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Archives par auteur : ABA

Le lamaïsme tibétain en Europe :
du vide intellectuel à l’entreprise prospère

Posté le 25 avril 2020 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Temple bouddhiste Lerab Ling à Roqueredonde (Hérault)

Temple bouddhiste Lerab Ling à Roqueredonde (Hérault)

La déglingue des religions dominantes en Europe, leur rejet par nombre de leurs fidèles (la révélation tardive des crimes pédophiles des prêtres catholiques a donné le coup de grâce à une Église déjà fort mal en point) a conduit de nombreuses personnes à des quêtes de spiritualités vagues, diverses, peu convaincantes, mais pas forcément innocentes.

Je m’en suis pris il y a quelques années à quelqu’un de particulièrement représentatif de ces tendances, Frédéric Lenoir[1], mais il faut avouer qu’il y a bien pire que lui ou Matthieu Ricard.

Les cours, séances de méditation et de spiritualité donnés un peu partout dans le monde occidental sous la houlette du dalaï-lama me semblent consternants. Cette direction par le dalaï-lama est certes un peu lointaine, ce sont les Occidentaux qui lui prêtent l’autorité d’un pape, mais on ne peut dire que l’actuel dalaï-lama refuse les caméras et micros de la presse.

Dans un article antérieur, publié à l’occasion de sa visite en Belgique pour l’inauguration d’un temple bouddhiste tibétain à Huy, j’avais déjà critiqué le leader de ce culte et plus encore la vénération dont il est l’objet de la part des européens alors qu’il est le représentant de la gestion théocratique d’un État arriéré, autoritaire et à la population archi-miséreuse jusqu’au moment où la Chine a repris le contrôle du Tibet.

Je m’en étais pris par exemple, au moins dans une certaine mesure, à la dissimulation du projet politique de ceux qui soutiennent le dalaï-lama et cachent que depuis les années 1960, soit très peu après sa fuite du Tibet en mars 1959, la CIA alloue annuellement 1,7 million de dollars au mouvement qu’il dirige, dont 180.000 au dalaï-lama personnellement[2]. Dans son dernier opuscule, André Lacroix – à coup sûr défenseur de choc de la Chine – confirme cette donnée en ajoutant que depuis 1983, le NED (National Endowment for Democracy) a pris le relais de la CIA dans le financement du dalaï-lama et son mouvement[3]. Mais certes chacun est libre d’aider qui il veut, même si le soutien concerne fondamentalement un pays étranger[4].

A. Lacroix relève aussi la sympathie jamais démentie du dalaï-lama pour Heinrich Harrer, un ancien SS qui a été son précepteur. Interrogé sur ce point par Playboy en 1998, le dalaï-lama explique qu’il est bien au courant du passé de Harrer, mais que « nous autres Tibétains nous avons toujours pris parti pour les opprimés, et nous étions d’avis qu’à la fin des années 1940, les Allemands avaient été suffisamment humiliés par les Alliés »[5]. Voilà qui se passe de commentaires.

Sogyal Rinpoché et son Rigpa

On ne dispose pas très aisément des données, des témoignages nécessaires pour analyser concrètement ce qui se passe en Occident dans les nombreux centres de pensée bouddhiste, de pensée bouddhiste tibétaine.

Heureusement il existe un cas différent. Marion Dapsance, docteure en anthropologie des religions de l’École pratiques des hautes études de Paris, en postdoc à l’université Columbia de New-York de 2015 à 2017, a procédé à une enquête dans un cas[6], celui du lama tibétain Sogyal Rinpoché[7] et de son réseau Rigpa.

Sogyal Rinpoché a quitté l’Inde au début des années 1970 pour l’Europe et les États-Unis. Il fonde son premier centre dans le Vermont. Il y organise des séminaires consacrés à la méditation. Il est le disciple d’un autre lama, Chögyan Trungpa, proche du dalaï-lama. Chögyam Trungpa crée des centres tibétains, dont le premier répertorié en Europe, en Écosse. Celui-ci attire des célébrités du « show-bizz » comme David Bowie et Léonard Cohen.

Personnage fantasque, Chögyam Trungpa, pour créer un choc sur ses disciples occidentaux, se met au bout d’un certain temps à boire, fumer, consommer de la drogue, coucher avec nombre de ses étudiantes et traiter grossièrement son public, toutes manières de faire ou presque que Sogyal Rinpoché va reprendre, mais sans pour autant perdre le sens des affaires, à la différence de son maître.

Le livre de M. Dapsance porte en sous-titre Journal d’une enquête. C’est bien de cela qu’il s’agit. Elle a agi en journaliste en s’inscrivant à des séances de formation dans des centres Rigpa à l’instar d’une (future) dévote et a interrogé des fidèles et anciens fidèles qui en sont revenus. Ce n’est pas un livre de type universitaire.

Le livre n’a évidemment pas manqué d’être critiqué par un responsable français de Rigpa[8]

Problème préalable : les centres et le lama étudiés sont-ils représentatifs de l’ensemble de la situation ?

Même si de tels chiffres peuvent surprendre des rationalistes bon teint, mais aussi des personnes sécularisées et qui n’ont aucun intérêt pour les questions de religion ou de croyance, il faut voir que l’organisation internationale Rigpa compte 130 centres répartis dans une quarantaine de pays et plusieurs dizaines de milliers d’inscrits. À l’évidence, la situation financière de Rigpa et de Sogyal Rinpoché est confortable. Quand il inaugure en 2008 son principal centre, devenu son domicile principal, intitulé Lerab Ling, à Roqueredonde dans l’Hérault, c’est en présence de Carla Bruni Sarkozy, du ministre des Affaires étrangères en fonction, Bernard Kouchner, de la secrétaire d’État aux droits de l’homme Rama Yade, d’Alain Juppé et de Line Renaud (supporter habituelle du parti actuellement appelé Les Républicains).

Après s’être informée, Marion Dapsance considère Sogyal Rinpoché comme représentatif des pratiques des centres bouddhistes tibétains d’Europe (mais pas de ceux d’Asie) sauf sur un point où, sans être isolé, il n’est assurément pas suivi par tous les autres grands lamas, la question de sa cour de femmes avec lesquelles il entretient des relations sexuelles.

On peut aussi se demander d’où lui sont venus ses moyens financiers. Si certaines conditions sont réunies, c’est plus facile qu’on ne le croit. À ses débuts il a bénéficié d’un don de 100.000 £ de John Cleese, chose un peu particulière de la part d’un humoriste membre des Monty Pythons. Sogyal Rinpoché est l’auteur (en fait le simple coordonnateur) d’un livre devenu un best-seller (on parle d’un million d’exemplaires), Le livre tibétain de la vie et de la mort, paru en anglais en 1992 et traduit en français dès 1993. À un tel niveau les droits d’auteurs ne sont pas négligeables. Les séminaires sont payants (c’est scrupuleusement contrôlé) et assez onéreux : jusqu’à 500 € pour une semaine et en principe les fidèles doivent passer un week-end par mois dans un centre. En clair la demande ne demande qu’à s’exprimer quand on atteint une certaine notoriété, ce à quoi aident par leur présence les personnalités.

Comme le relève l’auteure, pour appartenir réellement à cette organisation, il faut de l’argent, du temps et le moins d’engagement familial et professionnel possible.

Contenu et verbiage

À ce stade, il me faudrait aborder d’abord le contenu théologico-philosophique de l’enseignement prodigué et ensuite le fonctionnement du groupe, les rites, les cérémonies. Le nœud du problème est qu’ici la séparation n’est pas claire ou plus exactement que l’aspect de contenu est des plus minces et qu’en ce qui concerne le fonctionnement, il est dominé par les préoccupations économiques et de management d’entreprise.

Au plan des idées, le point central est la méditation, l’acquisition des méthodes de méditation. C’est ce que les Occidentaux attendent d’une spiritualité orientale. Il est inutile de passer son temps à expliquer que la méditation n’est pas absente de la philosophie grecque et qu’elle est importante pour le christianisme. La prière peut être une forme de méditation et dans bien des monastères, surtout ceux qui relèvent d’ordres contemplatifs, méditation et prière constituent une activité essentielle.

Plus ennuyeux, Marion Dapsance ne manque pas de relever que la méditation « est loin d’être une pratique majoritaire du bouddhisme asiatique ». Dans le bouddhisme d’origine, explique-t-elle, les pratiquants se consacrent à la purification de leur « karma » (l’ensemble des actes, le cycle des causes et conséquences qui ont un effet sur les réincarnations). Pour ce faire, il faut préserver les enseignements du Bouddha, c’est-à-dire les livres qui les contiennent, et faire des dons aux monastères. Les moines bouddhistes se consacrent essentiellement à la récitation de textes. La méditation n’est centrale que pour un petit nombre de moines et une très petite minorité d’ascètes de type érémitique, plutôt mal vue. Elle est exclue pour les laïques. Seul le cas birman diffère de la règle.

Cette recherche de la méditation en Occident concerne la question de la « pleine conscience », fort à la mode et dont Frédéric Lenoir s’est fait le chantre. Dans le bouddhisme, le mot qui a été traduit par « pleine conscience » désigne, assure M. Dapsance, l’un des 37 facteurs susceptibles de conduire à l’éveil, c’est-à-dire l’obtention d’un état mental dit supérieur.

L’enseignement de Sogyal Rinpoché ignore pratiquement les textes sacrés du bouddhisme. Son enseignement de la méditation consiste à placer les fidèles débutants devant un trône et à leur faire voir et écouter les discours du maître en vidéo. Celui-ci ne peut être tout le temps dans les 130 centres et il n’a pas véritablement formé de prêtres ayant une mission définie. Ce peut être l’effet de l’autoritarisme du maître, mais aussi la conséquence des concepts les plus actuels de la communication qui veulent que seule la vedette importe au public.

Donc la méditation consiste à contempler en silence les images du maître. L’écran fonctionne comme une icône. Sogyal Rinpoché n’hésite d’ailleurs pas à assurer que ses bénédictions passent parfaitement à travers l’écran.

Au nom de la spiritualité prétendument tibétaine, on est en réalité retombé ici au stade superstitieux sinon enfantin de la religion. Ce stade continue certes d’exister dans la religion catholique mais, pour ce qui est de l’Europe occidentale, uniquement dans les paroisses rurales, à Lourdes et une série de sanctuaires mariaux (Beauraing…), chez quelques intégristes ou lors de quelque foucade pontificale destinée au public que je viens de citer.

D’une manière générale, l’analyse des vidéos de Sogyal Rinpoché montre, nous dit M. Dapsance, « un discours décousu, dont la logique n’est pas claire, sans début ni fin, procédant par associations d’idées et successions de phrases laissées en suspens ».

Ses propos relèvent d’une rhétorique élémentaire, mais pas forcément inoffensive pour autant. Il utilise des affirmations péremptoires non démontrées (« L’esprit est la cause de tous les maux »), des métaphores triviales et bien peu « inspirées » (« La nature de l’esprit est une Mastercard »), des sentences simplistes (« Un esprit serein et calme mène au bonheur »), des injonctions creuses (« Il faut voir l’autre comme soi-même ») et des tautologies incompréhensibles (« La colère appartient à la colère »). De surcroît, le tout me semble peu spécifique.

Le fondement perceptible et affiché est une critique bien connue de l’Occident. On vise l’universalisme européen, l’esprit des Lumières, la science. En lieu et place de ce qui serait l’hyperactivité décervelée de l’homme occidental, on propose la méditation. C’est déjà, montre M. Dapsance, un trait du romantisme européen (les romantiques allemands, les slavophiles) et le bouddhisme proposé n’invente rien.

La formation proposée n’est qu’un abêtissement autoritaire. Vaincre l’ego des nouveaux adhérents est une préoccupation essentielle de Sogyal et de ses collaborateurs. La littérature destinée aux fidèles contient des formules du type « Ne pas s’imaginer que l’on est en mesure de comprendre les raisons pour lesquelles Sogyal Rinpoché ordonne telle ou telle chose ».

« Folle sagesse » et entreprise

À lire ce qui précède, on pourrait croire que nonobstant ses limites théologiques ou philosophiques, Sogyal Rinpoché est un personnage charismatique, donnant le sentiment qu’on a affaire à une personnalité qui exprime par sa manière d’être une relation particulière avec un au-delà, un ailleurs.

La curiosité est que c’est tout le contraire et que le comportement que je vais décrire n’est pas propre à ce lama. Les témoignages recueillis par M. Dapsance en attestent ainsi que le cas du maître de Sogyal, cité plus haut. Toutefois ce type de comportement de la part des lamas tibétains ne se rencontre pas au Tibet. C’est un produit d’exportation, semble-t-il bien.

Le comportement de Sogyal Rinpoché avec ses fidèles est parfaitement et constamment odieux. Il les malmène, les humilie et les enguirlande sans cesse pour des peccadilles. Quand il doit prendre la parole, il ne respecte aucun horaire et il saisit le moindre prétexte pour arrêter sa prise de parole en sermonnant ses auditeurs (payants). Il reprend ensuite sans raison apparente. Il est grossier et totalement tyrannique : par exemple quand il est présent, nul ne peut aller à la toilette, même lors de ses longs soliloques. Comme le relève M. Dapsance, on est en plein Credo quia absurdum (je crois parce que c’est absurde) chrétien.

Sogyal Rinpoché justifie son comportement par le concept de « folle sagesse », censé décrire et expliquer son comportement. On fait comprendre aux fidèles qu’en fait c’est en cela que réside son enseignement. Son comportement est présenté comme spontané. C’est de la « folle sagesse ». Il agit comme un fou et par là on devrait comprendre la sagesse ou du moins en trouver la voie.

On ne passerait pas le dixième de ça au moindre vicaire catholique et pas davantage à un évêque.

Sogyal est entouré d’une cour, le mot est plus approprié qu’équipe, toute à sa dévotion jusqu’au ridicule. Il mène une vie fastueuse, se déplace en voiture de luxe ou en première classe d’avion. Il ne fait rien. Son personnel fait tout jusqu’au moindre détail (il faut l’assister quand il va à la toilette) et donne à tout bout de champ des ordres sur un plan uniquement pratico-pratique. (« Il faut enlever les étiquettes du dernier voyage sur les valises »). Il est si virulent et méprisant que, de peur, ses assistants notent toutes ses micro-instructions et les rassemblent pieusement dans des recueils structurés constamment mis à jour.

Les dakinis

Abordons un dernier point, la cour sexuelle que s’est constituée Sogyal Rinpoché.

Parmi ses fidèles féminines, il jette son dévolu sur quelques-unes d’entre elles, les plus jolies, si possible distinguées et polyglottes. On les appelle des « dakinis ». En se relayant, elles lui assurent un service hôtelier et sexuel 24 heures sur 24. L’une d’elles dort la nuit par terre dans sa chambre. Il arrive souvent à Sogyal de se réveiller et de se mettre à dicter des ordres à la personne qui dort à ses pieds. Ce sont toujours des sottises pratico-pratiques liées au mieux à la gestion de l’entreprise Rigpa. L’après-midi il appelle régulièrement l’une des dakinis pour avoir avec elle des relations sexuelles, sans marque d’affection ou de spiritualité, au dire d’une dévote déçue.

Un collectif (le mot dit tout) de « victimes » de certains lamas a protesté auprès du dalaï-lama du fait de telles pratiques. Interpellé à Amsterdam le 16 septembre 2018 par ce collectif, le dalaï-lama a répondu platement : « Je savais ces choses-là. Il n’y a rien de nouveau. Cela fait 25 ans »[9].

Pourquoi ce succès ?

De toute évidence Sogyal Rinpoché et ses homologues entremêlent sciemment spiritualité – je veux dire promesse de spiritualité – et management profitable d’une entreprise.

Pour ceux, inexplicablement nombreux, qui le suivent, on aboutit à un formatage qui mène à la constitution d’une Église, tout à l’inverse des raisons apparentes et invoquées pour lesquelles ils se sont rendus dans un centre de méditation. À plusieurs reprises, M. Dapsance s’étonne comme moi de l’acceptation de la « folle sagesse » par les fidèles et surtout les nouveaux arrivants.

Qu’on ne compte pas sur moi ici pour crier à la secte. M. Dapsance ne le fait pas non plus, tout en posant la question dans les trois dernières lignes de son livre. Elle pose la question des conséquences et les risques de la psychologisation des religions que la méditation peut opérer par rapport aux pratiques religieuses traditionnelles en Occident.

Si des individus suivent ces enseignements, si certaines acceptent le rôle de dakinis, ils en portent seuls la responsabilité.

Reste d’autant plus à expliquer, mais ce que je viens de dire m’évite les tours de passe-passe.

Il faut l’admettre, les explications ne peuvent être que multiples et donc toutes approximatives.

On peut songer à l’air du temps. L’existence d’une demande est certaine, elle est liée à la recherche de spiritualité, devenue un quasi-lieu commun qui reste lui-même à interpréter.

En Europe occidentale, les gens ont quitté les Églises traditionnelles tout en gardant quelque chose, comme une nostalgie, qui est entretenu et favorisé par la société et les médias, par les derniers représentants de ces Églises, sans doute dans l’espoir que les gens comme on dit « en recherche » fassent un demi-tour complet et leur reviennent, ce qui n’est corroboré par aucun signe concret.

On le voit bien quand surviennent de grandes difficultés, ce qui est extrêmement rare en Europe occidentale depuis plusieurs générations, l’évolution des mentalités aux dépens du sens critique, du savoir et de la maturité a des conséquences. Le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff essaie par exemple d’expliquer certaines réactions à la pandémie du coronavirus par le caractère généralisé de « peuple adolescent » des populations européennes contemporaines[10]. Cela renvoie à l’importance de l’imaginaire, à une révolte de principe contre l’autorité – donc celles des Églises traditionnelles –, la préférence pour des attitudes de transgression. J’ajouterais la méfiance à l’égard de la science et des scientifiques, la déstructuration intellectuelle et culturelle, marque de l’enseignement depuis une ou deux générations.

Autre hypothèse : aujourd’hui un tiers de la population croit encore à une vie après la mort. S’agirait-il dans la vogue du bouddhisme tibétain de l’espérance de réincarnation ? C’est peu probable, c’est le désir de méditation, de vide intérieur qui s’exprime.

Reste évidemment que pour s’éviter des dérives tibétaines – et quelques autres de même type – renoncer à toute transcendance et divinité est un moyen sûr. Mais nous savons bien que des clients des lamas tibétains proviennent de milieux non-religieux, voire athées. Les rationalistes n’ont sans doute pas su trouver suffisamment les moyens de convaincre.

