la conscience, car l’imagination ne peut se développer que dans la conscience et dans une conscience consciente d’elle-même. La conscience est d’abord conscience de soi. On ne peut pas imaginer un moment où la conscience ne serait plus. On peut imaginer un univers où le corps ne sera plus, mais imaginer ce fait implique la conscience au présent et au futur ; la conscience ne peut se penser au futur sans se penser dans le présent pour se voir elle-même dans le futur. C’est une pensée qui se projette en porte-à-faux dans le néant ; c’est cette projection dans le vide qui anime l’au-delà. En fait, j’ai toujours pensé, comme athée, qu’il n’y avait rien du tout après la mort. On vit, on meurt, point final.

Sartre, tout d’un coup dans votre enfance, Dieu s’est effacé de votre vie, vous êtes devenu athée. Votre athéisme a-t-il évolué à partir de là ?

Je pense qu’il s’est fortifié, qu’il est passé à un athéisme plus matériel, à un athéisme matérialiste. Je suis parti d’un monde qui devait me mettre en liaison avec un paradis où je verrais Dieu à un monde qui était l’unique réalité, où Dieu est une absence, où seules sont les choses et les choses sont seules, et surtout, l’homme est seul. C’est une drôle de chose que l’homme, un être perdu dans le monde et en même temps, capable de le voir comme son objet, à la fois, en dedans et en dehors du monde.

Au fait, Sartre, vous êtes philosophe. Philosophe et athée ?

Philosophe et athée, Monsieur l’Inquisiteur, et donc, au moment des études, absolument assuré de la non-existence de Dieu, j’ai entrepris de me faire philosophe : mon idée était une philosophie pour un monde sans Dieu. Il me semblait qu’une grande philosophie athée, réellement athée, manquait dans la philosophie. Je voulais faire une philosophie de l’homme ancrée dans un monde matériel. C’est un travail de longue haleine de passer de l’intuition athée à un athéisme matérialiste, d’accéder à une nouvelle conception de l’être, qui se fonde dans les choses. Il s’agit d’assumer que la conscience en chacun justifie sa manière d’être et cette conscience est une chose, une réalité qui est là constamment tout entière. La conscience est la conscience du monde et ainsi, on se retrouve dans la réalité.

Pour vous, Sartre, l’athéisme est difficile à mettre en mots, à mettre en place dans la conscience ?

En tout cas, du fait de l’imprégnation religieuse de la conscience et de la société, il est difficile de réaliser d’une manière matérialiste le monde sans Dieu, de sentir le monde dans les objets, dans les choses, dans les gens. En fait, la conscience est en nous, l’objet est dépourvu de conscience. Les objets n’existent pas pour l’homme, pour la conscience. Ils existent sans conscience, d’abord. Une des conséquences est que le monde n’a pas été créé pour l’homme et les consciences n’inventent pas ce qu’elles voient : elles saisissent un objet réel en dehors d’elles, sous des profils divers.

L’athéisme est une des bases de votre vie, mais, Sartre, que pensez-vous des croyants ?

On n’est pas dans un monde athée, Monsieur l’Inquisiteur, il y a encore trop de gens qui croient. La croyance en Dieu, et la croyance tout court, ça me paraît une survivance. Je pense qu’il y a eu un temps où il était normal de croire en Dieu. À l’heure qu’il est, la croyance a quelque chose de périmé, de vieillot. À la base de la croyance, il y a une vision du monde qui est d’une époque passée, mais qui a des avantages : il est beaucoup plus agréable de penser que le monde est bien clos, avec une synthèse faite, non pas par nous mais dehors par un Être suprême. Cependant, pour établir Dieu, il faut tourner le dos à la science, conserver une notion que les sciences de la nature et de l’homme ont sans le dire, sans le vouloir expressément, largement contribué à expulser.

Et vous, Sartre, vous voulez un monde humain athée ?

Les athées introduisent de l’athéisme dans le monde humain et cela mène à un monde humain athée. Ce qu’en effet je souhaite, c’est le rapport direct de l’homme à l’homme, sans nul besoin de passer par l’infini. Les actes constituent la vie ; elle ne doit rien à Dieu, elle est elle-même telle qu’on la veut, et en partie telle qu’on la fait sans la vouloir, telle qu’elle nous fait. Oui, un monde humain athée, évidemment. Le faire advenir, comment ? Je pense que dans la mesure où nous, athées, travaillons tous plus ou moins à constituer un genre humain qui aura ses principes, ses volontés, son unité, sans Dieu, nous sommes tous, réellement dans tous les moments de notre vie, des athées, au moins des athées d’un athéisme qui se développe, qui se réalise de mieux en mieux.

Alors, Sartre, l’existentialisme est-il un athéisme ?

En tout cas, l’existentialisme que je revendique sous le nom d’existentialisme athée est un athéisme. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être, c’est l’homme. Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde et qu’il se définit après. Par l’homme, il faut entendre, à la fois, l’humanité entière et l’homme singulier, enfin, vous, moi. Et l’homme au début n’est rien. Il – l’homme générique comme l’homme singulier – ne sera qu’ensuite, et tel qu’il se sera fait. Il n’y a pas de place pour Dieu dans ce processus contingent. Mais cet athéisme existentialiste est aussi et nécessairement, un humanisme. L’homme se réalise en face des autres. 

Sartre, pouvez-vous situer cet humanisme existentialiste dans son rapport à l’athéisme ? Que reste-t-il des valeurs ?

Si on supprime Dieu le Père, comme créateur des valeurs, il faut bien quelqu’un qui les invente en prenant les choses comme elles sont. Ce qui est central, c’est que la vie n’a pas de sens, a priori. Avant que l’homme, singulier, générique, etc. n’existe, elle n’a pas de sens ; c’est en donnant ce sens à la vie qu’on crée la valeur ; la valeur n’est pas autre chose que ce sens qu’on choisit. Il y a là la possibilité de créer une communauté humaine consciente, une communauté de valeurs, un ensemble de valeurs communes, une cohérence humaine. L’existentialisme ne prend pas l’homme comme fin, car il est toujours à faire, toujours en devenir.

Que reste-t-il, Sartre, après cet abandon de Dieu ? Le désespoir, la désespérance ? 

En ce qui concerne l’abandon de Dieu, que le croyant appelle désespoir – la dissolution de l’espoir, de l’espérance, et je dois vous avouer que l’athéisme est bien cela – un « dés-espoir » ; car il ne peut y avoir d’espoir, d’espérance dans un futur encore à faire. On ne saurait confondre le désespoir (désespérance) des croyants et le nôtre, car pour nous, l’athéisme est un optimisme, il est pensée et action dans le réel. L’athée est désespéré en ce qu’il ne participe plus de l’espoir, qu’il a jeté aux orties cet oripeau qu’est l’espérance. L’espoir, qui se situe dans un avenir forcément indéterminé, est un attrape-nigaud, un ectoplasme, un irréel. Le désespoir de l’athée est une libération du fait qu’il ne se fie plus à une volonté supérieure pour vivre et effectivement, mourir.

Eh bien, Sartre, vous me paraissez décidément un athée invétéré.

C’est ce que je pense aussi, Monsieur l’Inquisiteur. Je suis athée invétéré et content de l’être. Pour vous donner une idée de ma joie, je pense à cette chanson de Brassens qui donne une vision poétique de l’athéisme :

Il suffit de passer le pont,

C’est tout de suite l’aventure !

Laisse-moi tenir ton jupon,

Je t’emmène visiter la nature ![8]Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.

Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir.
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre – Août-septembre 1974, Gallimard, Paris 1981, Folio,1995, 625 p.
↑4 Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, 1964, Folio, 1996, 212 p.
↑5 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Gallimard, 1996, Folio, 2002, 111p. Il s’agit du texte sténographié, à peine retouché par Sartre, d’une conférence qu’il a donnée à Paris le lundi 29 octobre 1945, publié l’année suivante chez Nagel.
↑6 On se reportera avec intérêt au texte nettement plus académique de Vincent de Coorebyter, « L’athéisme de Sartre », in Athéisme et Philosophie, sous la direction de Jacques Teghem, ABA Éditions, Collection Études athées, Bruxelles, 2017, 185 p., pp.131-154.
↑7 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑8 Georges Brassens, Il suffit de passer le pont, 1953 ; Les Chansons d’abord, édition établie par Pierre Saka, Livre de Poche, Libraire Générale Française, Paris, 1993, 287p., p.18.
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L’athéisme, enfin objet d’étude sociologique 

Posté le 25 septembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Comme, selon le dicton, « petit à petit, l’oiseau fait son nid », l’athéisme devient un objet d’étude pour les sociologues spécialisés en religions et en croyances. C’est une nouveauté.

Dans un ouvrage que j’ai utilisé précédemment, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime reconnaissaient que « la sociologie a longtemps montré peu d’appétence pour l’areligion »[1]Philippe Portier & Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, p. 65. Voir mon article … Continue reading. On ne peut donc que se réjouir de voir l’ouvrage dirigé par Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling, Indifférence religieuse ou athéisme militant ? paru en 2020 [2]Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irreligion aujourd’hui, Grenoble Fontaine, Presses universitaires de … Continue reading.

Une de leurs contributrices, spécialisée dans les États-Unis, Nathalie Caron, abordant l’indifférence religieuse dans ce pays, expose en incise que « l’indifférence religieuse est un positionnement – dont on dira d’emblée qu’il se trouve dans une sorte d’angle mort de la recherche actuelle – que l’on rencontre aux États-Unis. »[3]Nathalie Caron, L’indifférence religieuse existe-t-elle aux États-Unis ?, op. cit., sub (2), pp. 71-82, cf. p. 71.

Dans leur importante contribution au livre, Abel François et Raul Magni-Berton constatent d’abord que « l’athéisme est encore relativement peu étudié », ensuite que la catégorie des sans religion, incluant l’athéisme, peut traiter de celui-ci mais qu’il est « rarement appréhendé dans son contenu propre » et concluent que « […] l’athéisme comme catégorie à part est l’objet de peu de travaux, malgré son développement dans les sociétés occidentales, et notamment en France. »[4]Abel François et Raul Magni-Berton, « L’athéisme des scientifiques français : conséquences de leur amour de la science et de leur socialisation politique », op. cit., … Continue reading

Plus complet et plus nuancé, Philippe Portier, dans sa conclusion, reprend dans sa première phase le constat déjà cité (cf. note 1), en justifiant le choix du terme « areligion » plutôt qu’« irreligion », ce dernier connotant l’hostilité à la religion, et le premier englobant l’hostilité comme l’indifférence. Il cite son prédécesseur, François-André Isambert, autrefois professeur aux universités de Lille et de Nanterre, qui avait dès la fin des années 1970 (et qu’il a rejeté en 1992 dans De la religion à l’éthique) pointé ce « déficit », ce qui l’avait conduit à dire la nécessité de prendre au sérieux, en ce monde sorti de la transcendance, les déterminants non religieux des conduites morales de nos contemporains. « La sécularisation, affirmait-il, ne peut se réduire à n’être qu’un vaste processus d’évidement de la croyance religieuse. »[5]Philippe Portier, « Conclusion. Une sociologie de l’areligion contemporaine », op. cit. sub (2), pp. 157-169, cf. p. 157.

Dans leur introduction générale, P. Brechon et A.-L. Zwilling nuancent et explicitent le propos.

Ils assurent également que « Réfléchir sur la non-religion, l’athéisme, l’indifférence religieuse devient un enjeu majeur pour les sciences sociales des religions » et plus catégoriquement encore que « Les sciences sociales n’ont plus beaucoup d’avenir si elles restent enkystées dans l’étude du religieux » (p. 14).

Bien évidemment, ils donnent pour raison un élément important, à savoir qu’au-delà de la réalité de la sécularisation (on trouve encore des historiens et des sociologues des religions d’obédience religieuse qui ne peuvent s’empêcher d’entretenir un certain espoir[6]Je pense à l’historien Guillaume Cuchet dans mon article cité en note (1), qui ne traite cependant pas de cet aspect.), il faut « comprendre comment des populations de plus en plus non religieuses « feront société ». Les sociologues des religions ont en effet considéré que la religion était le moteur et l’aliment du système de valeurs et par suite de la détermination des choix politiques, ce dernier aspect devenant cependant moins clair qu’il y a ne serait-ce que quarante ans[7]En 1981 en France, la superposition du vote pour François Mitterrand avec celle de la sécularisation à la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, était frappante, Bretagne … Continue reading.

Tel est bien mon sentiment sur la problématique du « faire religion ». Je dirais un peu plus précisément qu’il faut d’abord que les athées sachent eux-mêmes comment « faire société » dans ce nouveau cadre et ce, au-delà des appels incantatoires à la laïcité (laquelle ?) et à l’État de droit. 

Ces derniers forment un cadre indispensable à la liberté de chacun mais ne donnent pas par eux-mêmes un système de valeurs autonome. 

Athéisme ou indifférence ?

Pierre Bréchon, ancien professeur de sociologie à Sciences-Po Grenoble, traite, dans sa contribution personnelle, de l’irreligion avec le souci permanent de distinguer l’athéisme qu’il qualifie dans ce cas de « convaincu », terme que l’on comprend et que je trouve assassin pour les agnostiques et autres adeptes (une fois de plus je manifeste ma très faible empathie pour les agnostiques et ceux qui ne pensent pas) de l’indifférence[8]Pierre Brechon, « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse », op. cit. sub (2), pp. 53-69..

D’emblée, il s’oppose aux médias (j’ajouterais à pas mal de religieux et à quelques « experts ») qui propagent la thèse de l’accroissement de l’importance des religions dans nos sociétés et du retour du fondamentalisme religieux. C’est la thèse médiatique du retour du religieux et du « XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ».

Pour P. Bréchon, « À l’inverse de ces affirmations, en partie liées à des zooms médiatiques sur les évènements d’actualité et sur de petits groupes fanatiques du religieux [en clair les attentats djihadistes], on peut considérer que la thèse classique de la sécularisation, c’est-à-dire d’une perte de prégnance et de sens des religions en Europe, est toujours valide (p. 53), quitte à l’approfondir ou à analyser les transformations des religions traditionnelles.

La première analyse est qu’actuellement, même dans les cas des religions, règne une forme d’indifférence au sens où la religion n’intéresse plus : elle n’est plus le « système intégrateur de toute la culture » (p. 54). Elle n’est même plus « un stand de kermesse », selon la formule d’un autre sociologue, Y. Isambert, qui aboutit à ce que la religion ne mérite plus qu’on s’y oppose.

Le premier objectif de P. Bréchon est d’examiner, spécialement à travers le cas de l’indifférence, si les sociétés européennes « s’orientent vers une indifférence religieuse molle, compatible avec des bribes de sentiments religieux épars » ou si « l’indifférence va mener à l’effacement de la question religieuse ».

Sociologie et valeurs des athées

Si l’on consulte les derniers chiffres européens disponibles en 2020, ceux de l’European Values Studies (EVS) de 2008, on voit que sur le total des 27 pays européens, 30 % des sondés se disent non religieux et 8 % athées (contre 4 % en 1990). Les disparités selon les pays sont considérables (1 % à Chypre, à Malte ou en Lituanie) mais 20 % en France et 24 % en Allemagne de l’Est[9]Pour l’Allemagne de l’Est, deux thèses au moins s’opposent pour exprimer un des plus hauts chiffres d’« athées convaincus » : pour les uns, la cause est la friabilité du … Continue reading.

La question sur l’appartenance actuelle ou passée à une religion est intéressante.

Un point dans les réponses est significatif parce qu’en forte évolution. En 1990, 9 % des répondants à la question déclaraient n’avoir jamais été membres d’une religion mais en 2008, le chiffre monte à 19 %. Autrement dit, l’accroissement du nombre d’athées ou des sans religion provient de personnes – jeunes – qui n’ont jamais reçu d’éducation religieuse.

Dès lors, on peut s’attendre à l’accroissement du groupe des non- religieux.

Par contre, les chiffres sur l’importance de Dieu sont stables à 35 % pour la non-importance et 45 pour l’importance. Mais Dieu et religion ne sont pas la même chose.

Sociologiquement, les hommes sont plus nombreux que les femmes à être athées de même que les jeunes par rapport aux plus vieux.

En ce qui concerne l’âge, P. Bréchon rapporte que les enquêtes EVS s’étendant maintenant sur plusieurs décennies, on peut voir que l’âge ne rend en réalité pas plus religieux mais que c’est affaire de génération. Les générations nées il y a longtemps s’effacent et sont remplacées par de plus jeunes, moins religieuses. Ceci aussi joue sur l’accroissement des athées et des non-religieux.

Les revenus importent aussi. Si 9 % des Européens sont athées, ce n’est le cas que de 4 % des très bas revenus mais 11 % des très hauts revenus.

Le niveau d’éducation donne des chiffres correspondants : 4 % d’athées pour ceux qui n’ont pas dépassé le niveau primaire, 12 % pour ceux qui ont accompli des études supérieures.

Reste un point essentiel : l’attachement à différentes valeurs selon la religiosité, l’athéisme ou l’indifférence. 

La spécificité des athées convaincus est très forte. Ils adhèrent fortement à une plus grande permissivité des mœurs, à l’autonomie des individus et à une plus grande indulgence face aux « incivilités » (comme ne pas payer le ticket de bus). Ils soutiennent peu les valeurs autoritaires, valorisent l’égalité entre les gens ; ils sont peu nationalistes, plus politisés (le plus souvent à gauche).

Ils sont plus individualistes et moins ouverts à la solidarité envers les autres. Ce dernier point est en fait très marqué chez les athées les plus jeunes tandis qu’entre les personnes de plus de 60 ans, il n’y a pas de différence significative sur ce plan entre les croyants et les athées.

La xénophobie n’entraîne pas de distinction réelle selon les convictions.

La conclusion de P. Bréchon est que l’indifférence – à ne pas confondre avec l’athéisme « convaincu » – n’est pas affaire d’opposition frontale à la religion et qu’elle conserve quelques traces de religion avec parfois des tendances à la socialisation de la vie et de la nature, ce qui corrobore la position que j’ai exprimée en 2013[10]Je renvoie en fait plus à mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », in La Pensée et les Hommes, Francs-Parlers, 2015 ou Newsletter de … Continue reading.

Athées, catholiques, musulmans et sentiment national

Un article traite d’un autre aspect des valeurs.

Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen ont traité du choc de l’identification entre religion et nation chez les adolescents[11]Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen, « Sentiment national : un clivage entre adolescents irreligieux et musulmans », op. cit. sub (2), pp. 99-115..

L’étude a porté en 2015 sur plus de 11 000 collégiens des classes de 5e, 4e et 3e du système français, tous vivant dans le département des Bouches-du-Rhône (Marseille).

Ils étaient classés en quatre catégories : sans religion (38,4 % des élèves interrogés), catholiques (30,1 %), musulmans (25,3 %) et autres religions (environ 6 %).

Ce type de sondage n’est pas rare.

