Les Athées de Belgique
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Archives par auteur : JF

VERS UNE BIBLIOTHÈQUE ATHÉE !

Posté le 30 mai 2023 Par JF Publié dans Arts, Culture, Athéisme, Littérature Laisser un commentaire

Un nouveau projet de l’Association Belge des Athées et de

l’Institut d’Histoire ouvrière, économique et sociale (IHOES) de Seraing

L’Association Belge des athées asbl a entamé, fin 2022, un projet de « Bibliothèque athée ». Il consiste à rassembler des publications anciennes et récentes, des documents d’archives relevant de l’athéisme, principalement belges ou de langue française.

Partir de rien risquerait de rester longtemps peu attractif et peu efficace. Nous avons par conséquent pris un accord avec une institution spécialisée disposant déjà d’un ensemble de publications pertinentes pour notre projet. Il s’agit de l’Institut d’Histoire ouvrière, économique et sociale (IHOES), installé à Seraing. C’est un des Centres d’archives privées reconnus et subventionnés par la Fédération Wallonie-Bruxelles.  Avec lui, nous avons conclu une Déclaration d’intention commune pour créer en son sein un ensemble physiquement identifiable. Il dispose actuellement pour l’athéisme et la Libre Pensée d’environ 800 références. Début 2025, il s’installera à Seraing dans de nouveaux et vastes locaux. 

Le projet inclut un inventaire informatisé de l’ensemble des publications.

Notre but commun est d’accroître ce qui existe grâce à l’action des athées, ceux qui sont organisés par notre association mais aussi tous les autres athées. 

Nous avons certes deux ans devant nous mais l’IHOES et nous, considérons qu’il est indispensable d’entamer dès maintenant les travaux en commençant par recenser ce qui pourrait être fourni. C’est une condition essentielle pour une mise en place efficace. 

Vous trouverez en annexe un formulaire où vous pourrez indiquer quantitativement et plus précisément, mais sans fournir pour l’instant de liste exhaustive, les livres, revues et documents que vous êtes prêts à mettre à la disposition du projet ainsi que la forme (prêt à long terme, don, legs) et le moment que vous souhaitez fixer pour la fourniture de ces publications. En aucun cas vous ne pourrez encourir de frais. Ce document ne constitue pas un engagement irréversible, c’est la convention de don ou de legs qu’il faudra signer ultérieurement qui vous engagera.

Cette démarche vous intéresse ou vous séduit ? Nous serions très heureux si vous pouviez nous renvoyer, le plus tôt possible, ce document aux adresses indiquées sur le formulaire. 

Toute contribution de votre part sera la bienvenue. Elle participera à une meilleure défense et illustration de l’athéisme !

Merci de télécharger le fichier ci-dessous et de l’envoyer à l’adresse mail de l’association : atheesdebelgique@gmail.com

Formulaire à compléterTélécharger
Tags : bibliothèque athée IHOES

Le bouddhisme est une religion

Posté le 19 avril 2023 Par JF Publié dans Communiqué de presse, Religion Laisser un commentaire

Communiqué de l’Association Belge des Athées

Le 17 mars 2023, le gouvernement belge a adopté un avant-projet de loi qui accorde au bouddhisme une reconnaissance officielle comme philosophie non confessionnelle. Autant la reconnaissance du bouddhisme va de soi à nos yeux, autant sa qualification comme philosophie non confessionnelle est un contre-sens.

Aux Etats-Unis, le bouddhisme fait partie de la sphère religieuse, et en France, le Bureau Central des Cultes l’a reconnu en 1988 comme congrégation religieuse. Le site de l’Union bouddhiste de France s’est félicité de cette décision qui a fait du bouddhisme « une des grandes religions présentes en France ».

Le bouddhisme présente de nombreux traits qui démontrent sa nature confessionnelle : cérémonies rituelles relevant de la superstition et pratiques cultuelles, prosélytisme allant jusqu’à la violence contre les non-bouddhistes (les Tamouls au Sri Lanka, les Rohingya musulmans au Myanmar), obsession de l’enfer et des châtiments post mortem, récompenses promises après la mort contre espèces sonnantes et trébuchantes (les indulgences au goût du jour).

Le bouddhisme est certes aussi une philosophie, une sagesse qui aide à vivre, mais cette dimension philosophique et éthique est tout aussi incontestablement présente dans le judaïsme, le christianisme et l’islam. L’inexistence dans les traditions bouddhiques d’un Dieu créateur ou d’un Être suprême n’autorise pas à exclure le bouddhisme de la sphère religieuse.

Bruxelles, le 19 avril 2023

Contacts
Association Belge des Athées asbl – atheesdebelgique @ gmail.com 
Pierre Gillis – pierre.gillis @ umons.ac.be
Patrice Dartevelle – patrice.dartevelle @ gmail.com 


Tags : communiqué de presse ABA Le bouddhisme est une religion religion

Euthanasie en France : la spiritualité au secours de la religion

Posté le 8 mars 2023 Par JF Publié dans Religion Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle
(photo d’illustration : Paul Ricoeur)

Selon toute apparence, un débat structuré par le Président de la République lui-même va constituer une étape importante vers la légalisation ou non de l’euthanasie (ou du suicide assisté) en France.

Une usine à gaz

Différents organes doivent délibérer en vue de fournir un document comprenant d’éventuelles recommandations aux autorités pour le 19 mars 2023. Vu les oppositions tranchées sur le sujet, le moindre accord relèverait du miracle.

En théorie, on peut difficilement comprendre pourquoi le travail parlementaire ne peut suffire. Des précédents de telles législations existent dans différents pays occidentaux. Elles ont parfois plus de vingt ans d’existence. On peut y puiser la documentation nécessaire.

On sait qu’Emmanuel Macron est réservé sur le fonctionnement de l’Assemblée nationale française, qu’il y soit majoritaire ou non. Il faut dire que depuis la loi de dépénalisation de l’IVG portée par Simone Veil en 1974-1975, le bilan de l’Assemblée est mince en législation concernant des problèmes éthiques, notamment en bioéthique. Il a fallu 2013 pour autoriser le mariage homosexuel. Au vu des manifestations contre cette loi, on peut comprendre les réticences des derniers présidents à l’élargissement des droits éthiques.

Le projet, en tout cas, rencontre une forte opposition politique et religieuse en France. Cependant si l’on rapporte le nombre des manifestants au nombre d’électeurs, le chiffre n’était pas si élevé, d’autant que le mouvement apparaissait comme une manifestation du « Hollande bashing ».

L’idée de base de la procédure en cours est de réunir 170 citoyens « lambda », sous forme d’un groupe de travail. Ils ont été sélectionnés par tirage au sort sur la base de plus de 100.000 appels téléphoniques (il fallait leur accord, ce qui n’est pas neutre, les opposants étant souvent particulièrement motivés et certaines associations comme ATD Quart Monde ont réussi à y infiltrer des sympathisants) de manière à constituer globalement une image en réduction de la population majeure en France. Le choix confié au hasard d’une sélection de Français était justifié par certains par la non-technicité de la question.

Ensemble ils vont former la « Convention citoyenne sur la fin de vie », qui se réunira au cours de neuf week-ends de trois jours. Ses membres recevront une indemnité quotidienne de 94,60 € (ce qui posera des problèmes aux titulaires de profession libérale)[1].

Prudent non sans raison face à ce genre de groupe, le président Macron a demandé à l’écrivain Éric Orsenna de « concevoir un lexique des mots de la fin de vie », qui doit être livré avant la fin de la Convention citoyenne. Livraison que j’aurais plutôt imaginée avant la première réunion… Eric Orsenna a accepté la mission, pour autant qu’on lui adjoigne neuf personnalités pour l’accompagner dans le travail. Ces personnalités sont déjà connues. On y trouve des sociologues, un psychologue, et même un ancien chef de service d’un centre de soins palliatifs. Tant qu’à faire un travail sur la langue, j’aurais mis un ou deux linguistes ou philologues. Il paraît qu’ils vont même s’occuper de l’étymologie des mots, comme si celle-ci pouvait nous éclairer sur le champ sémantique actuel[2].

Deux des membres sont connus comme partisans de l’euthanasie[3]. En fait, dans cette étonnante préoccupation, il y a anguille sous roche. Lors de sa rencontre avec le pape, le Président Macron lui a déclaré qu’il « n’aimait pas le mot euthanasie » et que « la mort était un moment de vie, pas un acte technique ». L’ancien ministre de la Santé – aujourd’hui ministre du Renouveau démocratique –, Olivier Véran estime que le mot euthanasie « n’est pas un joli mot » et que c’était un mot qui était « connoté dans la langue française ». Il sous-entend que cela renvoie à l’euthanasie des handicapés, des incurables par les nazis.

C’est là une parfaite utilisation de la reductio ad Hitlerum. On se souvient que quand la régionalisation a été décidée en Belgique et qu’on a mis à Namur la capitale de la Wallonie, certains opposants ont utilisé l’argument que l’occupant allemand avait déjà utilisé Namur comme « capitale » de la Wallonie. Lamentable…

Irait-on vers une euthanasie avec un autre mot ? Ce n’est pas si simple. Un membre du groupe Orsenna, ancien directeur des Hôpitaux de Paris et conseiller d’État, a répliqué correctement que « le Parlement saurait écrire un texte avec des termes précis » et qu’il ne croyait pas qu’il soit possible de légaliser l’euthanasie en France en utilisant « une espèce de périphrase. La loi doit être claire, c’est même un objectif constitutionnel ».

Spiritualité et transcendance chez Emmanuel Macron

Le « meilleur » reste à venir.

Le journal Le Monde a entrepris de sonder le Président Macron sur sa pensée à propos de l’euthanasie. À la manière dont fonctionne aujourd’hui la presse française, l’article, au titre évocateur (« La pensée insondable de Macron »), qui s’étale sur près de deux pages[4] reprend des déclarations publiques mais aussi des propos de très proches, identifiés ou non, des propos privés de l’intéressé et de sa femme, en off masqué. Il donne une analyse des hésitations et du flou de la pensée d’Emmanuel Macron.