En tout cas, je ne sais pas ce qu’on cherche, mais je suis sûr qu’il n’y a rien à trouver.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque de la religion ? », La Pensée et les Hommes, Francs-parlers, 2015, pp. 59-70. ↑
  2. Patrice Dartevelle, « Un pape bouddhiste », Espace de libertés, n°344 (juillet 2006), p. 3. ↑
  3. André Lacroix, Dharamsalades. Les masquent tombent, Nantes, Éditions Amalthée, 2019, 53 p., cf. p. 36. ↑
  4. En bonne logique, je ne suis donc pas ceux qui veulent interdire le financement des mosquées par des pays étrangers. ↑
  5. André Lacroix, op.cit., pp.40-41 ↑
  6. Marion Dapsance, Les dévots du bouddhisme, Paris, Max Milo Éditions, Essais-Documents, 206, 286 p. ↑
  7. Le nom est Sogyal. Comme à d’autres lamas tibétains on accole le titre de « Rinpoché ». Le terme signifie « précieux joyau » et est normalement attribués à des « grands lamas » qui sont considérés comme des réincarnations du Bouddha. ↑
  8. Cf. le compte rendu par Anne Both, « Loin du Nirvana », Le Monde du 11 novembre 2016. ↑
  9. André Lacroix, op.cit., p. 38. ↑
  10. Jean-Pierre Le Goff, « Coronavirus : retour du tragique et « réserve d’humanité », Le Figaro du 19 mars 2020. ↑
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La Confession véridique de Dieu-le-Père

Posté le 25 avril 2020 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession véridique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Dieu-le-Père, né à une date inconnue de père et de mère inconnus, orphelin de naissance, en quelque sorte, recueilli comme enfant de l’Église. De son existence réelle et de ses œuvres véritables, on ne connaît pas grand-chose. Heureusement pour cet interrogatoire, l’Inquisiteur a pu disposer dans son dossier d’une source originale et de première main, que sont ses mémoires, tels que rapportés par Henri Cami[3].

Bonjour, Monsieur Cami. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [4] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien l’auteur des Mémoires de Dieu le Père que vous auriez recueillis de sa propre bouche.

Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur, je peux vous garantir que je suis l’auteur ou plus exactement, le transcripteur, le copiste, le sténographe des mémoires de Dieu.

Soit, Monsieur Cami que vous a dit Dieu dans ses mémoires ?

D’abord, il s’agit de Dieu-le-Père lui-même ; des autres – la Mère, le Fils, le Tiers personnage –, je ne sais rien, ils ne m’ont fait aucune confidence et maintenant, je Lui laisse la parole.

La Mère ? Que vient-elle faire là ?, demande l’Inquisiteur.

Oh, vous savez, dit Dieu-le-Père, elle se mêle de tout et puis, il y a toujours une mère derrière chaque père. Sinon, comment y aurait-il un fils ? Et inversement, pour qu’il y ait un fils d’une mère, il faut qu’il y ait un père.

Toujours ?, demande l’Inquisiteur.

Toujours, dit Dieu. Ces histoires de filiation, ça embrouille tout, on ne sait jamais qui est vraiment le père. Je n’y vois aucun inconvénient, car tous les hommes sont mes enfants. Vu le nombre, il a bien fallu que d’autres y mettent un coup, si je peux dire. Et pour en finir avec ces histoires de famille, Dieu-la-Mère, à l’heure qu’il est, s’occupe des enfants et elle a de quoi faire. Elle n’a pas le temps de faire des confidences. D’ailleurs, il ne vaudrait peut-être mieux pas.

Oui, évidemment, dit l’Inquisiteur. C’est bien assez avec celles du Père.

En vérité, je ne voulais pas être Dieu. Au départ, je n’étais rien, rien de rien, un rien du tout dans le néant. Mais que voulez-vous, c’est la vie. Le destin trace la vie de chacun et pourquoi pas, le chemin de celle de Dieu. Il est dur de n’avoir jamais eu de commencement et d’imaginer n’avoir jamais de fin. Surtout quand on considère le monde comme une prison et qu’on y est enfermé à jamais. Moi, j’étais tranquille et d’un coup, bardaf – un big-bang –, et puis, un peu plus tard, à l’échelle cosmique, voici l’homme et hop, il me crée. D’accord, ça ne s’est pas fait en deux coups de cuillère à pot ; c’est long le temps dans l’éternité. Bref, pour avoir un commencement, j’ai décidé de me faire naître au 14 rue Mouffetard à Paris chez mon ami Cami.

Dieu-le-Père, « Gloria Patri ! », dit l’Inquisiteur, puisque à vous voir là, je dois croire que vous existez, quel âge avez-vous exactement ?

Oh, à vrai dire, je n’ai pas d’âge ou je les ai tous en un seul. Je rayonne à partir de ma création vers tous les âges de l’univers et même, comme j’ai tendance à le penser, vers tous ceux de tous les multivers.

Attendez, je ne comprends pas bien, dit l’Inquisiteur. Finalement, qui a créé qui ?

Oh, dit Dieu, je sais que certains parmi les hommes sont persuadés que je les ai créés – et franchement, je pense que ce sont certains humains qui m’ont inventé pour jouer ce rôle-là, celui de créateur de tout : des crevettes, des lapins, des araignées, des ornithorynques, du trypanosome gambien et de l’humanité. Mais voyez comme ils me traitent : « En somme depuis qu’il nous a créés et mis au monde, ce prétendu Dieu de bonté laisse triompher le mal, régner le vice et accable notre pauvre globe des catastrophes les plus variées. Ce Dieu qui a la prétention de se faire adorer nous a cyniquement bourré le crâne depuis les temps les plus reculés ! Il se prétend le Dieu des pauvres et ne protège que les riches, il déclare être l’agneau de paix et se révèle Dieu des armées en permettant aux hommes les ignobles tueries de la guerre ! » (8)[5] Et je dois dire qu’ils n’ont pas tort ; néanmoins, je ne suis que le paravent de leur turpitude ou de leur incapacité à s’expliquer les mystères de la nature et de leurs vilaines habitudes. Pourtant, je ne peux les suivre quand ils disent : « Ah ! s’il pouvait y avoir une fin, l’humanité pourrait alors espérer le vrai bonheur ! » (8) ; vraiment, c’est une ânerie, car même en m’éliminant, les riches continueraient à tirer leurs richesses des pauvres, les agneaux continueraient à être mangés et les guerres à se perpétuer. Seuls les hommes pourraient mettre fin à toutes ces horreurs, mais il faudrait qu’ils le veuillent. Alors, je demande aux hommes de cesser de tout me mettre sur le dos et d’assumer eux-mêmes leurs propres (et leurs sales) responsabilités, qu’ils me fassent disparaître de leurs horizons et de leurs pensées et de leurs esprits, qu’ils ne me mêlent plus à leurs querelles. Je les prie de me délivrer de moi. Je rêve de rejoindre les cénobites tranquilles et de pratiquer éternellement une divine ataraxie.

Là, dit l’Inquisiteur, vous me surprenez. Vous êtes Dieu-le-Père (Gloria Patri !) et vous avez l’air de dire que vous voudriez que les hommes vous oublient, vous effacent de leur pensée. Pour tout dire, vous prêchez pour un monde sans Dieu, une humanité et un univers entier, athées. Est-ce bien ainsi ?

Par la force des choses, je suis moi-même le premier athée.

Alors, demande l’Inquisiteur, très intéressé, comment vous expliquez-vous vous-même à vous-même ?

Moi ? Je ne m’explique pas du tout, je suis « la plus formidable énigme de tous les siècles » (9). Mon histoire s’apparente à la légende des tortues ; vous savez celle où un îlien du bout du monde a la conviction que le monde repose sur le dos d’une tortue, laquelle tortue repose elle-même sur le dos d’une autre tortue, qui elle-même … J’ai découvert que c’est pareil en ce qui me concerne, il y a une légende qui explique ma création par un autre dieu, lui-même créé par un autre dieu et ainsi de suite et nunc et semper et in saecula saeculorum (et maintenant et toujours et dans les siècles des siècles). Dieu est Dieu parce que Dieu est Dieu : en d’autres termes, je suis moi parce que je suis moi. Avec ça, je n’ai rien dit. Les dieux sont tautologiques.

Alors, j’ai cru comprendre, dit l’Inquisiteur, qu’on vous a créé.

Il a bien fallu qu’on me crée, vu que je n’existais pas. On m’a fait Dieu, mais il me manquait un objet sur lequel m’exercer et me donner de la consistance ; j’ai donc dû par un mouvement de rétroaction recréer le monde et l’espèce humaine telle qu’elle était avec toute sa bêtise et toute sa méchanceté. Croyez-moi, toutes ces histoires de Dieu, de Diable et de religions, c’est invraisemblable. On peut les regarder comme des fables, des contes, des légendes, mais elles génèrent de vraies catastrophes quand on les prend au sérieux ; ce sont de terribles instruments de manipulation entre les mains de ceux qui veulent dominer le monde des hommes.

Dans l’imaginaire des hommes, vous apparaissez comme un vieillard un peu grassouillet, un aïeul ridé, un vieux à la longue barbe blanche. Est-ce bien ainsi ? demande l’Inquisiteur.

Oui, je sais, mais là, je me suis fait avoir par Lucifer qui m’avait conseillé de me donner l’apparence d’un Père vénéré, d’un Patriarche : un physique majestueux, imposant, noble, pas trop austère et pour ne pas effrayer, un visage avec une grande expression de bonté ; bref, l’image définitive d’un bon père de famille. (19)

Parlez-moi du début de votre vie, demande respectueusement l’Inquisiteur.

Pour qu’un Dieu existe, il faut au moins qu’une femme ou un homme l’invente. Il faut qu’elle ou il crée le créateur en le tirant du Silence de la création. C’est ainsi que ma véritable existence de Dieu a commencé. (12) Ensuite, je n’ai plus eu qu’à dire : « Que Dieu le Père soit ! », et Dieu le Père fut. (20)

À la vérité, dit l’Inquisiteur, je ne comprends pas vraiment.

C’est très mystérieux, comme tout ce qui touche à ma personne. Dès qu’un dieu existe, il lui faut créer le temps. Tout le temps en même temps, d’un seul coup : le passé, le présent, le futur, avec tout ce qu’ils contiennent et il lui faut aussi créer l’Univers tout entier dans toutes ses extensions et ses contractions. (13) Et, surtout, supporter l’effarant chœur des anges qui chantent (faux !) les louanges de la création et du créateur tant que durera l’Éternité. (20) Et croyez-moi, c’est long l’Éternité : des milliards de milliards d’années (10). Bref, une fois le temps et l’univers mis en place, ça roule tout seul. On n’y voyait rien dans ce Chaos, alors j’ai créé (« Que la lumière soit ! », dis-je) une lanterne : le Soleil ; puis, j’ai dit que la Terre soit ronde (22). J’avoue que je n’aurais pas pu faire autrement, car le Soleil existait et faire une Terre cubique était exclu, vu qu’elle était un globe. Sur la Terre, pour la peupler – il fallait que je la peuple, sinon quoi ? Qui m’aurait inventé ?, j’y ai mis des humains à mon image et des tas d’animaux et d’autres choses, en vrac ; c’est là que j’ai compris la grandeur de l’œuvre entreprise. (27)

Comment avez-vous pu faire une telle œuvre ?, demande l’Inquisiteur.

J’ai suivi à la lettre le Manuel de la Création, dont je me demande encore qui a pu l’écrire.

Eh bien, dit l’Inquisiteur, parlez-moi de cette œuvre, votre opus magnum, votre Grand Œuvre.

Bien dit, mon Grand Œuvre, car c’est lui qui a couronné tout le reste. Il s’agit du premier homme. Avec de l’argile, j’avais modelé son corps dans les meilleures proportions, un être magnifique, plus beau que le David de Michel-Ange. J’en étais très fier, surtout qu’il était à mon image. Le drame, c’est que Lucifer, qui était censé me seconder, l’a déformé et moi, par distraction, avant d’avoir réparé les dégâts, j’ai insufflé la vie à cette maquette ratée. (31-33) Et je n’ai pas voulu revenir en arrière et tuer ma créature contre son gré en raison du libre arbitre et du droit absolu de l’humain à disposer de sa propre vie. Je lui ai bien proposé de le replonger dans le Néant afin de pouvoir le remodeler, mais il m’a répondu : « Je n’y tiens pas. La vie me paraît belle. Le ciel est bleu, le soleil brille, je suis heureux d’être au monde et d’y voir clair. » (34-35)

Bien, je vois, dit l’Inquisiteur, et Adam dans tout ça ?

Certes, le premier homme a été Adam, mais celui dont je vous parle, mon immortel chef-d’œuvre abîmé, c’était l’ « Avant-premier Homme ». (36) En application du droit humain à disposer de sa personne, il a choisi lui-même son nom. Il s’est nommé Dupont (37) ; puis, il a exigé un chapeau et je lui ai montré tous les chapeaux de la création et il m’en a fait créer un autre : le panama. J’ai dit : « Que le panama soit ! Et le panama fut ». (48-49) La veille au soir, j’avais dû lui créer un lit-pliant (« Que le lit-pliant soit ! Et le lit-pliant fut ») (39) ; je n’allais quand même pas le laisser dormir par terre. Et les anges chantaient : « Gloire au Seigneur Tout-Puissant, créateur du ciel, de la terre et de Monsieur Dupont ! » (41) Ensuite, il me fit remarquer qu’un homme nu avec un chapeau, c’était ridicule. Je lui ai montré toute une garde-robe et il a choisi : une redingote, des chemises, des caleçons, des chaussettes, tout un bazar (55) (« Que la redingote soit !, Que la chemise soit ! Que le caleçon soit !, Que les chaussettes soient ! », etc.). Puis ce fut le tour des souliers, bottes, bottillons, mocassins, pantoufles, babouches, etc. Il a choisi des bottines à élastique (56). (« Que les bottines à élastique soient ! ») Puis, comme la nuit est trop noire, il m’a fait créer la Lune… (« Que la lune soit ! ») (59) Figurez-vous qu’avec tout ça, j’ai consacré une partie du premier et tout le deuxième jour de la Création à Monsieur Dupont.

Et ça vous a mis en retard, je présume, dit l’Inquisiteur.

Bien sûr, mais je ne pouvais pas laisser Dupont tout nu avec juste un panama sur la tête et puis, si c’était l’« Avant-premier Homme », c’était un homme et le premier que je créais ; j’y tenais, voyez-vous. Le troisième jour, donc, j’ai créé les océans, les montagnes et toutes ces sortes de choses. Pour meubler la Terre, j’ai fait répandre par les séraphins les semences partout et pour arroser les semis, j’ai créé la pluie. Le lendemain, je créais le Paradis terrestre et j’y plaçais des oiseaux pour l’égayer de leurs chants. J’y ajoutais un splendide massif de roses et pour le caresser et le sentir, j’ai imaginé : « La femme, Dupont, la femme, sœur humaine des fleurs, l’amie et l’égale des roses. » « À propos, Éternel, m’a demandé Dupont, qu’est-ce que c’est qu’une femme ? » (79-80)

Pardonnez-moi Seigneur, dit l’Inquisiteur, je ne peux me dépêtrer d’une certaine gêne à vous entendre parler de façon si terre à terre.

C’est que soucieux d’être compris et aimé de tous, je ne veux pas vous écraser sous le flot majestueux de ce style grandiloquent, pompeux, pompier et mélodramatique que me prêtent les Livres sacrés et je vous mets en garde contre ces tartufes et autres cafards qui vont de par le monde en proclamant avec impudence que je suis sérieux comme un pape ! (80-82) Passons au quatrième jour ; là, il me faut rectifier une erreur monumentale de la Genèse, dont le verset 14 dit que ce jour-là, j’ai créé le soleil, la lune et les étoiles. Or, j’ai créé le soleil le premier jour et la lune le troisième, à la demande de Dupont.

Hum, hum, dit l’Inquisiteur, est-ce que vous vous rendez compte que vous venez de démolir les Livres sacrés et de démentir le récit de la Création. Vous commencez à m’inquiéter. Mais qu’avez-vous fait ensuite ?

C’est assez classique et conforme aux Écritures : j’avais fait les plantes, les océans, les poissons, les oiseaux, les fleurs, le Paradis, tout ça. Les chiens et le basset de Dupont, nommé Ventre à Terre ; à ce sujet, Dupont m’a demandé : « Est-ce que le chien sera toujours fidèle à l’homme ?, et je lui ai répondu : Oui, certainement ». Ensuite, Dupont, sachant que le lendemain, j’allais créer Adam en nudiste dans un Éden tout équipé de nature, m’a demandé de lui conserver son lit-pliant, son panama, sa redingote, son parapluie, son chien et, car il a la vue basse, il m’a demandé un lorgnon. « Que le lorgnon soit ! ». Donc, le sixième jour touche à sa fin quand je termine les animaux, les oiseaux et le perroquet, les poissons et la sole ; je crée alors le premier homme que j’ai dû nommer Adam puisque c’était ainsi écrit dans le Manuel de la Création (96)

Ah, dit l’Inquisiteur, qu’a dit Adam ?

Il a dit : « Où suis-je ? Qui suis-je ? » et le perroquet a renchérit : « Où suis-je ? Qui suis-je ? » ; à partir de là, tout fut en stéréo. Dupont a dit : « Il est bien élevé ce jeune homme » et je les ai présentés. « Adam, je te présente Monsieur Dupont. Dupont, je vous présente Adam. »(100) Il ne me restait plus qu’à créer la femme, forcément nommée Ève. Ici, une importante rectification s’impose. Cette histoire de côte d’Adam ne tient pas la route, elle est déshonorante pour la femme ; c’est un bobard. En fait, j’ai créé la femme, dont on dit à présent qu’elle est la moitié de l’homme, avec la moitié du cœur de l’homme (101-102), avec la chair de sa chair et pas avec un os. Le cœur convient mieux, car il est tendre et tout en rondeurs. C’est depuis ce temps-là que l’homme chante à sa promise : « Je t’ai donné mon cœur »[6].

Et qu’en a pensé, Monsieur Dupont ?, demande l’Inquisiteur.

En voyant Ève, Dupont était troublé, il rougissait ; il faut dire que la dame n’était pas très vêtue. Dupont s’est exclamé : « Il en a de la chance ce gaillard »(103). Puis, après un petit moment de réflexion (qu’avait-il en tête ?), il m’a demandé : « Dites, la femme sera-t-elle à jamais fidèle à son compagnon ? ». J’ai répondu : « Euh… Peut-être… Je pense… Probablement… ». Il m’a demandé aussi ce qu’ils allaient faire de leur vie ; j’ai répondu : « Je leur ai commandé : « Croissez et multipliez ! » (103). Dupont a commenté : « Certes, il y a de quoi faire. »

Tout ça, c’est fort bien, mais, dit L’Inquisiteur, qu’en est-il du septième jour ?

Le septième jour, c’est le jour de repos. C’est prévu dans le Manuel de la Création ; c’est le dimanche (111) – pas chez tout le monde, mes alter égos (Allah, Jéhovah et tout ça) ont choisi d’autres jours. Ainsi, c’est le vendredi – chez les musulmans –, le samedi – chez les Juifs – et le lundi – chez les coiffeurs. Bref, il y a un septième jour pour tout le monde. Un jour fastueux, mais un peu terne – il n’y a rien à faire. C’est Dupont, le premier, qui m’a fait remarquer à l’oreille : « Ce qu’on peut s’embêter le dimanche ! »: « Les enfants s’ennuient le dimanche » – Charles Trenet en fera plus tard une chanson[7] . Pour l’égayer, j’ai créé le kiosque à musique (« Que le kiosque à musique soit ! ») (117) et par la suite, la télévision et les matchs de foot. (« Que la télé et les matchs soient ! »).

Excellentes initiatives, dit l’Inquisiteur, mais qu’en est-il de l’avenir ? Vous avez dû le créer ?