Celui-ci est plus précis. Sur l’importance de la religion, on peut par exemple voir sans surprise que pour 80,3 % des sans religion, la religion n’a pas d’importance mais que 19,7 % lui en confèrent un peu et que ce dernier chiffre provient des indifférents, les athées « convaincus » étant parfaitement négatifs.

L’opposition entre musulmans et catholiques sur la question est impressionnante : 62,4 % des musulmans trouvent la religion très importante contre 6,2 % chez les catholiques.

Certes, la formulation de la question-clé sur le rapport à la question (Vous sentez-vous français ?) n’est pas transposable à la Belgique et en outre, les réponses mêlent le problème de la religion et celui de l’immigration.

Les chiffres, qui me semblent corroborer les précédentes études, sont catégoriques : 30,7 % des musulmans déclarent une préférence pour l’identité française (contre 60,3 % pour ceux de la catégories « autres religions »).

Les non-religieux sont le plus nettement attachés à leur conviction (79,6 %), à peine plus que les catholiques (76,8 %).

Je relèverai les chiffres de réponse à une autre question, qui me semblent pointer le principal péril, celle qui porte sur l’interdiction des livres et films qui attaquent la religion.

Les trois principaux groupes sont différenciés entre très convaincus et moins convaincus.

Il faut certes tenir compte ici de l’âge des sondés mais les résultats ne sont pas ceux attendus. Certes, 53,3 % des musulmans convaincus sont pour l’interdiction mais 15,2 % des athées aussi. La différence entre indifférents (athées peu convaincus) et catholiques peu convaincus est marginale : 22,1 % des indifférents et 20,3 % des catholiques peu convaincus sont pour l’interdiction, 28,2 % des sans religion et 40,3 % des catholiques peu convaincus – c’est le groupe le plus libéral – respectivement pour l’autorisation.

Ceci montre que placer la frontière entre le groupe des croyants et celui des sans religion regroupant les athées et les indifférents est ici plus que discutable.

Si l’on ajoute que, résultat particulièrement rare, le groupe le plus nombreux est pratiquement chaque fois celui qui répond « je ne sais pas » (45,2 % des athées, 49,2 % des indifférents, 39,9 % des catholiques convaincus, 39,4 % des catholiques peu convaincus et 38,2 % des « autres religions »), on peut voir que la situation d’une valeur essentielle, la primordiale à mes yeux, la liberté d’expression, est en pleine instabilité chez les adolescents.

La notion perverse du respect de la religion d’autrui semble bien faire une grande percée chez les plus jeunes.

Universitaires et athéisme

Un des apports les plus originaux du livre porte sur l’athéisme des titulaires de professions académiques, les professeurs et les autres scientifiques. C’est la contribution d’Abel François et Raul Magni-Berton.

La réputation, d’indifférence ou l’hostilité des universitaires occidentaux, américains compris, à l’égard des religions n’est pas une idée parfaitement neuve mais la voir décrite et analysée en la croisant avec les opinions politiques est rare sinon neuf. 

Abel François et Raul Magné-Berton se sont penchés sur le cas de la France. Cela implique certaines spécificités qu’on ne peut transposer. Le cas belge avec la majorité de ses universités polarisées serait sans doute différent même si les croyances des académiques dans les universités catholiques sont très loin de ce qu’elles étaient il y a quelques décennies[12]L’Association Belge des Athées compte dans ses rangs deux professeurs (dont un émérite) de l’Université catholique de Louvain..

L’étude menée en 2011 par les deux chercheurs montre que, tandis que l’on compte 18 % d’athées dans la population française, 50 % des scientifiques français se déclarent athées, 31 % agnostiques contre 37 % dans la population générale, 19 % religieux contre 44 % dans la population générale.

L’étude donne même la variance de l’athéisme selon les disciplines. Anthropologie et ethnologie arrivent en tête avec 69 % dont la biologie et les sciences du langage. Les disciplines des sciences « dures » oscillent entre 56 et 44 %. Le droit donne le moins de scientifiques religieux (mais la discipline me semble un peu particulière en termes de méthode) avec 33 % d’athées. Il est précédé par les sciences politiques avec 39 %, et par les sciences humaines, historiques et la littérature avec 43 %. Le cas de la médecine n’est pas cité.

Comparé avec d’autres groupes français, l’athéisme des scientifiques français présente un écart énorme, de l’ordre de 30 % pour les catégories professionnelles les plus athées après les scientifiques.

Une étude de comparaison avec quelques pays montre que, laissons de côté l’Asie, tant au Royaume-Uni (40 %), qu’aux États-Unis (35 %) et qu’en Italie (20 %), les scientifiques présentent un taux d’athéisme très nettement supérieur à celui de la moyenne de la population (environ 30 % d’écart, sauf en Italie où il est de 17 %).

Reste à expliquer cet athéisme.

Les auteurs attestent évidemment de l’importance de la valorisation de la science de la part des scientifiques. Cette valorisation, sans obliger à l’athéisme, minore la religion (l’athéisme « méthodologique » de la science). Il faut tenir compte dans certains cas (par exemple la biologie, l’astronomie, l’astrophysique) de conflits entre la science et la religion.

Quand on teste en dix degrés les réponses des scientifiques entre deux pôles, « la science est un ensemble de croyances et d’opinions comme un autre », d’une part et « la science est la seule manière sérieuse de comprendre la vie » d’autre part, 66 % des scientifiques qui adhèrent le plus à la seconde formulation se déclarent athées. On atteint seulement 28 % d’athées pour la formulation la plus proche du premier pôle.

Les auteurs proposent une autre piste : les positions politiques des scientifiques.

L’héritage marxiste pèse lourd dans les universités, surtout en France.

Les scientifiques ont des opinions politiques très marquées. En 2011, sur près de 1 600 réponses, 23,2 % se déclarent radicalement révolutionnaires et 63,2 % des membres de ce groupe se déclarent athées. Les « réformistes » constituent le groupe le plus important (75,9 %) et 45,9 % des membres de ce groupe se déclarent athées, soit pratiquement la moyenne. 1,1 % des sondés déclarent qu’il ne faut rien changer à la situation actuelle, soit 18 personnes, ce qui ne permet pas l’analyse.

Pour les auteurs, les deux éléments, pratiques de la science et engagement à gauche, ont un effet cumulatif en faveur de l’athéisme.

Abel François et Raul Magni-Breton ont également mené une analyse multivariée de l’athéisme des universitaires français, incluant le sexe, l’âge, être né en France et la différence entre professeurs et directeur de recherches d’une part, chargés de recherche ou maîtres de conférences d’autre part.

Le fait de soutenir que la science est le seul moyen sérieux de comprendre le monde augmente de 40 % la probabilité d’être athée. Un scientifique se déclarant révolutionnaire a 1,4 fois plus de chance de se déclarer athée par rapport à un scientifique non révolutionnaire.

Les deux phénomènes ont une influence comparable et les auteurs concluent qu’il n’est pas possible de déterminer quel est le facteur le plus important.

Ce sont les aléas de toute recherche de cause.

Le premier péril comme dans d’autres recherches de déterminations « sociologiques » ou en tout cas externes est que le sujet de recherche est automatiquement rabaissé par la limitation ou la négation de son autonomie.

L’inanité des dogmes religieux n’est-elle pas particulièrement évidente à tout qui a fait de longues études ?

De plus, il existe bien d’autres éléments et analyses dans le passage à l’athéisme.

L’analyse récente de Thierry Ripoll ne contredit pas l’explication par la pratique du raisonnement scientifique[13]Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, Auxerre, Sciences humaines Éditions, coll. Accent aigu, 2020, spécialement pp. 260-271.. Il voit, en termes de psychologie, l’athéisme comme le produit du travail analytique face à l’attitude intuitive spontanée.

Alors que la science a un caractère contre-intuitif, la religion et les concepts religieux s’établissent sur des représentations facilement mémorisables et, comme l’a dit P. Boyer « minimalement contre-intuitives », ce qui les rend « épidémiques ». 

Le programme des athées

L’athéisme prend, grâce à l’évidence, une place réelle dans la sociologie des religions et des croyances, ce qui est un grand progrès.

Ce qu’on peut en savoir désigne à mon sens le programme des athées : développer sans frein ses réflexions, ses positions, sa structure philosophique.

À l’évidence, du travail reste à faire[14]Cette question n’est pas réellement neuve. Elle était traitée à l’époque du passage des anticléricaux à l’athéisme vers 1880. Ainsi, le représentant de La Libre Pensée, Adolphe Van … Continue reading. Il ne peut l’être dans un sens dogmatique et à sens unique, qui ne serait ni possible ni souhaitable.

Mais bien des risques existent : la critique des religions se heurte à l’obstacle sensiblement plus présent qu’autrefois qu’est le respect enfantin des opinions d’autrui, voire un hyper relativisme très orienté.

Les athées sont devenus part entière respectée en Europe mais ils restent spécifiques.

Références[+]

Références
↑1 Philippe Portier & Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, p. 65. Voir mon article « Des effets pervers de l’effondrement des religions traditionnelles », Newsletter de l’Association Belge des Athées, N°35, postée le 22/12/2021 sur athees.net, et L’Athée, N°9 (2022), pp. 81-90.
↑2 Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irreligion aujourd’hui, Grenoble Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, 2020, 190 pp.
↑3 Nathalie Caron, L’indifférence religieuse existe-t-elle aux États-Unis ?, op. cit., sub (2), pp. 71-82, cf. p. 71.
↑4 Abel François et Raul Magni-Berton, « L’athéisme des scientifiques français : conséquences de leur amour de la science et de leur socialisation politique », op. cit., sub 2, pp. 83-98, cf. p. 83.
↑5 Philippe Portier, « Conclusion. Une sociologie de l’areligion contemporaine », op. cit. sub (2), pp. 157-169, cf. p. 157.
↑6 Je pense à l’historien Guillaume Cuchet dans mon article cité en note (1), qui ne traite cependant pas de cet aspect.
↑7 En 1981 en France, la superposition du vote pour François Mitterrand avec celle de la sécularisation à la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, était frappante, Bretagne exceptée.
↑8 Pierre Brechon, « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse », op. cit. sub (2), pp. 53-69.
↑9 Pour l’Allemagne de l’Est, deux thèses au moins s’opposent pour exprimer un des plus hauts chiffres d’« athées convaincus » : pour les uns, la cause est la friabilité du protestantisme et pour d’autres la persistance du cérémoniel de « confirmation athée », implantée à l’époque du Gouvernement communiste (cf. p. 61, article 12).
↑10 Je renvoie en fait plus à mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », in La Pensée et les Hommes, Francs-Parlers, 2015 ou Newsletter de l’ABA, n° 34 ( décembre 2021). 
↑11 Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen, « Sentiment national : un clivage entre adolescents irreligieux et musulmans », op. cit. sub (2), pp. 99-115.
↑12 L’Association Belge des Athées compte dans ses rangs deux professeurs (dont un émérite) de l’Université catholique de Louvain.
↑13 Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, Auxerre, Sciences humaines Éditions, coll. Accent aigu, 2020, spécialement pp. 260-271.
↑14 Cette question n’est pas réellement neuve. Elle était traitée à l’époque du passage des anticléricaux à l’athéisme vers 1880. Ainsi, le représentant de La Libre Pensée, Adolphe Van Caubergh, donne deux conférences sur l’athéisme en 1881. La seconde porte sur les conséquences morales et sociales de l’athéisme. Le texte est publié en 1882 sous le titre L’athéisme dans ses conséquences morales et sociales, Conférence faite à La Libre Pensée par A. Van Caubergh. La mention se trouve chez Christoph De Spiegeleer « Le mouvement libre penseur et l’athéisme à Bruxelles dans la seconde moitié du XIXe siècle », in Histoire de l’athéisme en Belgique, Bruxelles 2011, pp. 182-183.
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Le mouvement de l’Identité chrétienne aux États-Unis, ou la persistance d’un christ aryen

Posté le 19 septembre 2022 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Stéphane François

Université de Mons, École Pratique des Hautes Études (Paris),

George Washington University

Nous proposons de revenir sur la persistance aux États-Unis des Églises dites aryennes, c’est-à-dire des groupes religieux, souvent issus de la nébuleuse protestante, soutenant l’idée d’une origine indo-européenne du Christ et développant une théologie raciale. Dans ce pays, ces églises sont appelées « Identité chrétienne » (Christian Identity en anglais). Elles promeuvent un suprémacisme blanc, et un fondamentalisme sur le plan théologique. 

En soi, cette idée n’est pas récente. Elle était relativement courante, en Europe et aux États-Unis, entre la seconde moitié du XIXe siècle et les années 1940. En Europe, ces idées ont été discréditées par le rôle joué par certains milieux protestants dans le régime nazi. Pensons, par exemple, à celui des Chrétiens Allemands (Deutsche Christen), un mouvement nationaliste et antisémite[1]Kurt Meier, Kreuz und Hakenkreuz. Die evangelische Kirche im Dritten Reich; Münich, dtv Verlagsgesellschaft mbH & Co, 2001.. De même, il y a eu des théoriciens de cette forme de christianisme dans la mouvance völkisch[2]Le terme völkisch a été forgé au milieu des années 1870 par Hermann von Pfister-Schwaighusen comme substitut germanique du terme latin « national ». Ce terme prendra … Continue reading. Par contre, ces thèses n’ont pas disparu aux États-Unis, y compris aujourd’hui, et ces Églises, bien que minoritaires, restent vivantes. Pourquoi ? Cela sera le cœur de notre propos. En effet, après être revenu rapidement sur la généalogie de ces idées, nous brosserons un panorama de ces milieux américains, et nous nous demanderons, enfin, s’il ne s’agit d’une voie vers un néopaganisme racial.

Le Christ aryen, un vieux discours raciste

L’idée de l’origine européenne du Christ est à chercher dans le XIXe siècle, voire à la fin du précédent, dans un contexte triple : émergence progressive d’une anthropologie physique (c’est-à-dire raciale), colonisation du monde par les puissances européennes, et émergence de l’antisémitisme. Ce christianisme aryen était à l’époque assez courant dans les milieux ultranationalistes, voire au-delà : il était également défendu par Ernest Renan par exemple[3]Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 208-211 ; Mireille Hadas-Lebel, « Renan et le Judaïsme », Commentaire, n°62, été 1993, pp. 369-379., qui considérait le christianisme comme une religion « celto-germanique ». En fait, ces discours s’appuient sur les représentations médiévales du Christ, à la chevelure blonde, avec des traits européens, les artistes l’ayant peint à leur image. Mais dans l’imaginaire de ces adeptes, le blond renvoyait aussi, et surtout, au monde nordique. Cette thèse est apparue, en tant que discours construit, à la fin du XIXe siècle, notamment sous la plume de Paul de Lagarde[4]Jean Favrat, La Pensée de Paul de Lagarde : Contribution à l’étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, … Continue reading et surtout sous celle d’Houston Stewart Chamberlain[5]Houston Stewart Chamberlain, Le Christ n’est pas Juif, Nantes, Ars Magna, 2020. Il s’agit d’un recueil de textes, mis en forme en 1978 par Pierre Clémenti et Raymond de Witte, réédité en … Continue reading, Britannique naturalisé allemand et gendre de Richard Wagner, qui la diffusa dans son livre à grand tirage, Les Fondements du xixe siècle, paru en 1899. Chrétien, mais hostile au catholicisme, il transforma le Christ[6]George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, p. 176. en une figure germanique, en un héros nordique. Selon lui, le Christ, sage aryen, aurait amené d’Inde le monothéisme, dont il aurait été dépossédé ultérieurement par les Juifs, une thèse présente dans une certaine culture savante allemande des XVIIIe et XIXe siècles[7]Voir le chapitre « Indomanie, germanomanie et antisémitisme », in Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 219-227.. Ces idées se retrouvaient plus largement dans les milieux du protestantisme nationaliste allemand du « christianisme positif »[8] Jean Labussière, Nationalisme allemand et christianisme 1890-1940, Paris, Connaissances et savoirs, 2005 ; Susannah Heschel, The Aryan Jesus, Christian Theologians and the Bible in Nazi … Continue reading. En effet, ces protestants d’un type particulier, notamment chez Paul de Lagarde ou Chamberlain, voyaient le danger sémite dans le catholicisme romain (une « secte talmudiste ») alors que le protestantisme luthérien représentait une foi authentiquement européenne. Ce protestantisme était aussi marqué par une forme de marcionisme, les plus radicaux cherchant à épurer la Bible de son Ancien testament, juif… On retrouve cette opposition, entre un christianisme « positif » (épuré du judaïsme) et un autre, « négatif » (sémite), dans le Mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, l’un des idéologues du national-socialisme, paru en 1930[9]Alfred Rosenberg, Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen, 1930 (traduction française : Mythe du XXe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, … Continue reading.

L’objectif de ces discours était donc de défendre l’idée de l’origine européenne, blanche, du Christ. Pour ces auteurs, il était inconcevable que Jésus puisse être un sémite, un Juif. Ils ont donc réinventé une généalogie raciale du Christ : celui n’était pas un Juif, puisque ceux-ci l’ont crucifié. Au contraire, Galiléen (une idée née chez Renan), il serait un descendant des « Peuples de la mer », venus du Nord (du « Nord vient la lumière », etc.)[10] G. de Lafont, Les aryas de Galilée et les origines aryennes du christianisme, Paris, E. Leroux, 1902., un Germain, voire un Celte[11]Aujourd’hui, on trouve encore ces thèses formulées. Par exemple, Jean-Paul Bourre, Les Celtes dans la Bible, Paris, Robert Laffont, « Les énigmes de l’univers », … Continue reading. L’origine galiléenne supposée de Jésus joue à plein dans cette thèse, la Galilée étant à l’époque une région à population métissée, qui ne parlait pas l’hébreu et dont la pratique religieuse était peu rigoriste. Pour Chamberlain, la majorité de la population de cette région était indo-européenne. Cette nouvelle généalogie a permis de racialiser l’antijudaïsme chrétien, d’intégrer l’antisémitisme et d’éviter l’évolution vers un paganisme raciste et identitaire.

Les promoteurs de ces idées refusaient les origines juives du christianisme et désiraient les faire disparaître au profit d’une vision « aryenne » de celui-ci. Certains partisans de cette vision croyaient d’ailleurs que la Bible fut originellement écrite en allemand. Une tendance de ceux-ci, les irministes, professant un christianisme germanique, vénérait un soi-disant ancien dieu germanique, Krist, qui, selon eux, fut transformé en Christ par les chrétiens[12]En fait, l’origine de ce discours est à chercher dans les tentatives de conversion des peuples germaniques. En effet, une version épique des Evangiles fut réalisée au IXe siècle, … Continue reading, tandis que la Vierge Marie devenait dans ce type de discours la mère des Aryens[13]George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 96.. Ces auteurs voyaient en outre dans l’apparition de la mystique des « peuples du désert » l’origine de l’histoire conflictuelle de l’Europe. 