Au retour de Rome, le président français expose son indécision en montrant combien il comprend difficilement la position de ceux qui réclament la libéralisation de l’euthanasie : « Ma mort m’appartient-elle ? C’est une question intimidante. Je ne suis pas sûr d’avoir la réponse ».

Une écrivaine, autrice d’un livre sur les Macron, Gaël Tchakaloff, voit la clé non pas dans des raisons religieuses mais « spirituelles ». On le sait, Emmanuel Macron a été un proche, un familier même du philosophe Paul Ricœur. Ce dernier a écrit sur le sujet et sans argument, en dehors d’interrogations de mauvaise foi, il tranche : « Pour qui la prolongation est-elle insupportable ? » On n’en croit pas ses yeux alors que la réponse est simplissime : pour l’intéressé lui-même ! Et il conclut : « Le choix n’est pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire, même alors le législateur ne saurait donner sa caution ».

L’argumentation est reprise par l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzin. Un député du parti de Macron et ami de celui-ci depuis leurs études déclare pour sa part : « Je pense que sur le sujet de la fin de vie, le rapport d’Emmanuel Macron à la transcendance ne viendra pas déterminer ou surdéterminer les décisions qu’il prendra et qui sont de nature politique ». Le député est optimiste et il aura peut-être raison mais lui aussi désigne la source du problème : le rapport à la transcendance.

Le 12 septembre 2022, Emmanuel Macron s’exprime devant la presse sur les deux modèles qui peuvent servir de référence : le belge et le suisse, avec le suicide assisté. Il trouve des faiblesses aux deux modèles, pourtant aisément compatibles, et revient sur ce qui le chipote : « Est-ce que chacun peut disposer de sa vie ? Il y a une immense difficulté quand l’expression du consentement peut être altérée par des circonstances de souffrance et des troubles psychologiques ». Ne devrait-on pas plutôt dire que l’intéressé pèse le mieux les éléments de sa cause voire que sa situation lui donne une lucidité particulière ? Comment peut-on balayer la question de la souffrance en quelques mots ? Probablement parce que Macron reste dans le dolorisme chrétien.

Ce ne sont là que des excuses pour légitimer des procédures dilatoires que l’état de l’opinion publique ne dicte pas : selon les sondages 94 % des Français sont favorables à l’euthanasie.

On le voit, spiritualité et transcendance aboutissent à la même attitude que les convictions proprement religieuses : ma spiritualité m’amène à faire ceci et donc je l’impose à tout le monde, d’autant qu’elle se fonde sur une transcendance.

Quitte à ne pas me renouveler, je ne puis que rappeler que lors de ma première intervention publique pour l’Association Belge des Athées en 2013, je disais que ce qui pose aujourd’hui le principal problème aux athées européens, c’est, avec l’islam, l’incitation à la spiritualité. C’est la position du second groupe le plus significatif dans les sondages, celui dit des « sans religion » – athées non compris – qui représente 32,6 % des opinions. Lors de différentes conférences, j’ai plus d’une fois expliqué qu’il s’agissait d’un groupe « en recherche », le plus irrationaliste de tous, dont on ne peut savoir ce qu’il va trouver[5].

On voit bien par l’exemple de Macron les dangers que recèle la spiritualité, simplement pour l’acceptation de la diversité éthique dans la population. Chassez le naturel…

La convention citoyenne ne se laisse pas faire

Tout ceci laisse mal augurer de la décision finale. Mais on connaît dès maintenant les résultats des premiers votes intervenus à la convention citoyenne[6]. 84 % de ses membres ont estimé que la législation en vigueur n’était pas « adaptée aux différentes situations rencontrées » et qu’il fallait changer la loi » et 75 % ont voté pour une « aide active à mourir ». Autre point qui semble positif, le Président Macron devait recevoir à diner les représentants des différents cultes – tous hostiles à l’euthanasie, bouddhisme compris – et quelques personnes favorables à l’euthanasie. Le diner a été prestement annulé.

Sur l’intime conviction du Président, j’ai dit ce qu’il fallait dire mais peut-être de là à affronter pareilles majorités… Espérons…


[1] Béatrice Jérôme, « Fin de vie : l’enjeu de la convention citoyenne » in Le Monde du 10 décembre 2022.

[2] Avec une parfaite clarté, la linguiste Véronica Thiéry-Riboulot, interrogée sur son livre Laïcité, histoire d’un mot, répond à la question : « L’histoire du mot “laïcité” aide-t-elle à lui donner un sens aujourd’hui ? » par un très net « Non. Ce que montre l’histoire des mots, c’est que chaque période historique et sociale est marquée par leur utilisation en fonction du contexte particulier qui est le leur » in Le Monde du 28 décembre 2022.

[3] Béatrice Jérôme, « Un groupe d’experts pour mettre des mots sur la fin de vie » in Le Monde des 24-25 et 26 décembre 2022.

[4] Claire Gatinois et Béatrice Jérôme, « Fin de vie : la pensée insondable de Macron » in Le Monde du 9 décembre 2022.

[5] Une fois encore je renvoie au texte de mon intervention « Le retour de la spiritualité, nouveau masque de la religion ? » in La Pensée et les Hommes, N°99, Franc-Parler 2015, pp.59-70 et reproduit dans L’Athée n°9 (2022), pp. 63-79. Il a été mis en ligne le 29 novembre 2021 sur athees.net.

[6] Béatrice Jérôme, « La convention citoyenne favorable à une « aide active à mourir », Le Monde du 21 février 2023.

Tags : Éric Orsenna euthanasie France Macron Paul Ricoeur spiritualité

La méditation en pleine conscience : une religion qui ne dit pas son nom

Posté le 8 mars 2023 Par JF Publié dans Religion Laisser un commentaire
 Anne Morelli

Les magazines et revues ne cessent de vous le marteler : il faut « prendre du temps pour soi », « se recentrer sur soi » et méditer.

Mais la méditation à la mode n’est plus la ruminatio à partir de L’Imitation de Jésus-Christ ou d’un autre texte de la piété chrétienne.

Pour méditer « actuel », il faut, comme le coureur cycliste Remco Evenepoel, comme les vedettes du show business ou les malades de l’Hôpital Sainte Thérèse de Charleroi, pratiquer la mindfulness ou méditation de pleine conscience (Le Soir du 6 octobre 2022).

Une religieuse de la paroisse Sainte Suzanne à Schaerbeek assure[1] que cette pratique méditative s’inspire de la prière chrétienne. De son côté, une « coach » conseille d’utiliser la pleine conscience pour éduquer les enfants de 7 à 12 ans[2]. Cette technique, diffusée aussi dans les milieux financiers, serait une réponse aux douleurs chroniques telles que la fibromyalgie et éviterait les rechutes dépressives[3].

Les pratiques de pleine conscience connaissent un tel succès que l’ULB elle-même accueille l’association « Emergences » qui les diffuse[4] après avoir touché les autres niveaux d’enseignement et les entreprises. Son Hôpital Erasme a cédé à la mode en mettant en place un programme de mindfullness.

De nombreuses multinationales organisent des sessions régulières dans leurs bureaux, qui déboucheraient le plus souvent sur une implication plus grande des employés et contribueraient à prévenir leur stress.

A l’image de ce qui se passe chez Google, où plus d’un millier de travailleurs sont passés par ces sessions d’entraînement, de nombreuses sociétés auraient vu l’enthousiasme de leurs employés et leur rythme de travail s’améliorer suite à ces méditations qu’il est possible de suivre en présence ou sur une application, toujours contre paiement évidemment.

Bref, cette panacée universelle est maintenant connue – et admise – du public le plus large et se prétend « totalement laïque et dénuée de toute considération religieuse ou philosophique »[5].

Avant de laisser cette pratique méditative envahir les écoles, les hôpitaux et les milieux professionnels, il est bon de s’informer sur les origines et le développement de cette « pleine conscience ».

Le livre d’Elisabeth Martens[6] nous en donne l’occasion.

L’auteure est une biologiste issue de l’ULB, passionnée de bouddhisme.  Elle a passé trois ans en Chine pour y étudier la médecine traditionnelle et elle pratique quotidiennement la méditation.

Ce qu’elle remet en question dans son ouvrage n’est pas le bénéfice que la méditation peut apporter à des souffrances psychosomatiques mais le mouvement de la pleine conscience dans ses aspects notamment politiques, religieux et de business, soutenus par ses leaders.

La Mindfulness a été introduite aux États-Unis par Jon Kabat-Zinn, beau-fils du célèbre Howard Zinn auteur de l’Histoire populaire des États-Unis (que j’ai fait lire à des générations d’étudiants !).

Jon est biologiste et hippie. C’est à cette époque qu’il se tourne vers un maître bouddhiste, venu en Occident enseigner la méditation.

Pour l’auteure, le bouddhisme a trouvé avec la mindfulness une occasion magnifique de pénétrer les instances économiques mais aussi politiques (plusieurs parlements) des pays industrialisés.

Car, malgré l’auto-proclamation de laïcité, c’est bien du bouddhisme qu’il s’agit.

Le bouddhisme est bien une religion 

Les pratiques de pleine conscience sont en effet des pratiques méditatives Vipassana issues des traditions bouddhistes, enseignées par toutes les écoles bouddhistes, quelles que soient leurs divergences.

De nombreux adeptes de la pleine conscience ne sont pas informés de l’origine bouddhiste de leur pratique, que ne mentionnent d’ailleurs pas de nombreux livres ou sites.

Qui a voyagé en Orient a pu constater le caractère absolument religieux du bouddhisme avec ses prêtres, ses temples, ses offrandes, ses dogmes (le nirvana, le karma, la « réalité ultime » …), ses prétentions de salut, ses Bouddhas déifiés et ses fanatiques déchaînés (comme en Birmanie) contre les tenants d’autres religions.

Mais, dans la version occidentalisée, le bouddhisme séduit des intellectuels auxquels il se présente comme une « spiritualité athée ». L’au-delà y est pourtant présenté comme une délivrance par rapport à la vie sur terre et le fidèle se dissout dans la « conscience universelle ». Il s’agit d’échapper à la Roue des existences sans fin…

Le bouddhisme, pas plus qu’une autre religion, ne repose sur des observations vérifiables et il implique donc la foi.