C’est là une question philosophique de première importance. En fait, j’ai tout créé – c’est mon rôle, tel qu’il était déjà établi dans le Manuel de la Création. Je ne pouvais pas laisser au Hasard le soin de guider l’Avenir de l’Humanité. Alors, j’ai créé le Futur de l’Humanité sur le Chemin du Progrès et du Bonheur, mais j’ai dosé le progrès pour chaque siècle en accélérant doucement.

Finalement, dit l’Inquisiteur, je me demande si par hasard, ce ne serait pas Dupont ou un de ses descendants qui vous aurait créé. Ça expliquerait bien des choses.

C’est bien possible, ce Dupont a de telles idées, de telles ambitions qu’il serait bien capable de les étendre encore. Ou alors, il m’a peut-être tout simplement rêvé.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. Cami, Les Mémoires de Dieu-le-Père, Éditions Baudinière, Paris, 1930, 302 p. ↑
  4. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. ↑
  5. Dans le texte, les chiffres entre parenthèses, comme ici (8), renvoient au numéro de page correspondant dans l’édition des Mémoires de Dieu le Père – La Baudinière, 1930 (cf. supra note 3 – Cami). ↑
  6. « Je t’ai donné mon cœur », chanson extraite de l’opérette romantique – « Le Pays Du Sourire » – Musique de Franz Lehár – Livret de Ludwig Herzer et Fritz Löhner-Beda (mort à Auschwitz – 1942), d’après Victor Léon – Vienne, 1923. ↑
  7. Charles Trenet – Les enfants s’ennuient le dimanche et écouter : Les enfants s’ennuient le dimanche – 1939. ↑
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Turan Dursun, l’imam turc devenu athée

Posté le 17 décembre 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Bahar Kimyongür

« Pour pouvoir créer un monde plus libre, nous devons briser les tabous, tous les tabous. À commencer par les tabous qui prennent leurs sources dans les religions et la spiritualité. Toute chaîne entravant les libertés doit être brisée ». (Turan Dursun, Préface de Din Bu, Vol. 1)

Au pays d’Atatürk, la laïcité toute relative et fragile du pays a donné naissance à plusieurs générations de citoyens critiques de la religion et ce, malgré le fait que l’islam sunnite y soit érigé en religion d’État et y soit régi par un ministère appelé Diyanet depuis 1924 et malgré aussi le retour en force du religieux dans l’espace public sous l’impulsion du président islamiste Recep Tayyip Erdogan.

Parmi les héritiers, disons philosophiques plutôt que spirituels du fondateur de la République laïque, il est un personnage atypique et méconnu du public européen qui pourtant a marqué de manière durable la société turque.

Son nom est Turan Dursun, un « Salman Rushdie » turc qui, en 1990, s’est sacrifié pour ses idées, quelque deux ans après la sortie des Versets Sataniques (1988).

Turan Dursun est né en 1934 dans une famille chiite duodécimaine (jaafarite) au village de Gümüştepe à Şarkışla en province Sivas, au Centre-est du pays. Lorsqu’il a cinq ans, son père Abdullah installe la famille au village de Tutak en province d’Ararat (« Agri » en turc) où son grand-père possédait des terres. Son père, qui était imam, voulait faire du petit Turan un illustre docteur en islam après des études dans les séminaires chiites de Bassorah ou de Kouffa en Irak.

Turan Dursun écuma les internats religieux et les couvents des confréries dans le sillage de maîtres illustres arabophones. À l’âge de huit ans, il est confié aux mollahs kurdes du village de Kargalik. Les années suivantes, il apprend le circassien grâce à des imams issus de cette minorité originaires du Caucase. Dans un pays où le turc est une langue obligatoire et imposée à tous, le jeune Turan Dursun ne le parle pas et ce, alors que son propre père est ethniquement turc. Il n’apprendra à lire et écrire la langue d’Atatürk que durant son service militaire entre 1955 et 1957.

Quant à sa carrière religieuse, ni l’école publique trop laïque, ni le réseau éducatif lié au ministère des affaires religieuses appelé Diyanet et exclusivement sunnite, ne lui permettaient de parcourir le cursus chiite comme il le désirait. Turan Dursun finit tout de même par suivre des cours de « religions monothéistes » et passa un examen pour devenir mufti, un grade élevé dans la « hiérarchie » sunnite. Il remporta l’examen mais ne put cependant exercer son métier, car il n’avait pas le diplôme de l’école primaire. Étrange parcours que celui de Turan Dursun, un homme studieux, curieux et brillant ayant acquis un niveau universitaire sans jamais avoir été à l’école primaire ni secondaire ! Grâce à des cours par correspondance, il obtint son diplôme de primaire à l’école Mahmut Pacha à Istanbul, ce qui lui permit de devenir mufti et, dans la foulée, de suivre des cours de collège et de lycée.

C’est en tant qu’imam de village à Baltali, en province de Tarse (Sud), que sa carrière théologique débuta réellement. À son retour de l’armée, il devint maître d’école dans des madrasas à Ismailaga et Üçbas en province d’Istanbul. Des théologiens de haut rang suivirent ses cours d’arabe et de science islamique.

Le jeune imam n’était pas uniquement un érudit, un autodidacte et un maître, c’était aussi un humaniste qui, très jeune, se mit au service des plus humbles, sans toujours obtenir leur soutien d’ailleurs, eux qui étaient souvent écrasés sous le poids des traditions sociales et religieuses.

Dans un entretien biographique, il raconte l’histoire du combat qu’il mena pour l’accès à l’eau potable des habitants du village de Hanzar à Sivas :

Un jour, cette source s’épuisa. En installant un système de captage, tout le monde aurait pu profiter de cette eau.

Pour convaincre le préfet, j’ai pris la source en photo, décidé de me rendre auprès de lui. Les villageois n’ont pas osé m’accompagner. Leur inquiétude se résumait à cette réaction : « Qu’en dirait le seigneur ? ».

Le seigneur lui, s’y est bien sûr opposé. Il répondit : « Vous voulez quoi ? Introduire de nouvelles coutumes dans un vieux village? ».

Plus tard, quand j’intégrerai la TRT [la Radio-Télévision de Turquie], « Nouvelle coutumes dans un vieux village » deviendra le nom de ma première émission[1].

En dépit de son titre religieux, Turan Dursun subit à l’époque une véritable chasse aux sorcières. Dans une Turquie fraîchement alignée sur Washington et désormais considérée comme l’avant-poste face au camp soviétique, le maccarthysme fit des ravages dans toutes les strates de la société.

On commença à répandre la rumeur selon laquelle j’étais un communiste. Il est vrai que j’étais un mufti atypique, reconnaît-il.

J’ai été l’un des membres fondateurs des Foyers de la Révolution [une association fondée en 1952 dans le but de promouvoir les valeurs laïques d’Atatürk, NDT] dont Tarık Zafer Tunaya fut le président.

On m’accusa d’avoir reçu 20 000 livres turques de la part de l’Union soviétique. Un inspecteur du ministère des affaires religieuses dénommé Abdullah Güvenç mena l’enquête. Nous n’avions même pas de verre pour lui servir de l’eau. Nous avons dû verser l’eau au moyen d’une aiguière pour lui permettre de boire. C’était gênant[2].

Comme une prophétie autoréalisatrice, à force d’être taxé de communiste, il finit par s’intéresser à la philosophie de Marx.

Lors de mon exil forcé à Türkili en province de Sinop, je louai une cabane en ruines en dehors de la ville. Un enseignant dénommé Ali Şarapçı ainsi que son épouse vinrent à mon aide. Le mari était taxé de « communiste ». Je me disais « Cet homme est tellement bon. Dommage qu’il soit communiste ».

J’ai alors décidé d’étudier le communisme à la source, en lisant. Je demandai à Ali Şarapçı « Ramène-moi quelques-uns de tes livres ». Je lui posais des questions. Je lisais. Comme à l’école. Ma foi n’en fut nullement ébranlée. Je compris surtout qu’il n’y avait rien à craindre [de telles idées]. J’ai davantage appréhendé le communisme comme une science que comme une idéologie à portée sociale »[3].

En 1958, il devint adjoint du mufti de Tekirdağ en province de Thrace. Son salaire étant misérable, il devait en même temps travailler à la billetterie du hamam pour subvenir à ses besoins. Les années suivantes, Turan Dursun fut nommé mufti dans la région d’Ankara et à Sivas, en Anatolie centrale.

Son fils Abit raconte que dans cette dernière province, Turan Dursun ordonna à tous les imams de planter cinquante arbres chacun. Il mit également fin à une vendetta malgré les menaces qu’il encourait[4].

Sa rupture avec l’islam survint en 1965, année charnière dans l’histoire de la Turquie où les idées de gauche se popularisaient dans la classe ouvrière, la paysannerie et parmi la jeunesse notamment. La même année, un parti socialiste au programme radical, le Parti ouvrier de Turquie (Türkiye Isçi Partisi) fait son entrée au Parlement.

Voici comment Turan Dursun explique son évolution vers l’athéisme :

Je me suis tourné vers la science. J’ai fréquenté de grandes bibliothèques. Un jour, j’ai découvert les légendes sumériennes. Le Déluge tel que raconté par les Sumériens figurait dans la Torah et le Coran. « Comment une histoire mythologique pouvait-elle se retrouver dans la Torah et le Coran ? », me suis-je dit. […] J’ai découvert des passages dans la Torah et le Coran qui étaient identiques à certains articles du Code d’Hammourabi. Ces découvertes m’ont littéralement bouleversé[5].

Malgré son apostasie, la télévision publique TRT l’embaucha l’année suivante pour animer des programmes religieux. Une décennie plus tard, Turan Dursun se mit à produire pour la même et unique chaîne du pays des programmes scientifiques comme « L’humanité depuis ses origines ».

En 1977, l’éditeur de gauche Ilhan Erdost publia sa traduction du premier volume des Prolégomènes de l’historien arabe médiéval Ibn Khaldoun. Mais Ilhan Erdost mourut le 7 novembre 1980 sous la torture à la prison de Mamak, à la suite du coup d’État perpétré le 12 septembre 1980 par le général Kenan Evren. Le deuxième tome des Prolégomènes parut finalement en 1989, l’année du départ à la retraite de Turan Dursun.

C’est l’époque où il décida de publier ses études critiques de l’islam.

Il rejoignit alors la rédaction de 2000’e Dogru (« Vers 2000 »), une revue scientifique de qualité mais dirigée par Dogu Perinçek, un leader politique controversé, autrefois délateur de militants de gauche via son quotidien Aydinlik (« Clarté ») aux positions pourtant pro-Pékin et aujourd’hui allié d’Erdogan. Connu en Europe pour son négationnisme concernant le génocide arménien, Perinçek s’efforçait de sauver sa réputation en diffusant les travaux d’auteurs scientifiques reconnus notamment via Kaynak (Ressources), sa maison d’édition.

En réalité, Turan Dursun choisit les éditions Kaynak faute de mieux, car de son propre aveu, la plupart des éditeurs craignaient pour leur vie s’ils venaient à égratigner le dogme islamique.

Pour publier mes écrits, confie-t-il, j’ai dû galérer. J’ai fait du porte-à-porte. Mes efforts ont duré des mois, des années. J’ai sans cesse essuyé des fins de non-recevoir. Même les milieux « progressistes », « éclairés » ont eu peur. Même pour mes articles les plus pondérés, on me répondait : « si on vous publie, on va nous lapider ». Que dis-je ? Certains ont même craint d’avoir leurs locaux détruits à l’explosif. J’ai eu droit aux vieilles rengaines « tacticiennes » auxquelles les politiciens nous ont habitués du genre : « Nous, nous sommes respectueux de la religion. Nous ne voulons pas heurter les sentiments religieux des gens ». Chaque fois que mes écrits ont été refusés, je me suis dit : « Si nous n’envisageons de blesser les sentiments, comment arriverons-nous à combattre les ténèbres ? Peut-on progresser vers la civilisation sans blesser les sentiments ? Comment peut-on atteindre les changements permettant au monde d’être plus beau, plus civilisé, plus humain ? Quelles sont les innovations que l’on a adoptées sans heurter les consciences »[6].

En juin 1990, il annonce dans la préface du premier tome de Din Bu (Voilà la religion), son œuvre maîtresse, la sortie prochaine de Sources des livres sacrés en cinq volumes et une Encyclopédie de l’islam en quatorze volumes.

Dans le premier tome intitulé Dieu et le Coran, il expose les opinions contradictoires prêtées au dieu des musulmans, l’appétit sexuel du « prophète », ses rapports avec ses nombreuses femmes notamment Khadija, Hafsa, Aïcha, Sawda Bint Zam’a et Umm Salama.

En comparant les hadiths dits authentiques avec les passages du Coran « taillés sur mesure », Turan Dursun constate et dénonce notamment la supercherie de l’intervention soudaine et miraculeuse de l’archange Gabriel qui « envoya » à Mohammed le verset 51 de la Sourate appelée « Les Coalisés » (Al Ahzab) pour qu’il puisse coucher avec qui il veut, sans devoir s’en tenir à l’équité entre ses nombreuses femmes et ses esclaves sexuelles. Ce verset du Coran dit ceci :

Tu fais attendre qui tu veux d’entre elles et tu prends vers toi qui tu veux. Et il n’y a dorénavant point de péché pour toi pour que tu reprennes vers toi celles que tu avais laissées.

Pour ses concubines, il était donc inutile d’« attendre son tour ». Le « patron » choisissait de manière aléatoire, selon ses envies du moment.

« Il me semble que ton Seigneur se hâte de satisfaire tes désirs »[7] aurait remarqué Aïcha avec qui le vieux Mohammed eut des rapports sexuels alors qu’elle n’avait que neuf ans.

Le 4 septembre 1990, peu avant la parution du second tome de Din Bu, Turan Dursun est abattu de sept balles devant son domicile par un groupe islamiste.

Grâce à l’éducation laïque portée par les institutions kémalistes, aux courants progressistes hétérodoxes comme l’alévisme et l’alaouisme établis aux plus lointaines frontières de l’islam, aux innombrables partis, syndicats et mouvements sociaux dont fait également partie le mouvement national kurde, mais aussi, et peut-être surtout, grâce à l’œuvre de Turan Dursun, la Turquie est le pays du monde arabo-musulman qui compte le plus grand nombre d’athées et de libres penseurs.

Un Turan Dursun est mort. Des millions de Turan Dursun ont pris la relève.


Notes

  1. Şule Perinçek, Turan Dursun Hayatını Anlatıyor, Kaynak Yayınları, Istanbul 1992, pp. 33-34 (ainsi que pour toutes les autres citations, il s’agit de ma traduction). ↑
  2. Ibid. ↑
  3. Ibid. ↑
  4. Abit Dursun, Babam Turan Dursun, Kaynak Yayınları, Istanbul, 1995, p. 18. ↑
  5. Turan Dursun 29 Yıl Önce Katledildi, dans BirGün, 4 septembre 2019. ↑
  6. Turan Dursun, Din Bu, Vol. 1, Kaynak Yayınları, Istanbul 1990, p. 4. ↑
  7. Sahih Mouslim, hadith 2658, http://www.hadithdujour.com/coran/sahih-mouslim.pdf, p. 153. ↑
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Le religieux dans la publicité : quelle place pour la création publicitaire dans une société en pleine mutation culturelle et médiatique ?

Posté le 17 décembre 2019 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Aline Lombart

Le 25 février 2019, de nombreuses réactions éclatent sur les réseaux sociaux : la firme internationale de sport Décathlon fait polémique auprès d’une partie de la population européenne lorsqu’elle décide de commercialiser en ligne, en France, un hijab de course. Les réactions islamophobes fusent. En quelques jours la polémique prend de l’ampleur sur les réseaux sociaux, la firme doit faire face à une vague d’insultes et de menaces ; de nombreuses personnalités politiques réagissent et l’affaire est rapidement transmise par les médias traditionnels. Le 27 février 2019, le produit est retiré de la vente. Un exemple, aussi choquant que « rapide », qui reflète la véritable complexité que la société actuelle traverse et à laquelle doivent s’adapter les professionnels du marketing et de la publicité. Les religions sont encore bien présentes, notamment dans les domaines du marketing et de la publicité. Les publicitaires semblent confrontés à deux discours contradictoires : d’un côté « vivons ensemble, acceptons les croyances des autres », de l’autre, ceux-ci sont sans doute obligés de s’imposer des restrictions, des limites afin de respecter les frontières des autres. En quelque sorte, un double message : nous vivons dans un espace de communication toujours plus libéré, mais paradoxalement toujours plus autocensuré.

La publicité représente aujourd’hui un secteur hyper-saturé marqué par la concurrence et les nouvelles pratiques digitales. Le secteur doit faire face à de nombreuses modifications de ses pratiques. Alors que d’un côté, les technologies de l’information et de la communication ne cessent d’évoluer permettant ainsi une circulation des informations et des images à travers le monde en quelques instants, d’un autre côté, la société occidentale doit depuis plusieurs années faire face à une crise identitaire et culturelle marquée par la terreur des attentats. La question des religions, de la liberté d’expression et du blasphème est devenue ainsi plus que jamais d’actualité. La communication et, donc, de façon inhérente la publicité, doivent s’adapter à cette situation actuelle.

Quelle place pour l’utilisation des religions du Livre ?

Alors que depuis les années post-68, de nombreux exemples (Benetton, Volkswagen…) prouvent que des stratégies basées sur la provocation et l’humour ont souvent tenté de récupérer la religion, il semble que, dans la société multiculturelle et multiconfessionnelle d’aujourd’hui associée au recul des croyances et connaissances religieuses et de plus en plus fragmentée, ces pratiques sont de moins en moins utilisées. Aujourd’hui, on assiste encore tantôt à une utilisation de la religion catholique à travers un appel à ses symboles porteurs de sens et de valeurs pour la cible, tantôt à la religion islamique dans un but de « diversité » et d’engagement. Dans le cadre d’un mémoire de master en communication, j’ai interrogé des professionnels de la publicité et des plaintes introduites entre 2000 et 2019 au Jury d’Éthique Publicitaire. Cette enquête nous prouve que l’utilisation de la religion dans la publicité de manière générale est en baisse. Les publicitaires et annonceurs sont de plus en plus vigilants à ne pas créer la polémique. Ils n’osent plus utiliser les symboles religieux dans leur stratégie.

Plusieurs éléments expliquent la complexité pour les publicitaires d’utiliser la religion. Premièrement, le secteur ne bénéficie pas de la liberté dont jouissent l’art et le journalisme, qui peuvent s’inscrire dans un débat d’idées que ne peut se permettre la publicité commerciale. Deuxièmement, de manière générale, utiliser la religion représente une pratique délicate pour le publicitaire. Chaque élément et sa mise en place dans la publicité risque d’être mal interprété. Enfin, le web en devenant le premier média de débat de société et en s’emparant des grands thèmes, a donné la parole à la société civile et est devenu, paradoxalement à son utilité pour les annonceurs, un danger. Le web 2.0 a changé la relation des marques avec leur public, les marques communiquent, les internautes interpellent et dénoncent.

La gestion des débats et de la réputation en ligne constitue donc un axe important de la communication des marques aujourd’hui. Les annonceurs ne sont donc pas friands de ce genre de pratique, ce qui représente la première limite à la liberté de création des publicitaires. En effet, lorsqu’elles se risquent à utiliser la religion, les enseignes doivent être prêtes à faire face à de nombreuses critiques. Le web et les réseaux sociaux en offrant la possibilité aux consommateurs de s’exprimer, ont ouvert la porte aux polémiques qui se développent de plus en plus rapidement.