Cette époque voit aussi la formulation d’une thèse particulièrement antisémite, qui sera une constante de certaines extrêmes droites : les Juifs auraient détourné le christianisme primitif, celui d’un Christ aryen, à leur profit. Cela aurait été le fait de Saul/Paul, qui l’a transformé en un universalisme destructeur de race (et aujourd’hui d’identité). Surtout, pour ces chrétiens, les Juifs ont commis un crime racial en crucifiant le Christ. Chamberlain considérait que Jésus était racialement aryen, mais juif par certains de ses enseignements. À l’opposé, il soutenait que Paul était racialement juif, mais païen par sa pensée religieuse. Ces considérations disparurent chez les chrétiens aryens ultérieurs, en particulier chez ceux marqués par le nazisme. Cette transformation d’un christianisme européen en un universalisme aurait permis, selon ces croyants, la diffusion du métissage et de la décadence. Ces thèmes se retrouvent actuellement dans les sphères les plus radicales de l’extrême droite raciste[14]Par exemple, on les trouve dans le manifeste laissé par Payton Gendron, l’auteur du massacre de Buffalo, le 15 mai 2022. « blanche » (Europe, États-Unis, anciennes colonies britanniques comme l’Australie, etc.), mais aussi dans des sphères que l’on pourrait penser immunisées, comme le catholicisme. En effet, on voit l’émergence depuis une quinzaine d’années d’un catholicisme identitaire, souvent traditionaliste par ailleurs.

Les États-Unis, un conservatoire des Églises aryennes ?

Ces idées se diffusèrent rapidement aux États-Unis au début du XXe siècle, fusionnant avec celles de l’israélisme britannique, présent sur le sol américain dès la fin du XIXe siècle[15]On retrouve ces thèses chez John Smith, le fondateur de l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours.. Cette doctrine est apparue au Royaume-Uni au XIXe siècle, avec des auteurs comme John Finleyson, Ralph Wedgwood ou William Henry Poole[16]Eric Michael Reisenauer, British Israel : Racial Identity in Imprial Britain 1870-1920, Chicago, Loyola University, 1997.. Certains groupes américains, venant principalement des franges du protestantisme, se considèrent en effet comme étant l’une des tribus perdues d’Israël.

Des groupes racistes, à la marge du nazisme, du Ku Klux Klan et du protestantisme radical WASP, sont apparus dans les années 1920 et 1930, faisant la promotion d’Églises racistes. Ses adeptes postulaient des idées identiques aux groupes extrémistes protestants allemands, comme celle que le Christ était un Aryen persécuté par les Juifs ; que les Tribus perdues d’Israël étaient aryennes ; que le « Peuple élu » est d’origine anglo-saxonne/germano-scandinave et enfin que l’Amérique est la « Terre promise ». Ces discours survécurent à la Seconde guerre mondiale et se maintinrent dans les milieux proches du néonazisme qui ne souhaitaient devenir néopaïens. Ce courant du protestantisme est appelé dans ce pays Christian Identity (« identité chrétienne »). 

Les différentes organisations soutiennent le « racisme scientifique », c’est-à-dire le racisme universitaire, présent dans ce pays depuis le début du XXe siècle, selon Stephen Norwood[17]Stephen H. Norwood, « Antisemitism in the Contemporary American University. Parallels with the Nazi Era », Acta. Analysis of Current Trends in Antisemitism, The Hebrew … Continue reading. Ses origines sont à chercher dans l’« anglo-saxonnisme » des XVIIIe et XIXe siècles[18]Cf., Carole Reynaud-Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis XIXe-XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, pp. 165-178.. L’un des précurseurs de cette mouvance, et aujourd’hui réédité par elle, fut l’Américain suprémaciste blanc et théoricien raciste Madison Grant, l’auteur du Déclin de la grande race, qui influença les nazis[19]Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation. Miroir de l’Occident, Paris, Éditions de l’Artilleur, 2018, pp. 91-120.. Un autre fut le nativiste Lothrop Stoddard, disciple du premier. Les promoteurs de ce « racisme scientifique », comme son nom l’indique, sont des universitaires qui cherchent à « prouver » l’infériorité intellectuelle des populations afro-américaines, reprenant ainsi les vieux postulats racistes des esclavagistes. Ils postulent également l’existence à la fois des inégalités raciales et la nécessité de préserver la pureté raciale des États-Unis[20]Stéphane François, « Qu’est-ce que l’alt-right ? », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/nos-productions/qu-est-ce-que-l-alt-right; Stéphane François, … Continue reading. Il s’agit de celle, originelle, des populations de la Côte Est, qui étaient majoritairement protestantes et de type « nordique », les fameux « WASP », pour White Anglo-Saxons Protestants (les anglo-saxons protestants blancs). Ces WASP sont à la fois la matrice « raciale » de ce pays et la catégorie sociale de son élite. Fort logiquement, les adeptes de ces Églises refusent de côtoyer les afro-américains, et plus largement les populations immigrées jugées inférieures, et les évolutions de la société américaine, vues comme des expressions d’une décadence ourdie par les Juifs. Ils se constituent en contre-société, vivant dans des communautés isolées de la promiscuité raciale et de la décadence des villes[21]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika. Inside the White Power Movement’s Hidden Spaces of Hate, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015..

Ces militants, influencés par le nazisme et les théoriciens raciaux américains, postulent depuis l’après-guerre l’idée selon laquelle les Indo-Européens seraient le peuple autochtone de l’Europe depuis la fin de la Préhistoire. Selon eux, les Européens descendraient en ligne directe de ces peuples. Cette idée entérine donc une autre, celle de l’existence d’une « race blanche », d’origine européenne[22]Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Un romantisme … Continue reading. Ces milieux américains font de la préservation de l’identité blanche des États-Unis, et par extension leur origine « raciale » européenne, leur cheval de bataille[23]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit., p. 3..

Le Southern Poverty Law Center, la principale organisation antiraciste américaine, a surveillé entre 30 et 40 groupes actifs dans la période 2000-2021, avec une pointe à plus de 50 en 2011 et 2012. Le nombre de groupes diminue à compter de 2016, mais ils ne sont pas tous recensés, ou repérés. Tous relèvent de l’identité chrétienne ou du christianisme aryen. Certains sont en outre surveillés pour d’autres points, comme le suprémacisme racial, le négationnisme, la xénophobie, etc. [24]Southern Poverty Law Center, « Christian Identity », https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/christian-identity. Consulté le 05/06/2022. On est donc face à un mouvement à la fois très vivant, dynamique et surtout particulièrement éclaté. Si le nombre d’adeptes est parfois restreint, voire anecdotique, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent être très dangereux comme l’ont montré les diverses fusillades et autres crimes de haine qui ont ensanglanté ce pays depuis plus de dix ans. Ces structures font d’ailleurs l’objet d’études de la part d’universitaires[25]Nous pouvons citer, entre autres, Michael Barkun, Religion and the Racist Right : The Origins of the Christian Identity Movement, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2021 ; … Continue reading. 

Plusieurs de ces « Églises » font partie de la Nation aryenne (Aryan Nations), fondée dans les années 1970 par le « révérend » Richard Butler (1918-2004), ce dernier étant aussi à l’origine de l’Église chrétienne de Jésus Christ (Church of Jesus Christ Christian). De fait, la Nation aryenne fédère différentes structures suprémacistes blanches. Ces églises « identitaires » ont aussi des liens avec les groupuscules qui se réclament du Ku Klux Klan. Après une période faste dans les années 1980, la Nation aryenne décline et finit par éclater dans les années 2000 en plusieurs structures opposées, qui revendiquent tous à la fois une forme raciste de christianisme et le suprémacisme blanc. Butler n’est pas le seul à avoir joué un rôle fédérateur. Ben Klassen (1918-1993) en a été un autre.

Ce dernier était un pasteur mennonite canadien, d’origine germano-ukrainienne, ses parents ayant fui la révolution bolchévique. Il devient antisémite et pronazi pendant la Seconde guerre mondiale. Il s’installe aux États-Unis en 1945 et devient citoyen en 1948. Il fréquente aussitôt les structures racistes, notamment la John Birch Society[26]Cette structure avait des contacts en Europe, notamment avec le groupuscule Europe-Action, d’où naitra la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.. Il s’éloigne progressivement du christianisme, vu comme une religion juive conçue pour subvertir les « Blancs », pour concevoir une religion païenne et raciale, qui serait propre aux « Caucasiens ». Il développe ses thèses en 1973 dans un ouvrage autoédité, Nature’s Eternal Religion. Il y définit le contenu d’une religion païenne « blanche » et fonde dans la foulée l’Église du Créateur[27]Ben Klassen, White’s man Bible, autoédition, 1981.. Il est également connu pour avoir théorisé la « Sainte guerre raciale » (Racial Holy War), dans RAHOWA! This Planet is All Ours, publié à compte d’auteur en 1987[28]Ben Klassen, RAHOWA! This Planet is All Ours, Church of the Creator, 1987.. Il affirme dans ce livre que le christianisme a été inventé par les Juifs pour affaiblir les populations blanches, c’est-à-dire les descendants d’Européens. L’acronyme RaHoWa est devenu, littéralement, l’un des cris de guerre de ces militants racistes, notamment dans la scène musicale d’extrême droite. En 1992, George Loeb, un ministre de son Église a été reconnu coupable du meurtre d’un marin afro-américain. Ayant peur de voir les biens de celle-ci confisqués suite à cette condamnation, il vend la propriété de l’Église à l’auteur des Turner Diaries, William Luther Pierce[29]Les Turner Diaries (Carnets de Turner) est un vade mecum néonazi terroriste sous couvert de roman, publié en 1978 par William Luther Pierce, sous le pseudonyme d’Andrew … Continue reading. Dépressif depuis le décès de son épouse, marqué par le déclin de son organisation religieuse et atteint d’un cancer, Klassen se suicide en 1993[30]Sur Klassen, George Michael, Theology of Hate: A History of the World Church of the Creator, University Press of Florida, 2009.. L’épitaphe de sa tombe est d’ailleurs explicite : « He gave for the white people of the world a powerful racial religion of their own » (« Il a donné aux Blancs du monde une puissante religion raciale qui leur était propre »). Depuis son décès, l’Église, dirigée par Rick McCarty, vivote.

S’il se suicide, ses idées ne disparaissent pas, bien au contraire : elles se diffusent dans l’extrême américaine la plus radicale, et la plus néonazie également, s’hybridant avec celles des néopaïens, notamment avec les propos de Matt Koehl[31]Voir la traduction de son manifeste païen-nazi : Matt Koehl, La Foi du futur, Chevaigné, Le Lore, 2018. ou de David Lane. Ce dernier était un militant néonazi, appartenant aux Nations aryennes. Il a été aussi un membre du Ku Klux Klan, néopaïen odiniste et célèbre auteur de « la phrase de quatorze mots », extraite de son White Genocide Manifesto (« Manifeste du génocide blanc ») : « Nous devons préserver l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants blancs » (« We must secure the existence of our people and a future for White children »).

Une voie vers le néopaganisme ?

L’évolution d’un Ben Klassen est particulièrement intéressante pour nous, car elle montre que l’antisémitisme et le racisme offrent une possibilité d’évolution spirituelle vers une forme de néopaganisme, via une forme de marcionisme rejetant l’Ancien testament, analysé comme juif. Ce type d’évolution avait déjà été repéré au début du XXe siècle dans les milieux aryosophiques autrichiens et allemands étudiés par Nicholas Goodrick-Clarke dans les années 1980[32]Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism. Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, Londres, I.B. Tauris & Co, 2003 [1985].. Certains de ces auteurs, considérés comme des références par les théoriciens de l’identité chrétienne analysés ici, sont passés du catholicisme au protestantisme, puis du protestantisme à une forme de paganisme.

En outre, les différentes organisations américaines de l’extrême droite la plus radicale échangent sans peine depuis les années 1960, les militants passant d’un groupe à un autre, lorsqu’ils n’en fondent pas de nouveau. Il est à noter que les discours ouvertement païens sont plus présents en Europe qu’aux États-Unis, les groupes néonazis ayant rejeté le christianisme dans son ensemble[33]Matthias Gardell, Gods of the Blood. The Pagan Revival and White Separatism, London/Durham, Duke University Press, 2003.. Quoi qu’il en soit, les extrêmes droites européennes, anglo-saxonnes et américaines se sont passionnées pour le paganisme – dans sa variante indo-européen – au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait à la fois de trouver un palliatif à la thématique aryenne, trop connotée « nazie », tout en gardant l’idée d’une origine polaire de la civilisation blanche, et un moyen d’élaborer une nouvelle spiritualité européenne, de nature néopaïenne, parfois liée à un culte antique précis, parfois conçue comme une philosophie tournant le dos au christianisme[34]Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Nicholas … Continue reading. Ces groupes biologisent la spiritualité : leurs prêtres, ainsi que les membres de leurs groupes, portent en eux la race à préserver (la « race blanche »), mais aussi une religiosité qui leur serait propre. Il s’agit en quelque sorte d’une religion raciale[35]Stéphane François, « Réflexions sur le paganisme d’extrême droite », Social Compass, n°65/2, 2018, pp. 263-277., qui se manifeste parfois violemment[36]Cette idéologie, présente dans une forme violente, terroriste, aux États-Unis dès les années 1970 s’est brusquement et bruyamment manifestée depuis les années 2000, avec plusieurs attentats, … Continue reading.

Ces militants estimaient, et le font encore, que le christianisme est une secte orientale, d’origine juive, et qu’il a participé à l’ethnocide des Européens, en les coupant des religions autochtones, c’est-à-dire des religions païennes de l’Antiquité. Il était donc nécessaire, pour ces personnes, de renouer le lien avec la « vraie foi » des Européens, mais il n’était plus question de reprendre ouvertement les positions nazies, du moins dans un premier temps. En effet, le parti nazi, et en particulier la SS, avait en son sein un nombre non négligeable de défenseurs du retour au paganisme, à commencer par le chef de la SS, Heinrich Himmler[37]Stéphane François, L’Occultisme nazi. Entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020..

Ces néopaïens d’extrême droite associent donc, de façon essentialiste, la position géographique et la « race » de la foi : plus le militant est proche du Nord, plus il serait en contact avec une pureté spirituelle propre aux Indo-Européens, ces derniers ayant une origine polaire. De ce fait, une majorité des néopaïens d’extrême droite pratiquent une foi d’inspiration nordico-germanique. Cela pour des raisons idéologiques aisément compréhensibles : le type physique nordique y est souvent vu comme l’archétype ethnique de l’Européen, et par extension de l’homme blanc. D’une certaine façon, la thématique indo-européiste ne masque que partiellement l’aryanisme d’avant-guerre, l’étendant à tous les peuples européens et non plus à la seule composante nordique et/ou germanique.

La question du paganisme est donc au cœur de la démarche spirituelle-religieuse du militantisme païen-nordique d’extrême droite pour trois raisons. En effet, ces militants veulent une spiritualité qui, à la fois, ne doive rien au monothéisme, dont l’origine est à chercher dans le judaïsme ; qui soit enracinée et autochtone aux peuples européens (avec le mythe de l’origine polaire des Indo-Européens) ; et, enfin, qui puisse continuer à exprimer un antisémitisme discret ou ostensible (l’incompatibilité du judaïsme avec les valeurs « enracinées » européennes). Cette vision païenne de la civilisation européenne est mise en lien avec un projet géopolitique : ces militants souhaitent créer un espace « blanc », correspondant à la fois à l’aire historique indo-européenne et à l’installation européenne en Amérique du Nord. Cette dernière thématique est au cœur des manifestes des terroristes Brenton Tarrant (Australien), et aujourd’hui Payton Gendron (Américain)[38] Stéphane François, « Attentat de Buffalo : Payton Gendron, un terroriste imprégné de postnazisme », Libération.fr, 18/05/2022, … Continue reading.

Aux États-Unis, cet activisme groupusculaire ne se résume pas à une activité intellectuelle ou du moins livresque, comme l’ont montré Pete Simi et Robert Futrell dans leur ouvrage intitulé American Swastika [39]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit.. En effet, derrière cette production théorique, il y a chez ces militants la volonté de mettre en place une culture qui leur serait propre et qui, surtout, leur permettrait de renouer avec leurs racines nordiques indo-européennes. Il s’agit de mettre en pratique ce néopaganisme, de lui donner une consistance sociale, dans un cadre communautaire[40]Voir notre chapitre, « Michael Moynihan et la Wulfing Kindred », in Stéphane François, L’occultisme nazi, op. cit., pp. 181-197.. De vieux cultes nordiques sont réactivés, ou du moins réinventés : il existe des cérémonies de mariage, de baptême, d’enterrement, etc. Derrière ce mode de fonctionnement autarcique, on trouve le rejet à la fois des sociétés modernes et de la promiscuité ethnique. 

Quoi qu’il en soit, la question ethnique est au cœur de la vision religieuse de cette extrême droite, qui associe « race » et « foi », mais contrairement aux néopaïens, ces adeptes cherchent à maintenir un lien, parfois diffus, avec le christianisme, à l’instar de leurs prédécesseurs du début du XXe siècle. En ce sens, ils se placent dans la continuité du « christianisme positif » mis en avant par le national-socialisme dès les années 1920. L’objectif des « chrétiens positifs », passés et présents, est de se débarrasser des racines juives du christianisme afin de créer une religion de transition entre le christianisme et le paganisme, qui parviendrait à concrétiser un culte aryen tel qu’imaginé par certains responsables du Troisième Reich, sur fond d’unité raciale blanche. De fait, cette conception s’appuie à la fois sur une identité européenne commune réelle, les Indo-Européens, et sur une consanguinité imaginaire, les peuples « blancs ». 

Si l’idée d’un christ aryen est devenue anecdotique en Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, elle est restée vivace aux États-Unis, comme on l’a montré ici. Ces Églises aryennes reprennent des idées préexistantes au nazisme, largement présentes dans les milieux ultranationalistes allemands, mais en les adaptant à la situation, à la culture et à l’histoire religieuse américaines. Aujourd’hui, ces idées s’hybrident avec les thèses suprémacistes blanches et néonazies, voire avec ce qu’on appelle les « postnazisme »[41] Celui-ci peut être défini comme un discours de défense de la race blanche, au contenu antisémite et raciste (à l’instar du néonazisme), mais les postnazis ne cherchent plus à minimiser … Continue reading. Surtout, ces organisations et ces théoriciens états-uniens ont recyclé les vieux discours racistes de la suprématie blanche « aryenne », au travers d’un jeu d’interactions et d’influences conjointes. En effet, si ces discours font l’éloge d’un enracinement ethnique et communautaire mondialisé, là où se trouve un descendant d’Européen vivrait, selon ces militants, un porteur de la foi chrétienne aryenne. Les vieux discours n’ont pas disparu, ils ont juste muté. On les retrouve d’ailleurs diffus dans les milieux les plus radicaux des « croisés de la race blanche »[42] Nicolas Lebourg, Les nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Paris, Seuil, 2019., tels les manifestes des terroristes d’extrême droite, comme Tarrant ou Gendron.