Le « Mind and Life Institute » de Jon Kabat-Zinn a pour président d’honneur le dalaï-lama et vise le monde scientifique et médical occidental pour propager en Europe (avec le financement notamment de la Commission européenne), la pleine conscience.

Le mouvement de la pleine conscience, concrètement impliqué dans le bouddhisme, est devenu le soft power du néo-bouddhisme occidental qui progresse à vive allure, sans grandes résistances.

Il a su s’adapter à la demande et « oublier » ses gourous, ses démons, ses miracles, la naissance miraculeuse de Bouddha, ses pouvoirs surnaturels …

La plasticité du bouddhisme a permis son implantation progressive en Occident depuis le siècle des Lumières.  Au XIXe siècle, les intellectuels anticléricaux en retiennent le mythe tibétain diffusé par la « Société théosophique » d’Helena Blavatsky, un mythe repris dans le cadre de la guerre froide.

Le dalaï-lama joue dans le cadre de la guerre contre la Chine un rôle essentiel, qui lui permet en outre d’assurer son expansion à l’Ouest et de multiplier ses fans.

L’auteure rappelle la proximité de ce mythe tibétain avec les théories du national-socialisme et les méthodes du « Tibetan Youth Congress », béni par le dalaï-lama préconisant la violence, le sexisme et le racialisme. Chez les lamas, comme dans bien d’autres clergés, les scandales financiers et sexuels sont nombreux, sans entraîner de réaction du dalaï-lama.

La pleine conscience promet certes d’apporter bien-être, empathie, amour, paix et bonheur. 

Mais une chose est certaine cette industrie enregistre des chiffres d’affaires considérables. Ses revenus se comptent en millions de dollars. Sans burn-out et maladies psychosomatiques, ce commerce – fait d’instituts, centres de relaxation ou écoles de méditation – s’effondrerait.

Libre à chacun de ne prendre que la part «philosophique» du bouddhisme et de pratiquer la méditation Vipassana. Mais il faut savoir que le bouddha athée est une interprétation très particulière du bouddhisme.

Comme le conclut Elisabeth Martens : « Ignorer ses aspects cultuels et ses dérives historiques, c’est rester sciemment aveugle aux conséquences possibles de la mainmise du bouddhisme sur notre vie et notre société. Le bouddhisme est autant à interroger que n’importe quelle autre religion, il n’a échappé à aucune des dérives propres aux institutions religieuses, ni en Asie ni chez nous »[7].


[1] RTBF, 23 décembre 2022.

[2] Femmes d’Aujourd’hui, 22 décembre 2022. Présentation de son livre-carnet pour enfants.

[3] Le Soir, 8 octobre 2022, article de Pauline Martial « La mindfulness, bénéfique pour le corps et l’esprit ».

[4] Le centre de formation continue « Santé et sciences de la vie » de l’ULB propose une formation à la pleine conscience, certifiée par l’Université.

[5] Le Soir, idem.

[6] La méditation de pleine conscience – L’envers du décor, Investig’Action, 2021, 279 p.

[7] Op. cit. p. 86.

Tags : bouddhisme dalaï-lama Élisabeth Martens Helena Blavatsky méditation en pleine conscience Mindfullness spiritualité

Jésus

Posté le 8 mars 2023 Par JF Publié dans Religion Laisser un commentaire
Robert Joly

Le texte ci-dessous est la retranscription d’une conférence donnée par Robert Joly le 22 février 1985 au Roeulx. La retranscription est l’œuvre d’Yves Ramaekers et Marianne De Greef. On leur doit les sous-titres. Les passages entre crochets droits sont de la rédaction. La publication se fait avec l’aimable autorisation de la veuve et de la fille de R.Joly. On peut consulter la captation en vidéo de la conférence réalisée par Jean-Pierre Pourtois ci-dessous : 

Pour des raisons d’édition, le texte retranscrit de la conférence a été scindé en trois parties, qui seront publiées successivement dans les prochaines livraisons de notre Newsletter. Ces parties sont centrées chacune sur un élément pertinent qui leur donne leur titre.

– Partie 1 : Jésus a bel et bien existé

– Partie 2 : Le fils de Marie et de Joseph

– Partie 3 : L’annonceur annoncé

Robert Joly (1922-2011) est un philologue spécialisé dans l’Antiquité gréco-romaine. Comme professeur, il a donné divers cours de philosophie et un cours d’histoire des sciences à l’Université de Mons et a enseigné la littérature des Pères grecs de l’Église et le Nouveau Testament à l’ULB, à l’Institut d’histoire du christianisme, dont il sera le directeur quelques années.

Il s’est attaché à l’histoire des origines du christianisme en montrant que très rapidement, il a contracté une forte dette à l’égard de la philosophie païenne. R. Joly s’est consacré spécialement aux auteurs chrétiens du IIᵉ siècle pour conclure à la forte influence du moyen platonisme. Dans plusieurs textes, il a montré que la spécificité de la morale chrétienne (comme la charité universelle) était sans fondement. Tout se retrouve dans le paganisme antérieur ou n’est que pure illusion.

Il n’a jamais rassemblé de manière systématique ses vues sur Jésus mais a participé à un débat à Paris que l’on peut retrouver dans Robert Joly, Jean Hadot, Georges Ory et Guy Faux, « Le problème de Jésus I » dans Raison Présente, n°11 (juillet-août-septembre 1969), pp. 55-73 et « Le problème de Jésus II » dans Raison Présente, n°12 (Octobre-novembre-décembre 1969), pp.47-69.

Son ouvrage « Dieu vous interpelle ? Moi il m’évite… Les raisons de l’incroyance » publié en 2000 est le classique de l’athéisme en langue française. Par ses nombreux livres, ses cours et les conférences pour le grand public qu’il aimait tant donner, il a exercé une profonde influence sur les milieux laïques.

Voir Patrice Dartevelle, « Robert Joly (1922-2011), philologue rationaliste et athée », in Patrice Dartevelle et Christophe De Spiegeleer (dir.), Histoire de l’athéisme en Belgique, ABA Éditions, collection Études athées, 2021, pp. 127-137.

Patrice Dartevelle

Première partie

Jésus a bel et bien existé

L’historien croyant et l’historien mécréant

Le sujet est épineux, difficile, mais je crois qu’on peut l’aborder. Je veux commencer par vous dire que je vais parler de Jésus en historien, en historien des religions – bien entendu – et du christianisme et de ses origines. Il faut bien voir ce qu’implique l’Histoire. C’est un métier que l’Histoire, c’est une science. Il n’y a d’ailleurs aujourd’hui plus de discussion à ce sujet. Un historien ne peut avancer que des choses qu’il peut prouver, et s’il ne peut pas les prouver, il peut tout de même avancer des choses, mais en disant quel est, à son avis, le degré de probabilité, rien de plus. Ceci veut dire que, même si un historien est croyant, est catholique, il ne peut pas faire intervenir sa foi, s’il veut être historien. Comme croyant, il admet un certain nombre de choses, mais s’il est historien, il ne peut dire que ce qui est prouvé, que ce qui est prouvable.

Les croyants ont mis du temps pour s’apercevoir de cela et c’est bien naturel. Ils ont la foi et ils ne peuvent pas si facilement admettre que la foi et la science soient si différentes. Ils ne peuvent pas admettre qu’elles soient incompatibles. Mais aujourd’hui, entre un historien catholique et un historien incroyant, il y a beaucoup moins de différences qu’on ne pourrait croire, parce que l’historien, même s’il est catholique, sait ce qu’est le métier d’historien. Par exemple, il y a un très beau livre qui est paru, il y a six ou sept ans, d’un professeur spécialiste du Nouveau Testament à l’Institut catholique de Paris, un éminent spécialiste, ecclésiastique [Charles Perrot, Jésus et l’Histoire , Desclée, De Brouwer, 1979] et son propos est de ne dire que ce que l’historien peut dire de Jésus. L’accord entre un mécréant comme moi et Charles Perrot est bien plus substantiel que ce qu’on aurait pu croire, il y a encore vingt ou trente ans.

Même si un historien est croyant, il ne peut pas dire en tant qu’historien que Jésus est ressuscité. Il le croit, c’est sa foi, mais il n’y a pas de preuve historique que Jésus est ressuscité. Il y a seulement des preuves historiques qu’on a cru à sa résurrection. C’est tout de même très différent. Un petit groupe de disciples a cru à sa résurrection, mais affirmer qu’il est ressuscité est une proposition de foi et pas d’historien. Il ne faut pas imaginer que le tombeau vide soit une preuve de la résurrection de Jésus. Un tombeau peut être vide pour trente-six raisons et la résurrection serait peut-être la dernière hypothèse à formuler, comme historien. Il est clair, par l’analyse du texte, que le tombeau vide est une invention a posteriori. Quelque chose auquel on a cru très sincèrement à un moment donné, mais qui est postérieur. C’est une légende, et bien des historiens, même catholiques, disent aujourd’hui – j’ai vu un article, il n’y a pas trois semaines, dans ce sens-là, d’un historien catholique, un théologien qui disait qu’il ne faut pas prendre le tombeau vide pour une preuve de la résurrection du Christ – que c’est seulement une manifestation de la foi en la résurrection. C’est dire ce que les mécréants disaient depuis longtemps, que c’est une légende de la foi mais pas du tout un fait prouvé, loin de là. L’historien n’a pas réponse à tout, il ne peut parler que d’après les documents qu’il a et le progrès de l’Histoire vient souvent de nouveaux documents qui apparaissent, qu’on découvre ou bien, comme c’est le cas ici, de l’analyse des documents par laquelle on peut faire des progrès, parce qu’on ne découvre pas très souvent de nouveaux documents sur les origines du christianisme et sur Jésus. C’est ça qui change tout de même beaucoup la représentation qu’on peut se faire de Jésus.

Biographie lacunaire de Jésus

Il y a longtemps qu’on a renoncé à faire une vie de Jésus. On sait bien qu’on ne dispose pas des éléments pour faire une biographie continue de Jésus. On sait finalement peu de choses de lui, mais ce n’est pas un argument pour dire qu’il n’a pas existé. Jésus a existé, j’en mettrais ma main au feu. Qu’il a existé comme homme. Croire qu’il est le fils de Dieu, c’est de la foi, ce n’est pas de l’Histoire. Mais Jésus a bel et bien existé. On l’a parfois nié, mais manifestement, cette thèse, qui n’a jamais été réellement celle des spécialistes, n’est pas soutenable du tout.