Ces polémiques naissent notamment dans le contexte actuel où se rencontrent en Europe de nombreuses obédiences, principalement chrétienne, musulmane, juive et des courants de pensée athée. En utilisant les symboles d’une religion, la publicité ouvre la porte à de nombreuses réactions négatives, et prend le risque d’exclure une partie de sa cible, de croyances différentes. La religion est en effet encore à l’origine de nombreux conflits et « incompréhensions » entre les individus et empêche une véritable harmonie, chacun ne voulant être « confronté » à d’autres convictions et valeurs que les siennes à travers la publicité.

Face à ces difficultés imposées à la publicité, les publicitaires ne se risquent que très rarement à utiliser la religion. Il ne s’agit, en effet, pas d’une pratique utilisée par les différents acteurs de la publicité de façon « simple » et sans réserve. La présence d’éléments religieux dans la publicité émane d’un long processus de réflexion où chaque acteur de la publicité (agences/annonceurs/médias) joue un rôle de « responsabilité éthique ». Premièrement, les publicitaires sont confrontés à un dilemme personnel, à savoir s’ils décident de faire preuve de réserve face à l’utilisation de la religion ou de prôner leur droit à la liberté d’expression. Généralement, il semble qu’ils optent pour la première option afin de ne pas froisser les annonceurs, et l’idée créative, utilisant des repères religieux, est « tuée dans l’œuf ». Deuxièmement, si les annonceurs acceptent une proposition de publicité utilisant des références religieuses, celle-ci peut faire l’objet de pré-tests auprès de groupes religieux, et dans le cas d’avis négatifs, ne pas être diffusée.

Dans mon enquête, j’ai repéré des campagnes (Coca-cola, Dexia, Rossel, Brussels Airlines) présentées aux autorités catholiques (archevêque…). La campagne doit ensuite être acceptée par les médias, qui eux aussi peuvent la soumettre à certains pré-tests et refuser de la publier. De manière générale, outre les dispositions légales qui cadrent les pratiques publicitaires, leur liberté de création est limitée par la réflexion personnelle du publicitaire : se limiter au nom d’un certain respect des croyances des autres ou revendiquer le droit à la liberté d’expression. Bien qu’ils semblent opter pour la première alternative, lorsqu’ils se risquent à utiliser des symboles religieux, les publicitaires sont souvent bloqués par leurs clients, les annonceurs. Ces derniers ne semblent pas nombreux à envisager ce type de stratégies. Bien que l’humour, la provocation, l’utilisation de la religion comme réservoir culturel ou la « promotion de la diversité » sont des pratiques qui offrent la possibilité de gagner rapidement en notoriété, ou de faire rapidement associer la marque à un certain ensemble de valeurs dans l’esprit du consommateur, elles ne sont pourtant généralement pas souvent envisagées par les annonceurs car elles présentent également de nombreux risques.

Il n’est donc malheureusement plus possible de penser que l’époque de la censure (passant aujourd’hui par une forme d’autocensure) est révolue. Comme le suggère Claude Bologne[1], « la censure existe toujours au sein de la société actuelle sous deux formes bien plus sournoises qu’auparavant mais tout aussi efficaces. »[2] Premièrement,

la censure a posteriori (qu’elle passe par des procès, des campagnes médiatiques, la rumeur sur internet, le blâme public des confrères) réintroduit une censure préalable par l’autocensure, par les pressions éditoriales, voire par l’intervention de l’État pour trouble à l’ordre public »[3].

Et deuxièmement,

la voie judiciaire exige des qualifications aux infractions: diffamation, atteinte à la vie privée, provocation à la haine, plagiat… La rumeur et les armes à feu n’ont pas besoin d’argumenter : désormais on invoque le blasphème, l’outrage aux convictions d’autrui ou l’humour de mauvais goût, qui ne constituent pas des infractions pénales[4].

Ce type de censure est présent à tous les niveaux de la conception de la publicité.

Les religions représentées dans la publicité aujourd’hui

Alors qu’auparavant l’obédience la plus représentée dans la publicité était sans équivoque la religion catholique, la fragmentation des religions marquée par le désintérêt pour la religion catholique et une population islamique de plus en plus présente en Europe, oblige les firmes à reconsidérer leurs stratégies. De plus en plus d’enseignes accordent de l’importance à leur cible musulmane et cela se traduit par l’utilisation de ses symboles, auparavant très peu utilisés dans la publicité occidentale. Cette stratégie, bien qu’audacieuse, ne semble pourtant pas passer inaperçue, les « islamophobes » étant à l’affût du moindre signe islamique dans les publicités et appelant directement au boycott de la marque.

En conclusion, l’utilisation du religieux dans les créations publicitaires est assez marginale en comparaison avec d’autres thèmes parce qu’elle est « risquée ». Mais, lorsque ce thème est convoqué à des fins commerciales, nous pouvons affirmer qu’il ne s’agit pas d’une pratique anodine, utilisée sans réserve de la part des professionnels de la publicité.

La publicité à travers la place importante qu’elle tient dans la société semble aujourd’hui refléter l’intolérance de notre société en ce qui concerne la religion, en étant, elle-même, à l’origine de conflits et débats réguliers. C’est particulièrement le cas lorsqu’elle utilise des symboles musulmans. Les réactions virulentes qu’elle fait naître, n’émanent pas uniquement de groupes religieux, mais principalement d’individus incommodés par la présence de symboles religieux musulmans.

Dans un pays neutre et à une époque comme la nôtre, les religions sont encore à l’origine de nombreuses limitations du libre arbitre et de la liberté d’expression, notamment dans un domaine aussi ouvert et moderne que celui de la communication.

L’avenir de la publicité semble se diriger de plus en plus vers des changements, notamment au niveau de la relation et du dialogue direct avec le client. Il y a une difficulté à saisir l’ensemble des techniques publicitaires tant elles sont nombreuses et différentes. L’évolution des technologies de la communication a démultiplié les possibilités de faire de la publicité. Peut-être un jour sera-t-elle tellement ciblée et personnalisée qu’elle s’adressera à chaque individu en cohérence avec ses convictions ou peut-être pouvons-nous espérer un jour vivre dans un monde où les convictions coexisteront dans le respect mutuel et la tolérance au sein de sociétés multiculturelles et de plus en plus sécularisées. La publicité utilisant des références au religieux ne serait alors plus « risquée ».

Le présent article est issu d’un mémoire de Master en Communication Corporate et marketing réalisé sous la direction d’Irène Di Jorio et d’Anne Morelli et défendu sous le même titre à l’Université Libre de Bruxelles en 2019.


Notes

  1. Membre belge littéraire de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, journaliste, enseignant et conférencier belge. ↑
  2. Claude Bologne, « La liberté d’expression est-elle soluble dans la liberté de création ? », site de l’ARLLFB : http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/bologne14032015.pdf, consulté le 03/04/2018. ↑
  3. Claude Bologne, ibid ↑
  4. Claude Bologne, ibid. ↑
Tags : autocensure blasphème censure communication ISLAMOPHOBIE médias publicité

Religion, quand tu nous tiens !

Posté le 17 décembre 2019 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

L’islam, l’islamisme (surtout) et le Coran intéressent de plus en plus, chacun en a fait le constat. On ne compte plus les livres sur l’islamisme et le débat fait rage sur ses causes et la façon d’en éviter les conséquences. Le Coran lui-même a suscité en peu d’années plus de publications qu’en quelques décennies, tout simplement parce que l’intérêt du public a permis la formation de spécialistes bien plus nombreux qu’autrefois[1].

Parmi les publications, on trouve également des débats de différentes compositions. Ainsi j’ai déjà rendu compte ici même d’un débat entre un athée et un musulman[2]. Le musulman s’y débat avec l’interprétation du Coran pour sauver celui-ci en tentant de l’adapter à l’univers contemporain de type occidental.

Je vais reparler d’un certain nombre de questions proches ou connexes de celles que j’avais abordées précédemment mais je ne reviendrai pas sur mon avis final : les musulmans doivent admettre que le Coran est une œuvre humaine, datée et localisée. Pour l’« actualiser », il faut – comme les chrétiens ont fini par le faire – tordre le texte, sélectionner les passages et au fond faire un travail de fiction.

À la mi-2019, le texte d’un autre débat entre un musulman et un chrétien catholique a été publié[3].

Le catholique est Rémi Vrague, un spécialiste d’histoire de la philosophie antique et médiévale, domaines qu’il enseigne à la Sorbonne. Il a également travaillé les langues et les mondes juifs et arabes, nécessité d’historien de la philosophie médiévale oblige. C’est un homme considéré comme assez traditionaliste mais qui est néanmoins un universitaire des XXe et XXIe siècles. Le titre d’un de ses livres, Modérément moderne (2013), le situe bien.

La controverse le fait voir comme constamment soucieux de montrer la supériorité du christianisme sur l’islam, ce qui le conduit l’une ou l’autre fois à des affirmations étonnamment sommaires, à des oublis plus que singuliers. Ainsi reprocher au musulman des pogroms contre les juifs en Palestine – dès avant la création même d’Israël, précise-t-il – me laisse sans voix. Certes les orthodoxes ont pris une large part à l’affaire en Europe mais les catholiques polonais et allemands n’étaient pas à la traîne, pas plus que les luthériens. Diable, mettre de nos jours l’Holocauste entre parenthèses peut interroger sur les phénomènes de cécité inconsciente. En revanche il dit clairement que « Nous avons aujourd’hui de la chance de vivre en Occident dans des sociétés où la puissance publique est neutre ». C’est parfait mais encore faut-il voir que la présence de plus en plus massive des musulmans en France a abouti à ce que la très grande majorité des catholiques même très affirmés (je dirais surtout eux pour s’opposer aux musulmans), avec à leur tête la plupart des évêques, se réclament maintenant de la laïcité (comme concept, pas comme mouvement évidemment). Sur le ton de l’humour certes servant à manifester sa réticence face au Vatican actuel, R. Brague envisage un moment que le pape actuel puisse proférer une stupidité.

Souleymane Bachir Diagne est un philosophe sénégalais. Il est actuellement professeur de philosophie à l’Université Columbia à New-York après avoir enseigné vingt ans la matière en Afrique. Il se donne comme un homme ouvert, personnellement monogame et hostile à la polygamie. Il se réfugie vite dans des interprétations lénifiantes du texte coranique et se retranche et se referme plus d’une fois derrière le milliard et demi de musulmans dans le monde, chiffre qui lui semble clore le débat. J’y reviens plus loin.

Le schéma du dialogue repose sur un questionnement de l’islam et du Coran. R. Brague attaque et B. Diagne défend. Si, les deux interlocuteurs sont de religions différentes, ils sont tous deux très croyants. Selon les cas, ils convergent ou divergent et c’est parfois plus complexe encore. Ils peuvent se donner la main pour éluder un problème ou pour le déplacer. L‘athée ne peut qu’être vigilant en examinant quelques points particulièrement saillants de la controverse.

Dénoncer l’islamophobie pour restreindre la liberté

Lors d’un moment de discussion historique avec R. Brague, B. Diagne tranche : « La question n’est pas de savoir ce qui s’est passé exactement sur le plan historique, mais ce que croient les musulmans ». D’une certaine manière, la formule n’est pas dépourvue de sens (je dirais que Jésus ait existé ou non, le plus important est que quelques décennies après la date de sa mort, il y avait des chrétiens) mais c’est commodément écarter le poids de l’histoire. C’est surtout écarter le tranchant du vrai et du faux et discréditer toute contestation, très vite au nom de l’islamophobie. Bien entendu, R. Brague ne peut le suivre : l’Incarnation doit être une réalité historique pour un catholique traditionnel.

B. Diagne adopte un raisonnement de même type face la question de l’historicité de la reconstruction de la kaaba à La Mecque par Mahomet. Pour lui il faut distinguer la logique du vrai et celle du sens et conclut « Voilà ce que croient un milliard et demi de musulmans ». La vérité lui semble bien peu de chose.

Que l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel (2008), qui soutient, contrairement aux idées reçues, que l’héritage grec s’est transmis directement par Constantinople et que les Arabes n’ont en réalité pas joué grand rôle dans ce transfert, soit contesté par de nombreux spécialistes – mais pas tous – est certain, mais imaginer que c’est l’islamophobie qui a incité Gouguenheim à défendre sa thèse est absurde. Je dirais même l’inverse : ce qui a gêné bien des spécialistes et suscité des réactions virulentes sous des formes inhabituelles pour un débat d’histoire intellectuelle médiévale particulièrement pointu (des pétitions de médiévistes dans la grande presse), c’est le refus irrationnel de voir entacher et diminuer le rôle de musulmans et ce pour des raisons strictement contemporaines.

Ce point est un cas de nette opposition entre les protagonistes. On peut aller plus loin dans la question de l’islamophobie. B. Diagne tire de quelques problèmes la conclusion que « L’idée simple qu’il faut traiter les autres avec respect est en train de disparaître chez beaucoup ». L’invraisemblance quant aux faits est énorme.

R. Brague, en revanche, voit bien (ce n’est peut-être pas si spontané, un livre l’a accusé d’islamophobie savante en 2009 – il avait jugé favorablement le travail de Gouguenheim) qu’il y a chez B. Diagne une confusion entre le respect des idées et celui dû aux hommes. Il relève que le terme « islamophobie », construit sur des mots comme « agoraphobie » ou « claustrophobie » renvoie à une maladie mentale. Il aboutit à s’interdire tout jugement de valeur. Je devrais conclure que le musulman sénégalais, si occidentalisé en apparence, reste hermétique à la modernité démocratique mais à voir l’état des débats sur l’islamophobie en Europe (heureusement Henri Pena-Ruiz a tenu bon !), je ne suis plus très sûr du sens de la liberté sur notre continent.

Islam et liberté

Un chapitre est consacré à la liberté dans l’islam. Remarquons d’abord, avant d’examiner ce qu’on nous donne, qu’on n’y consacre pas une ligne à l’oppression ordinaire dans beaucoup de pays à majorité musulmane sur le plan général et spécialement en matière religieuse. Quand, par ailleurs dans le livre, R. Brague soulève cette question, B. Diagne sort l’exemple providentiel de la Tunisie, sans noter qu’il est largement isolé.

Un autre chapitre, plus attendu, traite du célèbre verset « Pas de contrainte en religion » (sourate 2, verset 256).

R. Brague et B. Diagne, loin de s’interroger sur les contradictions entre le Coran et la pratique réelle ou sur ce qu’implique le Coran, conviennent tous deux que le verset n’est pas une interdiction mais un constat :

lorsqu’on est dans la religion vraie, on ne ressent aucune contrainte, car la vérité se distingue elle-même de l’erreur. Lorsqu’on est dans la vraie religion, on y est comme un poisson dans l’eau,

déclare R. Brague. Évidemment reste la question de la « vraie » religion et B. Biagne a tôt fait de répliquer que le verset ne contient pas le mot « islam ». Pour lui le texte veut dire c’est la foi en un Dieu unique qui est première chez l’humain, c’est-à-dire que le monothéisme précède toute détérioration polythéiste. L’argument est purement théologique et arbitraire. Le monothéisme est tardif et l’histoire de son apparition même dans le judaïsme est fort longue[4]. La question est que pour B. Diagne, cette situation originelle fait qu’« il est de notre responsabilité individuelle de nous souvenir du Dieu un ». Mais à ce compte, quel est le statut de celui qui ne s’en souvient pas ? Est-il un humain pour Bachir Diagne ? R. Brague reste coi là-dessus.

Dans le chapitre sur la liberté, on a le même évitement. Le débat, intéressant par lui-même, porte sur la question de savoir si l’humain est libre dans ses actions ou s’il suit une voie prédéterminée. R. Brague oppose au musulman la question du fatalisme musulman et le verset « Dieu vous crée et crée ce que vous faites ». La réponse de B. Diagne est catégorique :

L’homme qui comprend réellement qui il est comprend qu’il ne pourra se réaliser qu’en s’identifiant à la volonté de Dieu. Du coup, la distinction entre la volonté humaine et la volonté divine n’a plus de sens.

On est là en plein mysticisme, royaume de l’affirmation gratuite et fermée. À ce stade, les athées ne peuvent évidemment plus comprendre.

Raison et foi

Un chapitre révélateur et, peut-être, étonnant traite de la raison en islam. Les deux compères font d’emblée très fort pour des croyants. Rémi Brague commence par dire qu’« on peut être chrétien et intégralement rationaliste » (je ne chipoterais que l’adverbe) et poursuit en affirmant que « [l]es chrétiens sont les seuls rationalistes, car ce sont les seuls à croire que Dieu est lié à a raison ». Quant à Bachir Diagne, il déclare tout de suite abruptement : « Je suis moi aussi un rationaliste forcené ». Question de se donner un peu de crédibilité, B. Diagne fait fond sur le cas du philosophe arabe rationaliste né à Cordoue, Averroès (mort en 1198), qui dit dans son Traité décisif que non seulement la démarche rationnelle est permise mais qu’elle est même obligatoire. Si le texte révélé semble en contradiction avec la raison, il faut, selon Averroès, interpréter le texte sacré pour le concilier avec la raison. Comme il le fait à plusieurs reprises, B. Diagne appelle à son secours les mutazilites, les représentants du courant rationaliste des débuts de l’islam, qui vont jusqu’à remettre en cause le caractère incréé du Coran.

R. Brague a beau jeu de rétorquer qu’Averroès a été finalement démis de ses hautes fonctions de juge de haut rang à Séville, condamné et exilé et que de toute manière il n’a pas eu d’écho dans le monde musulman. Immédiatement après lui, commence la pétrification de l’islam. Du côté sunnite, il n’y aura pas de philosophe avant de très nombreux siècles. Quant aux mutazilites, ils sont défaits au IXe siècle et disparaissent le siècle suivant. Il est malaisé dès lors pour un musulman de se réclamer du rationalisme. La réponse de B. Diagne est qu’un seul exemple suffit à infirmer la règle générale de l’absence de philosophie musulmane pendant près d’un millénaire.

Mais sa vraie réponse est ailleurs. Immédiatement après avoir formulé sa déclaration de rationalisme forcené, il ajoute : « Mais je crois également […] que le mysticisme fleurit à l’extrême pointe de la raison ». Il n’est pas le premier mystique à dire cela.

Dans son allocution de Ratisbonne du 12 septembre 2006 qui a suscité tant de remous dans le monde musulman, Benoît XVI opérait une classification que j’avais trouvé un peu surprenante en ce qui concerne l’islam [5]. Il positionnait le catholicisme comme la parfaite harmonie entre le rationalisme des Lumières et un islam intégralement dédié à la foi. Je crains qu’à suivre B. Diagne, il me faille donner raison à l’ancien pape. Si la raison n’est faite que pour accéder au mystique, on est fondamentalement dans le mystique.

Le ping-pong de l’interprétation du Coran

Terminons par le point central de l’interprétation du Coran. Même si je ne suis pas arabisant, ma perplexité est grande ici aussi.