Références[+]

Références
↑1 Kurt Meier, Kreuz und Hakenkreuz. Die evangelische Kirche im Dritten Reich; Münich, dtv Verlagsgesellschaft mbH & Co, 2001.
↑2 Le terme völkisch a été forgé au milieu des années 1870 par Hermann von Pfister-Schwaighusen comme substitut germanique du terme latin « national ». Ce terme prendra rapidement dans les milieux ultranationalistes, Uwe Puschner parlant de « nationalisme intégral ». Il comporte fréquemment un aspect ouvertement païen, ou du moins fortement anticatholique. Uwe Puschner, « Völkisch », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 1874.
↑3 Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 208-211 ; Mireille Hadas-Lebel, « Renan et le Judaïsme », Commentaire, n°62, été 1993, pp. 369-379.
↑4 Jean Favrat, La Pensée de Paul de Lagarde : Contribution à l’étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, Paris, H. Champion, 1979.
↑5 Houston Stewart Chamberlain, Le Christ n’est pas Juif, Nantes, Ars Magna, 2020. Il s’agit d’un recueil de textes, mis en forme en 1978 par Pierre Clémenti et Raymond de Witte, réédité en 2020 par le militant Christian Bouchet.
↑6 George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, p. 176.
↑7 Voir le chapitre « Indomanie, germanomanie et antisémitisme », in Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 219-227.
↑8  Jean Labussière, Nationalisme allemand et christianisme 1890-1940, Paris, Connaissances et savoirs, 2005 ; Susannah Heschel, The Aryan Jesus, Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany, Princeton University Press 2008.
↑9 Alfred Rosenberg, Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen, 1930 (traduction française : Mythe du XXe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, Paris, Déterna, 1999).
↑10  G. de Lafont, Les aryas de Galilée et les origines aryennes du christianisme, Paris, E. Leroux, 1902.
↑11 Aujourd’hui, on trouve encore ces thèses formulées. Par exemple, Jean-Paul Bourre, Les Celtes dans la Bible, Paris, Robert Laffont, « Les énigmes de l’univers », 1984 ; La Quête du Graal. Du paganisme indo-européen à la chevalerie chrétienne, Paris, Dervy, 1993.
↑12 En fait, l’origine de ce discours est à chercher dans les tentatives de conversion des peuples germaniques. En effet, une version épique des Evangiles fut réalisée au IXe siècle, destinée à convertir les Saxons. Dans cette version, Jésus devient un prince germanique, ses disciples des vassaux et les noces de Cana un festin guerrier.
↑13 George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 96.
↑14 Par exemple, on les trouve dans le manifeste laissé par Payton Gendron, l’auteur du massacre de Buffalo, le 15 mai 2022.
↑15 On retrouve ces thèses chez John Smith, le fondateur de l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours.
↑16 Eric Michael Reisenauer, British Israel : Racial Identity in Imprial Britain 1870-1920, Chicago, Loyola University, 1997.
↑17 Stephen H. Norwood, « Antisemitism in the Contemporary American University. Parallels with the Nazi Era », Acta. Analysis of Current Trends in Antisemitism, The Hebrew University of Jerusalem, n° 34, 2011, pp. 1-30.
↑18 Cf., Carole Reynaud-Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis XIXe-XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, pp. 165-178.
↑19 Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation. Miroir de l’Occident, Paris, Éditions de l’Artilleur, 2018, pp. 91-120.
↑20 Stéphane François, « Qu’est-ce que l’alt-right ? », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/nos-productions/qu-est-ce-que-l-alt-right; Stéphane François, « L’alt-right, l’antisémitisme et l’extrême droite française. Une mise au point », Les Cahiers de psychologie politique, n°36, 2020, http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=3946. Pierre-André Taguieff, « Race » : un mot de trop ? Science, politique et morale, Paris, CNRS Éditions, 2018, en particulier le chapitre 4, « Un nouveau “racisme scientifique” ? L’exemple américain », pp. 140-187.
↑21 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika. Inside the White Power Movement’s Hidden Spaces of Hate, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015.
↑22 Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Un romantisme d’acier : la Nouvelle Droite comme pont entre le nationalisme radical allemand et l’Alt-right, à paraître.
↑23 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit., p. 3.
↑24 Southern Poverty Law Center, « Christian Identity », https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/christian-identity. Consulté le 05/06/2022.
↑25 Nous pouvons citer, entre autres, Michael Barkun, Religion and the Racist Right : The Origins of the Christian Identity Movement, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2021 ; Jeffrey Kaplan, Jeffrey, Radical Religion in America, Syracuse, Syracuse University Press, 1997 ; Jeffrey Kaplan, Millennial Violence : Past, Present, and Future, Routledge, 2021 ; Catlyn Kenna Keenan, Behind the Doors of White Supremacy, thèse de doctorat, soutenue en 2014 à l’université de Denver (non publiée, mais disponible à cette adresse : https://digitalcommons.du.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1328&context=etd. Consulté le 06/06/2022) ; Chester L. Quarles, Christian Identity: The Aryan American Bloodline Religion, McFarland & Co Inc, 2004 ; Charles H. Roberts, Race over Grace : The Racialist Religion of the Christian Identity Movement, Omaha, iUniverse Press, 2003.
↑26 Cette structure avait des contacts en Europe, notamment avec le groupuscule Europe-Action, d’où naitra la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.
↑27 Ben Klassen, White’s man Bible, autoédition, 1981.
↑28 Ben Klassen, RAHOWA! This Planet is All Ours, Church of the Creator, 1987.
↑29 Les Turner Diaries (Carnets de Turner) est un vade mecum néonazi terroriste sous couvert de roman, publié en 1978 par William Luther Pierce, sous le pseudonyme d’Andrew MacDonald. Ce texte est une référence pour les terroristes d’extrême droite, tel Timothy McVeigh, l’auteur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, qui fit 168 morts et plus de 680 blessés.
↑30 Sur Klassen, George Michael, Theology of Hate: A History of the World Church of the Creator, University Press of Florida, 2009.
↑31 Voir la traduction de son manifeste païen-nazi : Matt Koehl, La Foi du futur, Chevaigné, Le Lore, 2018.
↑32 Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism. Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, Londres, I.B. Tauris & Co, 2003 [1985].
↑33 Matthias Gardell, Gods of the Blood. The Pagan Revival and White Separatism, London/Durham, Duke University Press, 2003.
↑34 Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun. Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York, New York University Press, 2002.
↑35 Stéphane François, « Réflexions sur le paganisme d’extrême droite », Social Compass, n°65/2, 2018, pp. 263-277.
↑36 Cette idéologie, présente dans une forme violente, terroriste, aux États-Unis dès les années 1970 s’est brusquement et bruyamment manifestée depuis les années 2000, avec plusieurs attentats, le dernier (en 2022) étant celui de Payton Gendron à Buffalo le 15 mai 2022.
↑37 Stéphane François, L’Occultisme nazi. Entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020.
↑38  Stéphane François, « Attentat de Buffalo : Payton Gendron, un terroriste imprégné de postnazisme », Libération.fr, 18/05/2022, https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/attentat-de-buffalo-payton-gendron-un-terroriste-impregne-du-postnazisme-20220518_S2TXMRSZTVFC5AVANZGTX6JBEQ/
↑39 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit.
↑40 Voir notre chapitre, « Michael Moynihan et la Wulfing Kindred », in Stéphane François, L’occultisme nazi, op. cit., pp. 181-197.
↑41  Celui-ci peut être défini comme un discours de défense de la race blanche, au contenu antisémite et raciste (à l’instar du néonazisme), mais les postnazis ne cherchent plus à minimiser ou à nier le génocide des Juifs européens, ils l’assument. En effet, au contraire des néonazis, les tenants du postnazisme le reconnaissent et souhaitent « passer à autre chose » selon le mot terrible du philosophe et théoricien raciste Greg Johnson (Le Nationalisme blanc. Interrogations et définitions, Saint-Genis-Laval, Akribeia, 2017 ; Manifeste nationaliste blanc, Londres, White Revolution Books, 2021), au motif que la race « blanche » subirait aujourd’hui son propre génocide par la promotion de l’homosexualité, le métissage, la substitution ethnique et l’« immigration-colonisation », organisée par les Juifs.
↑42  Nicolas Lebourg, Les nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Paris, Seuil, 2019.
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La Confession pragmatique de Simone de Beauvoir

Posté le 19 septembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession pragmatique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie — « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Simone de Beauvoir, née à Paris en 1908, connue comme femme, essayiste, écrivaine, romancière, féministe, philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Simone de Beauvoir — essentiellement, à ses « Mémoires d’une jeune fille rangée »[3]Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p., à « Tout compte fait » [4]Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p. et à d’autres sources.

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Simone Lucie Ernestine Marie Bertrand de Beauvoir, née à Paris, le 9 janvier 1908.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Simone. Oui, je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Mon père était avocat et ma mère avait pour mission de s’occuper des enfants — c’est-à-dire ma sœur Hélène, surnommée Poupette, ma cadette de deux ans et moi ; mission qu’elle déléguait volontiers à Louise, la jeune fille qui nous gardait.

Madame de Beauvoir, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Simone, la chose ne convient pas à notre entretien.

Je vous en prie, Monsieur l’Inquisiteur, en ce cas, appelez-moi Mademoiselle de Beauvoir ; j’y tiens : j’ai passé ma vie sans jamais me marier et aussi, sans doute vous l’a-t-on dit, à revendiquer l’égalité entre la femme et l’homme. Il me plaît que cela soit dit et noté. Dans le meilleur des cas, comme la religion, le mariage est un choix quand il est décidé librement. On se marie ou on ne se marie pas ; mais il n’y a pas lieu de camoufler cet état de choses. Non, décidément, Madame de Beauvoir, c’était ma grand-mère, c’était ma mère.

Commençons donc, Mademoiselle de Beauvoir, par le début, je veux dire le temps où vous étiez une petite fille, quand vous étiez une enfant qui découvrait le monde.

Vous savez, Monsieur l’Inquisiteur, j’étais une enfant sage, dans l’ensemble. Parfois, je faisais des caprices ; je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir et on disait que j’étais « têtue comme une mule. » Jamais, je ne mettais sérieusement en doute l’autorité. En ce temps-là, j’acceptais sans la moindre réticence les dogmes et les valeurs qui m’étaient proposés. Je croyais au Bien et au Mal. En résumé, j’étais une bonne petite fille, je commettais des fautes et je pensais que ma tante Alice qui priait beaucoup irait sûrement au ciel.

Ah, dit l’Inquisiteur, il y avait le Bien et le Mal ? Comment voyiez-vous l’un et l’autre ?

Pour le Bien, Monsieur l’Inquisiteur, c’est simple, mes parents détenaient le monopole de l’infaillibilité ; le Bien était le climat de la maison, j’habitais la région du Bien. Maman m’amenait à l’église, elle me montrait le petit Jésus, le bon Dieu, la Vierge, les anges. Une épée de feu séparait le Bien et le Mal. Le Mal était à distance, le Méchant péchait ; l’enfer était son lieu naturel. Ogres, sorcières, démons, marâtres et bourreaux symbolisaient cette puissance.

En somme, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez de la religion, n’est-ce pas ?

On peut dire les choses ainsi. La religion élucidait les mystères. Par exemple, on me raconta d’abord que les parents achetaient leurs enfants. Il pouvait bien y avoir quelque part des magasins de bébés, mais je me suis dit : « C’est Dieu qui crée les enfants. » Il avait tiré la terre du chaos, Adam du limon, il pouvait bien faire surgir les enfants dans un moïse. La volonté divine était fort pratique ; elle expliquait tout. Toutefois, j’avais mes limites. Le miracle de Noël passait les bornes. Je trouvais incongru que le tout-puissant petit Jésus descende par les cheminées comme un vulgaire ramoneur. Mes parents ont avoué. Là, le monde commençait à basculer ; il pouvait y avoir des certitudes fausses.

Et à l’école, Mademoiselle de Beauvoir, appreniez-vous la religion ?

Certainement, monsieur l’Inquisiteur ; à l’âge de l’école primaire, on m’avait mise dans l’enseignement catholique au Cours Désir, un endroit, une école privée plutôt sélecte, où les mères assistaient aux cours. J’aimais apprendre et l’Histoire sainte (très estimée en ces lieux) me semblait plus amusante que les Contes de Perrault, car tout ce qu’elle racontait était arrivé pour de vrai. L’année suivante, avec la Guerre, j’ai pu mettre en acte certaine vertu chrétienne en quêtant « Pour les petits réfugiés belges ! » et je me promenai dans la basilique du Sacré-Cœur avec d’autres fillettes en agitant une oriflamme et en priant pour les poilus.

Et puis, dites-moi, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous soumettiez volontiers à la confession ?

Bien sûr, Monsieur l’Inquisiteur. Il faut dire qu’on m’y avait encouragée en me disant que grâce à ma piété, « Dieu sauverait la France ». Et je le croyais. Quand l’aumônier m’eut prise en main, je devins une petite fille modèle. Il était jeune, pâle, infiniment suave ; il m’initia aux douceurs de la confession. Il me fit voir ma belle âme que j’imaginais blanche et rayonnante comme l’hostie dans l’ostensoir. J’entrai dans une confrérie enfantine, « Les anges de la Passion », ce qui me donna le droit de porter un scapulaire et le devoir de méditer sur les sept douleurs de la Vierge.

Et la communion, Mademoiselle de Beauvoir, comment cela s’est-il passé ?

Fort bien, Monsieur l’Inquisiteur. J’ai suivi une retraite, j’ai compati aux malheurs de Jésus. Vêtue d’une robe de tulle, coiffée d’une charlotte fleurie, j’ai avalé ma première hostie ; ensuite, maman m’emmena communier trois fois par semaine. Je le faisais en songeant au chocolat chaud qui m’attendait au retour à la maison.

Comment conceviez-vous la vie à cette époque, Mademoiselle de Beauvoir ?

La vie était simple : j’étais convaincue que mes parents ne voulaient que mon bien et puis, c’était la volonté de Dieu : il m’avait créée, il était mort pour moi, il avait droit à une absolue soumission. Tout ça était l’œuvre de ma mère, très croyante et très pratiquante, à qui mon père avait abandonné notre éducation. Elle trouva son guide chez les « Mères chrétiennes » : elle dirigeait mes lectures, m’emmenait à la messe et au salut, on faisait en commun, avec elle et ma sœur, nos prières matin et soir. Elle m’apprit à m’effacer, à contrôler mon langage, à censurer mes désirs. Je ne revendiquais rien et j’osais peu de choses. D’autre part, mon père n’allait pas à la messe, il ne croyait pas. Il m’emmenait au spectacle, il me faisait lire, il guidait ma vie intellectuelle tandis que ma mère surveillait ma vie spirituelle. L’intelligence, la culture étaient d’un autre ordre que la croyance et ne relevaient pas de la religion. Dieu avait son domaine propre ; il vivait à l’écart. J’étais protégée et guidée sur les chemins de la terre comme sur les voies du ciel. Je tenais pour une chance insigne que le ciel m’eût dévolu précisément ces parents, cette sœur, cette vie.

Enfant, vous étiez dans un monde paisible et la religion vous y confortait, me semble-t-il, Mademoiselle de Beauvoir ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur,  peu de choses dérangeaient ma tranquillité. J’envisageais la vie comme une aventure heureuse ; contre la mort, la foi me défendait : je fermerais les yeux et les mains neigeuses des anges me transporteraient au ciel ; un mince tapis d’azur me séparait des paradis où resplendit la vraie lumière ; je me couchais sur la moquette, yeux clos, mains jointes, et je commandais à mon âme de s’échapper. Dieu me promettait l’éternité. Il n’y aurait pas de fin. Je ne cesserais jamais de voir, d’entendre, de parler.

Justement, Mademoiselle de Beauvoir, comment voyiez-vous alors votre vie future ? La religion était-elle votre boussole, Dieu, votre Guide ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous interrogez l’imaginaire, c’est très mystérieux. Je me rêvais l’absolu fondement de moi-même et ma propre apothéose. Je me flattais de régner seule sur ma propre vie. Cependant, la religion me suggérait un autre rôle : j’étais Marie-Madeleine aux pieds du Christ ; j’étais une religieuse enfermée dans un cachot, je bafouais mon geôlier en chantant des hymnes. Je pouvais m’y complaire, je savourais les délices du malheur, de l’humiliation dans la nuit du confessionnal devant le suave abbé Martin, je goûtais d’exquises pâmoisons, les larmes coulaient, je sombrais dans les bras des anges. Pour ce qui est de Dieu et de la croyance, les pensées vont et viennent à leur guise dans notre tête, on ne fait pas exprès de croire ce qu’on croit.

Vous aviez, Mademoiselle de Beauvoir, une dévotion particulière pour Jésus ?

J’étais très pieuse ; je me confessais deux fois par semaine ; souvent pendant la journée, j’élevais mon âme à Dieu. Je ne m’intéressais plus à l’enfant Jésus, mais j’adorais éperdument le Christ. Je contemplais avec des yeux d’amoureuse son beau visage tendre et triste. Quand j’avais assez longtemps embrassé ses genoux et pleuré sur son corps, je le laissais remonter au ciel. Il s’y fondait avec l’être le plus mystérieux à qui je devais la vie et dont un jour, et pour toujours, la splendeur me ravirait. Quel réconfort de le savoir là ! Il n’y avait au monde que Lui et moi ; mon existence avait un prix infini. Dieu prenait toujours mon parti, il était le lieu suprême où j’avais toujours raison. Je l’aimais, avec toute la passion que j’apportais à vivre.

Votre croyance était très forte, Mademoiselle de Beauvoir, on dirait un roc flamboyant, inaltérable.

On dirait, Monsieur l’Inquisiteur, et je le sentais ainsi, mais je trouvais bizarre quand les gens venaient de communier, de les voir si vite se replonger dans le train-train habituel ; je faisais comme eux, mais j’en étais gênée. Au fond, ceux qui ne croyaient pas menaient juste la même existence ; je me persuadai de plus en plus qu’il n’y avait pas place dans le monde profane pour la vie surnaturelle. Mais rassurez-vous, le roc restait inaltérable : entre l’infini et la finitude, mon choix était fait. « J’entrerai au couvent », il n’y avait d’autre occupation raisonnable que de contempler à longueur de temps la gloire de Dieu. Je savais qu’une implacable logique me promettait au cloître : comment préférer le rien à tout ? À Meyrignac, en vacances à la campagne, chez grand-père, seule le soir, contre le silence infini, sous l’infini du ciel, la terre faisait écho à cette voix en moi qui chuchotait : je suis là ; mon cœur oscillait de la chaleur vivante au feu glacé des étoiles. Là-haut, il y avait Dieu, et il me regardait ; caressée par la brise, grisée de parfums, cette fête dans mon sang me donnait l’éternité.