Pour parler de Jésus, on a essentiellement les Évangiles. Il y a quelques petits témoignages païens, mais ils n’ont pas tellement d’importance. Il ne faut pas croire non plus qu’il faudrait des témoignages païens pour être sûr que Jésus a existé. Pas du tout. L’analyse des Évangiles le prouve à cent pour cent. Il y a trois Évangiles qui vont ensemble, qu’on appelle synoptiques, parce qu’on peut les mettre sur trois colonnes, qui sont parallèles, avec, heureusement, beaucoup de divergences. Ce sont les plus anciens. Jean est déjà très différent, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas parfois chez lui des traditions qui seraient plus sûres, mais en général, Jean représente un stade de la croyance postérieur aux trois synoptiques.

Donc, il faut se baser essentiellement sur trois Évangiles et bien voir ce que sont les Évangiles. Les Évangiles ne sont pas des livres d’historiens. L’accord est fait là-dessus, il est unanime aujourd’hui. Ce sont des livres de propagande chrétienne qui veulent évangéliser. Ces Évangiles-là datent de 65, 70, 80 de notre ère, c’est-à-dire quarante ans après la mort du Christ, de Jésus. Ceux qui les écrivent traduisent l’état de la croyance dans leur communauté et ils veulent promouvoir la nouvelle religion. Ce ne sont pas des historiens, du tout. Ils s’inspirent de traditions antérieures qui ont d’abord été orales et qui ont fini par être mises par écrit.

Selon Marc

Marc, qui est notre premier évangéliste – dans le Nouveau Testament, il est le deuxième, mais chronologiquement, c’est lui le premier – avait peut-être déjà à sa disposition des textes, mais il est probable qu’un Évangile comme nous le lisons dans Marc n’a pas existé avant le sien ; c’est très probablement le premier. Qu’est-ce qui permet, à partir de textes de propagande chrétienne – je ne dis pas propagande au sens péjoratif –, de prosélytisme chrétien, de remonter à Jésus ? Le problème est délicat parce qu’il faut bien comprendre qu’une fois qu’on a cru à la résurrection de Jésus, le fait qu’il était ressuscité et qu’on croyait à sa résurrection nous fait voir le signe d’une dignité tout à fait particulière du personnage. Avant cela, pendant sa vie, il n’a intéressé que très peu de monde et on n’était sûrement pas intéressé à noter ce qu’il faisait. C’est quand on a cru à sa résurrection qu’il est devenu intéressant et important. Croire qu’il est ressuscité, c’est lui accorder un format déjà presque divin. C’est de là qu’est parti l’intérêt pour sa vie, pour ce qu’il avait dit, et on a essayé de regrouper, de formuler. Mais tout cela est reformulé d’après la croyance qu’on a à ce moment-là, et cette croyance majore déjà considérablement le personnage.

Le problème, c’est de passer à travers la croyance des différents milieux chrétiens et voir en grattant, en jouant un peu à la spéléologie, de retrouver Jésus, le Jésus historique. À travers quoi ? À travers les majorations de la foi, puisqu’on part d’un homme et qu’on en fait un Dieu, et même un Dieu à part entière dans la Trinité mais il faudra attendre le quatrième siècle tout de même pour ça. Il est vite devenu un personnage divin. Une fois qu’on croit à sa résurrection, sa promotion divine est très rapide. La foi est majorante : la foi majore le personnage, elle fait de l’homme un Dieu, très vite, mais Jésus ne s’est sûrement pas cru divin. Pour ma part, je pense que Jésus se croyait prophète, ça sûrement, mais des prophètes, ça ne manquait pas de ce temps-là en Judée, en Palestine. Tout ce qu’on peut admettre d’authentique pour Jésus consiste à dire que « La fin du monde est proche » et « Le règne de Dieu arrive ». Par conséquent, repentez-vous. Voilà les deux idées essentielles de Jésus, relativement banales dans le milieu de l’époque.

Selon Jean-Baptiste

Jean-Baptiste, qui était aussi un prophète, ne devait pas dire grand-chose d’autre. Jean-Baptiste a baptisé Jésus ; Jésus a été disciple de Jean-Baptiste. Mais Jésus, grâce à la croyance à sa résurrection, a eu une promotion que Jean-Baptiste n’a pas eue. On voit les Évangiles récupérer Jean-Baptiste et lui faire dire : « Celui qui vient après moi est bien plus grand que moi ». Ce n’est pas une parole authentique : c’est une parole de croyants qui ont déjà majoré Jésus. On voit la lutte entre les disciples de Jean-Baptiste et les disciples de Jésus ; la concurrence a été relativement chaude pendant tout un temps. C’est Jean, c’est le quatrième Évangile, qui nous le montre le mieux. Finalement, dans la tradition chrétienne, Jean-Baptiste est devenu le précurseur. Si je pouvais interviewer Jean-Baptiste, j’ai l’impression que c’est un grade qu’il n’admettrait pas du tout. Mais la tradition chrétienne en a fait seulement un précurseur.

Les trois Évangiles qui sont parallèles ont été formés dans des communautés différentes. On ne sait pas trop lesquelles, ce sont des conjectures. Marc est probablement romain, on peut hésiter et les spécialistes se disputent là-dessus. Luc n’a pas connu Matthieu ; ils ne se connaissent pas mutuellement, mais ils connaissent Marc tous les deux. Ils s’inspirent très fort de Marc, mais ils ont parfois des traditions divergentes et des traditions parallèles ; ils amplifient de toute façon l’Évangile de Marc et il y a des disparates dans des récits parallèles. Il y a des disparates, ce qui est fort intéressant, parce que c’est ce qui nous permet, en analysant les divergences, de retrouver un propos authentique et un autre qui ne l’est pas. C’est parce que les trois Évangiles ne sont pas strictement identiques que nous pouvons remonter, ou plutôt descendre les couches successives de la tradition. Donnons quelques exemples de divergences pour faire comprendre concrètement ce que ça veut dire.

Mon travail serait grandement facilité si le lecteur sortait de sa lecture quotidienne des Évangiles, mais mon expérience me prouve que je ne peux pas compter là-dessus. On dit toujours que la Bible est le livre le plus lu du monde ; c’est tout à fait faux. C’est le livre sûrement le plus édité du monde, c’est le livre le plus traduit du monde, c’est le livre le plus possédé du monde, mais le livre le plus lu, sûrement pas.

Lire la Bible

Il n’y a que trente ans d’ailleurs, un catholique devait avoir l’autorisation de son directeur de conscience pour lire la Bible dans son texte intégral. Le texte intégral pose tellement de questions que l’Église catholique a toujours préféré donner des anthologies un peu arrangées qui ne posent pas de problèmes. Mais le texte intégral, lui, en posait. L’Église n’y tenait pas du tout. Cette interdiction est maintenant levée.

Les protestants lisent la Bible. Les protestants pieux continuent à lire la Bible tous les jours, c’est-à-dire quelques versets tous les jours. Ils lisent ça un peu comme le curé lit son bréviaire, ou lisait son bréviaire. C’est-à-dire qu’il y a des façons de lire qui sont pieuses, des récitations édifiantes qui n’amènent pas une lecture critique. On peut lire toutes sortes de contradictions sans s’en rendre compte, même pendant quarante ans. La Bible n’est pas lue, elle n’est pas lue comme elle devrait l’être, en tout cas. Les incroyants ne lisent pas la Bible non plus ; ils ont tort. Tout le monde a tort, c’est prodigieusement intéressant, mais je sais bien qu’ils ne la lisent pas.

Les disparates

Voici le genre de disparates que l’on trouve dans les Évangiles. Je ne vous en donne que quelques exemples parmi ceux qui demandent le moins d’explications possible, parce que certains sont complexes. On trouve, par exemple dans Marc, un ensemble de versets qui énumèrent quelques faits différents, mais ils sont continus dans le texte. Luc les reprend tels quels, mais Matthieu, lui, disperse ces versets et il les met dans des contextes très différents. C’est très fréquent. Un même épisode, un petit épisode, une parole de Jésus, est mis par les Évangiles, au moins par deux d’entre eux une fois sur trois, dans des contextes différents. Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela signifie que ce qui est le plus ancien, c’est le petit texte, mais que son contexte est artificiel. Il a été restructuré dans bien de cas. Prenons par exemple une parabole. On en retrouve dans les trois ; il y en a qu’on retrouve dans les trois, il y en a qui sont dans deux, il y en a qui sont dans quatre. Tout ça varie, mais la plupart du temps, l’occasion pour Jésus de dire la parole est différente et la preuve est faite depuis longtemps que ce qui est le plus ancien, c’est la parabole elle-même, à condition de la dégraisser d’un certain nombre d’additions, d’enjolivements, d’amplifications. Il y a souvent quelque chose d’authentique dans les paraboles, mais le contexte dans lequel elles ont été mises a été rédigé, réarrangé de façons différentes dans les trois synoptiques. En termes un peu « jargonnants », ces contextes sont rédactionnels. Cela veut dire qu’il ne faut pas compter dessus pour faire l’histoire. Ils correspondent à la croyance du milieu ou à la persuasion personnelle de l’évangéliste, mais ça n’a pas de chance de remonter très haut.

Ce qui peut remonter très haut, ce sont de petits textes. Des paroles de Jésus circulaient certainement. Nous en avons la preuve, mais elles n’étaient pas regroupées, ou regroupées diversement. Ensuite, on les a tout de même regroupées, on en a fait des ensembles et nous pouvons, en analysant les Évangiles, retrouver ces ensembles. Mais l’ensemble est rédactionnel, est postérieur. Ce qui est le plus ancien, ce sont les propos de Jésus, pris séparément. Le premier texte, le premier récit un peu structuré, c’est évidemment celui de la mort, de la Passion de Jésus. L’intérêt se fixait sur la mort puisqu’elle conditionnait la résurrection. C’est ça le premier intérêt. Si vous lisez Marc, il n’a pas de souci de chronologie, il enchaîne les paroles et les actes de Jésus d’une façon très vague. « Et puis », « et un jour », « et après », il enfile des perles. Le fil, il ne faut pas s’y fier, mais on voit que le récit de la Passion est structuré et qu’il était déjà rédigé : c’est naturel, le premier intérêt des chrétiens, c’est la mort et la résurrection.