À plusieurs reprises, R. Brague propose un verset du Coran, à ses yeux indubitablement embarrassant pour un musulman. C’est le cas par exemple de la sourate 9, verset 5 : « Tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez ; capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embuscades ». B. Diagne réplique, certes, que la Bible (il veut dire l’Ancien Testament) autorise de réduire un peuple à néant – ce qui est exact – et confesse que, en revanche, les Évangiles sont pacifiques – ce qui est également exact – mais s’empresse de dire que s’il est vrai qu’il y a bien dans le Coran des versets qui appellent à combattre, il y en a aussi d’autres, qui ne sont pas belliqueux. Il continue en formulant sa théorie sur ce genre de problème en objectant que si on lui oppose un verset qui dit noir, il en trouvera toujours un autre qui dit blanc, ce qui n’est en effet peut-être pas impossible. Il parle de « ping-pong inutile » qui ne peut mener à quoi que ce soit.

Plus surprenant, il ne réplique rien de précis quand Rémi Brague veut lui exposer que l’interprétation des versets coraniques n’est pas possible au sens occidental du mot et pour cela lui propose le verset (33,59) qui dit, dans la traduction qu’il utilise, « Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes de se couvrir de leurs voiles ». R. Brague en conclut que l’obligation du voile ne se discute pas dans son principe et ne peut l’être que dans la forme et l’étendue du voile. La situation de ceux des dogmes catholiques promulgués depuis le Concile de Vatican I en 1870 sous le couvert de l’infaillibilité pontificale aboutit à la même chose, mais soit.

Pourtant B. Diagne a ordinairement recours à la traduction du Coran de Jacques Berque, souvent considérée comme la plus fiable par les non-croyants. Or Berque ne traduit pas par « voiles » mais par « mantes », en précisant bien en note que le voile, le fichu couvrant la tête, est un autre mot en arabe coranique [6]. Allez savoir…

On est entre croyants, ce qui évite de devoir poser la bonne question : quel sens y a-t-il à recourir à un texte, ou des textes, obscurs, contradictoires, ininterprétables ? Quand se décideront-ils à poser cette bonne question ?


Notes

  1. Au début de 2019, François Déroche, titulaire de la chaire « Histoire du Coran. Texte et transmission » au Collège de France a publié le Coran, une histoire plurielle. Essai sur la formation du texte coranique, Paris, Seuil, 2019, 302 p., et, fin novembre de cette même année, Guillaume Dye (ULB) et Mohammad Ali Amir-Moezzi (École Pratique des Hautes Études) publiaient un copieux ouvrage collectif de 3.408 pages en trois volumes, Le Coran des historiens, Paris, Éditions du Cerf, 2019 (présentation dans Le Soir du 27 novembre 2019). ↑
  2. Patrice Dartevelle, « Le Coran en libre-service », mis en ligne le 21 octobre 2018 sur athees.net, disponible dans le volume 6 (2019), pp. 67-79 de la revue L’Athée. L’article portait sur le débat entre l’athée Sam Harris et le musulman Maaajid Nawaz publié dans L’islam et l’avenir de la tolérance, 2012. ↑
  3. Rémi Brague et Souleymane Bachir Diagne, La controverse. Dialogue sur l’islam, Paris, Stock/Philosophie Magazine Éditions, 192 p. L’entretien est mené par Michel Eltchaninoff. ↑
  4. Pour s’en convaincre, il suffit de lire Thomas Römer (professeur au Collège de France), L’invention de Dieu, Paris, Seuil, 2014 (2017 dans la série Points-Histoire, version que j’ai lue). ↑
  5. Patrice Dartevelle, « Le théologien et les mosquées », Espace de libertés N° 347 (novembre 2006), pp. 26-27. ↑
  6. Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris Albin Michel, 1990 et 1995, édition de poche 2002 que j’ai utilisée. ↑
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Peinture pointilliste d’un anticléricalisme villageois haut-alpin

Posté le 17 décembre 2019 Par ABA Publié dans Histoire Laisser un commentaire

Pierre Gillis

Des historiens peuvent être chanceux. Ou plutôt, il en est qui ne laissent pas passer leur chance et arrivent à extraire un trésor d’informations inédites d’un événement improbable, d’un hasard de la vie. Jacques-Olivier Boudon fait partie de ces obstinés laboureurs de notre patrimoine : professeur à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste de la France du XIXe siècle, il a, en suivant les traces de Bonaparte sur la route Napoléon, passé une nuit dans une chambre d’hôtes au château de Picomtal, aux Crots, village proche d’Embrun et du barrage de Serre-Ponçon, sur la Durance. Il y a assisté à un spectacle retraçant l’histoire du château. Ce spectacle mettait en scène un menuisier qui a vécu au XIXe siècle, et qui a réparé les planchers du château ; il avait la curieuse habitude de couvrir les planches de bois dont il se servait de toutes sortes de réflexions relatives à sa vie et à celle de son village. Notre historien a immédiatement perçu les richesses que recelait ce matériau plus que précieux, et il a consacré plusieurs années de travail à en extraire la substantifique moelle. Il a ensuite fait partager ses trouvailles à un public plus large, en prenant la plume pour nous offrir un livre inattendu autant que passionnant.[1]

Joachim, c’est le prénom du menuisier en question, et son patronyme, c’est Martin. Joachim Martin a travaillé au château de Picomtal vers 1880, et a laissé 72 textes, à peu près 4 000 mots ou 20 000 signes, à l’intention de celui qu’il appelle « son ami lecteur », dont il présume à juste titre qu’il le lira après sa mort à lui, Joachim Martin. Il est par ailleurs violoneux, ce qui l’amène à fréquenter les fêtes villageoises où il se procure un supplément de revenus. Il parle de tout ce qui le préoccupe, dont l’essentiel a trait à la vie de son village. Sachant qu’il ne sera lu qu’à titre posthume, Joachim ne mâche pas ses mots et ses messages éclairent crûment le monde rural et alpin de la fin du XIXe siècle.

On apprend bien des choses, à partir de ces 20 000 signes et de l’enquête menée par Jacques-Olivier Boudon, à la fois sur les mentalités paysannes de la IIIe République, sur les rapports entre l’Église et les élites républicaines alors que celles-ci tentent d’évincer les nostalgiques de l’Ancien Régime, et sur des formes d’anticléricalisme populaire et rural.

La République admirée depuis la Durance

Joachim a un avis tranché sur les évolutions politiques dont Paris est le centre, mais dont les retombées sur la vie d’un artisan-paysan des Hautes Alpes sont importantes :

La république a fait de belles choses en 1881. Janvier et février a fait fermer 200 couvents, diminué les curés et évêques d’un tiers. A prohibé les croix au cimetière et honneurs fantasques. Les religieuses ont été retirées des écoles publiques. Mis le service militaire à 40 mois de présence au corps ; augmenté des pensions militaires, augmenté les gradés, dépensé 10 millions aux forts de Briançon, dépensé 110 mille francs dans le torrent de Vachères pour plantations.

4 milliards qu’elle a dépensé en France pour les écoles publiques. Conquis la Tunisie, Sud Afrique avec 60 millions de dépense et peu d’hommes (p. 115).

Cinq-cent-seize signes, moins de deux tweets, pour baliser un positionnement résolument républicain : une touche de fierté nationale patriotique (renforcement militaire aux frontières, approbation des expéditions coloniales, et attachement à l’armée de conscrits), satisfaction face au développement de l’école publique, et une solide dose d’anticléricalisme. Le ton est donné.

Ce n’est en général pas dans le monde paysan qu’on s’attend à voir fleurir l’anticléricalisme. Joachim n’est cependant pas un représentant standard de son milieu social. La famille de son père, lui-même menuisier, est implantée depuis plusieurs générations aux Crottes (le nom ancien du village, raccourci depuis en Crots, pour d’évidentes raisons de convenance phonétique), ses aïeux paternels sont cultivateurs et catholiques. Du côté de sa mère, la famille est protestante, et provient du village de Cliousclat, dans la Drôme, qui abrite une importante communauté huguenote. Aucune trace d’un mariage religieux dans les archives diocésaines de Gap pour le mariage de ses parents, Joachim a été conçu hors mariage, ses parents se sont mariés (civilement) un mois avant sa naissance, et lui-même déclaré « fils illégitime et naturel de Jean-Joseph Martin et d’Adélaïde Laville hérétique ». Ce point de départ est sans doute de nature à éveiller le sens critique, et à tenir les fanatismes religieux à distance raisonnable.

Un curé harceleur et rebouteux

Le parquet du château de Picomtal révèle cependant des secrets beaucoup plus ciblés, qui nous entraînent bien au-delà de ces considérations socio-religieuses. Joachim n’apprécie guère le curé de son village, avec qui il a plus qu’un œuf à peler. Ce n’est pas d’hier que la vie privée des ecclésiastiques interfère avec leur ministère ; aujourd’hui, c’est la pédophilie qui est sous les feux de l’actualité, en 1880 l’abbé Lagier dévoyait la confession en séance de harcèlement sexuel à l’égard de ses paroissiennes – et on ne peut exclure que certaines de ses cibles aient été mineures, ce qui rejoindrait l’actualité. Joachim, alerté par ce que sa femme a subi, n’apprécie pas :

D’abord je lui trouve un grand défaut de trop s’occuper des ménages, de la manière que l’on baise sa femme. Combien de fois par mois, si on la saute, si on fait levrette, si on l’encule, enfin je ne sais combien de choses qu’il a demandées et défendu à toutes les femmes du quartier. De quel droit misérable. Qu’on le pende ce cochon. (p. 129)

Tentative de contrôle des pratiques sexuelles au village, quand il ne s’agit pas de pressions pour bénéficier d’une relation personnelle, refusée dans le cas précis, mais qui se conclut sur la rupture entre l’épouse en question et l’Église, puisqu’elle n’y a plus remis les pieds depuis lors (p. 131) : pas besoin d’être grand clerc pour situer les racines de l’anticléricalisme de Joachim, qui reste toutefois modéré.

Les efforts du curé Lagier pour standardiser les pratiques sexuelles de ses ouailles n’étaient par ailleurs pas le seul canal par lequel il établissait son emprise sur la population. Il lui arrivait aussi de verser dans l’exercice illégal de la médecine, s’érigeant en sorcier-guérisseur du village. Jacques-Olivier Boudon nous apprend au passage qu’« une statistique de 1861 portant sur 32 départements français a permis d’identifier 833 guérisseurs non-médecins parmi lesquels 163 étaient prêtres » (p. 185). La famille de Joachim a fait les frais de ces pratiques semi-clandestines, timidement réprimées, vaguement tolérées ; peu de procès, et encore moins à l’encontre de prêtres, peu ou prou couverts par leur hiérarchie – les médecins sont rares, en particulier dans les Hautes-Alpes : en 1874, le fils aîné de Joachim, 31 mois, souffre de mal aux yeux. Le curé lui fait administrer une dissolution d’oxyde de zinc. Joachim a pu sauver l’œil droit de son fils, en le lavant à grandes eaux alors qu’il était violemment gonflé, mais pas le gauche – l’enfant restera borgne. En 1876, la sœur de Joachim se fait soigner d’une petite enflure au pied par le médicastre, qui enferme pendant 8 jours le pied de la patiente dans un caisson rempli de bouse de vache. La fin du traitement s’est conclue par l’amputation de la jambe de la malheureuse, effectuée à l’hôpital (p. 188). Certes pas d’alliance du caducée et du goupillon, mais on comprend aisément que la conjonction de reproches, harcèlement sexuel de son épouse et interventions désastreuses pour la santé de ses proches, engendre chez Joachim un anticléricalisme plus que conjoncturel face au statut protégé du tortionnaire de sa famille. En revanche, lorsque les attaques contre les méfaits du curé Lagier se feront plus vives, via une pétition adressée en 1884 à Amédée Ferrary, député d’Embrun (p. 178), le châtelain Joseph Roman, monarchiste et catholique bon teint, employeur de Joachim, que celui-ci admire par ailleurs pour sa culture et son érudition, prendra sans hésiter la défense du curé :

Les habitants de la commune des Crottes ont l’honneur d’avoir pour curé depuis près de quatorze ans M. l’abbé Lagier, qu’ils ont considéré jusqu’à ce jour comme un bon et digne pasteur. Les populations l’estiment comme un prêtre zélé, charitable, remplissant avec sagesse et persévérance les fonctions de son ministère ; aucune imputation ne s’est élevée jusqu’ici contre sa conduite et ses mœurs. (p. 182)

L’intervention du châtelain-maire ne sauva que provisoirement le curé ; ce dernier fut muté par son évêque en 1886.

À l’époque, les lignes de rupture étaient simples à décrypter : les puissants érigeaient leur pouvoir sur un mixte de conservatisme social, d’obscurantisme, et de contrôle des mœurs. C’est pourtant l’époque où des fissures apparaissent dans ces sédiments : une partie du clergé, celle qui évangélise les centres urbains qui se développent avec la révolution industrielle, sent le vent tourner, et pousse l’Église française à larguer le courant monarchiste dont elle était proche. Le pape Léon XIII, qui a sans doute compris que l’avenir n’était pas du côté de l’Ancien Régime, publie en 1892 l’encyclique « Au milieu des sollicitudes », par laquelle il exhorte les fidèles à se rallier à la République.

Choisir collectivement sa religion ?

La pétition dont il est question ci-dessus réclamait le renvoi du curé Lagier, pour les raisons déjà évoquées. Elle a été signée par 24 habitants du village, hommes et femmes. La pétition ne se contente pas d’exiger le départ du curé fauteur de troubles, elle demande la désignation d’un pasteur protestant pour le remplacer. Boudon, en historien rigoureux, a consulté les résultats du recensement de 1851, qui n’a enregistré que six calvinistes aux Crottes, dont la famille maternelle de Joachim. On se trouve donc en présence d’une revendication hors-norme, celle d’un souhait de glisser collectivement d’une religion à l’autre. En quelque sorte, les pétitionnaires placent dans le champ de la démocratie la question du choix religieux. On est évidemment loin du refoulement de la religion dans la sphère privée, mais cette demande est surprenante et révélatrice. Les pétitionnaires ne sont bien sûr pas des théologiens, mais ils ne peuvent ignorer qu’une partie importante des dogmes catholiques n’est pas acceptée par les protestants, et ce fait nous dit quelque chose quant à la profondeur (toute relative) de l’enracinement des dogmes – on n’y croit pas vraiment. À l’inverse, cette tentative de mutation collective témoigne du fait que les habitants des Crottes n’étaient pas prêts à faire leur deuil de tout encadrement religieux, et qu’à tout prendre, l’image d’un pasteur marié est rassurante pour des paroissiens qui ont dû subir les frasques d’un curé qu’on imagine énervé par son célibat forcé. Enfin, Boudon note que « la participation des protestants à la construction de la République et d’une laïcité ouverte a pu contribuer à ce choix » (p.179).

Joachim aborde aussi un autre sujet scandaleux, qui donne les mesures des progrès représentés par la généralisation de la contraception et la dépénalisation de l’avortement. Douze ans avant qu’il ne couche ses pensées sur bois, il a été témoin d’une scène dramatique :

En 1868 je passais à minuit devant la porte d’une écurie. J’entendis des gémissements. C’était la concubine d’un de mes grands camarades qu’elle accouchait. Ils ont vécu 10 à 11 ans [ill.] de cochon. Elle est accouchée de 6 enfants dont 4 sont enterrés au dit écurie de 1 de mort (garçon) et la fille est en vie du même âge que ma fille. (pp. 121-122)

Quatre infanticides commis par le père des enfants, ami d’enfance de Joachim… Seul son lecteur posthume connaîtra la vérité et l’horreur que lui inspire l’auteur des faits, qu’il compare aux assassins célèbres dont la presse d’alors relate les crimes. Les solidarités villageoises fonctionnent pleinement pour éviter la rupture de l’omerta – la mère du criminel a été la maîtresse du père de Joachim. Le village devait savoir : il est difficile d’imaginer que quatre grossesses successives aient échappé à l’œil exercé et attentif du voisinage. Mais l’infanticide était, surtout en milieu rural, un mode de régulation des naissances, et a fortiori, un moyen d’éviter le scandale associé à une naissance hors mariage. La piqûre de rappel à l’intention des chevaliers modernes de l’interdiction de la contraception et des régressions brutales en matière d’interruption volontaire de grossesse est bienvenue : « pro vita », disent-ils, pour en revenir au temps béni des infanticides et des curés frustrés.


Notes

  1. Jacques-Olivier Boudon. Le plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village français, Éditions Belin, Paris, 2017. Les mentions de pages entre parenthèses font toutes référence à cet ouvrage. ↑
Tags : anticléricalisme curé de village Hautes Alpes IIIe République modernité XIXe siècle

La Confession camique d’Henri Cami

Posté le 17 décembre 2019 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession camique, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Henri Cami, né à Pau en 1884 et mort à Paris en 1958, qui est une des grandes figures du mouvement loufoque et plus généralement, comique du siècle dernier et de l’Histoire – pour la préhistoire sans doute aussi, mais on manque d’éléments de comparaison. De son œuvre d’homme de lettres, on connaît des romans, des pièces de théâtre, des scénettes, des chansons, des opérettes et aussi, comme dessinateur, des caricatures. Malheureusement pour cet interrogatoire, l’inquisiteur n’a pu disposer dans son dossier que de vagues renseignements, mais pour lui, ce n’est pas un inconvénient, il a l’habitude ; au besoin, il invente – l’essentiel étant de satisfaire aux exigences supérieures.

Bonjour, Monsieur Cami. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [3] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien l’écrivain, dessinateur français, « le plus grand humoriste in the world », disait Charlie Chaplin.

D’abord, Monsieur l’Inquisiteur, juste une question, pour y voir clair : êtes-vous juste Pape ou juste inquisiteur ou les deux ? Vous avez un étrange patronyme, mais, comme qui dirait, adapté à votre emploi. Pour moi, c’est plus net : je suis juste Pierre Louis Adrien Charles Henry Cami, fils d’un voyageur de commerce et grand comique voyageur moi-même. Et voyez comme est la vie, je voulais être matador prestigieux et j’ai fini matamore loufoque. Ensuite, j’ai gagné ma vie comme journaliste comique, disons plutôt chroniqueur et écrivain, car j’ai beaucoup écrit et publié[4]. Pour ce qui est de Charles Chaplin[5], vous êtes bien renseigné. Il est vrai qu’il me prenait pour le plus grand humoriste du monde et j’ajouterais d’outre-monde. Quand il est venu d’Amérique à Paris, pour la première fois, il n’a eu de cesse de me rencontrer. Quand il y est arrivé, on est tombé dans les bras l’un de l’autre. C’était très émouvant, mais l’ennui, c’est qu’on ne pouvait pas se comprendre sans un intermédiaire, sauf par gestes évidemment.

Voyons, Monsieur Cami, procédons dans l’ordre et avec précision. Vous êtes bien né à Pau en 1884 et mort à Paris en 1958.

Oui, comme Henri IV, je suis né à Pau et mort à Paris. Comme vous le savez, la Mort farce et attrape ; moi, la Mort m’avait rattrapé – par les basques – dans mon domicile parisien du 14, rue Étex. Rue Étex, voyez-vous ça, quelle coïncidence loufoque, une rue qui porte le nom d’un de mes émules : le grand comédien comique Pierre Étaix – « était », car il n’est plus non plus. Nous avons eu tous les deux, mais moi bien avant lui, une carrière inaboutie de comédien-comique-incompris, sérieux et paré d’un solide costume noir. Je traitais la Mort par le mépris et tel le Fils des Trois mousquetaires[6], je défiais le sérieux par le rire, je roulais le sacré dans la farine. Ma parenté, ma descendance cinématographique est plurielle et internationale ; vous avez dû en entendre parler : Charlot, Buster Keaton, Harold Lloyd, Laurel et Hardy, les frères Marx, Toto, Jacques Tati et bien d’autres encore.