En quelque sorte, Mademoiselle de Beauvoir, vous aviez la foi ; était-ce bien ça ? Comment la ressentiez-vous ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, la foi ? La foi, c’était mon assurance contre l’enfer, que je redoutais. Si on cessait de croire, tous les gouffres s’ouvraient ; un pareil malheur pouvait-il arriver sans qu’on l’eût mérité ? La petite suicidée n’avait pas péché par désobéissance ; elle avait juste lu des livres. Pourquoi Dieu ne l’avait-il pas secourue ? Je ne comprenais pas que la connaissance conduisît au désespoir. En fait, cette enfant avait découvert l’authentique visage de la réalité. L’idée qu’il y a un âge où la vérité tue répugnait à mon rationalisme. Ainsi, alors, je gardais la foi céleste, mais avec des réserves terrestres. Par exemple, à propos de la façon dont naissent les enfants, le recours à la volonté divine ne suffisait plus, car je savais que, les miracles mis à part, Dieu opère à travers des causalités naturelles.

Mademoiselle de Beauvoir, ne vous est-il pas arrivé de rencontrer Dieu dans la nature ?

À ces âges, mon expérience humaine était courte, la nature me découvrait, visibles, tangibles, quantité de manières d’exister dont je ne m’étais jamais approchée. En ville, les façades des immeubles, les regards indifférents des passants m’exilaient, mais aux vacances, dès que j’arrivais à Meyrignac, je me perdais dans l’infini, je sentais autour de moi la présence de Dieu. À Paris, les hommes et leurs échafaudages me le cachaient ; je voyais ici les herbes, les nuages, ils portaient sa marque. Plus je collais à la terre, plus je m’approchais de lui. Cependant, c’est à peu près à cette époque, alors que je conservais cette foi ardente, que mes rapports avec la religion et tout son apparatus commencèrent à s’étioler. J’avais donc, d’un côté, la foi et la croyance en Dieu et presque soudainement, la religion, d’un autre.

Ha ? Mademoiselle de Beauvoir, que voulez-vous dire ? Que s’est-il passé ?

D’abord, pour ce qui est de la foi, de la piété, de la croyance, de la proximité avec Dieu, ma réflexion, très méditative, me transportait hors du monde des humains. Dieu était dans l’infini du ciel, loin des aventures terrestres. Je priais, je méditais, j’essayais de rendre sensible à mon cœur la présence divine. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’au jour où je me suis sentie trahie par mon confesseur que je tenais pour le représentant de Dieu et qui quitta soudain sa haute mission pour s’immiscer dans mes démêlés avec la discipline quotidienne. Je quittai le confessionnal avec le soupçon que Dieu lui-même était tracassier, mesquin comme une vieille dévote ; peut-être même était-il bête. Après coup, calmée, je mis la faute sur le compte du traître usurpateur du divin. Je cherchai un autre confesseur ; j’essayai un roux, un brun. Finalement, aucun prêtre ne pouvait représenter Dieu ; personne sur terre n’incarnait Dieu, j’étais seule face à lui. Déjà, comme vous le voyez, la religion se détricotait. Je me rendais compte que la Bible, les Évangiles, les miracles, les visions n’étaient garantis que par l’autorité de l’Église. Les faits religieux n’étaient convaincants que pour les convaincus. Un soir, à Meyrignac, où je priais sur le balcon, une chaude odeur d’étable montait vers le ciel, ma prière retomba. J’écoutai le glouglou de l’eau dans la nuit et je compris que rien ne me ferait renoncer aux joies terrestres. « Je ne crois plus en Dieu », me dis-je, sans étonnement. C’était une évidence. Je n’essayai pas de ruser ; dès que la lumière se fit en moi, je tranchai net et mon incrédulité ne vacilla jamais.

Et après, Mademoiselle de Beauvoir, votre vie a changé ? Vous êtes-vous faite à cette perte de Dieu ?

Quant à la pratique de ma vie, Monsieur l’Inquisiteur, ma conversion ne la modifia pas. J’avais cessé de croire en découvrant que Dieu n’exerçait aucune influence sur mes conduites ; elles ne changèrent donc pas lorsque je renonçai à lui. J’avais imaginé que la loi morale tenait de lui sa nécessité. Elle était si profondément gravée en moi qu’elle demeura intacte après sa suppression. Oh, je me passai très bien de Dieu. Je ne souhaitais pas du tout qu’il existât et si j’avais cru en lui, je l’aurais détesté, Dieu m’aurait volé ma terre, ma vie, autrui, moi-même. Je tenais pour une grande chance de m’être sauvée de lui.

Comme ça, d’un coup, définitivement, sans regret, Mademoiselle de Beauvoir ?

Oui, vous dites juste, il y eut quelques retours de flamme. Il fut un moment où, cherchant la plénitude, je me demandai si une mystique n’était pas possible. Je pensais « Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu » et je m’abandonnai par intermittence à ce délire. Je ne songeais pas au Dieu des chrétiens ; le catholicisme me déplaisait de plus en plus ; j’en étais barbouillée. Je sommai Dieu de se manifester, il se tint coi et plus jamais je ne lui adressai la parole. Au fond, j’étais très contente qu’il n’existât pas. J’en avais assez des « complications catholiques », des impasses spirituelles, des mensonges du merveilleux ; je voulais toucher terre.

Et puis, finalement, Mademoiselle de Beauvoir, vous vous êtes résolue à l’athéisme ?

Monsieur l’Inquisiteur, on vient de parcourir ensemble le chemin qui m’a menée de l’enfance religieuse, crédule, à l’adolescence mystique, à la disparition de Dieu, à l’incroyance et oui, en effet, à l’athéisme. Fin du voyage illusoire et retour sur terre. Cela dit, depuis lors, il y a un point sur lequel ma position n’a pas changé : mon athéisme. De bonnes âmes déplorent le hasard malheureux qui m’a fait perdre la foi. On m’écrit : « Ah, si vous aviez lu l’Évangile ! vécu parmi de vrais chrétiens, connu un prêtre intelligent, etc. » Comme on vient de le voir, mon éducation religieuse a été très poussée et je savais par cœur de longs passages de l’Évangile. J’ai connu des chrétiens intelligents. Ils pensaient que la foi dépend de Dieu, c’est sans doute ainsi à leurs yeux ; aux miens, je cherche des facteurs sociaux ou psychologiques pour l’expliquer. La foi est un accessoire qu’on reçoit dans l’enfance avec l’ensemble de la panoplie et qu’on garde, comme le reste, sans se poser de question. Lorsqu’apparaît un doute, le croyant l’écarte pour des raisons affectives, par nostalgie, attachement à l’entourage, crainte de la solitude et de l’exil qui menacent les non-conformistes.  Certains ont besoin d’un être souverain ; chez ceux-là, des intérêts idéologiques sont en jeu, des habitudes de pensée, des systèmes de références, des valeurs dont on est devenu prisonnier.

Oui mais, Mademoiselle de Beauvoir, je vous ai entendue me parler de votre enfance et de la foi qui la nimbait. Ne pourriez-vous y revenir ?

Sartre m’a dit un jour : « Mais après tout, pourquoi privilégierait-on l’enfant ? ». Pourquoi devrais-je retourner aux délires de ma jeunesse ? Athée, je suis ; athée, je reste. On entend souvent le croyant dire à l’athée : « J’en suis sûr, un jour la voix de Dieu vous atteindra », et cette arrogance de certains croyants leur fermerait le ciel, s’il en existait un. Les difficultés – l’ignorance, l’état du monde, la solitude, l’incompréhension, l’angoisse – que l’athée affronte honnêtement, la foi les élude. Qu’un incroyant, autrement dit un athée, se trouve bien dans sa peau, on l’accuse de ne rien comprendre. Ou bien, on lui dit — à qui n’a-t-on pas fait le coup — qu’au fond, il croit en Dieu ou alors, que ses conceptions sont bornées. Face à la vie, face au néant, la foi est une fuite, et la religion, une désertion et je vais sans doute vous scandaliser en souhaitant à tous les croyants d’un jour abandonner toutes ces sornettes.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev,  Edgar Morin
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Paris, 1972 — Folio, 2011, 473 p.
↑4 Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Paris, 1978 — Folio, 1989, 634 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi
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Colloque 2022 « Pourquoi croit-on en Dieu ? »

Posté le 24 août 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Conférence, Religion Laisser un commentaire

L’Association Belge des Athées (ABA) est très heureuse de vous convier le samedi 15 octobre à son colloque annuel qui aura pour thème « Pourquoi croit-on en Dieu »


Programme et informations complémentaires :

10h00 Accueil par Marianne DE GREEF Présidente de l’Association Belge des Athées

10h10 Patrice DARTEVELLE Association Belge des Athées 

  • Foi, religion, croyance : de quoi parle-t-on ?

10h40 Émilie CASPAR professeure associée à l’Université de Gand 

  • Approche neuroscientifique de la croyance en Dieu

11h20 Thierry RIPOLL professeur de psychologie cognitive à l’Université d’Aix-Marseille

  • Pourquoi la croyance en Dieu est-elle naturelle ?

12h00 Débat

12h30 Pause et repas à la Maison des Anciens

14h00 Michaël SINGLETON professeur émérite de l’Université catholique de Louvain

  • « Croire ou ne pas croire » n’est pas une question africaine

14h40 Frédéric GUGELOT professeur à l’Université de Champagne-Ardenne à Reims

  • Trouver Dieu aux XXe et XXIe siècles. Motifs et effets de l’individualisation du croire et de la croyance

15h20 Pierre BRÉCHON professeur émérite à Sciences Po Grenoble, chercheur au laboratoire PACTE

  • Les milieux populaires en Europe : quelles croyances et pratiques religieuses ?

16h00 Débat

16h30 Conclusions

16h45 Fin des travaux

Inscription & accès :

Participation aux frais

  • Pour la journée avec un repas-buffet 

   Membres Association Belge des Athées et moins de 25 ans : 40 €

   Non-membres : 45 €

  • Pour la journée sans repas

   Membres Association Belge des Athées et moins de 25 ans : 15 €

   Non-membres : 20 €

  • Pour une demi-journée

   Membres Association Belge des Athées et moins de 25 ans : 5 €

   Non-membres : 10 €

Inscription

  • En envoyant un mail à l’adresse atheesdebelgique@gmail.com
  • En complétant le formulaire disponible sur le site athees.net ou en le renvoyant à l’Association Belge des Athées, rue de la Croix de fer, 60-62, 1000 Bruxelles 

 L’inscription préalable au plus tard le mercredi 12 octobre 2022 est souhaitée (obligatoire s’il y a repas)

  • Les paiements peuvent être faits par virement sur le compte IBAN BE95 0688 9499 3058 (BIC GKCCBEBB) de l’Association Belge des Athées, 1000 Bruxelles ou sur place
  • Tout renseignement par message à patrice.dartevelle@gmail.com

Accès

 En voiture : parking ULB Plaine-Accès 2

 En métro : station DELTA ( quelques minutes à pied en contournant la Maison des Anciens)

 En bus : bus 71-arrêt Fraiteur 

 Parcours fléché de la station DELTA

Tags : Colloque ABA existence de dieu

Jacques Bouveresse, philosophe rationaliste (1940-2021)*

Posté le 27 juin 2022 Par ABA Publié dans Nos articles, Philosophie Laisser un commentaire
Laurent Dauré

Cherchant obstinément la vérité, la connaissance, la clarté, Jacques Bouveresse s’inscrivait dans la filiation des Lumières. Il en défendit avec une humble ferveur – et une bonne dose d’ironie – l’idéal rationaliste et humaniste. 

Il était professeur honoraire au Collège de France où il avait créé la chaire de Philosophie du langage et de la connaissance qu’il tiendra de 1995 à 2010, après avoir occupé des postes d’enseignement et de recherche à la Sorbonne, au CNRS et à l’Université de Genève.

Né le 20 août 1940 à Épenoy, un petit village du Doubs, Jacques Bouveresse venait d’une famille paysanne de neuf enfants, dans un milieu marqué par le conservatisme politique et religieux. Comme il le raconte dans Le Philosophe et le réel – un livre d’entretiens qui constitue une excellente introduction à sa pensée –, ses parents n’avaient que le certificat d’études mais « valorisaient énormément l’école et les choses intellectuelles »[1]Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat, Hachette Littératures, 1998, p. 64 (édition de poche en 2000). .

Du séminaire de Besançon jusqu’à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en passant par le lycée Lakanal, le jeune Franc-Comtois excellera partout. En 1965, il est reçu premier à l’agrégation de philosophie. Grâce à ses professeurs – et bientôt amis – Jules Vuillemin et Gilles-Gaston Granger, il s’initie à un courant philosophique alors totalement méconnu en France.

Le représentant de la philosophie analytique en France 

Jacques Bouveresse deviendra ainsi spécialiste de Ludwig Wittgenstein (1889-1951), dont il a introduit l’œuvre en France, adoptant la méthode de clarification linguistique et conceptuelle du philosophe autrichien – puis britannique – installé à Cambridge. Il contribuera également à faire connaître les auteurs du Cercle de Vienne (1924-1936) – Rudolf Carnap, Moritz Schlick, Otto Neurath, etc. –, dont le « positivisme logique » ambitionnait de doter la philosophie d’une véritable méthode scientifique et de rejeter les énoncés métaphysiques dans le domaine du non-sens.

Fortement influencé par le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein[2]Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1993 (1921)., le Cercle de Vienne s’appuyait sur la logique moderne (le calcul des prédicats) créée par Gottlob Frege à la fin du xixe siècle[3]Gottlob Frege, L’Idéograhie. Un langage formulaire de la pensée pure construit d’après celui de l’arithmétique, Vrin, 1999 (1879). ; il puisait en outre dans les travaux très novateurs de Bertrand Russell, auteur avec Alfred North Whitehead des trois volumes des Principia Mathematica (1910-1913).

Comme Jacques Bouveresse le disait, « une des caractéristiques de la tradition philosophique autrichienne c’est justement cette volonté de rapprocher beaucoup plus que ne l’avait fait la tradition allemande la méthode de la philosophie de celle des sciences en général ; la science empirique d’abord, et puis, bien sûr, la logique »[4]« À voix nue : Bouveresse, philosophe à la recherche de la clarté », série d’entretiens en cinq parties diffusée sur France Culture du 7 au 11 février 2000 (la citation se … Continue reading.

Bien qu’il en fût un représentant atypique, Jacques Bouveresse était la principale figure hexagonale de la « philosophie analytique », qui est l’héritière de cette approche scientifique de la philosophie, cultivant un souci de clarté, de précision et de rigueur[5]Pascal Engel, La Dispute. Une introduction à la philosophie analytique, Les Éditions de Minuit, 1997. . Cette école, aujourd’hui avant tout implantée dans le monde anglophone, s’oppose à la philosophie dite « continentale » – particulièrement dominante en France –, qui englobe différents courants caractérisés par un attrait pour l’exégèse, l’idéalisme allemand, le style littéraire et métaphorique, le subjectivisme, le structuralisme, la psychanalyse… 

Se méfiant des prétentions grandioses de la philosophie, Jacques Bouveresse se refusait à accorder à sa discipline une dignité automatique. Comme Wittgenstein, il estimait que la philosophie est avant tout une activité critique et « nosographique » : elle doit identifier ses propres maladies, c’est-à-dire les conceptions fausses, illusoires ou absurdes. Et, si possible, nous en débarrasser. Si la philosophie parvient ainsi à déjouer les « pièges du langage », c’est déjà beaucoup. « Je suis convaincu que nous sommes utiles toutes les fois que nous apprenons aux gens la précision, la clarté et la valeur de l’argumentation », déclarait Jacques Bouveresse[6]« Jacques Bouveresse : le philosophe des petits pas », propos recueillis par Catherine Portevin, Télérama, 3 février 1999. Sur telerama.fr..

Contre le verbiage et l’enflure rhétorique 

La métaphysique et son vague consubstantiel constituent une cible de choix pour ce travail apparemment destructeur mais en réalité très positif et libérateur. Aux grandes envolées grisantes de la pensée spéculative, cette approche préfère les « petits pas » – modestes mais sûrs –, l’analyse logique, la clarification. Il s’agit en somme de mettre de l’ordre dans la philosophie, de la rendre plus sobre, en y traquant la confusion, le non-sens et la grandiloquence.

Jacques Bouveresse n’a cessé de combattre ces « pathologies » philosophiques. Les années 1960-1970, qui ont vu l’ascension de véritables vedettes intellectuelles – Michel Foucault, Gilles Deleuze, Louis Althusser, Jacques Lacan, Jacques Derrida – en apportèrent de nouvelles manifestations, considérablement amplifiées par un journalisme culturel sensationnaliste et une tendance à l’embrigadement politique de la philosophie.

Le verbiage et l’enflure rhétorique triomphent à Paris. Jacques Bouveresse, qui lui ne se payait jamais de mots, se démènera pour dénoncer et contrer cette dérive du champ intellectuel français. En rupture nette avec l’air du temps, il ne bénéficiera guère de renforts dans cette tâche colossale. Les médias, souvent fascinés par le verbe obscur des éminences en vogue, l’ignoreront généralement, parfois même le dénigreront. Par ses écrits et son enseignement, il opposera néanmoins une résistance isolée mais inflexible. 

Le postmodernisme, le relativisme et l’historicisme continueront à prospérer dans les décennies suivantes, en s’efforçant de saper, voire de liquider, les notions d’objectivité, de vérité, de réalité. À partir du milieu des années 1970, la prééminence médiatique et éditoriale des « nouveaux philosophes » – Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Pascal Bruckner… – dégradera encore la situation, saturant la scène philosophique d’idéologie bet de « postures héroïques ». 

Au sujet des relativistes, dont il a inlassablement réfuté les vues, Jacques Bouveresse écrit dans Le Philosophe chez les autophages que 

leur discours se distingue le plus souvent par un laxisme conceptuel à peu près illimité, un certain nombre d’incohérences flagrantes (pour quelqu’un qui a conservé les réflexes intellectuels qui correspondent à un rationalisme minimal) et l’usage de non sequitur caractéristiques comme, par exemple, celui qui consiste à conclure du fait que nous avons besoin d’une théorie pour connaître un fait que les faits sont, d’une certaine manière, à chaque fois « créés » par nos théories ou à affirmer que, puisque notre connaissance du monde présuppose des intérêts et des valeurs (ce qui est incontestable), ce qui compte comme étant le monde réel est le produit de nos intérêts et de nos valeurs [7]Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 108..

Jacques Bouveresse citait souvent cette phrase « anti-relativiste » d’Henri Poincaré : « tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce»[8]Henri. Poincaré, La Valeur de la science, Flammarion, 1970 (1905), p. 162.. Il défendait le réalisme scientifique, souscrivant à l’idée selon laquelle la science vise une connaissance objective de la réalité et y parvient jusqu’à un certain point.