Mort et résurrection

Nous ne savons plus ce que veut dire « résurrection » parce qu’aujourd’hui, c’est extérieur à nos mentalités. Il faut donc l’expliquer. Que Jésus soit ressuscité, ça veut dire aussi que c’est la fin du monde. Dans la croyance des Juifs, la fin du monde, c’est la résurrection de l’homme, et pour cela, il faudra le Jugement dernier. Le Jugement de Dieu exige la résurrection des morts et que Jésus soit ressuscité veut dire au fond que c’est le premier à ressusciter. Les autres vont suivre et la fin du monde est imminente. Les premiers chrétiens ont attendu la fin du monde pour très bientôt, pour tout de suite et un siècle après, certains attendaient encore. Par la suite, ça s’est atténué, mais ça ne venait pas. Les premières générations ont attendu la fin du monde dans l’immédiat. Saint Paul est très clair là-dessus et Saint Paul, ce sont les plus anciens textes chrétiens que nous ayons. Les lettres de Paul datent de 50 environ, et puis 60, elles sont antérieures aux Évangiles, tout en représentant un christianisme beaucoup plus évolué. Paul a déjà une théologie du Christ très élaborée tandis qu’un peu plus tard, on rédige les Évangiles avec des traditions beaucoup plus anciennes et qui nous attestent dans bien des cas que Jésus ne se donnait pas pour fils de Dieu, pour un personnage divin. Il est paradoxal que les premiers textes chrétiens représentent déjà un christianisme beaucoup plus majoré que Marc, notamment, mais même que Matthieu et Luc. Jean est postérieur encore et c’est chez eux que le Christ est le plus majoré dans le Nouveau Testament.

Nazareth ou Bethléem ?

Voici des contradictions, des divergences très concrètes, et qui sont faciles à percevoir dans le texte et à expliquer très facilement. Notamment, dans Matthieu, les parents de Jésus habitent à Bethléem ; mais dans Luc, c’est Nazareth. Voilà une divergence et les historiens se demandent qui a raison. Comme il n’y a pas beaucoup de chance que ce soit un troisième lieu, il faut choisir entre les deux. C’est très clair, c’est Nazareth et les historiens resituent la famille à Nazareth. C’est Jésus de Nazareth, pas de Bethléem. Pourquoi ? Il y avait des propos dans la Bible d’origine juive qui disaient que le Messie naîtrait à Bethléem. Si Jésus était originaire de Bethléem, pourquoi est-ce qu’on irait inventer Nazareth, qui est un patelin si infinitésimal qu’on ne l’a même pas retrouvé ? Par contre, s’il est de Nazareth, on comprend très bien la majoration en question. Quand on croit qu’il est le Messie, il faut qu’il soit de Bethléem. Ses parents sont à Nazareth et on inventera le recensement pour les faire aller avec lui à Bethléem, car il faut que le Messie naisse à Bethléem. Une telle donnée est secondaire. Elle dépend de la foi, tandis que Nazareth, c’est le propos authentique. Voilà la différence qu’il y a entre les Évangiles sur ce point. Dans Matthieu, les apparitions aux disciples se font en Galilée ; chez Luc, elles se font à Jérusalem, ce qui est très différent. Chez Jean, la mère de Jésus assiste à la crucifixion, elle est au calvaire. Et Dieu sait si chez les peintres, les primitifs flamands ou italiens, la mère de Jésus est au calvaire. Comment voulez-vous imaginer l’affaire autrement ? Dans les trois Évangiles plus anciens, Marie n’est pas du tout là. On prend la peine d’énumérer des femmes qui sont là, mais Marie n’y est pas. La mère de Jésus n’est pas là. La présence de Marie au calvaire s’imposait dans la foi des chrétiens, mais historiquement, les Évangiles les plus anciens nous attestent qu’elle n’y était pas. Si elle y avait été, eux qui mentionnent sept ou huit femmes présentes n’auraient pas oublié la mère de Jésus. La vérité, c’est que la mère de Jésus n’avait aucune importance pour la première génération chrétienne et les Évangiles nous en donnent la preuve, les traces. Donc, il faut en faire l’analyse, la critique des Évangiles : c’est le métier d’historien. « Critique » n’est pas péjoratif : « critique » ne veut pas dire éreintement systématique, destructeur. Dès qu’on est historien, il faut faire la critique des témoignages et les Évangiles demandent une critique comme tout autre texte. C’est un peu plus complexe, parce que le problème est plus difficile. La conclusion immédiate de tout ça, c’est que l’historien ne peut pas faire comme la foi : prendre les Évangiles pour paroles d’évangile. Ça n’est vraiment pas possible. Il faut scruter, il faut comparer et s’acheminer à travers des couches successives vers ce qui a pu être un propos historique et quand tout ça est filtré, il reste peu de choses, mais il reste suffisamment pour attester la vie de Jésus, la réalité de l’homme historique, de l’homme Jésus et de quelques croyances et de quelques « slogans » de son message, mais c’est à peu près tout.

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La Confession « fantasiste » de Terry Pratchett

Posté le 8 mars 2023 Par JF Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession fantasiste[1], comme dans les précédentes entrevues fictives [2], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[3]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Terry Pratchett, né à Beaconsfield (Buckinghamshire) en 1948, connu comme écrivain, romancier, satiriste, humoriste, fantasiste, science-fictionniste et philosophe. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Terry Pratchett – environ cinquante volumes pour le cycle du Disque-Monde et celui de La Longue Terre –, à sa biographie[4] et à sa conférence « Shaking Hands with Death »[5] ainsi qu’à d’autres sources.

Bonjour, Monsieur Terry Pratchett. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [6] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Terence David John Pratchett, né le 28 avril 1948 en Angleterre à Beaconsfield dans le Buckinghamshire, et mort le 12 mars 2015 à Broad Chalke dans le Wiltshire.

Hello, Monsieur l’Inquisiteur. C’est bien moi, appelez-moi Sir Pratchett, Sir Terry ou Terry, tout simplement.

Nous ferons donc ainsi, dit l’Inquisiteur. Sir Pratchett, ça me convient, ça m’a l’air comme qui dirait très élégant.

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, et c’est civil ; personnellement, je ne m’attendais pas à ce qu’on m’accorde un jour le titre de Sir. Il paraît que la défunte Reine, par ailleurs cheffe de l’Église anglicane, avait insisté pour m’adouber chevalier et me parer de ce titre. Sans doute appréciait-elle mes livres.

Sir Pratchett, dit l’Inquisiteur, ma mission consiste essentiellement à examiner votre rapport à la religion, à la foi et à Dieu.

Monsieur l’Inquisiteur, mon rapport avec votre Dieu est simple. En ce qui me concerne, il est absolument certain et démontré que je suis l’auteur du Disque-Monde. Par contre, on dit de votre Dieu qu’il a créé le Monde – celui que les mages de l’Université de l’Invisible appellent le Globe-Monde –, mais c’est très fortement contestable et d’ailleurs, très fortement contesté, quand ce n’est pas carrément nié. Ainsi par exemple, selon moi, ce sont les mages de l’Université de l’Invisible (U.I.)[7] qui ont créé le Globe-Monde ; en fait, c’est Sort, l’ordinateur de l’U.I., qui a lancé le programme Globe-Monde[8]. Mais n’entrons pas dans les détails, on n’en sortira pas.

Mais enfin, Sir Pratchett, Dieu n’est pas un détail.

Monsieur l’Inquisiteur, il ne faut pas vous désespérer comme ça ; peut-être que finalement, on y arrivera. Donc, moi, je suis un auteur de fantasie, et des dieux, des religions, des fois, des croyances, j’en invente tout le temps. Ainsi, mon rapport à Dieu, la religion, la foi, la croyance et tout ça est celui de créateur à créatures, car en l’occurrence, le créateur, c’est moi. Et comme tous les créateurs, je dépends de mes personnages et de leur façon de considérer les choses ; s’ils voient un Dieu ou se disputent avec lui, je dois accepter pour le récit de créer ces dieux et de les faire vivre eux aussi. Ce sont les effets du narrativium[9] ; c’est le principe même de la création de dieux par les humains. Tenez, prenez Mau, le personnage de mon roman Nation[10], quand il se retrouve tout seul après la disparition de tout son peuple dans un tsunami, pris d’un accès de colère, il dénonce les dieux coupables de cette disparition. Qui plus est, il leur reproche de ne pas exister (ils n’ont rien pu faire). En même temps, il a besoin que ces dieux existent pour qu’il puisse les engueuler, les vilipender, les maudire. Ou bien, toujours Mau, dans le chapitre opportunément intitulé La Pêche aux Dieux, il découvre les dieux : « Voilà ce que sont les dieux ! Une réponse passe-partout ! Parce qu’on doit trouver à manger, mettre des enfants au monde, vivre sa vie et qu’on n’a pas le temps pour de grandes questions compliquées et inquiétantes. » Dans Le Dernier Continent[11], on rencontre un Dieu, unique dans son monde – il sévit sur une petite île quelque part dans le temps –, mais il s’agit d’un vrai Dieu patriarche, en longue robe, avec une grande barbe et des cheveux blancs. C’est le Dieu de l’Évolution (« Pardon ? Est-ce que j’ai bien compris ? Vous êtes un Dieu de l’évolution ? Fit Cogite. – Euh, c’est mal ? S’inquiéta le Dieu. »[12]) qui a créé une sorte d’évolution du modèle classique, mais ultra-rapide ; un Dieu omniprésent, omnipotent dans les limites de son île. C’est un Dieu athée, il ne croit même pas en lui-même.

Oui, je vois, dit l’Inquisiteur, qu’avez-vous à raconter d’autre ? Pouvez-vous détailler un peu, nommer vos dieux ?