Trêve de plaisanterie, Monsieur Cami, vous ridiculisez la Mort, vous vous moquez, vous blasphémez tout, même le plus sacré ; vous n’êtes que dérision des choses les plus sublimes et vous avez créé ce P.C.I. qui était tout à fait licencieux.

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai créé le P.C.I., cependant entendons-nous bien, il ne faut pas vous égarer, c’était le Petit Corbillard Illustré, un périodique qui se riait de la Mort. C’était une publication d’intérêt professionnel destinée aux croque-morts. Il avait son succès chez les gens du métier, mais cet organe quasi-officiel des pompes funèbres est mort après six numéros. C’est pourtant, dans toute l’Histoire, le seul journal qui ne reconnaissait pas les Immortels ; chose qui n’a pas plu non plus à l’Académie. Pour distraire ces familiers de la tombe et du cercueil, j’avais créé une clique : « Les Amis de la Bière, fanfare des croque-morts » ; on n’a pas goûté sa musique. En substance, j’étais un animateur des pompes funèbres, je mettais du plaisir dans le deuil, je combattais la Mort par la joie[7]. J’avoue volontiers tout ça et je dirais que j’en suis fier. Tenez, j’ai – en 1911 – lancé le concours du plus bel enterrement avec des concurrents fameux, dont : Émile Loubet, Président de la République ; Pie X, Pape ; François-Joseph, Empereur d’Autriche-Hongrie, Guillaume, Empereur d’Allemagne, Nicolas, Empereur de Russie. Malheureusement, ils ont tous déclaré forfait.

Bref, Monsieur Cami, vous aviez vis-à-vis de la Mort, cette exigence divine, cette fin sublime imposée par Dieu, cette sanction sacrée du péché originel, des attitudes et des intentions ironiques, irrespectueuses et pour tout dire, irréligieuses, peccatrices et blasphématrices.

Ah oui, la Mort !, Monsieur l’Inquisiteur, vous osez dire que je ne la respectais pas. Comment pouvez-vous soutenir ça ? C’est absurde. D’abord, je vous ferai remarquer que comme pour votre Église, c’est en quelque sorte, l’objet de mon commerce. En vérité, je vous le dis : La Mort est « corps bizness ».

Ainsi, Monsieur Cami, vous êtes l’auteur véritable d’une pièce qui se gausse rudement de la Sainte Église en s’en prenant à une de ses figures les plus respectées : Monseigneur Félix-Antoine-Philibert Dupanloup, évêque d’Orléans, chaud partisan de l’enseignement catholique, auteur de « Lettres sur l’éducation des filles et sur les études qui conviennent aux femmes dans le monde »[8]. Dans cette œuvre théâtrale, vous reprenez les éléments de la célèbre chanson Le Père Dupanloup[9], faisant passer le vénérable homme d’Église pour un champion quasiment olympien de la pornographie, se livrant à ses généreux exercices dans son berceau, à l’Institut, à l’Opéra, en wagon, en ballon, à Zanzibar, à la Bérésina, à la cuisine, à la prise de la smala, dans un tonneau, à l’Assemblée, au Vatican et jusqu’au paradis. Au fait, Monsieur Cami, je vous dispense de me chanter cette rengaine, je la connais.

Certainement, Monsieur l’Inquisiteur, je suis l’auteur de cette pièce au titre évocateur « Père Dupanloup ou les Prodiges de l’Amour »[10], dans laquelle mon alter ego, le dénommé Fêlure, alias au théâtre : Férule – le bien nommé –, fustige les productions faisandées des théâtres parisiens ; ce qu’on appelle communément le vaudeville ou le théâtre de boulevard. Comme tout ce théâtre moderne n’a plus d’autre sujet que l’amour physique et la peinture de nos instincts les plus bas et de nos passions les plus bestiales, j’ai adapté à la scène les exploits prodigieux du Père Dupanloup, ce formidable héros de notre nation gauloise. Je vous ferai remarquer au passage que si l’on se souvient encore du Monseigneur, c’est à cause des exploits du Père qui sont sur toutes les bouches de la jeunesse de France. Il paraît qu’en Belgique, c’est le très Saint Nicolas[11] qui accomplit de pareilles prouesses. En ce qui me concerne, vous comprendrez, Monsieur l’Inquisiteur que le passage que je préfère, c’est quand Dupanloup et Saint Nicolas sont dans leur cercueil.

Voilà-t-il pas maintenant, Monsieur Cami, que vous moquez le grand Saint Nicolas et dès son berceau jusque dans son cercueil et même au-delà, encore bien. Peut-être qu’en cherchant un peu vous mettrez également en scène burlesque l’un ou l’autre saint passage de la Bible ? Il me semble que j’ai entendu parler des filles de Loth[12], le noble vieillard qui sous l’injonction du Seigneur dut fuir de Sodome. Comment expliquer vous ça ?

Oh, Monsieur l’Inquisiteur, la chose est toute simple. Comme vous n’êtes pas sans le savoir, Loth, sa femme et ses deux filles fuyaient la ville maudite de Sodome quand Madame Loth s’est malencontreusement retournée et fut changée en statue de sel. Loth, dans sa grande douleur, chaque jour embrassait la statue de sel et plus il l’embrassait, plus il avait soif et plus, il se désaltérait – de vin. Mais si on en croit la Bible, les Loth se retrouvèrent père et filles, seuls humain(e)s encore vivant(e)s. Alors, les filles afin de perpétuer l’espèce n’eurent d’autre solution que d’user de leur père par le vin assoupi et la cadette concluait ainsi[13] :

C’est notre seul moyen pour avoir des enfants.
La race d’Abraham, avant tout, doit survivre !
Et puisque le vieux Loth, toutes les nuits, est ivre,
Il nous faut profiter de son égarement,
Nous glisser dans son lit, tour à tour, chastement,
Et l’inciter d’une main pieuse
En vraies filles respectueuses
À retrouver soudain un restant de vigueur
Pour que, sans le savoir, il fasse
Le geste qui devra perpétuer la race :
Le geste auguste du Semeur ![14]

Je vous ferai simplement remarquer que je n’ai fait – en donnant la parole aux filles de Loth – qu’éclairer d’un jour nouveau cet épisode particulier de la Bible et du Coran. Entre nous, il se trouve dans ces livres sacrés d’autres épisodes tout aussi scabreux.

Il ne vous reste plus, Monsieur Cami, qu’à vous en prendre directement au Seigneur comme le fit ce Jarry et sa Passion considérée comme une course de côte[15].

Si ce n’est que ça, Monsieur l’Inquisiteur, je vous signale que j’ai publié, en quelque sorte comme la suite de ce remarquable reportage cycliste, une vraie histoire d’un ressuscité aux prises avec les croque-morts qui viennent de l’enterrer. C’est un peu théâtral, mais un miracle qui ne serait pas théâtral ne serait pas connu et de ce fait, pas reconnu. À la différence de la résurrection aussi ancienne que légendaire que certains témoignages par ouï-dire, sans doute pieux, mais peu dignes de foi, ont rapportée des années plus tard, celle que je raconte est contemporaine et mon ressuscité, à peine sorti de son cercueil, chante comme un bienheureux à ses deux anges-gardiens-croque-morts, qu’il a invités, pour qu’ils se remettent de l’émotion du miracle, à prendre un verre à son bistrot habituel :

« Messieurs, quand je ressuscite
Je prends la cu, je prends la cu, je prends la cuite. »[16]

Comme vous le devinez, il y a là une allusion à la Dernière Cène et au fameux : « Ceci est mon sang ».

Il semble même, Monsieur Cami, toujours selon mes informateurs, que déjà en 1910, dans votre petite publication, vous vous en preniez à Mohamed et me dit-on, vous concluiez à la folie de cet estimable prophète.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur. Cependant, il me semble que la chose devrait vous plaire s’agissant d’un représentant d’une secte concurrente de votre Église. En y repensant, cette histoire – elle s’intitule « Les Rats »[17] (il s’agit de vrais rats, comme vous le verrez) – est vraiment terrifiante. Je vous la résume : Mohamed a su sa femme infidèle. Mohamed exerce sa vengeance. Mohamed enterre sa femme vivante, mais debout et seule la tête de la malheureuse dépasse du sol ; Mohamed la saupoudre abondamment de fromage râpé, puis viennent les rats qui font un grand festin et pas seulement de fromage. Alors, Mohamed est devenu fou et c’est ce qu’il avait de mieux à faire. Telle est la terrible conclusion. C’est une histoire très morale, un peu rude, mais beaucoup moins que de nombreux passages des livres saints ; et puis, je ne fais que conter un récit, une chose imaginaire, ce qui est très différent de la réalité brute des bûchers et des autres exactions religieuses.

Monsieur Cami, je vous somme de me répondre devant Dieu : est-ce que votre « Vierge quand même » ne serait pas une allusion à l’Immaculée Conception de la Mère du Seigneur ?

Oh, Monsieur l’Inquisiteur, tout est dit dans les Évangiles. Cette Immaculation, c’est la faute d’un ange qui est passé, paraît-il ; dans nos campagnes, on disait que c’était le facteur et à New-York, ils évoquent le plombier. Enfin, moi je veux bien croire que vous croyez – et même, je vous comprends ; parfois, pour garder sa place, il vaut mieux dire qu’on croit ; pour le reste, en soi-même, dans son for intérieur, on pense ce qu’on veut ; entre nous, vous par exemple, vous pourriez très bien être athée, mais, croyez-moi, si vous tenez à votre emploi, gardez secrète votre conviction, restez un athée discret. Nonobstant, au sujet de tous ces récits nébuleux, ma grand-mère disait toujours : « Dépêche-toi de croire celle-là, sinon on t’en fera croire une autre. De force ! » C’est comme cette histoire du Paradis et d’Adam et Ève.

Oui, justement, dit l’Inquisiteur, parlez-moi de ce que vous avez raconté du Paradis et de nos père et mère originels.

Eh bien, autant vous dire tout de ce drame biblique, de cette histoire de feuille de vigne et de paradis. [18] Comme dans la légende religieuse, les acteurs sont Dieu, des anges, le serpent, Adam et Ève. Dieu a nanti Adam et Ève d’une feuille de vigne pour tout vêtement. Vous voyez où elle est placée, Monsieur l’Inquisiteur ? Ou dois-je préciser ? Enfin, c’est le point important, l’élément essentiel : Dieu interdit d’enlever la feuille de cet endroit (entre nous soit dit : « Bravo l’hygiène ! »). Le serpent, la chose est prévisible, entend bien contrarier les plans divins. Il va user d’un stratagème scientifique, un peu comme firent les Australiens quand ils ont introduit la myxomatose pour se débarrasser des lapins ; il va remettre à Ève, avec une petite explication mensongère, une boîte contenant des insectes d’une espèce spécialisée : le phylloxera. À peine libérés par Ève sous la couette, ces petits animalcules s’empressent de manger ce qui se trouve à leur portée ; en l’occurrence, les feuilles de vigne. Au matin, le Dieu suspicieux et jaloux qui surveille tout découvre le pot aux roses et s’encolère beaucoup. À la suite de quoi, Dieu punira la femme impudique et l’homme complice en envoyant le phylloxera dévorer les vignes du monde entier. Et cet implacable ennemi du vin sévit encore.

Là tout de même, Monsieur Cami, vous n’avez pas épargné de vos sarcasmes notre bonne Inquisition. Laissez-moi vous dire que notre Inquisition peut être magnanime avec ceux qui la comprennent et qui l’aident dans sa lourde tâche de combattre l’hérésie. Pour ceux-là, elle recommande à l’Église la plus grande indulgence envers le coupable ; mais elle peut aussi être très sévère avec ceux qui s’en prennent – même avec humour, cette arme fatale et perverse du grotesque et du loufoque – à notre Très Sainte et Très Sérieuse Institution. C’est de cette façon que nous considérons votre pièce comme une attaque pernicieuse contre nos Magistrats qui sont les voies de Justice du Seigneur lui-même. Vous avez bien écrit un drame de l’Inquisition, n’est-ce pas ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, je ne saurais le nier. J’ai écrit et publié une pièce en quatre tableaux, intitulée : « Un Drame de l’Inquisition »[19]. Un vrai drame pour l’Inquisition puisque le condamné en réchappe à toute vapeur. Je résume les faits : un cul-de-jatte est poursuivi comme hérétique en raison du fait qu’il ne croit qu’à moitié. Prenant de vitesse ses poursuivants (les limiers de l’Inquisition) et sa potentielle condamnation au bûcher, il se fait ignifuger. C’est le tableau I de la pièce. Au tableau II, le tribunal de l’Inquisition, par la voix du Grand Inquisiteur, condamne le cul-de-jatte aux supplices successifs de l’eau et du feu. Le tableau III, c’est le supplice de l’eau ; on entonne cinquante litres dans le pauvre homme. Le supplicié exprime sa gratitude et remercie le bourreau pour cet excellent lavage d’estomac, que le médecin lui avait recommandé. Le tableau IV se conclut sur la fuite du cul-de-jatte-dans-sa-chaise-roulante, transformé en machine à vapeur par les cinquante litres d’eau filtrée du supplice et les flammes du bûcher.

Bien entendu, Monsieur Cami, vous pouvez toujours dire que tout ça, ce ne sont que des histoires et des histoires pour rire au soleil ou sous la douche, peu importe finalement. Pour ma part, je retiens ce que disait votre préfacier Michel Laclos[20]. Je le cite : « … l’humoriste ne respecte pas grand-chose. Ni la mort…, ni la vie…, ni les beaux et bons sentiments qu’ils soient d’ordre familial, d’ordre religieux voire patriotique. Le rire fait passer le poison. » En l’affaire, l’humoriste, c’est vous assurément. Je dois constater que vous ne respectez pas les beaux et bons sentiments d’ordre religieux et envisagée de cette façon, la chose n’est plus drôle du tout. Toutes ces anecdotes anodines, toutes ces histoires sans histoire sont à mes yeux et plus encore, à ceux de ceux qui sont plus haut et dont nous dépendons tous, des indices d’une forma mentis, d’une conformation de l’esprit que je qualifierai volontiers d’hérétique. Il ne manquerait plus que vous vous moquiez directement du Tout-Puissant, mais heureusement pour vous, on m’a signalé que vous avez eu l’heureuse idée de recueillir ses mémoires et d’établir en quelque sorte, sa biographie. Ce sera l’objet de notre prochain entretien que ces mémoires de Dieu le Père[21].

Je vous remercie très chaleureusement, Monsieur l’Inquisiteur, de votre attention. Je reviendrai vous voir et ensemble, nous entendrons donc la confession de Dieu le Père. Ainsi soit-il !


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. ↑
  4. On n’a pas de bibliographie complète de Cami, mais ce qui s’en approche le plus est la notice Wiki consacrée à Pierre Henri Cami, qui ne recense qu’une (petite) partie de ses publications. ↑
  5. Cami, Les Exploits galants du Baron de Crac, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 188 p., p.p.9-10. ↑
  6. Cami, « Le Fils des Trois Mousquetaires », Pour lire sous la Douche, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 245 p., p.p. 147-154. ↑
  7. La Mort par la joie : allusion de Cami au mouvement Kraft durch Freude (KdF, en français La force par la joie), organisation de loisirs de l’État nazi ; un slogan fort proche de la fameuse devise : Arbeit macht frei !, qui ornait l’entrée des camps. Par ailleurs, Cami est l’auteur de la conjugaison du verbe nazir : « Je nazis, tu nazis, il nazit, nous nazillons, vous nazillez, ils nazillent ». ↑
  8. Félix Dupanloup, Lettres sur l’éducation des filles et sur les études qui conviennent aux femmes dans le monde, éd. C. Douniol, 1879. ↑
  9. Pour la chanson « Le Père Dupanloup », voir notamment PereDupanloup/TtZobologie.pdf ou la version de Pierre Perret et son interprétation. ↑
  10. Cami, Dupanloup ou les Prodiges de l’Amour, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 202 p., p.p. 11-34. ↑
  11. Pour la version « belge » de Saint nicolas, voir « Saint Nicolas », in Codex Studiorum bruxellensis. ↑
  12. Cami, Les Exploits galants du Baron de Crac, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 188 p., p.p.123-127. ↑
  13. Ibidem, p.125 Voir notamment le tableau de Noël Coypel – Loth et ses filles. 1707. Musée de Rennes. ↑
  14. « Le geste auguste du Semeur » : en bon libre-exaministe, je ne résiste pas à souligner tout le sel de l’expression en cette acception. ↑
  15. Alfred Jarry, La Passion considérée comme Course de Côte, in Le Canard Sauvage, 11-17 avril 1903. ↑
  16. Cami, « Résurrection », Pour lire sous la Douche, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 24 p., p.p. 159-166. ↑
  17. Cami, « Les Rats », Vierge quand même, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 180 p., p.p. VII-X. ↑
  18. Cami, « Le Paradis perdu ou Ne touche pas à ma Feuille de Vigne », Dupanloup ou les Prodiges de l’Amour, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 202 p., p.p.83-86 ↑
  19. Cami, « Un Drame de l’Inquisition », Pour lire sous la Douche, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 245 p., p.p.97-101 ↑
  20. Michel Laclos, préface de Cami, Pour lire sous la Douche, Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1972, 245 p., p.15 ↑
  21. Cami, Les Mémoires de Dieu-le-Père, Éditions Baudinière, Paris, 1930, 302 p. ↑
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Posté le 4 décembre 2019 Par ABA Publié dans Edition, Livre Laisser un commentaire

 

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« Buonasera »
La fausse modernité de l’empereur « François Ier »

Posté le 20 octobre 2019 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Roberto Galtieri

« Buonasera » (Bonsoir). La modernité du nouvel empereur du Vatican apparaît le 13 mars 2013 avec ce mot et révélera la contradiction du pontificat de Bergoglio. La voix et le corps tremblant du vieux cardinal protodiacre, Tauran, représentant d’un conclave composé de vieillards, avaient annoncé le nom, « François Ier », du nouvel empereur du catholicisme avec la formule : Habemus papam, en usage depuis 1417.

Avec son « bonsoir » et le nom impérial de « François Ier » – évoquant celui qui est officiellement « le saint patron de l’Italie », que les catholiques appellent le « pauvre » d’Assise – les thuriféraires du Vatican ont entamé le récit du pape charitable et moderne.

Les cathocommunistes[1] italiens, et pas seulement eux, se référant à l’agneau de Dieu, réaffirmant la nature grégaire des chrétiens, se sont immédiatement ralliés à celui qui, à leurs yeux, pourrait mener à bien les réformes du concile Vatican II.

Les propos de François Ier sont marqués au sceau de la modernité par rapport à l’immobilisme millénaire de la doctrine catholique, mais ils ne correspondent pas à des actes concrets.