Adversaire de la foutaise (bullshit) et des pseudo-sciences, Jacques Bouveresse soutiendra sans hésiter Alan Sokal et Jean Bricmont face aux réactions hostiles suscitées par la publication en 1997 de leur livre Impostures intellectuelles[9]Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997 (nouvelle édition de poche en 2018).. Dans son pamphlet Prodiges et vertiges de l’analogie[10]Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Éditions Raisons d’agir, 1999., il enfonce le clou rationaliste face aux stars de la pensée postmoderne qui font un emploi illégitime de concepts et théories mathématiques et physiques pour étayer leurs idées en sciences humaines.

Il critiquera notamment le recours que fait Régis Debray au théorème d’incomplétude de Kurt Gödel – qui concerne les mathématiques et la logique – pour tenter de soutenir la validité d’une thèse de nature sociologique et anthropologique. La société n’étant pas un système formel, le théorème de Gödel n’a aucune pertinence ici et ne sert qu’à impressionner, si ce n’est intimider, le public non spécialiste. Jacques Bouveresse consacrera plus tard trois années de cours à Gödel au Collège de France[11]Jacques Bouveresse, « Kurt Gödel : mathématiques, logique et philosophie », cours au Collège de France (2003-2006). Sur college-de-france.fr..

La défense de la méthode scientifique 

Révolté par les impostures intellectuelles et scientifiques, Jacques Bouveresse a participé, à l’initiative de l’Association française pour l’information scientifique (Afis), à l’analyse critique de la thèse de « sociologie » de l’astrologue Élizabeth Teissier, dirigée par Michel Maffesoli (2001). Il rédigera les « Remarques philosophiques conclusives » du document coproduit par un panel d’experts issus de différentes disciplines (sociologie, anthropologie, histoire des sciences, physique, astrophysique)[12]Collectif, « Analyse de la thèse de Madame Élizabeth Teissier », 15 avril 2001. Sur afis.org. Il a par ailleurs critiqué la prétention à la scientificité de la psychanalyse à plusieurs reprises, notamment dans son livre Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud[13]Jacques Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, Éditions de l’Éclat, 1991 (édition de poche en 2015)..

Soucieux de soutenir les organisations de défense de la méthode scientifique et de la raison, Jacques Bouveresse était membre depuis 2011 du comité de parrainage scientifique de l’Afis et faisait partie du comité d’honneur de l’Union rationaliste.

Auteur d’une quarantaine de livres – dont un quart porte sur l’œuvre de Wittgenstein – et de très nombreux articles, il a produit des travaux de première importance en philosophie du langage, de la connaissance, de la perception, des sciences, de la logique, des mathématiques[14]Pour une bibliographie assez complète, voir la rubrique « Œuvres » de la notice Wikipédia de Jacques Bouveresse.… Il s’est aussi consacré à l’étude de deux écrivains autrichiens dont il partageait la haute éthique intellectuelle : Robert Musil[15]Jacques Bouveresse, L’Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’Histoire, Éditions de l’Éclat, 1993 (nouvelle édition en 2005). et Karl Kraus[16]Jacques Bouveresse, Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Seuil, 2001.. La religion, la littérature et la musique comptent également parmi les domaines qu’il a explorés, associant toujours rationalité méticuleuse dans le propos et sobriété dans l’écriture. 

Polyglotte – c’était surtout un excellent germaniste –, d’une immense érudition, Jacques Bouveresse maîtrisait aussi bien la philosophie analytique la plus contemporaine, y compris dans ses aspects techniques, que la philosophie antique, médiévale et moderne. Il avait la réputation d’avoir tout lu en philosophie et en littérature (y compris policière !). Il se tenait au courant de l’état des connaissances scientifiques, considérant que c’était indispensable à la démarche philosophique. Comme l’écrit Musil dans son roman L’Homme sans qualités, « nous ne devons pas croire avant d’avoir épuisé toutes les chances de savoir »[17]Robert Musil, L’Homme sans qualités, tome 2, Points Seuil, 1982 (1932), p. 732 (nouvelle édition de poche en 2011)..

Un esprit critique à l’écart des modes

Jacques Bouveresse est connu en outre pour sa critique du journalisme. En marchant dans les pas du satiriste intransigeant Karl Kraus, qui voyait au début du xxe siècle dans la presse dominante un gîte et un tremplin pour la corruption intellectuelle et morale, il a alerté sur les fourvoiements et turpitudes des médias. Il rejoindra sur ce sujet son ami et collègue au Collège de France Pierre Bourdieu – qui venait comme lui d’un milieu rural –, dont il admirait l’œuvre, avec des désaccords qu’ils discutaient régulièrement. Partageant l’engagement du sociologue en faveur de la diffusion de la connaissance, des idées de justice sociale et de démocratie égalitaire, il lui consacrera un livre après la mort de celui-ci en 2002[18]Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004..

C’est à trois reprises que Jacques Bouveresse refusera la Légion d’honneur, la dernière fois en 2010[19]Jacques Bouveresse, « Il ne peut être question en aucun cas pour moi d’accepter l’honneur supposé qui m’est fait », reproduction de la lettre envoyée à Valérie Pécresse, ministre de … Continue reading. On comprend qu’aucun ministre ne se soit essayé à la lui proposer depuis…

Toute sa vie, il se tiendra à l’écart des modes intellectuelles et des coteries parisiennes, suivant résolument son chemin sans se laisser intimider. Héritier du rationalisme des Lumières, il le défendit au moment où celui-ci était le plus attaqué (ou délaissé). Il a incarné une « autre philosophie française » – lui qui se disait « si peu français » philosophiquement[20]Jacques Bouveresse, « Pourquoi je suis si peu français », in Essais II. L’époque, la mode, la morale, la satire, Agone, 2001. –, prolongeant et enrichissant la valeureuse mais marginale tradition rationaliste hexagonale : Jean Cavaillès, Georges Canguilhem, Jules Vuillemin, Gilles-Gaston Granger et quelques autres. Ses propres élèves affermiront l’ancrage de la philosophie analytique en France.

Que dire de Jacques Bouveresse, l’homme ? Il était profondément humble et probe. La combativité critique de sa pensée contrastait avec la modestie de sa personne. Ceux qui l’ont côtoyé ont eu la joie de connaître un homme simple, abordable et prévenant. Son côté austère et ronchon, parfois intensément pessimiste, s’effaçait volontiers derrière une gentillesse malicieuse. Chaleureux dans la conversation, il était généreux de son temps, en particulier avec ses étudiants. Le café Le Sorbon de la rue des Écoles – situé à proximité de la Sorbonne et du Collège de France – en sait quelque chose…

Pour terminer sur une note personnelle, je dois en grande partie à Jacques Bouveresse – ainsi qu’à Alan Sokal et Jean Bricmont – ma « conversion rationaliste ». C’est la lecture au début des années 2000 de Prodiges et vertiges de l’analogie, avec celle d’Impostures intellectuelles, qui m’a orienté pour de bon sur la voie du rationalisme. Les quatre années (2006-2010) durant lesquelles j’ai suivi ses cours et séminaires le mercredi après-midi au Collège de France resteront un souvenir précieux.

Jacques Bouveresse est mort le 9 mai 2021 à Paris à l’âge de 80 ans. La raison a perdu l’un de ses plus fidèles serviteurs. Jacques Bouveresse était un grand maître de savoir et de méthode. Charge à nous de continuer à l’étudier, à le faire connaître, afin que la flamme de son « rationalisme satirique » poursuive son œuvre de sagesse. 

* Ce texte a été publié dans le numéro 337 (juillet-septembre 2021) de Science & pseudo-sciences, la revue de l’Afis(sur afis.org), que nous remercions de nous avoir permis de le reproduire. 

Références[+]

Références
↑1 Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat, Hachette Littératures, 1998, p. 64 (édition de poche en 2000). 
↑2 Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1993 (1921).
↑3 Gottlob Frege, L’Idéograhie. Un langage formulaire de la pensée pure construit d’après celui de l’arithmétique, Vrin, 1999 (1879).
↑4 « À voix nue : Bouveresse, philosophe à la recherche de la clarté », série d’entretiens en cinq parties diffusée sur France Culture du 7 au 11 février 2000 (la citation se trouve dans le 3e épisode). Sur franceculture.fr. 
↑5 Pascal Engel, La Dispute. Une introduction à la philosophie analytique, Les Éditions de Minuit, 1997. 
↑6 « Jacques Bouveresse : le philosophe des petits pas », propos recueillis par Catherine Portevin, Télérama, 3 février 1999. Sur telerama.fr.
↑7 Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 108.
↑8 Henri. Poincaré, La Valeur de la science, Flammarion, 1970 (1905), p. 162.
↑9 Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997 (nouvelle édition de poche en 2018).
↑10 Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Éditions Raisons d’agir, 1999.
↑11 Jacques Bouveresse, « Kurt Gödel : mathématiques, logique et philosophie », cours au Collège de France (2003-2006). Sur college-de-france.fr.
↑12 Collectif, « Analyse de la thèse de Madame Élizabeth Teissier », 15 avril 2001. Sur afis.org
↑13 Jacques Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, Éditions de l’Éclat, 1991 (édition de poche en 2015).
↑14 Pour une bibliographie assez complète, voir la rubrique « Œuvres » de la notice Wikipédia de Jacques Bouveresse.
↑15 Jacques Bouveresse, L’Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’Histoire, Éditions de l’Éclat, 1993 (nouvelle édition en 2005).
↑16 Jacques Bouveresse, Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Seuil, 2001.
↑17 Robert Musil, L’Homme sans qualités, tome 2, Points Seuil, 1982 (1932), p. 732 (nouvelle édition de poche en 2011).
↑18 Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004.
↑19 Jacques Bouveresse, « Il ne peut être question en aucun cas pour moi d’accepter l’honneur supposé qui m’est fait », reproduction de la lettre envoyée à Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, site Internet d’Agone, 26 juillet 2010. Sur agone.org. 
↑20 Jacques Bouveresse, « Pourquoi je suis si peu français », in Essais II. L’époque, la mode, la morale, la satire, Agone, 2001.
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Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines

Posté le 27 juin 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Humanisme, Laïcité, Matérialisme, Nos articles, Philosophie Laisser un commentaire
Propos recueillis par Pierre Gillis

Jacques Aron est un être humain protéiforme : architecte, artiste, enseignant, essayiste. Il met d’ailleurs les points sur les i dans une auto-présentation de 2015 : « Quiconque écrit ou s’adonne à une activité créatrice, qu’elle soit littéraire, philosophique, historique, ou graphique – l’architecture durant 40 ans, le dessin et le collage ensuite – entre en dialogue permanent avec d’autres hommes et se transforme à leur contact. »

J’ai voulu répondre à sa volonté de dialogue en le questionnant sur le thème qu’il explore avec persévérance depuis quelques années, celui des racines de l’antisémitisme moderne, tellement mal nommé à ses yeux. Contrairement aux poncifs contemporains qui dessinent un illusoire continuum millénaire entre les anciennes attaques de nature religieuse et théologique contre les Juifs – pensons à Luther –, les entreprises exterminatrices des nazis, et l’antisionisme des défenseurs de Palestiniens, Jacques Aron inscrit l’histoire de l’antisémitisme moderne, politique, dans celle des convulsions de l’Europe et de ses nations au tournant des xixe et xxe siècles. Son dernier livre, au centre de notre entretien, mérite une lecture attentive, dont l’entretien qui suit fournira, espérons-le, un avant-goût stimulant.

Pierre Gillis

PG — Le livre qui nous réunit ( Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états [1]Jacques Aron, Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 2021.) est le quatrième d’une série[2]Jacques Aron, Mythologies et réalités juives au commencement de l’Europe moderne. Huguenots et Juifs ou l’illusion rétrospective, Paris, L’Harmattan, 2018 ; L’an passé … Continue reading, dont il serait utile de toucher un mot.

JA — En effet. Je viens d’une famille qu’on dit, avec ou sans guillemets, d’origine juive, et c’est ce qui m’a amené à m’interroger sur la place de l’histoire et des mythes juifs dans le développement de la société européenne, voire occidentale, à partir de la Renaissance. On ne peut qu’être frappé par un écartèlement manifeste, typique de la condition juive : on peut se faire une image de cette condition à partir de ce qu’en disent des Juifs qui se revendiquent ou que l’on dit tels, à partir de leurs témoignages, que j’ai systématiquement recherchés ; mais par ailleurs, et quasi obsessionnellement, la mythologie juive fait office de base à l’interprétation la plus ancienne de la condition humaine, en toute généralité. Une faille profonde sépare ces deux points de vue. D’où toutes les références, y compris contemporaines, aux Saintes Écritures, à commencer par l’Ancien Testament, repris dans l’héritage chrétien et ses divers avatars, et par l’Islam, lui aussi éclaté par plusieurs schismes.

PG — Ton dernier livre nous amène, quant à la quête de témoignages que tu as poursuivie, à une époque moins éloignée, au tournant des xixe et xxe siècles, et aux trois extraordinaires documents que tu décortiques. Il s’agit de trois enquêtes, conduites respectivement en 1894, 1907 et 1932, à propos de l’antisémitisme, de sa nature et de sa perception. Les dates sont loin d’être anodines : la première suit de près les premières manifestations d’antisémitisme en Allemagne, la deuxième est un rien postérieure à l’émergence du mouvement sioniste, et la troisième est à peu de choses près contemporaine de la prise du pouvoir par les nazis. Première question : de telles enquêtes étaient-elles courantes à l’époque ?

JA — Courantes, certainement pas. Il s’agit d’une des premières enquêtes sociologiques – les plus anciennes datent de 1890, en France et en Allemagne. La première, celle de 1894, trouve d’ailleurs son inspiration, méthodologique en quelque sorte, dans une étude française, mais qui poursuit un but différent : elle n’a rien à voir avec l’antisémitisme. L’auteur de cette première enquête est un écrivain autrichien bien connu, Hermann Bahr, qui publie plusieurs interviews dans des journaux autrichiens de tendance libérale. L’antisémitisme est palpable dans le monde germanique de l’époque, pas seulement l’Allemagne, mais aussi l’Autriche-Hongrie. L’Allemagne est alors divisée entre protestants et catholiques, et l’antisémitisme suscite des positionnements variés, depuis une hostilité marquée jusqu’à une adhésion souvent justifiée par des raisons religieuses. L’antisémitisme politique naît peu avant la publication de l’enquête – politique au sens où ce dont il est question, c’est du statut des minorités religieuses juives en Allemagne. On comprend bien le caractère politique du débat à la lecture d’un grand historien de la Prusse protestante, Heinrich von Treitschke (1834-1896) ; celui-ci écrit déjà en 1880, après avoir lu une histoire des Juifs due à un autre historien, Juif, Heinrich Graetz, et fait le reproche à ce dernier de s’en tenir à un nationalisme juif, alors que selon lui, von Treitschke, les Juifs allemands devraient rester proches de leurs autres concitoyens. Ses reproches se cristallisent dans un slogan : « Les Juifs sont notre malheur ». Ce « malheur » tient à ce que « nous, Allemands », qui avons enfin compris en 1871 la nécessité de fonder un État global protestant ET catholique, sommes bloqués dans l’affirmation de notre identité nationale par ces Juifs récalcitrants.

PG — Avant de poursuivre l’examen de cette première enquête, je voudrais revenir sur un auteur que tu cites et qui la précède, à savoir Paul de Lagarde, de son vrai nom Paul Bötticher (1827-1891). Celui-ci va plus loin que von Treitschke, il désigne les Juifs comme boucs-émissaires, en visant précisément les difficultés religieuses à asseoir cette fameuse identité nationale.

JA — Lagarde est d’abord un théologien protestant, qui mute en politicien par la suite. Le courant qu’il représente trouve son origine dans l’occupation française de la Prusse par Napoléon, et dans la défaite de l’empire français. Un philosophe juif allemand qui a vécu la période de la Révolution française, Saul Ascher, avait bien pressenti le danger pour les Juifs, celui de se retrouver dans cette posture de bouc-émissaire, dans la mesure où les porteurs des aspirations à l’émancipation de Juifs étaient les occupants – et pas seulement symboliquement : c’est sous l’occupation française, en 1812, qu’est pris le décret d’émancipation des Juifs, inspiré par le décret français. Dès que l’Allemagne retrouve son indépendance, sous la forme d’une confédération très peu unifiée, les Juifs sont soupçonnés de vouloir diviser catholiques et protestants. Cette accusation prend corps en 1815, au sein d’associations estudiantines qui sont le fer de lance de ce mouvement. Sous la bannière de l’indépendance allemande, ces étudiants se revendiquent de Luther et du vieux fond anti-juif qui le caractérise. Saul Ascher écrit un livre tombé dans l’oubli, un pamphlet intitulé « La germanomanie[3]Jacques Aron, Saul Ascher, un philosophe juif allemand entre Révolution française et Restauration prussienne.  Suivi de : La germanomanie (1815) et La Célébration de … Continue reading » ; il y dénonce un nationalisme radical, protestant, très opposé à la tradition juive que l’on peut encore relier au christianisme.

PG — Les témoignages recueillis dans l’enquête de 1894 sont loin d’être aussi homogènes : on constate au contraire que ça part dans tous les sens, avec des prises de position dans le droit fil de celles de Paul de Lagarde, jusqu’à des affirmations philosémites.

JA — Dans tous les sens, en effet. Le mouvement antisémite apparaît dans des milieux chrétiens proches du christianisme social, un peu avant que le Pape Léon XIII ne publie son encyclique Rerum Novarum, et dans des milieux libéraux et socialistes, qui assimilent sommairement juifs et capitalistes. Ces prises de position dispersées, basées sur des rapprochements superficiels très peu analysés, appellent des réponses tout aussi éclatées, en provenance de milieux divers.

PG — Les réactions pointent dans des directions tout à fait variées, mais une boussole semble cependant s’imposer à tous les intervenants : la construction nationale allemande est au centre de l’échange, c’est le critère retenu par (presque) tous pour discuter la légitimité de l’antisémitisme – ou pour s’y opposer.

JA — Oui. La France, du point de vue de sa centralisation en tout cas, fait office de modèle pour tous ceux qui veulent doter l’Allemagne d’un État puissant, bien plus unifié que la confédération d’une trentaine de petits États disparates. L’Angleterre fascine moins : son organisation est orientée vers le développement de la grande industrie et du capitalisme, ce qui parle sans doute moins aux chantres de l’unité nationale. La victoire de 1870 sur l’ennemi traditionnel, la France, va permettre la réalisation de cette ambition, sous hégémonie prussienne. 

PG — Deuxième document analysé dans ton livre, l’enquête de 1907, dans un contexte bouleversé par l’apparition du sionisme. Elle est due à Julius Moses, médecin, Juif, plus tard député socialiste, déporté en 1942 au camp de Theresienstadt, où il mourra.