Là, Monsieur l’Inquisiteur, vous demandez beaucoup. Il y a trois mille dieux importants connus dans le Disque-Monde et des théologiens chercheurs en découvrent d’autres toutes les semaines. Je vais donner quelques noms à titre d’échantillons : Alohura, déesse de la foudre ; Aniger, déesse des animaux écrasés ; Astoria, déesse de l’amour ; Bilieux, dieu des gueules de bois ; Biturun, dieu du vin ; Cubal, dieu du feu ; Flatulus, dieu des vents ; Hypermétrope, déesse des chaussures ; Io l’aveugle, chef des Dieux ; Jimi, dieu des mendiants ; Kouah, déesse du ciel ; Nuggan, dieu des trombones et des articles de bureau ; Offler, le dieu crocodile ; Patina, déesse de la sagesse ; Pétulia, déesse de l’affection négociable ; Urika, déesse des saunas ; Vometia, déesse du vomi ; Zéphir, dieu des brises légères. Notez que c’est à peu près pareil dans notre monde ; je ne sais pas si on en a établi une liste complète, mais vous pouvez toujours lire celle des dieux de la mythologie grecque – il y en a des pages[13] et il ne s’agit que de divinités de la Grèce d’antan –. Je vous laisse réfléchir au reste du monde et du temps. Dans le Globe-Monde, comme sur le Disque-Monde, il doit y en avoir des milliers au moins.

Enfin, Sir Pratchett, dites-moi un peu d’où ils sortent tous ces dieux de votre Disque-Monde ?

Eh bien, Monsieur l’Inquisiteur, comme tous les dieux de tous les mondes et de tous les temps, ce sont des créatures imaginaires sorties d’un cerveau humain ; en l’occurrence, le mien. Dans le Disque-Monde, comme d’ailleurs dans celui-ci, ils vont, ils viennent, ils apparaissent, ils disparaissent, ils pullulent, ils tombent en désuétude. Donc, le Disque-Monde a des dieux comme d’autres ont des bactéries. La plupart ne font jamais l’objet d’un culte, ce sont des petits dieux, car ce qui leur manque, c’est la foi. Une poignée connaissent un destin un peu plus glorieux. N’importe quoi peut favoriser un tel destin. Un berger à la recherche d’un agneau… L’ennui avec les dieux, c’est que si assez de fidèles (en vérité, un seul suffit) se mettent à croire en eux, ils se mettent à exister. On s’imagine que le processus est toujours le même : d’abord, l’objet, puis la croyance. En réalité, ça se passe dans l’autre sens. Les dieux sont manifestement créés par ceux-là même qui croient en eux. Les dieux et les hommes sont inséparables parce que les dieux ont besoin qu’on croie en eux et que les hommes veulent des dieux.

Ce n’est pas très clair tout ça, Sir Pratchett. Si je comprends bien, Dieu serait une création humaine.

C’est exactement ça, Monsieur l’Inquisiteur ; un dieu ne peut exister que si au moins un humain l’invente, l’imagine, le crée et lui donne l’existence. Dès lors, il est facile de comprendre la nature d’un dieu : c’est un fantasme.

Au fait, Sir Pratchett, d’après ce que je comprends, vous seriez le créateur du Disque-Monde.

Oui, c’est ce que j’ai dit, Monsieur l’Inquisiteur, mais il serait plus correct de dire que j’ai écrit pendant des décennies Les Annales du Disque-Monde. Ma véritable intention était de raconter des histoires sur le mode de la fantasie, dont j’étais fan depuis la fin de mon enfance. Pour raconter ces histoires, il a bien fallu que j’aie un monde où les situer, un monde où, conformément aux habitus de la fantasie, telle que l’avait quasiment canonisée J.R. Tolkien avec son Seigneur des Anneaux, il y fallait des trolls, des nains, des elfes, des vampires, des loups-garous, des gobelins, des gnomes, des golems, des morts-vivants, des zombies, etc. J’ai commencé à raconter l’histoire de ce monde et puis, tout s’est développé sous mes yeux au fur et à mesure et j’ai découvert un peu avant mes lecteurs que ce monde était plat, rond, qu’il avait ses peuples, qu’il avait ses continents, qu’il avait ses propres lois, ses exigences et bien entendu, ses dieux et ses religions. C’est ainsi que se créent les mondes imaginaires. Mon avis est qu’à partir du moment où il s’est mis à exister, le Disque-Monde a continué à le faire. Moi, je tenais la plume, au début ; ensuite, je me suis tenu au clavier. À la fin, à cause de la progression d’Alzheimer, pendant des années, disons de 2008 à 2015 et jusqu’au bout, j’ai dicté à mon ordinateur grâce à la reconnaissance vocale.

J’aimerais savoir, Sir Pratchett, ce qu’est la « fantasie », pouvez-vous donner un exemple ?

Vous voulez un exemple de fantasie ? Eh bien voilà : Il y a une espèce qui vit sur une planète à quelques kilomètres au-dessus d’une roche en fusion et à quelques kilomètres en dessous d’un vide prêt à lui aspirer l’air des poumons. Elle vit dans une brève période géologique entre des âges glaciaires. Pour ce qu’elle en sait, nulle part ailleurs dans l’univers elle ne resterait en vie plus de dix secondes. Du reste, toute la littérature fait appel à l’imagination, toute la littérature est de la « fantasie » ; il ne saurait en être autrement, c’est même ce qui la constitue. Bien évidemment, l’Odyssée, l’Iliade sont de la « fantasie » et peut-être comprendrez-vous mieux quand je vous dis que la Bible et le Coran et les Upanishad ou la Légende dorée sont de la « fantasie ». Encore un exemple ? Tout Shakespeare en est. En fait, la « fantasie » est à l’origine même de ce fourre-tout qu’est la littérature. Maintenant, considérée plus étroitement, ramenée aux normes éditoriales contemporaines, la fantasie est un genre particulier et une fabuleuse niche commerciale qui se remplit de sorcières, de trolls, de licornes. À propos, je n’écris pas que de la fantasie – comme l’entendent les critiques spécialisés, j’écris aussi de la S.F., de la Science-Fiction, j’en ai même été fan. Jeune, j’ai même assisté à des conventions de la SF. Je rappelle ça, juste pour dire que, à la fin des années septante, je me souviens d’un concours de romans SF où Salman Rushdie était arrivé deuxième. Imaginez qu’il ait gagné – des ayatollahs sur Mars ! – il n’aurait pas eu autant d’ennuis à cause des Versets sataniques, parce qu’il se serait agi de SF et ça n’aurait pas eu d’importance. Notez que ce serait aussi pertinent s’il s’était agi de fantasie. Je vous l’accorde. C’est pareil pour la Bible, le Coran et toutes ces sortes de choses, on aurait – je veux dire l’humanité – évité beaucoup de massacres et d’absurdités, si on avait signalé qu’il s’agissait d’inventions, de récits imaginaires ; pour tout dire, d’élucubrations. À propos, vous fumez quoi, Monsieur l’Inquisiteur ?

Sir Pratchett, dit l’Inquisiteur, revenons au commencement, n’avez-vous pas été informé de religion par vos parents ?

Ah, mes parents ! Ils m’ont élevé avec bienveillance, mais sans aucune éducation religieuse. Pour autant qu’il m’en souvienne, jamais mes parents, à l’âge adulte, ne sont entrés dans une église pour des raisons religieuses. Tout se passait très bien avec eux. Mon enfance fut – aussi loin que je remonte – une période que je ne saurais qualifier autrement que d’« idyllique », une sorte d’été qui n’en finissait pas. C’étaient des gens charmants et ils avaient su acclimater notre relative pauvreté pour en faire un mode de vie agréable. Ils s’étaient mariés jeunes et ont vécu ensemble jusqu’au bout. Mon père était mécanicien automobile et sa conception du monde s’en ressentait ; il m’initia aux techniques, au goût des travaux manuels, des bricolages et aux sciences. Ma mère était secrétaire et très imaginative, elle me guida vers les livres, mais aussi l’écriture, l’invention. Je pense que c’est à elle que je dois mon penchant pour la fantasie. Question religion : on vivait dans un monde anglican, quoique de façon distante. Mon père, qui avait fait la guerre au Pakistan, en avait ramené un Bouddha. C’est ce dernier qui régla nos relations avec l’Église. Un jour, le vicaire de passage chez nous déclara le Bouddha, une « icône païenne ». Ma mère l’a foutu à la porte : le vicaire, pas le Bouddha. Ma mère était d’ascendance catholique, mais elle avait rompu avec cette option quand on lui a reproché son mariage anglican. La seule trace de son passé papiste était un crucifix. Elle a bien ri quand à six ans, je déclarai que ce Christ pendu à la croix était une sorte de trapéziste.

Mais Sir Pratchett, n’avez-vous jamais été interpelé par Dieu ?

À vrai dire, non. Et ça n’a rien d’étonnant, n’est-ce pas ? Et même, ça ne m’a jamais inquiété et je vais vous dire pourquoi. C’est la solution au paradoxe du silence de Dieu, qui a agité pas mal de théologiens au cours des temps. Si Dieu existe, pourquoi ne parle-t-il pas ? Je me suis dit : si on considère que Dieu est omniprésent, omnipotent et de surcroît, omniscient, il ne devrait avoir aucune difficulté à m’interpeler, à me parler, à rendre sa présence évidente, indéniable et clore le bec à tous les mécréants. Il pourrait raisonnablement attester de son existence en se faisant entendre de tous, partout et toujours, il pourrait écrire son nom sur les sables des déserts ou aussi grand que l’horizon dans le ciel. La question, telle qu’elle est posée par ceux qui y croient, est évidemment de savoir pourquoi il ne le fait pas. Et si en plus, on considère toutes les maladies, les catastrophes, les famines, les guerres, il y a de quoi douter de son état mental ou de sa moralité et il vaudrait mieux pour lui qu’on n’imagine même pas qu’il puisse exister. En fait, poser la question de l’existence de Dieu, c’est inutile et sans doute, dangereux.

Et pourquoi donc, Sir Pratchett, serait-il inutile de répondre à cette question essentielle ?