La vraie réforme de François Ier vise la réorganisation de l’empire catholique et de son centre de commandement, romain et eurocentré. Du fait que la périphérie de l’empire est désormais devenue son centre, l’action de François Ier consiste à convaincre les mentalités et les institutions du catholicisme eurocentré du fait que les croyants et les corps sacerdotaux venant essentiellement de la périphérie, seuls le pape et les évêques qui gèrent le territoire sont essentiels et les cardinaux sont devenus un fardeau pour une gestion moderne du pouvoir Vatican.

L’appareil clérical et la Curie romaine s’opposent à ce projet, car ils perdraient leur pouvoir démesuré. C’est le véritable lieu de la dissidence à l’encontre de Bergoglio qui se développe depuis l’intérieur de l’État du Vatican. L’opposition entre conservatisme et modernité est le voile qui couvre les ambitions du pouvoir. Seul un jésuite, comme Bergoglio, qui évite le principe de non-contradiction, principe cardinal de la logique aristotélicienne, peut être à la fois conservateur et révolutionnaire : François Ier est conservateur dans l’idéologie, révolutionnaire dans la réforme de l’État du Vatican et dans la gestion du pouvoir catholique. Ce qui se passe au Vatican ne concerne pas la prétendue modernité de ses propositions, mais la redéfinition du pouvoir impérial pour la survie de l’empire lui-même. La divergence d’opinion de la Curie romaine est toute là, le reste est anecdotique, comme, par exemple, la critique théologique en cinq points de l’encyclique Amoris Laetitia (La Joie de l’Amour) fait par quatre cardinaux concernant l’accès des divorcés remariés à la communion ou la contestation contre le pape par des affiches sur les murs romains. Il s’agit bien de l’élimination du pouvoir de la Curie romaine.

Cette mise en scène de Bergoglio-fidèle-à-la-parole-de-l’Église-pauvre-pour-les-pauvres, a créé la « star » François Ier. Et ensuite ? François Ier fait des déclarations sur le mode de vie des croyants et il le fait comme s’il parlait sur les médias sociaux ; c’est un « Pape social », dont la vacuité des intentions ignore le réel : c’est une soupape de l’humanité solitaire.

L’exemple le plus évident concerne l’accueil des immigrés extracommunautaires pour lesquels Bergoglio a réclamé la solidarité, une solidarité de façade, puisque face à la barbarie du refus d’accueillir ces désespérés, François Ier aurait pu mettre à leur disposition les milliers de bâtiments appartenant au Vatican (dont beaucoup d’hôtels), tous exempts d’impôt. Il aurait pu affecter au soutien des immigrants, le budget de Caritas, qui est réservé aux « affaires institutionnelles »[2].

À l’épreuve des faits, son Église pauvre n’est que des mots à destination des croyants.

Les acteurs qui ont contribué à ce résultat sont quatre :

  • a) les dirigeants de l’Église, qui ont choisi un pontife populiste ;
  • b) la presse qui exalte le pape argentin ;
  • c) les catholiques progressistes, qui espèrent toujours que le Concile Vatican II sera appliqué ;
  • et enfin d) la gauche sans plus d’idées et perspectives qui s’est agenouillée devant le jésuite argentin. À ces derniers, s’ajoute un cinquième acteur : la droite traditionaliste.

Dès son premier acte canonique, François Ier illustra la supercherie avec son exhortation apostolique Evangeli gaudium[3], qui définit le style de vie de catholiques et des points non négociables : le « sacerdoce réservé aux hommes » et la dignité des enfants à naître, en clair : le refus de tout avortement.

Chez le pape François Ier, on constate une distance entre la réalité des faits et le récit véhiculé par la propagande du Vatican, récit repris par les médias nationaux et internationaux.

Mais voyons certains points-clés sur lesquels François Ier s’est engagé en paroles à de profondes réformes qui ne sont suivies d’aucun acte concret.

Pédophilie

Aux critiques de la pédophilie dans le monde sacerdotal catholique faites par Bergoglio, n’a jamais suivi la modification du principe : la pédophilie est toujours considérée comme un « abus moral » et une offense à Dieu, comme un péché et une affaire interne à l’Église. Elle n’est donc pas considérée comme un crime et on lave ce linge sale en famille. Les prêtres pédophiles sont transférés dans des diocèses lointains ; on applique encore « l’instruction » du Crimen Sollicitationis[4] (sur les crimes les plus graves) de 1962, renouvelée en 2001 par la lettre De delictis gravioribus[5], de l’alors cardinal Joseph Ratzinger.

Et malgré le fait que le Vatican ait ratifié la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant en 1990, le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a condamné l’État catholique, car la Convention a été violée de manière répétée et flagrante[6].

Misogynie et gynophobie

En ligne avec les principes de l’encyclique Pacem in terris (1963), le progrès des femmes a été présenté comme l’un des « signes des temps »[7] les plus importants. Deux ans plus tard, Apostolicam actuositatem[8] a déclaré l’importance d’une participation plus large des femmes, et dans Gaudium spes[9], était affirmée la priorité d’éliminer la discrimination entre les sexes. De beaux mots, mais dans Ministeria quaedam[10] (1972) et dans le Code de droit canonique[11], les rôles indiqués par le Concile comme convenant aux laïcs – les non-prêtres dans le langage du Vatican – sont interdits aux femmes, de même que le diaconat permanent. Il y a trois ans, François Ier a institué une commission d’étude sur le diaconat féminin et rien n’a encore été fait.

Le 8 mars 2018 devait se tenir au Vatican une conférence organisée par Voices of Faith, intitulée « Why women Matter » (pourquoi les femmes comptent). Le cardinal Kenneth Farrell, préfet du Dicastère des laïcs, de la famille et de la vie, supprimait de la liste des orateurs l’ancienne présidente de la République d’Irlande, la catholique Mary McAleese et autres. Afin de maintenir le programme initial, les organisateurs décidèrent que la conférence se tiendrait mais en dehors du Vatican. En écoutant le texte de Mme Mary McAleese, on comprend pourquoi la Curie romaine voulait effacer sa voix : son texte était un réquisitoire : « pour que les murs de la misogynie de notre Église s’effondrent »[12]. Là aussi, la modernité de François Ier s’arrête à la propagande. L’empereur est sourd aux exigences des catholiques qui s’affirment, par exemple, dans le Manifeste des femmes pour l’Église[13] et dans la dénonciation de la professeure d’études catholiques de l’université de Roehampton (Londres) et directeur du Collège Santa Caterina di Siena lorsqu’elle déclare que l’Église est « l’empire de la misogynie »[14].

La modernité de François Ier est la gynophobie.

Avortement

Les condamnations les plus sévères contre l’avortement portent la signature du pape moderne et réformiste Bergoglio. Le 18 février 2016, il a comparé l’avortement à la mafia[15]. En 2017, il compare le recours à l’avortement à l’embauche d’un tueur à gages : « supprimer un être humain, c’est louer un tueur à gages pour résoudre le problème »[16]. François Ier a réitéré le 10 novembre 2018 :

Le siècle dernier, le monde entier a été choqué par ce que les nazis ont fait pour soigner la pureté de la race. Aujourd’hui, nous faisons la même chose mais avec des gants blancs : c’est à la mode, comme d’habitude, quand on voit que l’enfant n’est peut-être pas bien ou vient avec quelque chose : la première offre est « nous le renvoyons ? ». Le meurtre d’enfants[17].

En bref, ceux qui avortent et ceux qui aident à avorter sont des nazis.

Homophobie

En 2013, à la question d’un journaliste sur l’orientation sexuelle de son collaborateur, Battista Ricca, François Ier a répondu :

Si une personne est homosexuelle, cherche le Seigneur et a de la bonne volonté, qui suis-je pour la juger ?[18].

Le courant chrétien progressiste s’enflamma et mit en évidence le caractère moderne de la pensée du pape sur la liberté sexuelle homosexuelle, mais il oublie qu’être gay reste pour l’Église du moderne pape Bergoglio, un péché. La signification de la dénonciation bergoglienne se trouve tant dans les préparatifs des deux synodes sur la famille (2014-2015) que dans la condamnation des non-hétérosexuels dans l’exhortation Amoris Laetitia[19]. Pour empêcher la reconnaissance des droits des homosexuels, qui « ne reconnaissent pas l’ordre de la création », François Ier a comparé la « théorie – sic ! – du genre » à la « bombe atomique ». Encore une fois, les différences entre le passé et le présent ne sont que de l’image, même si beaucoup, surtout à gauche, sont tombés dans le piège des médias[20].

Droits de l’Homme

L’État du Vatican affirme sa volonté de ne pas ratifier les conventions internationales des droits de l’homme, car

il trouve sa raison d’être dans la souveraineté dont le Siège apostolique est investi depuis des siècles, une souveraineté qui, pour l’ampleur territoriale, est circonscrite au petit État de la Cité du Vatican, mais qui est motivé par le besoin qu’a la Papauté d’exercer sa mission en toute liberté[21].

Traduction : le Vatican n’est pas un véritable État et ne peut donc pas signer les conventions internationales (comme celle contre le blanchiment d’argent), de sorte qu’il a les mains libres et ne peut être jugé par qui que ce soit. Pourtant, le concordat entre l’État du Vatican et l’Italie a été signé entre deux États. En bref, le Vatican est un État quand cela lui convient. Avec cette excuse, il n’a jamais signé la Convention européenne des Droits de l’Homme.

D’un autre côté, entre États théocratiques, on s’entend. François Ier s’est prononcé sur la vie des citoyens et des citoyennes et sur les coutumes répressives aux Émirats Arabes Unis :

Un modèle de coexistence, de fraternité humaine et de rencontre entre différentes civilisations et cultures, où beaucoup trouvent leur place sûre de travailler et de vivre librement, dans le respect de la diversité[22].

Pourtant, il ne semble pas aveugle, le fait est qu’il ne peut pas voir pour ne pas devoir condamner, par exemple, la kafala[23], ce système d’esclavage en vigueur dans les Émirats auquel sont soumis les travailleurs étrangers. Par ailleurs, le pape et l’imam Ahmad Al-Tayyib, grand imam de l’Université Al-Azhar (Le Caire) ont signé le Document sur la fraternité humaine pour la paix dans le monde et la coexistence commune[24], François Ier souscrit à cela une semaine après que le Conseil de l’Europe a condamné cette déclaration islamique car, malgré son nom, « elle est incompatible avec les droits de l’homme »[25].

Théologie de la libération[26]

La seule chose qui semble être en rupture avec le passé est la reconnaissance que la théologie de la libération n’est plus une hérésie. Mais les gestes de Bergoglio suffisent-ils à conclure que le Vatican a fait sien le radicalisme de l’option pour les pauvres qui est le noyau de cette théologie ? Ou s’agit-il de propagande ? En fait, ce choix est une obligation concernant la conception de la réforme de la gestion de l’État du Vatican du centre vers la périphérie et l’Amérique latine est la périphérie catholique la plus importante du monde en nombre de fidèles et d’aspirants au sacerdoce.

Les marchands sont toujours dans le temple

Le pontificat du pape François a commencé avec l’espoir d’une Église pauvre pour les pauvres et par une déclaration importante : « L’IOR notre banque ? Et si on la fermait peut-être ? » L’IOR (Institut pour les œuvres de religion), appelé la banque de Dieu, fait l’objet de scandales depuis des décennies et est associé à des enquêtes judiciaires menées par l’État italien sur le blanchiment d’argent, à ses rapports avec la mafia, avec le pouvoir démocrate-chrétien, à des krachs financiers, à des banques italiennes en faillite, à des meurtres de banquiers. À ce jour, tout est documenté, y compris par le journaliste Gianluigi Nuzzi, qui révèle que, malgré les affirmations de Bergoglio, l’IOR a toujours le même pouvoir financier. Nuzzi est un expert en finances du Vatican et a écrit de nombreux livres, tous dérivés de documents officiels[27] et jamais démentis.

Un autre pape avant
François Ier, a essayé de réformer l’IOR : Jean-Paul Ier. Il mourut après seulement 33 jours de règne. Selon le journaliste britannique Yallop[28], et beaucoup d’autres, la réforme de l’IOR fut à l’origine de sa mort dont les causes sont suspectes. Aujourd’hui, l’IOR a toujours le même pouvoir financier et pas une virgule indiquant qu’il est une banque n’a changé.

Les commissions et les responsables de la transparence de l’IOR, nommés par François Ier n’ont introduit aucun changement, et certaines responsables ont été démissionné.

Quant au financement du Vatican, il n’y a pas de transparence, y compris le pillage des subventions de l’État italien à différents niveaux : national, régional, provincial et municipal. L’exemption fiscale du précompte immobilier sur les immenses propriétés du Vatican est la règle. On évoque des milliards d’euros.

Au début de ces considérations, le rôle de la presse dans la création de la « star » François Ier a été mis en évidence. Les paroles de l’UCCR (Union des Chrétiens Catholiques Rationnels) font comprendre les raisons du sentiment de masse favorable :

Avec l’élection du pape François, la « propagande athée » dans les médias italiens a été réduite à une bougie. Les voix historiques telles que Repubblica, Il Fatto Quotidiano et Il Manifesto se sont adoucies, L’Unità a fermé et si on met de côté les tirs antipapistes de Sandro Magister sur l’Espresso, la seule source restée sur le terrain est l’hebdomadaire Left dirigé par Matteo Fago (ancien rédacteur en chef de L’Unità)[29].

Ainsi, la prétendue modernité de l’empereur François Ier se limite à des paroles et à l’octroi d’indulgences avec la bénédiction papale par la radio.

Le 25 septembre 2019


Notes

  1. Le terme « cathocommunisme » définit, dans le panorama philosophique et politique italien, l’ensemble des penseurs, religieux et politiques qui, bien que de religion catholique déclarée, optent pour un choix politique et programmatique proche des positions marxistes. ↑
  2. Dati Raffaele Carcano, UAAR, www.youtube.com/watch?v=tELFA-7UWpE ↑
  3. 24 novembre 2013 ↑
  4. http://www.vatican.va/resources/resources_crimen-sollicitationis-1962_en.html ↑
  5. http://www.vatican.va/resources/resources_norme_fr.html ↑
  6. Committee on the Rights of the Child, Concluding observations on the second periodic report of the Holy See, voir https://www.refworld.org/docid/52f8a1544.html ↑
  7. Enciclica di Giovanni XXIII, 11/4/1963, nn. 22,24 ↑
  8. 18 novembre 1965, n.9 ↑
  9. Costituzione apostolica conciliare Gaudium et spés, 7 décembre 1965 ; n. 29 ↑
  10. Paul VI, 15 août 1972, n. 2-3 ; 7 ↑
  11. Codice di diritto canonico, can.230 §1. ↑
  12. https://catholicwomenspeak.com/portfolio-items/mary-mcaleese-ireland/ ↑
  13. https://www.facebook.com/notes/donne-per-la-chiesa/manifesto-delle-donne-per-la-chiesa/2034720426814026/ ↑
  14. https://catholicwomenspeak.com/tina-beattie-an-empire-of-misogyny/ ↑
  15. http://www.ilgiornale.it/news/cronache/laborto-che-fa-mafia-parole-papa-francesco-1465373.html ↑
  16. http://www.ilgiornale.it/news/cronache/papa-francesco-contro-laborto-affittare-sicario-1586310.html ↑
  17. https://roma.corriere.it/notizie/cronaca/18_giugno_16/papa-aborto-selettivo-come-nazismo-ma-guanti-bianchi-aac92932-7152-11e8-8802-e09859fdb268.shtml ↑
  18. http://w2.vatican.va/content/francesco/it/speeches/2013/july/documents/papa-francesco_20130728_gmg-conferenza-stampa.html ↑
  19. Ibidem, points 250 et 251. ↑
  20. Voir note 16. ↑
  21. https://www.uccronline.it/2019/02/19/perche-il-vaticano-non-firmo-la-dichiarazione-dei-diritti-delluomo/ l ↑
  22. https://www.agensir.it/quotidiano/2019/1/31/papa-francesco-al-popolo-degli-emirati-arabi-uniti-la-fede-in-dio-unisce-e-non-divide/ ↑
  23. https://humantraffickingsearch.org/kafala-system/ ↑
  24. http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/travels/2019/outside/documents/papa-francesco_20190204_documento-fratellanza-umana.html ↑
  25. http://www.assembly.coe.int/nw/xml/News/News-View-FR.asp?newsid=7339&lang=1&cat=8 ↑
  26. Courant manifesté dans le catholicisme latino-américain lors de la conférence épiscopale de Medellín en 1968. ↑
  27. Vatican S.A., les archives secrètes du Vatican, 2011 ; Sa Sainteté, scandale au Vatican, 2012 ; Via crucis, un pape en danger au cœur du Vatican, 2015 ; Chemin de croix, 2015 ; Péché original, chantages, violences et mensonges, 2017. ↑
  28. In God’s Name: An Investigation Into the Murder of Pope John Paul I (1984). ↑
  29. https://www.uccronline.it/2019/02/19/perche-il-vaticano-non-firmo-la-dichiarazione-dei-diritti-delluomo ↑
Tags : avortement droits de l’Homme Église catholique finances du Vatican homophobie misogynie Papauté Pape François pédophilie théologie de la libération

Déradicaliser, la belle affaire…

Posté le 20 octobre 2019 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

La question des personnes radicalisées musulmanes, djihadistes, continue de poser bien des questions. Il y a eu le 11 septembre 2001 à New York, l’État islamique et le califat, l’attentat contre Charlie Hebdo et le Bataclan en 2015, le 22 mars 2016 en Belgique et régulièrement d’autres attentats dans différentes villes d’Europe et du monde, y compris à majorité musulmane.

Actuellement on se focalise sur des personnes parties d’Europe pour rejoindre l’État islamique, maintenant prisonnières sur place, dont le retour n’enchante personne[1], sur d’autres qui ont été condamnées mais qui arrivent en fin de peine, sur des personnes au comportement suspect et dûment repérées.

La Belgique ayant le plus haut taux en Europe de djihadistes partis combattre avec l’État islamique par rapport à sa population, elle est en première ligne. Actuellement 447 détenus belges sont considérés comme radicalisés[2]. Corinne Torrekens, chercheuse à l’ULB peu suspecte d’alarmisme, ne peut cacher son inquiétude à propos de la sortie de prison de djihadistes et de radicalisés[3]. La situation est la même en France où d’ici la fin de 2020, 450 islamistes incarcérés vont sortir de prison[4].

Le choix et l’application de stratégies de déradicalisation sont donc des préoccupations essentielles en Europe (mais l’Arabie Saoudite elle-même a créé, avec une belle dose d’hypocrisie, des stages de déradicalisation).

Radicalisation et déradicalisation

Cela ne signifie pas que tout dans ce domaine, y compris l’intention de base, relève de l’évidence.

Sur le plan des résultats obtenus, c’est pire encore. Nul ne met en doute que les prisons sont un lieu privilégié de radicalisation. On ne sait trop s’il faut isoler entre eux les condamnés pour terrorisme, au risque de les conforter et de les radicaliser davantage ou les mélanger avec d’autres détenus au risque de contaminer ceux-ci.