JA — Le sionisme est présent en 1907, et encore plus dans les années qui suivent immédiatement, juste avant la Première Guerre mondiale. Ce courant développe un autre nationalisme, un nationalisme juif, qui s’oppose clairement à la volonté d’intégration de la majorité des Juifs allemands. Quelques manifestes, qui s’adressent aux Juifs, en viennent à conseiller à ces derniers de cesser de s’imposer comme les meilleurs connaisseurs de la culture allemande – la culture allemande aux Allemands, la culture juive aux Juifs. Ce courant reste toutefois très minoritaire au sein de la judéité organisée en Allemagne. Je pense à la fondation en 1893 de la première association qui se destine à défendre les intérêts politiques d’une communauté religieuse juive, après les premières manifestations d’antisémitisme politique datant de 1879-1880. Remarquons que le terme antisémitisme est une aberration scientifique : on catégorise par rapport aux descendants de Sem, de Cham ou de Japhet, cités par la Bible, en acceptant l’idée qu’à travers les langues se transmettent les caractéristiques des peuples, en imaginant une fixation de ces traits qui finirait par relever de la biologie. Ces références seront plus tard mobilisées par les nazis, pour affirmer l’irrémédiable incompatibilité des races aryenne et sémite. La confusion est totale, et on n’en est pas sortis ! La génétique a « enrichi » le débat depuis lors, … en n’apportant rien de nouveau, si ce n’est la constatation de corrélations entre présences de quelques gênes, qu’on aurait de toute façon bien du mal à relier à l’orthodoxie juive.

PG — On a glissé vers le terrain de la troisième enquête, celle de 1932.

JA — Cette troisième enquête a pris la forme d’un livre, à l’initiative d’un éditeur à la recherche d’un coup fumant. Il a décidé de publier toutes les opinions qu’on pouvait entendre à propos des Juifs et de l’antisémitisme, dans un temps où tout avait cours, et où les points de vue étaient souvent extrêmement tranchés. On y trouve des partisans résolus de l’antisémitisme, des adversaires tout aussi décidés, et un marais, plus difficile à cerner – je soupçonne l’éditeur d’avoir intégré ce « centre » pour les besoins de la construction de son enquête, pour présenter un spectre d’opinions continu. On y trouve donc des nazis assumés, porte-parole du NSDAP, deux députés au Reichstag, dont un aristocrate assez étonnant, Ernst von Reventlow, peu connu par ailleurs. Il partage ainsi le sort de quelques autres : dans les études historiques consacrées aux personnalités nazies, on a focalisé les recherches sur ceux qui ont été condamnés à Nuremberg ; les autres, en particulier ceux qui sont morts avant, sont généralement tombés dans l’oubli – pas jugés, pas étudiés. Ce comte von Reventlow est un intellectuel de haut vol, très influent sous l’empire, très écouté par les milieux qui gravitent autour de Guillaume II ; il a, par exemple, produit une analyse à chaud de la guerre russo-japonaise du début du xxe siècle. Il sera une figure importante du nazisme, au sens où il apporte au national-socialisme le soutien de milieux nationaux conservateurs. L’autre député nazi qui s’exprime est Gottfried Feder, expert en économie du régime. Il est vraisemblable que leur discours ait eu l’aval de Hitler, qui contrôlait déjà beaucoup de choses en 1932. Ils avancent que les peuples juif et allemand sont incompatibles, que les Allemands ne seront un grand peuple et une grande nation que quand ils auront pu se débarrasser des Juifs, mais « nous n’allons pas offrir aux Juifs la faveur d’un pogrom » – conviction authentique ou habileté tactique, difficile de trancher : « Nous sommes des êtres civilisés, cette expulsion des Juifs du corps de la nation allemande doit se faire de manière civilisée ». 

Le dirigeant sioniste Robert Weltsch contribue aussi au livre. A l’autre extrémité du spectre politique, on trouve dans le volume une position officielle du comité central du KPD, le Parti communiste allemand. Rien de tel de la part du Parti social-démocrate, ni des milieux libéraux, mais des personnalités représentatives de ces milieux s’expriment à titre personnel. Elles seront d’ailleurs rapidement ciblées par les SA. Un député socialiste sera agressé une première fois, puis poignardé par ces SA, n’échappant que de peu à la mort. Cet attentat provoquera des réactions indignées, notamment dans les milieux chrétiens à Cologne, milieu d’où émergera le futur chancelier Konrad Adenauer – à Cologne, le courant catholique s’était rapproché de la social-démocratie. En dehors de ces réponses en provenance de milieux politiques, des intellectuels réputés interviennent, en particulier Heinrich Mann, qui s’oppose résolument à l’antisémitisme. Son frère Thomas avait pour sa part participé à l’enquête de 1907. Heinrich Mann préside l’Académie prussienne à l’époque ; il en sera chassé dès la prise du pouvoir par les nazis, qui y placeront systématiquement leurs créatures, en science, en philosophie, en littérature…

PG — On aura compris, en balayant rapidement les réponses aux enquêtes, que le point-clé pour les antisémites, c’est l’obstacle que les Juifs constitueraient en vue de l’homogénéisation de la nation. Les enquêtes sont allemandes, même si les consultés ne le sont pas tous – en particulier, on y découvre en 1894 les délires d’Edmond Picard, qui n’a rien à envier à ses homologues germaniques. Peut-on appliquer ce schéma (les Juifs comme obstacle incontournable à la constitution de la nation) aux antisémitismes d’autres pays européens ? Je pense à la France, que l’affaire Dreyfus avait enflammée.

JA — Absolument pas. L’antisémitisme français est lié au colonialisme, et en particulier à la situation particulière de l’Algérie, territoire français dès 1830. Dans ce cas, la confusion créée par le terme sémite joue pleinement : Juifs et Arabes sont des sémites, et appartiennent donc à la même catégorie ethnique, on les met dans le même paquet. Or, les Juifs algériens sont citoyens français ; le danger, aux yeux de quelqu’un comme Edouard Drumont (1844-1917), porte-voix de l’antisémitisme français et député d’Alger, dont Picard se réclamera, serait que cette qualité de citoyen soit élargie aux Arabes algériens.  Or, si les Juifs algériens ont très vite vu l’intérêt de la citoyenneté française, du point de vue de la promotion sociale à laquelle elle ouvrait la porte, les Arabes ne sont pas demandeurs, comme l’ont déclaré les autorités islamiques algériennes, interrogées à ce sujet à l’époque par les représentants de la communauté juive. Les Arabes algériens ne souhaitent pas être Français ; ce refus peut se lire, d’une part, comme une forme de fidélité aux combats contre l’armée française de l’émir Abdelkader (1808-1883), et, d’autre part, comme une anticipation du combat national qui débouchera sur la Guerre d’Algérie, dans les années 50 du xxe siècle. L’affaire Dreyfus est un épiphénomène qui va se greffer sur cet antisémitisme lié à l’Algérie, et il se nourrit de la crainte que ce qui se passe en Algérie ne s’étende au Maroc, où il y a beaucoup plus de Juifs, le Maroc étant aussi moins une colonie de peuplement que l’Algérie. L’affaire Dreyfus n’est possible, en 1894, que parce que l’antisémitisme lui préexiste déjà sous une forme virulente. Picard a écrit son livre Synthèse de l’antisémitisme deux ans avant l’affaire Dreyfus, et après un voyage au Maroc au cours duquel les Belges s’efforcent de vendre des chemins de fer au Sultan. Il dresse dans son livre un portrait extrêmement méprisant des Juifs marocains, nettement plus dépréciateur que celui qu’il fait des Marocains musulmans, et s’inquiète beaucoup de l’éventualité que les 250 000 Juifs marocains accèdent à la citoyenneté française (alors que les Juifs algériens ne sont que 35 000). L’expansion de cet antisémitisme a préparé l’opinion publique française à accepter l’idée qu’un officier juif français puisse trahir, faisant même douter certains, Juifs et socialistes, qui se ressaisiront et deviendront dreyfusards. Le climat est en place : le Juif est non national, intéressé par l’argent, prêt à se laisser soudoyer. L’antisémitisme français s’inscrira dans un courant fondamentaliste conservateur plus général, qui entend bien régler ses comptes avec l’héritage de la Révolution de 1789. En 1889, à l’occasion du centenaire de la Révolution, les librairies parisiennes débordent de pamphlets antisémites – encore une fois, avant l’affaire Dreyfus, il ne faut pas traiter la chronologie avec désinvolture.

Il convient de relever un autre élément qui différencie les antisémitismes français et allemand. Le décret d’émancipation prussien des Juifs, celui de 1812, ne reconnaît qu’une communauté religieuse, qui va alors être amenée à s’organiser de manière indépendante, à l’instar des protestants et des catholiques, dotée de son propre financement. Ce mécanisme est toujours d’application aujourd’hui en Allemagne : on déduit de ses impôts les sommes consacrées au financement de sa religion. Les conséquences de ces choix légaux sont considérables ; d’abord, puisque ces contributions sont communiquées au fisc, et donc consultables, on sait que la communauté juive est en moyenne nettement plus riche que ses homologues catholique et protestante. Dans leur volonté d’être reconnus, les Juifs allemands vont se lancer dans une espèce de surenchère architecturale, en érigeant de gigantesques synagogues susceptibles de faire pièce aux grandes cathédrales. A Berlin, c’est ainsi une synagogue capable d’accueillir trois mille fidèles qui voit le jour, de style mauresque, avec une magnifique coupole dorée – elle est d’ailleurs toujours présente dans le paysage berlinois. Von Treitschke en tirera argument pour valider l’incompatibilité entre cultures juive et allemande : qu’est-ce que notre culture a à voir avec les Maures ? D’où aussi son slogan que j’ai cité précédemment, « les Juifs sont notre malheur », au sens, je le rappelle, où cette minorité religieuse ne se laisse pas dissoudre dans l’unité nationale. Les nazis s’empareront du slogan, ils le feront figurer en manchette de chaque numéro du journal de Julius Streicher, Der Stürmer, en lui donnant une signification qui n’était pas du tout celle pensée par l’historien libéral prussien qu’était von Treitschke. Au point qu’en Allemagne, on débaptise aujourd’hui les rues « von Treitschke », lui faisant porter une responsabilité dans la montée de l’idéologie national-socialiste. C’est un contresens, et cela n’améliore certainement pas notre compréhension de l’Histoire.

J’ai été surpris, en découvrant cette enquête de 1932, qu’aucun auteur français ne la cite, et le livre n’est d’ailleurs pas beaucoup plus connu en Allemagne. C’est le résultat de la manière dont le régime nazi est présenté un peu partout, et surtout dans l’enseignement : c’est un régime criminel, bien sûr, dont le crime principal, qui occulte en quelque sorte tous les autres, serait le génocide des Juifs. Ce crime est massif et horrible, mais le régime nazi est coupable d’autres méfaits dont on ne parle presque plus. L’écriture de l’Histoire est lacunaire, et on se contente de parallèles superficiels.

PG — A coup sûr, une accusation à laquelle échappe ton travail, qui s’efforce de replacer systématiquement le développement de l’antisémitisme allemand dans son contexte, celui de la construction de l’identité nationale. Mais je voudrais te pousser à expliciter le lien entre ce travail d’éclairage historique et le titre que tu as choisi : « Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines ».

JA — En France, la séparation des Églises et de l’État a été menée à bien, débouchant sur les lois de 1905, ce qui n’empêche par ailleurs pas la survivance de courants politiques qui ne se résolvent pas à cette séparation, et regrettent la rupture du lien avec la religion présentée comme source exclusive de la morale.

La situation est très différente en Allemagne, où ce lien n’a jamais été rompu. En 1840, Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, rêve d’établir une constitution pour la trentaine d’États, petits et grands, réunis dans la Confédération germanique, et il est convaincu qu’un État national allemand doit être germano-chrétien. Cette conviction reste très présente aujourd’hui, et se retrouve dans les tentatives, soutenues par une partie des chrétiens-démocrates allemands, de faire de ses origines chrétiennes une valeur fondatrice pour l’Europe. État germano-chrétien, soit, mais catholique ou protestant ? Ou encore foyer d’une Église nationale, germanique, précisément ce que les nazis ont voulu faire, pour des raisons politiques, entreprise qu’ils ont effectivement amorcée ? 

En prenant un peu de recul, il n’est pas difficile de constater que le nombre des Églises équivaut, grosso modo, à celui des États nationaux, malgré l’affirmation souvent répétée par les mouvements nationaux qu’il n’y a qu’un seul Dieu, « à nos côtés ». La reine d’Angleterre est la patronne de l’Église anglicane, mais il existe une Église écossaise, une irlandaise, et, actualité toute chaude, les Églises orthodoxes russe et ukrainienne sont résolument nationalistes. Chaque mouvement national éprouve le besoin de se faire protéger et bénir par un Dieu national. L’Islam a connu des phénomènes comparables, avec la scission entre sunnites et chiites, et ce dès que la descendance du Prophète s’est diversifiée. L’expression « religion nationale » n’est pas excessive.

PG — A te lire, on comprend même que la reprise de discussions théologiques, au xixe siècle, autour de la filiation plus ou moins acceptée ou plus ou moins revendiquée entre judaïsme et christianisme n’est pas étrangère à l’éclairage politique de l’antisémitisme moderne.

JA — Ce mixte religion-politique est profondément enchevêtré en Allemagne. Le conservatisme prussien, celui qui préconise l’État germano-chrétien, se nourrit des écrits d’un penseur juif converti au protestantisme, Julius Stahl, c’est son nom de plume : son patronyme est Jolson, et il s’est souvent exprimé dans la Kreuzzeitung, l’organe du conservatisme prussien, dont il est le théoricien. Il nous a laissé un traité soutenant l’établissement d’un État germano-protestant, dont s’inspireront les créateurs du deuxième Reich, celui d’après 1871. Le philosophe Constantin Brunner fait à ce propos une remarque intéressante : le rôle de Julius Stahl, que Brunner analyse en détail, est un exemple probant du degré d’intégration des Juifs allemands – très poussé, en l’occurrence – dans tous les courants de la vie politique en Allemagne, aussi contradictoires soient-ils. Il y a même eu un courant juif nazi, revendiqué comme tel par des Juifs orthodoxes allemands ; il n’a disparu que sous la pression violente de l’antisémitisme forcené des SA, dans les rues avant d’être institutionnalisé.

Toujours est-il que ce mélange religion-politique, l’Allemagne n’en est pas vraiment sortie, et elle n’en sortira sans doute pas tant que la manière dont elle considère les religions se maintiendra. Après la fin du régime nazi, on a vu s’affirmer des « Juifs allemands » – Juif au sens religieux, et l’ordre des termes est important : leur identité est d’abord religieuse, et ensuite nationale. Ils aimeraient imposer quelques concepts orthodoxes, comme la primauté de la mère dans la transmission, notamment aux « Juifs » allemands incroyants. Cependant, les croyants et les incroyants se retrouvent au sein d’organes politiques communs lorsque leurs intérêts apparaissent comme menacés. Il existe un Conseil central des Juifs en Allemagne qui s’exprime au nom de l’ensemble des Juifs, croyants ou pas, et auquel les conséquences du génocide confèrent un poids non négligeable. La représentativité de ce Conseil s’appuie sur le recensement de ceux qui paient leur impôt religieux à la communauté juive, qui s’en sert pour payer des synagogues, nouvelles parfois, ou en reconstruisant celles qui avaient été incendiées lors de la nuit de cristal en 1938. Nouvelles aussi, dans la mesure où la communauté juive décimée par le nazisme s’est reconstituée et accrue avec l’arrivée massive de nouveaux adhérents originaires de l’ex Union soviétique, à partir des années 90. En attendant les effets potentiels de la guerre en Ukraine… 

Les événements actuels poussent à relire l’Histoire, et à la réinterpréter. Pour s’en tenir à l’Ukraine, elle fut toujours au centre de conflits stratégiques depuis le Moyen-Âge, et les frontières qui la séparent de ses voisins se sont constamment déplacées. Les statues de Léopold II sont chez nous badigeonnées en rouge, pour dénoncer le colonialisme ; simultanément, au centre de Kiev, trône la statue de Bogdan Khmelnitsky, érigé en héros national alors qu’il fut le plus grand massacreur de Juifs du xviie siècle. C’est suite à ces massacres qu’a émergé le dernier grand mouvement messianique juif avant le sionisme. Cela n’empêche que les allusions de Poutine à la lutte contre le nazisme passent mal dans notre opinion publique. A Berlin, d’aucuns ont souhaité abattre le gigantesque monument, dans Treptower Park, qui célèbre la défaite de Hitler et la victoire de l’armée rouge, en 1945 ; cette sculpture glorifie un soldat soviétique sauvant un enfant – et ces courants n’ont peut-être pas dit leur dernier mot…

L’heure est ainsi à une relecture totale de l’Histoire, récente et moins récente. J’espère que cette relecture permettra, dans la foulée, de se repencher sur l’articulation nation/religion, notoirement très forte, malgré les surprises que le déroulement de cette Histoire nous a parfois réservées. Ainsi, l’Italie, dont nous n’avons pas parlé, a bâti son unité nationale contre l’Église et contre le Vatican, alors que son peuple est (ou était) profondément catholique, et croyant. Et la défaite de la papauté, la réduction de l’État du Vatican à la portion congrue, est la conséquence de celle de Napoléon III face à la Prusse, alors que Napoléon le Petit, pas plus catholique que ça, était prêt à s’engager militairement pour soutenir le Vatican, contre les tenants du Risorgimento.

L’examen de ces interactions est passionnant, mais terriblement difficile à conduire, dans la mesure où les intérêts des acteurs des conflits contemporains se relient, peu ou prou, à ceux des protagonistes engagés dans ces événements passés. La notion de connaissance objective ne s’est pas imposée en sciences humaines, les concepts qui y sont à l’œuvre manquent cruellement de rigueur et d’objectivité. Nous sommes donc loin d’être capables de nous extraire des confrontations interculturelles, dans une perspective qui se voudrait extraterritoriale. En attendant, je préfère appliquer mon esprit critique au recueil et à la remise en évidence des témoignages de personnalités qui furent impliquées dans des confrontations avérées, question d’éviter leur embrigadement anachronique dans les réécritures d’aujourd’hui. C’est la démarche qui m’a guidé dans ma quête des racines de l’antisémitisme politique.


Références[+]

Références
↑1 Jacques Aron, Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 2021.
↑2 Jacques Aron, Mythologies et réalités juives au commencement de l’Europe moderne. Huguenots et Juifs ou l’illusion rétrospective, Paris, L’Harmattan, 2018 ; L’an passé à Jérusalem. Le destin d’Israël en diaspora, Paris, L’Harmattan, 2019 ; Le socialisme, l’antisémitisme et les imbéciles. Pour en finir avec une chimère : la race maudite des Juifs, Paris, L’Harmattan, 2020.
↑3 Jacques Aron, Saul Ascher, un philosophe juif allemand entre Révolution française et Restauration prussienne.  Suivi de : La germanomanie (1815) et La Célébration de Luther sur la Wartburg (1818), adaptés et annotés par J. A. Paris, 2017, L’Harmattan.
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La Confession complexe d’Edgar Morin

Posté le 27 juin 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Nos articles Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession logique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1]Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario … Continue reading, un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie ou pire – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris, sociologue et philosophe. Il est connu comme auteur d’une série d’ouvrages[3]Edgar Morin est l’auteur de nombreuses publications qui constituent un ensemble fondateur d’une pensée de la pensée complexe. Voir notamment : Edgar Morin – catalogue.. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’ensemble de l’œuvre d’Edgar Morin et en particulier à son dernier ouvrage : Leçons d’un siècle de vie[4]Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Paris, Denoël, 2021, 147 p..