La réponse est toute simple, Monsieur l’Inquisiteur, c’est parce qu’il n’existe pas. C’est aussi la seule réponse que les croyants ne veulent pas envisager. Voyez-vous, un athée n’est pas quelqu’un qui croit que Dieu n’existe pas, c’est quelqu’un qui ne croit pas que Dieu existe. Et ça change tout : l’athéisme, c’est carrément de l’incrédulité. Je suis un incrédule. Pour moi, la question de Dieu n’a pas de sens et il n’y a pas de sens d’en débattre également. Finalement, je suis une espèce d’athée – parce que, ma foi, on ne sait jamais…[14] Comprenez ce « on ne sait jamais » au sens d’une affirmation axiomatique ; on ne sait jamais, car on ne peut jamais savoir quoi que ce soit à propos de ce qui n’existe pas. Voyez-vous, par exemple, on peut imaginer qu’un adepte des OVNI soutienne que ne pas croire aux OVNI constitue une croyance différente, à savoir : croire que les OVNI n’existent pas. Toutefois, quand les prétendues preuves s’avèrent des erreurs d’interprétation ou des falsifications, l’opinion contraire ne relève pas de la croyance. On est au niveau zéro de la croyance et une croyance zéro en les OVNI ou aux dieux ne revient pas à croire à leur inexistence. La croyance zéro désigne une absence de croyance, une incrédulité. Je vous accorde cependant que si vous êtes crédule, vous pouvez croire ce que vous voulez et je ne peux vous en empêcher, mais je vous en prie : n’essayez pas d’insuffler la crédulité aux autres et particulièrement, aux enfants. C’est immoral et c’est dangereux – pour les enfants et pour tous – puisque petits enfants deviendront grands.

Oui mais, Sir Pratchett, les religions croient que l’athéisme est une croyance d’un genre différent, une croyance en négatif et forcément, une erreur.

Monsieur l’Inquisiteur, la mauvaise foi nourrit la foi. La plupart des religieux s’efforcent de rejeter l’athéisme de cette façon en le présentant comme une croyance qu’ils (et d’autres) veulent confondre avec l’agnosticisme, lequel prône la neutralité, une sorte d’armistice, où Dieu aurait cinquante pour cent des chances d’exister de son côté ; autant dire que de leur point de vue, avec une chiquenaude, Dieu sortirait gagnant de la confrontation. Eh bien non, 50/50, ça n’est pas ni l’un, ni l’autre ; 50/50, ça ne peut rien prouver du tout et surtout pas son existence. C’est absurde. Quant aux religions, il y a de quoi désespérer. On nous en rebat les oreilles de mille façons et pendant ce temps, au Moyen-Orient, trois peuples qui vénèrent le même Dieu en sont toujours à se battre entre eux. Croire en Dieu ? C’est à se demander comment une espèce peut être aussi bête.

Soit, Sir Pratchett, mais la Création mérite d’être étudiée en tant que processus divin, ne pensez-vous pas ?

Oh, mais j’ai passé bien du temps à confronter le Disque-Monde et le Globe-Monde en tant qu’univers et à comprendre leur création comme processus. Je ne l’ai pas fait seul, j’ai été épaulé par les professeurs Ian Stewart[15] et Jack Cohen[16]. Ce sont les quatre volumes de la Science du Disque-Monde[17], qui met la science des mages de l’Université de l’Invisible d’Ankh-Morpork en miroir avec celle du Globe-Monde jusque et y compris dans les derniers développements de ce siècle, disons jusque 2012. Je vous invite à les lire et à vous faire ensuite une philosophie. Le dernier volume porte d’ailleurs un sous-titre qui certainement vous semblera familier : « Le Jugement dernier ». [18]

Sir Pratchett, quand même, les athées sont minoritaires dans le monde actuel et les croyants sont majoritaires. Qu’en pensez-vous ?

En effet, Monsieur l’Inquisiteur, il y a dans le monde actuel bien plus de croyants en un ou plusieurs dieux ou en n’importe quoi que d’athées. Les croyants sont majoritaires certainement, mais ça revient à mêler des pommes, des poires, des ananas ou n’importe quoi qu’il vous plaira d’imaginer et prétendre que ce sont les mêmes choses. En réalité, ce sont des choses différentes et qu’on ne saurait confondre. Ainsi, si les religions sont toutes des croyances, elles sont chacune minoritaires et n’ont de commun finalement que la foi, sans autre attribut. La foi, c’est le seul lien entre elles, car il n’y en a pas d’autres possibles. Vous admettrez que la foi est le fondement de la croyance au sens religieux. Ceci dit, les croyances des religions sont toutes différentes et exclusives les unes des autres, sinon il n’y aurait qu’une seule religion et pour autant qu’elle soit monothéiste, un seul Dieu. Reste la foi, mais la foi en quoi ? Laquelle ? Et en admettant que ce soit la foi en une religion, quelle religion ? Vous voyez, la foi devient une sorte de concept flou qui s’appuie sur du vent. C’est peut-être ça le souffle divin. D’ailleurs, croire ; il y en a bien qui croient au Père Noël.

Sir Pratchett, vous croyez au Père Noël ?

Ah, Monsieur l’Inquisiteur, j’ai écrit tout un roman autour du Père Porcher[19], qui dans le Disque-Monde, est quelque chose comme le Père Noël ; le Père Porcher-Noël, c’est le personnage central du solstice d’hiver ; il faut être chrétien fondamentaliste pour ne pas comprendre qu’il existe depuis très longtemps une tradition qui célèbre la renaissance du soleil[20]. Bon, cela dit, je ne suis fidèle d’aucune religion et je ne crois à aucun Père Noël métaphysique, et pourtant, malgré tout ça, j’aime Noël. Entre nous, il vaut mieux demander au Père Noël une paire de pantoufles que la paix sur la Terre. On a plus de chances d’obtenir satisfaction[21]. À ce sujet, par deux fois, alors que je parlais sans détours de sujets comme Alzheimer et la mort assistée, des chrétiens obligeants m’ont dit que je devrais voir dans mon épreuve un cadeau de Dieu. Eh bien, personnellement, j’aurais préféré une boîte de chocolats.

Vous pourriez développer un peu vos réponses, Sir Pratchett, il me semble que c’est un peu court tout ça.

Un peu court ? Vous me tentez, Monsieur l’Inquisiteur, croyez-moi, les Annales du Disque-Monde font comprendre bien des choses et vous y trouverez des réponses à foultitude de vos interrogations. J’ai mis quarante ans, environ cinquante volumes, en tout, plus ou moins vingt mille pages, sans compter le reste, à créer tout ça, qui est ma réponse presque complète à votre demande et si vous voulez, je peux recommencer du début : ça me plairait assez. Voici donc la première phrase de la Huitième Couleur, c’est le Prologue qui parle (comme dans Shakespeare, par exemple) : « Dans un ensemble lointain de dimensions récupérées à la casse, dans un plan astral nullement conçu pour planer, les tourbillons de brumes stellaires frémissent et s’écartent… »[22] Moi, je dois repartir, j’ai à faire ailleurs, mais je vous suggère de prendre le temps de lire tous mes romans.

Sir Pratchett, je vous promets de tout lire et même, deux fois.

Seulement ? Ce sera quand même un bon début, Monsieur l’Inquisiteur. Pour en finir, je vais vous parler de Mort, un personnage (oui, c’est un masculin) que j’avais introduit dans le Disque-Monde dès le premier volume. Il est devenu très populaire. Il s’en explique en disant qu’après tout, ce n’est pas lui qui tue les gens ; la plupart des hommes n’en ont pas peur, mais ils ont peur, du couteau, du naufrage, de la maladie, de la bombe, de tout ce qui précède (de quelques microsecondes, avec de la chance et de plusieurs années quand on n’en a pas) l’instant du trépas. Mort vient ensuite afin de rassurer les nouveaux arrivants qui entament ce nouveau voyage. À propos, mon père ne voulait pas mourir comme une espèce de mort-vivant. Il voulait me faire ses adieux, il voulait me faire une dernière blague et si les infirmières avaient introduit la seringue nécessaire dans la canule, c’est moi qui l’aurais pressée en me disant que c’était mon devoir. Croyez-moi, mon père a eu une bonne mort dans les bras de Morphine.

Sir Pratchett, vous êtes un incurable athée. C’est ce que je dirai dans mon rapport en Haut-Lieu, mais vous avez droit au dernier mot.

Le dernier mot et ce mot était mon dernier message au Globe-Monde – juste un tweet après avoir passé la porte et commencé à marcher dans le désert noir vers la nuit infinie :

« The End »[23] (La Fin).


[1] Fantasiste : Comme il n’existe pas en français de qualificatif pour ce qui relève de la « fantasie » – à l’origine, mot français « fantasie » (en usage encore vers 1450), orthographié ensuite « fantaisie » et depuis le siècle dernier genre littéraire à part entière–, j’ai pris sur moi de créer le néologisme de l’adjectif : « fantasiste », pour désigner ce qui relève de la « fantasie ».

[2] Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot, Louise Michel, Jean Meslier, Alexandre Zinoviev, Edgar Morin, Simone de Beauvoir,

[3] Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959).

[4] Marc Burrows, The Magic of Terry Pratchett, WHITE OWL, Yorkshire-Philadelphia, 2020, 284 p.

[5] Terry Pratchett, Shaking Hands with Death, Corgi Books, London, 2015, 59 p. On trouve la version française dans Terry Pratchett, Lapsus Clavis sous le titre « Serrer la main de la mort », L’Atalante, Nantes, 2017, 332 p., p.p. 291-311.

[6] OVRAAR : voir note dans Carlo Levi.

[7] Université de l’Invisible (U.I.) : L’U.I. est le premier collège de magie du Disque-Monde ; elle a été créée, il y a deux millénaires (environ). Voir in Terry Pratchett & Stephen Briggs : Disque-Monde Le nouveau Vade-mecum, L’Atalante, Nantes, 2006, 411 p., p.p. 355-371.

[8] Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, La Science du Disque-Monde, Tome I, L’Atalante, Nantes, 2007, 541p., p.63

[9] Narrativium : « Le narrativium est une substance bigrement puissante… L’homme pense par histoires. », in Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, Tome I de La Science du Disque-Monde, op.cit., p.12

[10] Terry Pratchett, Nation, L’Atalante, Nantes, 2010, 441 p.