La secrétaire du Comité interministériel (français) de prévention de la délinquance et de la radicalisation, Muriel Domenach, accepte la recommandation formulée dans le rapport des sénatrices E. Benbassa et C. Troendlé, celle de se concentrer sur la prévention, mélange de bon sens et de contournement du problème : parler ainsi, c’est avouer qu’après radicalisation, il est trop tard et tout est perdu, sans pour autant nous dire ce qu’il faut dès lors faire avec les radicalisés condamnés, à part peut-être les condamner tous à une peine de perpétuité incompressible. M. Domenach réserve pourtant à cette époque le cas du Centre de Pontourny, sur lequel je reviendrai longuement[5].

Sur le plan des principes, avant de déradicaliser, il faudrait normalement disposer d’une analyse du mécanisme de radicalisation voire une définition de celle-ci. S’agissant notamment des pays européens, il faut voir que des différences sensibles peuvent exister entre eux. Surtout depuis l’attentat contre le Bataclan en novembre 2015, on s’est habitué à voir dans les djihadistes de France et de Belgique comme un groupe unique, sans que les frontières importent. Sans doute y a-t-il de cela dans leur fonctionnement, mais si, comme assez souvent, on voit comme grande source du problème la typologie des grandes banlieues parisiennes, loin du centre-ville, déshumanisées et isolées, le cas de Molenbeek devient difficile à comprendre.

Un des meilleurs connaisseurs de la question Fahrad Khosrokhavar, auteur d’un livre de référence, voit le djihadisme comme un fait social global et ne se reconnaît pas dans le dilemme « radicalisation de l’islam ou islamisation de la radicalité ». Pour ce qui est des djihadistes des pays européens, il voit dans l’organisation du califat de l’État islamique en 2014 un moment-clé, qui a décuplé l’influence de l’organisation plus ancienne, Al-Qaida, en donnant à ceux qui en ont besoin une réponse globale, qui devrait persister après la dissolution de l’État islamique.

Bien sûr, F. Khosrokhavar met en évidence les zones défavorisées qui engendrent des frustrations, mais il reconnaît aussi que bien des radicalisés viennent des classes moyennes et de leurs quartiers. Dans tous les cas, la radicalisation islamique est perçue comme la solution par 8 à 20 % des jeunes musulmans, selon les pays européens[6].

Ces considérations ne permettent pas d’évacuer ni même de minimiser la part de l’islam dans la radicalisation, elles obligent à la contextualiser. F. Khosrokhavar pense en fait que la catégorie « musulman » est plus importante que le mot « immigré »[7], tout en constatant le rôle des prisons dans la radicalisation.

Une étude comme celle, considérable (elle a porté sur 6 000 lycéens dot 1 573 musulmans), menée par Olivier Galland montre que l’absolutisme religieux ne concerne que 3 % des jeunes chrétiens, mais 20 % des jeunes musulmans[8]. Le rôle de l’islam est certain, mais pas « génétique » pour autant. Si on pratiquait la même étude aux États-Unis, elle aurait donné des chiffres bien plus élevés chez les chrétiens du fait des évangéliques, des born again…

Plusieurs chercheurs, comme Hugo Micheron et Gilles Kepel (porte-drapeau de la théorie de la radicalisation de l’islam), contredisant F. Khorsokhavar qui avait qualifié le tueur du marché de Noël de Strasbourg de « faux djihadiste », relèvent que les terroristes ont très souvent une bonne connaissance de l’islam, obtenue par la fréquentation des mosquées, d’intellectuels du djihadisme, sur le modèle du rôle des frères Clain en France. La perméabilité entre salafisme piétiste et djihadisme leur semble évidente. Quant au terroriste de Strasbourg que l’on dit radicalisé en prison, il était déjà signalé comme radicalisé et prosélyte dès son entrée en prison[9].

Mais il faut encore aller plus profond dans la question de la déradicalisation.

Est-il légitime de déradicaliser ?

Mais quelle est la légitimité intrinsèque ou morale d’une déradicalisation ?

Les djihadistes sont-ils des malades à guérir ? J’avoue que j’ai un peu de mal avec pareille idée. Achraf Ben Brahim dans L’Emprise, livre où il donne la parole à des djihadistes combattants ou anciens combattants, assure avec force qu’il ne s’agit pas d’une maladie mais d’une conviction. Il a rencontré des djihadistes ingénieurs, graphistes, opticiens (12 % des djihadistes sont titulaires d’un diplôme selon lui). Il disqualifie la formule-réflexe à beaucoup en Europe « Pas d’amalgame », dont, nous dit-il, les djihadistes se servent eux-mêmes pour s’en moquer. En clair, pas la peine de disculper l’islam[10]. Aujourd’hui, d’aucuns – des ultra-religieux, généralement catholiques – organisent des thérapies de conversion pour que des homosexuels en reviennent à l’hétérosexualité. L’affaire est telle qu’en Espagne, de nombreuses Communautés (au sens belge) ont légiféré pour interdire ces thérapies[11]. Les homosexuels sont-ils malades ?

Avant de se consacrer plus longtemps à son expérience de déradicalisation, voyons la position sur ce point de Gérald Bronner, professeur à l’Université de Paris-Diderot.

L’objection à la déradicalisation, c’est qu’elle constitue une tentative de normalisation des esprits, priés de fonctionner à l’aune des idées dominantes, et donc une atteinte à la liberté de conscience. Certains (l’important sociologue Bernard Lahire, par exemple), parlent de ceux qui œuvrent à la déradicalisation comme de « commissaires politiques » de la rééducation mentale.

G. Bronner ne voit ni des fous, ni des malades, ni des débiles dans les radicalisés. Il leur prête même une forme de rationalité, simplement erronée ou déviante. Mais il réclame le droit de refuser d’enseigner que la terre est plate (les platistes sont un nouveau groupe anti-science en Occident), celui d’enseigner la théorie de l’évolution à l’exclusion de toute autre même si seuls 6 % des 83 % d’élèves musulmans affirmés (qui considèrent que la religion est importante ou très importante dans leur vie quotidienne) croient en la théorie de Darwin, celui d’affirmer qu’il n’y a pas d’extraterrestres reptiliens qui cherchent à contrôler le monde. Pour Bronner, soutenir le contraire, c’est nier toute possibilité d’enseignement.

Le problème pour lui est dans l’évolution des esprits en Occident, et je pense qu’il voit juste, c’est-à-dire « la passion de la prise en compte permanente de la sensibilité de l’autre et le crime majeur serait de la blesser par l’expression de nos propres sentiments ». C’est le phénomène en cours dans certaines universités américaines où on avertit que tel cours, telle conférence peut contenir des éléments perturbants pour l’étudiant, qui peuvent légitiment s‘en dispenser ou protester (il faut lire le roman de Philippe Roth, La tache, sur cette question). J’ajouterais que cette situation implique que l’idéal de recherche et de vérité scientifique s’est évaporé.

S’agissant d’enseignements scientifiques, l’argument est fort, mais une manière de croire en l’islam et de le pratiquer ne relève pas automatiquement de la science. G. Bronner s’appuie, un peu à la légère, sur le cas des sectes, ce qu’il appelle « les extrêmes », c’est le titre de l’un de ses livres. Mais « extrême » est un concept particulièrement flou et instable chronologiquement et géographiquement. Les parlementaires français et belges considèrent les mormons comme une secte dangereuse, mais il s’en est fallu de peu qu’en 2012, le président américain ne soit un mormon. C’est pour cette vision des « sectes » que régulièrement la France surtout est dénoncée par les organes officiels comme insuffisante en matière de tolérance religieuse. Et quand les médecins soviétiques envoyaient à l’asile les contestataires, ne s’agissait-il pas d’« extrêmes » dans la société soviétique ?

Reste que les radicalisés tuent et qu’on ne peut baisser les bras face au phénomène, je l’admets, tout en m’interrogeant sur le fonctionnement parfois erratique de la liberté de conscience. J’avoue rester néanmoins au balcon, mais cela attise effectivement mon intérêt pour l’expérience de Bronner proprement dite.

La méthode de Gérald Bronner

Gérald Bronner l’expose avec assez de détails dans son livre, au titre subtil, Déchéance de rationalité[12].

L’expérience de déradicalisation qu’il a accepté de mener au Centre de Pontourny est a priori curieuse. Procéder à des tentatives de déradicalisation sur des condamnés n’est pas accepté et est sans doute vain. Les sujets de l’expérience de Pontourny sont des volontaires pris parmi des gens qui ont tenté d’aller combattre en Syrie, qui sont fichés pour suspicion de terrorisme ou, au minimum, inculpés pour propos antisémites dans un contexte islamiste.

S’ils viennent volontairement, il s’agit donc néanmoins de cas assez « lourds ». Bronner en est conscient, mais il veut mettre à l’épreuve ses recherches et travaux (et ceux d’autres chercheurs de même inspiration) sur les croyances irrationnelles et leurs causes, ce qu’il explique notamment dans son ouvrage le plus connu, paru en 2013, La démocratie des crédules[13]. Il veut voir s’il est possible de convaincre quelqu’un qu’il se trompe lorsque cette erreur est l’expression d’une croyance à laquelle il tient.

Par des séances à intervalles réguliers il va s’y essayer en s’abstenant de sermonner les participants sur l’islam et l’islamisme. Il va contourner le problème en tenant compte de l’impact du complotisme, systématique sur ce genre de personne.

Le premier thème abordé a comme fondement que notre cerveau peut nous tromper facilement. Bronner commence par la croyance au Père Noël. Ce n’est pas si léger (c’est même un classique quand on veut parler d’athéisme à des enfants de 10-14 ans) : si la découverte de la réalité est brutale, une « crise » s’observe dans près de 60 % des cas. Or la fiction est particulièrement évidente. Cela ne fonctionne pas trop : les hôtes du Centre ont eu une jeunesse troublée, souvent musulmane, sans Père Noël. Il prend ensuite le cas de la Terre plate (en prenant une illustration hindoue) et de la difficulté d’établir la rotondité de la Terre. Les participants y parviennent non sans mal et comprennent par ce cas l’idée de base.

Ensuite vient l’idée que le cerveau ne produit pas une représentation objective du monde. Bronner cite le cas des individus victimes d’agnosie, capables de reconnaître des figures abstraites mais pas les objets du quotidien. Les jeunes apprécient mais il s’agit dans ce cas de cerveaux pas très en forme. Bronner passe alors aux illusions d’optique, ce qui convainc et enthousiasme les participants.

L’étape suivant porte sur les paréidolies, les illusions fondées sur une mauvaise interprétation d’une image vague, par exemple voir dans les nuages des images de choses ou de personnes réelles.

Le but de Bronner est de passer de là à la question du hasard. Elle est centrale pour les radicalisés et les complotistes pour qui le hasard n’a pas de place. L’invoquer vous déconsidère comme quelqu’un qui cherche à cacher quelque chose, comme un allié du pouvoir. Souvent c’est une coïncidence qui a conduit les djihadistes à s’engager. Un fait jugé rarissime est jugé comme un signe. Mohamed Merah, auteur d’un massacre dans une école juive – et de quelques autres assassinats de soldats –, explique Bronner, invoque un signe de ce type lorsque, convoqué à la gendarmerie, il parvient à « promener » les gendarmes. Pour lui, c’est un signe d’Allah et il se convertit à une pratique religieuse assidue. Toujours centré sur les sectes, Bronner cite le cas d’un membre (un rare rescapé) de l’Ordre solaire, qui vont tous se suicider collectivement. Il se convertit après une simple rencontre avec un conférencier qui lui prédit qu’il va bientôt rencontrer quelqu’un d’important. Il rencontre Jo Di Membro, un des patrons de l’Ordre, et comprend que c’est la rencontre importante. Le hasard n’est pour rien dans cette rencontre, c’est un signe des forces supérieures.

Bronner explique que l’erreur provient de ce que les spécialistes appellent le biais d’échantillon. Avant de considérer qu’un phénomène est extraordinaire, il faut le rapporter au nombre d’occurrences concernées.

Ce qui convainc les participants, c’est l’évocation d’un passage du film Alien. À un moment du film, un personnage s’empare d’un ballon de basket et marque facilement en envoyant le ballon dans le panier, tout en tournant le dos à celui-ci. Les jeunes comprennent vite qu’il y a eu des dizaines d’essais ratés pour finalement réussir. Le panier marqué n’a donc rien d’étonnant.

Le but déclaré de G. Bronner, c’est de faire en sorte que l’engagement religieux de ces musulmans « ne s’épanouisse pas dans un espace irrationnel où tout est signifiant, miracle et invitation à un engagement inconditionnel ». On voit ainsi quel est le programme maximal possible pour Bronner, ce qui évite peut-être la principale difficulté que j’évoquerai à la fin de la discussion de l’expérience de Bronner.

Bronner traite aussi avec les participants d’un autre problème : ils ont inconsciemment une vision essentialiste de la langue. Le concept de polysémie leur est inconnu. Il n’est sans doute pas nécessaire d’être radicalisé pour être dans cette situation, mais on en sous-estime souvent les conséquences. Bronner leur fait faire en groupe des exercices en se servant de devinettes avec des mots à multiples sens (une devinette « je commence et je finis par e, je ne suis pas e, je contiens un texte ; réponse : je suis une enveloppe). C’est une découverte pour les jeunes.

Dans l’étape suivant, prévue comme l’avant-dernière, Bronner se rapproche sensiblement du cœur du problème.

Il a relevé quelques cas de sectes millénaristes qui ont annoncé la fin du monde à une date précise. La date est arrivée et rien ne s’est passé. Il est intéressant de voir comment le groupe millénariste a réagi après le non-événement. Le but est évidement de faire comprendre aux participants qu’ils ne seraient pas les premiers à devoir admettre qu’ils avaient erré.

Dans pareille hypothèse, le groupe est dans une situation de dissonance cognitive. Celle-ci est un état pénible, tout le monde recherchant la cohérence mentale. Dès lors, à l’ordinaire, on recherche de l’une ou l’autre manière à réduire la contradiction entre ses croyances et les faits ou les informations qui les contredisent.

Ainsi, en 1954, à Lake City aux États-Unis, un groupe annonce que le 21 décembre 1954, l’humanité sera détruite. Bien entendu, cela ne se produit pas.

Invités à un jeu de rôle où chacun joue le rôle d’un membre du Groupe américain, les participants à la cure de déradicalisation trouvent spontanément des issues possibles dans un tel cas et s’en amusent. Dans la réalité, le groupe de Lake City décidera que le Grand Frère du groupe a annulé le déluge parce qu’il avait constaté que ses adeptes avaient atteint un tel degré de spiritualité qu’il n’était plus nécessaire.

J’aurais plutôt choisi de parler de la parousie (plus difficile d’accès, mais plus importante), la seconde venue du Christ sur terre pour juger les gens, thème essentiel du dernier livre du Nouveau Testament, L’Apocalypse de Jean[14].

De là, Bronner passe au cas de la contradiction entre La Genèse et la théorie de l’évolution et à la conciliation entre les deux par les catholiques, via une interprétation symbolique du texte de l’Ancien Testament. Les participants comprennent cela, c’est un progrès capital. Il ne reste plus qu’à conclure en une dernière séance qui n’a jamais eu lieu. Des radicalisés ont été arrêtés (un était un compagnon d’un des assassins du Bataclan), d’autres ont fugué[15]. Le Centre de Pontourny est vide.

Or la dernière séance était essentielle puisqu’elle devait mener au transfert de la compréhension du cas précédent au leur propre. Il y avait là quelques problèmes non négligeables comme l’abandon de l’idée que le Coran est la parole et l’écriture de Dieu lui-même, sans quoi tout est vain. Et la question n’est pas si simple[16].

Il n’y a donc pas eu de conclusion à la tentative de déradicalisation. Le chemin suivi me semble original et intelligent, malgré mes réserves de principe.

La méthode de Bronner serait à coup sûr utile pour « déradicaliser » ou plutôt « rerationaliser » les tenants de croyances fumeuses, autres que religieuses, mais comme ils ne manient pas les explosifs (mais les anti-vaccin peuvent tuer) et ne risquent pas la prison, ils ne seront jamais volontaires pour être traités.


Notes

  1. Voir Leila Mustafa, membre d’une délégation de Kurdes syriens venue à Bruxelles : « De Belgique, nous avons eu des gens qui étaient parmi les pires à Raqqua, qui coupaient les têtes, les bras ou les mains… » , La Libre Belgique du 1er février 2019. ↑
  2. Le Soir du 27 novembre 2018. ↑
  3. Site rtbf.be, le 8 février 2017. ↑
  4. Le Figaro du 7 juin 2018. ↑
  5. Le Monde du 16 mars 2017 et plus nettement encore dans Le Monde du 17 juillet 2019 où elle critique l’idée d’une « recette magique pour déprogrammer un individu ». ↑
  6. Fahrad Khosrokavar, « Un urbain djihadogène », Le Monde du 15 mai 2018. Son livre s’intitule Le nouveau jihad en Occident, Robert laffont, 2018, 592pp., dont j’ai lu le compte rendu par Christophe Ayad dans Le Monde précité. ↑
  7. Élise Vincent, « Prescience du djihad », Le Monde du 7 janvier 2017, article consacré à F. Khosrokhavar. ↑
  8. Interview d’Olivier Galland parAlexandre Devecchio, site du Figaro, le 1er juin 2018. ↑
  9. Hugo Micheron, Bernard Rougier et Gilles Kepel, « Les dénégationnistes du jihad », tribune sur le site de Libération le 21 décembre 2018. ↑
  10. Interview d’Achraf Ben Brahim par Marie-Amélie Latune, site du Figaro, le 1er décembre 2016. ↑
  11. A. Afghane/A/ Laborde « Cuatro dias para dejar de ser homosexual », El Pais du 29 juin 2019. ↑
  12. Gérald Bronner, Déchéance de rationalité, Paris, Bernard Grasset, 2019, 263 p. ↑
  13. Lors du procès des dirigeants de France Telecom en raison des suicides intervenus dans le personnel de la firme, les avocats de France Telecom avaient tous en mains un exemplaire de La démocratie des crédules. G. Bronner y montre que le taux de suicide chez les agents de France Telecom ne dépasse pas la moyenne du taux de suicide général en France (Le Monde des 12-13 mai 2019). ↑
  14. Je serais curieux aussi de savoir comment Greta Thunberg se tirera d’affaire dans quelques années, elle qui annonce l’épuisement du carbone dans huit ans et demi (Le Monde du 25 juillet 2019). L’ancien ministre vert français Yves Cochet ne vaut pas mieux : dans Le Magazine du Monde du 29 septembre 2019, il déclare que « Dans cinq ou dix ans le problème du logement sera réglé car les gens seront morts ». ↑
  15. L’histoire du Centre et de sa fin est confirmée par la presse, cf Soren Seeborn, « Interpellation d’un pensionnaire du centre pilote de déradicalisation », Le Monde du 21 janvier 2017. ↑
  16. Sur ce point , on peut lire l’ouvrage de François Déroche, professeur au Collège de France, Le Coran, une histoire plurielle. Essai sur la formation du texte coranique, Paris, Éditions du Seuil, 2019. Le texte canonique du Coran a été fixé très tôt par décision du troisième calife Othman (règne de 644 à 656), qui fait en même temps détruire les manuscrits préexistants. Fr. Déroche précise que « la transmission du Coran n’a été explorée qu’à une date relativement récente. Il faudra des découvertes récentes comme les manuscrits retrouvés à Sanaa en 1972, pour progresser. ↑
Tags : biais cognitifs Bronner coran déradicalisation islam radicalisation djihad

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