Bonjour, Monsieur Edgar Nahoum ou Morin. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[5]OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Edgar Nahoum, dit Edgar Morin, né le 8 juillet 1921 à Paris.

Je suis en effet Edgar Nahoum à l’état-civil ou Edgar Morin pour tout ce qui touche à mes publications ; c’est sous ce nom que le public me connaît. Avant d’aller plus loin, je voudrais faire un préambule à cet interrogatoire que vous nommez confession. J’insiste : je n’ai rien à confesser et je n’ai pas plus le goût de l’autocritique, qui est la version athée de la confession. Il y a trop de vilaines traces dans l’Histoire de l’humanité. Ce préambule est celui de mes Leçons d’un siècle de vie et j’y tiens :

Qu’il soit entendu que je ne donne de leçons à personne. J’essaie de tirer les leçons d’une expérience séculaire et séculière de vie et je souhaite qu’elles soient utiles à chacun, non seulement pour s’interroger sur sa propre vie, mais aussi pour trouver sa Voie. 

Comment vous percevez-vous vous-même ?

Qui suis-je ? Je réponds : je suis un être humain. C’est mon substantif. Mais j’ai plusieurs adjectifs : je suis français, d’origine juive sépharade, partiellement italien et espagnol, amplement méditerranéen, européen culturel, citoyen du monde, enfant de la Terre-patrie.

Tant d’identités, comment est-ce possible ?

C’est le cas commun. Chacun a l’identité de sa famille, celle de son village ou de sa ville, celle de sa province ou de son ethnie, celle de son pays, enfin celle plus vaste de son continent. Chacun a une identité complexe, à la fois une et plurielle. Vous y compris.

Oui, mais vous, à titre individuel, qui êtes-vous Monsieur Morin ?

Comme chacun, je suis unique et en même temps, j’ai de multiples identités. Ainsi, pendant la Résistance, sur ma carte d’identité, pour la concierge et les policiers, j’étais Gaston Poncet ; pour mes camarades de la Résistance, j’étais Morin ; et pour ma famille, j’étais Nahoum. Il s’agissait de ne pas l’oublier, sinon, les conséquences se faisaient sentir. Tenez, sous l’Occupation, j’étais allé voir une prostituée et dans l’hôtel, plein d’Allemands, au moment crucial, je me suis rendu compte que j’étais circoncis ; je fus épouvanté et la dame n’a rien pu faire pour moi ; je suis parti la queue entre les jambes. Nahoum avait chassé Morin.

Pour ce qui est de la religion, que pouvez-vous m’en dire ?

Dans la famille, nous sommes peu croyants. Je ne parlerai donc ni de Dieu, ni de religion ; je me référerai plutôt à une conscience juive. Mon grand-père maternel, Salomon Beressi, était libre penseur et nous enseignait une morale sans Dieu. On m’a circoncis sans me demander mon avis et d’ailleurs, sans que je le sache. Ainsi : laïcs, on était juifs. À l’école, dans ma classe, il y avait des catholiques, des protestants, cinq juifs et des enfants de libres penseurs. C’est là que j’ai découvert que j’étais juif. L’antisémitisme, je l’ai rencontré plus tard dans la presse de droite et au temps de Vichy. Ma conscience a connu des variations au long de ma vie ; elle s’est diluée dans une conscience politique humaniste, antifasciste et antistalinienne. Tout en reconnaissant mon ascendance juive, je me définis comme fils de Montaigne et de Spinoza, ce philosophe anathémisé par la synagogue. Pour ce qui est de la foi, j’ai foi en la Terre-mère.

Ah, je vois que vous avez été marié ; que pensez-vous de la famille ?

La famille est prise dans les filets de la complexité. En résumé : j’ai été marié quatre fois et j’ai eu deux filles.

Philosophiquement, comment vous situez-vous par rapport à l’Immensité ?

Il y a cent ans, parmi trois cents millions de spermatozoïdes, un seul a pénétré dans un ovule et l’a fécondé. Je ne suis pas seulement une minuscule partie d’une société et un éphémère moment du temps ; tout en étant à l’extérieur de moi, la société en tant que Tout est à l’intérieur de moi, le temps passe en moi, l’espèce humaine vit en moi. La vie, phénomène terrestre, est en moi ; tout le monde physique et l’histoire de l’univers me traversent dans le même moment où je les traverse. C’est le paradoxe de la vie : je suis un Tout pour moi, tout en n’étant quasi rien pour le Tout. Chacun de nous est un microcosme complexe, qui intègre le tout et qui y est intégré. Avoir conscience de ça aide beaucoup à la santé mentale.

À propos de santé mentale, n’avez-vous jamais rencontré la croyance ? N’avez-vous pas rencontré la foi ?

La croyance en un être supérieur et en une création « intelligente », je ne l’ai jamais eue. J’ai, avec grande conviction, eu foi dans une croyance terrestre : le communisme. Entré à vingt ans en Résistance et en communisme, j’ai connu le doute à l’égard du second dès la Libération puis, le rejet réciproque en 1951 ; je fus alors, pour parler en vos termes, à la fois apostat et excommunié. Mon appartenance au Parti avait duré dix ans, au cours desquels j’avais vu comment l’Appareil pouvait transformer un brave en lâche, un héros en monstre, un martyr en bourreau. C’est le sens de mon livre ironiquement intitulé : Autocritique[6]Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, réédition 2012, 328 p.. Dans ce détournement de l’exercice tristement célèbre de confession publique que le pouvoir soviétique exigeait de ceux dont il entendait se débarrasser, je ne me suis pas contenté de dénoncer le dévoiement d’une idéologie. En élucidant le cheminement personnel qui m’avait conduit à me convertir à la grande religion terrestre du XXᵉ siècle, je me suis délivré à jamais d’une façon de penser, juger, condamner, qui est celle de tous les dogmatismes et de tous les fanatismes. Il y a un lien très fort entre l’incroyance radicale et l’absence de foi.

Ne pensez-vous pas qu’il y a une sorte de détermination du monde, du devenir, du destin ?

Toute vie est navigation dans un océan d’incertitude. La vie est, dès la naissance, imprévisible : nul ne sachant ce qu’il adviendra de sa vie affective, de sa santé, de son travail, de ses choix politiques, de sa durée de vie, de l’heure de sa mort. Quant à l’Histoire, c’est pareil : outre les ambitions, les rapacités, les cupidités, elle vit d’absurdité. « It is a tale told by an idiot, full of song and fury, signifying nothing », disait Macbeth[7]William Shakespeare, Macbeth, Acte V, Scène V, 26-28. « Un conte conté par un idiot, plein de bruit et de furie, ne signifiant rien. » et sur ce point, il n’avait pas tort. Une des grandes leçons de ma vie est que j’ai cessé de croire en la pérennité du présent, en la continuité du devenir, en la prévisibilité du futur. Ceci a une signification fort claire en ce qui concerne l’organisation du monde, laquelle ne se détermine qu’a posteriori, par constatation de faits et j’ajoute : pour autant qu’il y ait quelqu’un pour la constater et l’énoncer. Cette impossibilité d’éliminer l’aléa du monde, l’incertitude de nos destins, l’inattendu rend notre vie incertaine et écarte la possibilité d’un plan, d’une détermination, d’une destinée, d’un destin, d’un dessein.

Alors, dit l’Inquisiteur, pour vous, que signifie vivre ?

Vivre ? Vivre a un double sens : le premier est être en vie, exister, se maintenir en vie, survivre ; le second est conduire sa vie, ses chances, ses risques, ses bonheurs, ses malheurs. Ainsi, la survie est nécessaire pour faire vivre la vie. Prenons ma vie. Mon père ne m’a donné aucune culture, aucune conviction religieuse, politique ou éthique. J’ai donc cherché tout seul. J’étais spontanément animé par les questions fondamentales posées par Kant : Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Il me fallait connaître les réalités humaines.

Et l’homme, justement, et le Salut ? demande l’Inquisiteur.

L’homme, comme l’univers où il vit, comme sa pensée, est complexité. À l’homme rationnel, constructeur, faiseur, créateur de biens, de richesses, il faut ajouter un autre plan de la vie humaine où apparaissent la passion, la foi, le mythe, l’illusion, le délire, le jeu. Cette complexité s’exprime par une série de bipolarités : homo sapiens et homo demens (sage et délirant), homo faber et homo fidelis, credens, religiosus, mythologicus (faiseur et croyant) ; homo œconomicus (économique, profiteur, producteur de richesse) et homo ludens (joueur) – homo liber (libre, gratuit). La vie de l’homme est un art incertain où tout ce qui est passion, pour ne pas succomber à l’égarement, doit être surveillé par la raison et où toute raison doit être animée par une passion, à commencer par la passion de connaître. Ainsi, pour concevoir l’Histoire, il faudrait faire copuler Shakespeare avec Marx et je pense que John Florio, cet Italien d’origine juive né en Angleterre, a été l’inspirateur des pièces de Shakespeare pour qui tout Salut est absent[8]John Florio (Londres, 1553 – Fulham près de Londres, 1625), connu également sous son nom italien de Giovanni Florio, est attesté comme traducteur en anglais de Montaigne et de Boccace ; … Continue reading.

Et le Monde ?

Dans notre univers, tout ce qui a quelque consistance est un système. L’atome est un système. Les molécules, les astres, les êtres vivants, les sociétés sont des systèmes ; un système est une chose pour laquelle le tout est à la fois plus ou moins que la somme des parties. Tout système vivant est auto-organisateur, et même auto-éco-organisateur ; un organisme qui vit, travaille et dépense de l’énergie, qui dépend donc de son environnement pour son approvisionnement en énergie et son organisation. À la différence d’une conception déterministe qui n’envisage que l’ordre et une causalité induisant des effets nécessaires, des invariances, des stabilités, des régularités, il y a des aléas, des accidents, des ruptures, des irrégularités. Notre univers vit entre l’ordre et le désordre. La Terre dans son histoire témoigne d’une organisation qui a utilisé le désordre pour progresser et qui a frôlé la destruction en raison du désordre[9]Edgar Morin, Le Contrebandier d’une pensée complexe, Entretien, in Revue Natures, Sciences, Sociétés, 1996, 4 (3), pp. 252-257.. Une telle conception frappe de nullité toute tentative de prévoir le futur et dévoile la folie de croire qu’on puisse substituer une prospective à la prédiction des prophètes ou des astrologues. Le futur serait très aisé à prédire si l’évolution dépendait d’un facteur prédominant et d’une causalité linéaire. L’évolution n’obéit ni à des lois ni à un déterminisme prépondérant, l’évolution n’est ni mécanique ni linéaire : il n’y a pas un facteur dominant qui commande l’évolution. Il nous faut, au contraire, partir de l’ineptie de toute prédiction fondée sur une conception évolutive aussi simpliste[10]Edgar Morin, Où va le monde ?, Edgar Morin – 1981 ; Paris, Éditions de l’Herne, 2011, 54 p..

Que dites-vous de l’origine, de la création du monde ?

À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse[11]Edgar Morin, in Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.. C’est tout le sens de la complexité.

Qu’en est-il de la croyance que tant d’hommes partagent ?

Les croyances sont des rêves éveillés ; elles véhiculent des silhouettes de vérités, elles agitent des simulacres de réel, elles projettent dans le futur incertain de fausses certitudes, elles dessinent les avenirs de l’espoir, taillés dans de la brume évanescente. Héraclite disait ainsi : « Éveillés, ils dorment », ce sont des somnambules. Les croyants ont des rêves éveillés et ces rêves-là brouillent la réalité ; ils la réduisent à des formes vagues, insaisissables, impalpables et en effacent les traits et les nuances ; il ne reste plus que des squelettes qui dansent une danse de mort. Pa les dogmes, les mots d’ordre, les unicités de récits, il s’agit de ramener le monde à une étrange et écrasante simplicité. C’est la domestication de la pensée, de la réflexion, du savoir et in fine, de la liberté de l’être et de la vie. Les prédateurs de conscience sont des simplificateurs ; ces rassembleurs sont des chiens de garde des troupeaux. Ils prêchent, ils instituent, ils intiment, ils interdisent, ils imposent des mutilations, ils élisent des alimentations ; il s’agit de façonner les consciences jusqu’au travers du corps ; il s’agit de réguler, d’instaurer des règles unifiantes ; c’est la célèbre et militaire injonction : « Je ne veux voir qu’une seule tête », celle du Guide, celle de Dieu qui est son masque. C’est le discours, le propos, la propagande de la non-pensée qui élimine l’homme en l’homme. Face à ça et à ceux-là, il s’agit de faire émerger les complexités humaines si ignorées par ces simplismes, ces unilatéralismes, ces dogmatismes.

On a connu le cas de non-croyants qui perçurent une illumination ; qu’en dites-vous ?

On connaît les cas du dénommé Saül, alias Paul et du débauché Augustin, qui ont eu une illumination et ont sombré dans la croyance. C’est arrivé à l’athée Paul Claudel, atteint par la grâce, à Charles Péguy et à d’autres encore. Ainsi, les hommes sont possédés par les mythes, les religions, les idéologies, qui, produits de l’esprit humain, deviennent maîtres et dominateurs et exigent adoration et sacrifices.

N’avez-vous pas été croyant vous-même ?

À un moment de ma vie, j’ai été croyant et j’ai suivi un chemin de conversion et j’ai été converti au communisme – c’était au temps de la guerre contre le nazisme. Mes espoirs d’avenir radieux se sont effondrés progressivement. Après ma conversion, ma « déconversion » fut un travail de conscience qui m’a rendu pour toujours allergique aux fanatismes et aux sectarismes. J’ai donc vécu dans un univers religieux absolutiste, qui, comme toute religion, a eu ses saints, ses martyrs et ses bourreaux. C’est un monde qui rend halluciné, qui dégrade et détruit parfois les meilleurs. Mon séjour de six ans en Stalinie m’a éduqué sur les puissances de l’illusion, de l’erreur et du mensonge historique. Depuis, je me suis converti à l’autonomie politique totale.

Que signifie cette autonomie politique totale pour la vie quotidienne ? D’où vous vient-elle ?

Cette autonomie politique totale ne peut pas survivre sans écho dans les autres champs de la vie humaine. Ce scepticisme à l’égard des croyances, quelles qu’elles soient, je l’avais pêché dans la littérature, chez les écrivains, qui, soit dit en passant, sont des chercheurs de complexité et des baroudeurs de l’esprit ; cette complexité de conception du réel humain, je l’ai trouvée chez Anatole France, Montaigne, Rolland, Montesquieu, Voltaire, Diderot, Rousseau, Hugo et bien d’autres. Ainsi, je n’ai pu ni voulu échapper à la multipolarité humaine ; j’ai essayé d’intégrer en moi la rationalité et de la lier à la poésie de la vie. Je suis faberen bâtissant la pensée complexe ; je suis religionis – j’ai eu pendant cinq ans la foi dans le salut terrestre par le communisme et j’ai gardé ma religion de la fraternité et de la Terre-patrie ; je suis œconomicus (sans jamais aimer l’argent) – j’ai gagné ma vie par mon travail ; je suis ludens – j’adore jouer, plaisanter, blaguer et je suis liber – par la gratuité de mes actions.

Cependant, il y a la mort : qu’en penser ?

Pour moi, la question s’est posée d’emblée, lors de mon premier travail important, L’Homme et la Mort[12]Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, 352 p.. Quiconque s’interrogeait sur les attitudes humaines à l’égard de la mort dans les années cinquante à soixante était renvoyé au mieux à quelques traités philosophiques. Il n’y avait ni thanatologie, ni science de la mort. Il n’y avait rien. Il m’a fallu puiser dans la littérature ethnographique, me plonger dans les coutumes et rites funéraires, prélever dans la psychologie de l’enfant la découverte de l’idée de mort, me tourner vers la psychanalyse, sonder l’histoire des religions, m’attaquer au christianisme, aller à la philosophie de l’Antiquité (qui récuse l’immortalité) jusqu’au traitement de la mort par Heidegger ou Sartre. J’ai été amené à noter les changements de conception, dus notamment au recul des religions et au développement de la laïcité, à considérer l’époque contemporaine qui s’efforce d’effacer la mort. La mort, particularité biologique propre à tous les êtres vivants, différencie radicalement les humains des animaux puisque les premiers, dès les origines, laissent le témoignage de conceptions qui envisagent des formes de survivance, au-delà de la décomposition du cadavre. J’ai dû, pour y parvenir, sillonner du biologique au mythologique. Finalement, la mort est un élément du tout qu’est la vie, elle fait partie de la vie. Son avenir est déjà dans le passé et dans le présent de la vie. La mort vit dans la vie, elle l’achève et la conclut.

On vous a dit « contrebandier ». Quel est votre avis ?

On a dit que je suis un contrebandier d’une pensée complexe : je ne pense pas que ce soit faux, mais cette position sociale qu’implique l’image du contrebandier a été la mienne dans bien des domaines de ma vie. Finalement, je suis assez fier d’être à plus de cent ans, un contrebandier de la vie.


Références[+]

Références
↑1 Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev
↑2 Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).
↑3 Edgar Morin est l’auteur de nombreuses publications qui constituent un ensemble fondateur d’une pensée de la pensée complexe. Voir notamment : Edgar Morin – catalogue.
↑4 Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, Paris, Denoël, 2021, 147 p.
↑5 OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.
↑6 Edgar Morin, Autocritique, Paris, Le Seuil, 1959, réédition 2012, 328 p.
↑7 William Shakespeare, Macbeth, Acte V, Scène V, 26-28. « Un conte conté par un idiot, plein de bruit et de furie, ne signifiant rien. »
↑8 John Florio (Londres, 1553 – Fulham près de Londres, 1625), connu également sous son nom italien de Giovanni Florio, est attesté comme traducteur en anglais de Montaigne et de Boccace ; éminent linguiste, il est depuis des années considéré comme l’auteur des pièces de William Shakespeare – voir à ce sujet, Lamberto Tassinari : « John Florio, alias Shakespeare », Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau, 2016, 384 p.
↑9 Edgar Morin, Le Contrebandier d’une pensée complexe, Entretien, in Revue Natures, Sciences, Sociétés, 1996, 4 (3), pp. 252-257.
↑10 Edgar Morin, Où va le monde ?, Edgar Morin – 1981 ; Paris, Éditions de l’Herne, 2011, 54 p.
↑11 Edgar Morin, in Edgar Morin, « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n° 2, 1995.
↑12 Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1970, 352 p.
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