[11] Terry Pratchett, Le Dernier Continent, Les Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2003, 397 p.

[12] Ibid., p.174

[13] PANTHÉON – liste des dieux, déesses, monstres, daemons et autres esprits de la mythologie grecque.

[14] Terry Pratchett, L’Instant divin, in Lapsus Clavis, op.cit. p.224

[15] Ian Stewart est mathématicien, professeur de mathématiques à l’Université de Warwick ; auteur d’un très grand nombre de publications et notamment, Dieu joue-t-il aux dés ?, Flammarion, Champs, Paris, 1998, 600 p. ; et plus récemment, Les dés jouent-ils aux dieux ?, Dunod, Paris, 2020, 352 p.

[16] Jack Cohen est un biologiste, spécialisé dans la biologie de la reproduction, Université de Warwick, auteur de nombreuses publications et notamment, avec Ian Stewart et Terry Pratchett.

[17] Les quatre volumes de La Science du Disque-Monde (Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen) ont été publiés en langue française chez L’Atalante, Nantes, respectivement – I : La Science du Disque-Monde (2007), 541 p. ; II : Le Globe (2009), 493 p. ; III : L’Horloge de Darwin (2014), 435 p. ; IV : Le Jugement dernier (2015), 432 p.

[18] Terry Pratchett, Ian Steward & Jack Cohen, Le Jugement Dernier, Tome IV de La Science du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2015, 432 p.

[19] Terry Pratchett, Le Père Porcher, Les Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 2002, 395 p.

[20] Marco Valdo M.I., Noël est à nous (Cantate de Noël – Chant du solstice d’hiver), 2012 et 2018.

[21] Terry Pratchett, Le Sens de mon Noël, Western Daily Press (Bristol) 24 décembre 1997, in Lapsus Clavis, op.cit. pp 209-211.

[22] Terry Pratchett, La Huitième Couleur, (Premier livre des) Annales du Disque-Monde, L’Atalante, Nantes, 1996, 287 p., p. 9.

[23] In Marc Burrows, The Magic of Terry Pratchett, WHITE OWL, Yorkshire-Philadelphia, 2020, 284 p., p. 259.

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Sainte Marie, mère de Dieu, protégez-nous de l’athéisme

Posté le 24 décembre 2022 Par JF Publié dans Religion Laisser un commentaire

Anne Morelli

Les Presses universitaires de l’Université catholique de Louvain – KUL (Leuven University Press) ont publié en 2020 un volume collectif de 400 pages, malheureusement pour le lecteur francophone, entièrement en anglais, consacré à l’utilisation de l’image mariale pendant la guerre froide, pour contrer l’athéisme et le communisme, considéré comme son principal vecteur[1].

Une bataille idéologique 

L’Église a condamné, depuis le XIXe siècle, divers régimes politiques. En 1846, Pie IX tonne contre le libéralisme et le socialisme. En 1937, Pie XI, après avoir condamné (modérément et avec précaution) le nazisme, dans sa lettre Mit brennender Sorge, publie son encyclique Divini Redemptoris, qui condamne, violemment et sans concessions possibles, le communisme (19 mars 1937).

Les principaux reproches faits à celui-ci ne concernent pas l’autoritarisme de Staline ou ses méthodes violentes de suppression de ses adversaires (méthodes dont l’Église s’accommode lorsqu’il s’agit de régimes « amis » comme ceux de Franco et Salazar ou, plus tard, Pinochet) mais le rôle émancipateur réservé aux femmes (entrée dans la vie économique, liberté sexuelle, remise en cause du mariage…) et l’attitude antireligieuse du communisme soviétique qui promeut l’athéisme.

Le communisme sera dès lors clairement considéré par le Vatican comme satanique. Il veut tuer Dieu, pas seulement en fermant les églises et en démantelant l’Église (orthodoxe) mais surtout en luttant contre les croyances au surnaturel et en voulant créer une doctrine alternative athée.

Ce conflit ouvert, entamé avant la Seconde guerre mondiale, va s’enflammer pendant la guerre froide jusqu’au pontificat de Jean-Paul II, qui consacre la Russie au Cœur Sacré de Marie et rencontre le président américain Ronald Reagan pour mettre au point la tactique qui verra s’effondrer l’univers soviétique. 

Cette bataille idéologique, qui se déroule à l’intérieur de la guerre froide, peut être considérée comme « une des plus grandes guerres de religion de l’histoire »[2].

Dans cette lutte à mort, les églises chrétiennes et spécialement catholiques, appuyées par la diplomatie vaticane, ont joué un rôle essentiel. 

Le surnaturel est instrumentalisé et une « politique mariale » va s’opposer à l’athéisme et au matérialisme.

Des apparitions vont se multiplier et des apparitions précédentes vont être réinterprétées comme anti-communistes.

Aujourd’hui, l’ouverture des archives états-uniennes permet de mesurer le soutien financier accordé par la CIA à des organisations religieuses, en échange de leur action anti-communiste.

Au cœur de cette politique orchestrée à Rome, le personnage principal sera celui de la Vierge Marie. Il s’impose comme adversaire principal de l’athéisme. En 1920 déjà, le futur pape Pie XI, Achille Ratti, qui était alors nonce apostolique à Varsovie lors de la guerre entre les Soviétiques et les Polonais, attribuait la victoire polonaise du 15 août 1920 à l’intervention de la Vierge Marie. Ce « miracle de la Vistule » aurait eu lieu car ce jour-là était le jour de la fête de la Sainte Vierge.

Pendant la Seconde guerre mondiale, le président américain Roosevelt avait demandé au pape de mettre un bémol à ses imprécations anti-communistes, les Soviétiques étant alliés des Etats-Unis contre l’Allemagne nazie. Mais, après la fin de la guerre, le pape approuve la constitution d’arsenaux secrets dans les milieux catholiques italiens, afin de contrer par les armes une éventuelle victoire communiste aux élections (Affaire Gladio).

Il est légitime de combattre l’antéchrist, comme il y est encouragé par le président américain Eisenhower ou par Conrad Adenauer.

En juillet 1949, le décret papal Responsa ad dubia de comunismo expose les peines ecclésiastiques sévères (telles que l’excommunication) réservées aux catholiques qui sympathiseraient avec le communisme. Avec l’aide surnaturelle de la Vierge Marie, le Vatican assure qu’il pourra vaincre l’athéisme.

Dans cette politique anti-communiste, qui se poursuivra jusqu’au pontificat de Jean XXIII et reprendra ensuite sous Paul VI et Jean-Paul II, les apparitions de Fatima et la réinterprétation de ses messages occupent une position centrale.

Ses messages originaux, dirigés contre la sécularisation du Portugal, sont détournés, à partir de 1941 contre la Russie communiste, et Notre-Dame de Fatima se présente comme la reine de l’anti-communisme.

La survivante des trois jeunes voyants de 1917 prophétise la victoire de la foi sur l’athéisme.

Fatima connaît alors un succès international, détrône Lourdes en tête de la dévotion mariale et déclenche une série d’apparitions, souvent soutenues par des « légions » et « croisades », militaristes au moins dans leur rhétorique. La statue (et ses innombrables répliques) voyage dans 53 pays, dont certains très lointains.

Les processions qui l’accompagnent sont considérées comme des rituels pour combattre l’athéisme et peuvent être entourées de marches, rencontres ou pèlerinages divers.

La « Blue Army », qui organise ces événements, est une milice de lutte contre le communisme qui se veut l’adversaire de l’Armée Rouge. Elle assure, comme la « Légion de Marie », autre groupe de pression anti-communiste, qu’elle participe à la bataille universelle de Marie contre l’armée de Satan. 

Le rosaire, dont on peut organiser des « rallies », est le contre-poison dans le combat contre l’athéisme et pour la prévention du communisme.

L’ouvrage présente des études de cas qui vont de la Pologne socialiste à l’Allemagne de l’Ouest en passant par les Philippines, l’Australie, les États-Unis et les Pays-Bas.

Des apparitions célèbres sont évoquées comme d’autres (par exemple Kérizinen en Bretagne) qui le sont moins.

Nous choisissons ici de nous pencher sur les chapitres consacrés à l’Espagne, la Belgique et l’Italie.

L’exemple espagnol

En novembre 1947, une fillette de 10 ans annonce avoir conversé avec la Vierge Marie et prophétise l’apparition de signes célestes dans son village de Cuevas de Vinromà (région de Valence).

Cette zone agricole, où les grottes sont nombreuses, a adhéré à l’anarchisme dans les années 1930. Pendant la guerre civile, les terres confisquées aux grands propriétaires ont été collectivisées, la chapelle St Vincent Ferrer a été utilisée pour y engranger la production, des prêtres et une religieuse y ont été tués.

Après la victoire de Franco, la revanche a été sévère : emprisonnements et exécutions sommaires, notamment des instituteurs. Le village est imperméablement divisé entre les deux camps et si le père de la voyante est républicain, sceptique face aux visions de sa fille, la mère est dévote.

L’intérêt de la contribution est d’avoir fouillé les sources locales pour comprendre ce qui avait pu influencer le fillette.

La dévotion liée à Lourdes et Fatima était diffusée par tous les moyens dans l’Espagne franquiste. Le cinéma avait touché beaucoup de personnes de la région en 1945 avec le film El Milagro de Fatima, centré sur la conversion d’un médecin de Coimbra.

Le 12 mars 1947, soit quelques mois avant la « vision » de la fillette, le film Cancion de Bernadette (1943) est présenté à deux reprises dans le cinéma de…Cuevas de Vinromà.

Ce film émouvant était autorisé aux enfants et annoncé par une belle affiche basée sur une peinture du célèbre artiste américain Norman Rockwell.

Par ailleurs, les auteurs de l’article ont recensé les missions, les sermons, les processions spécialement destinés à faire renaître la foi chez les enfants du village. Il s’agit d’exercices de repentance où les enfants portent des croix de bois, assistent à des messes spéciales, font en commun leur première communion, que l’ère républicaine a différée. L’évêque vient en personne à Cuevas de Vinromà lorsqu’est présenté le film sur les visions de Bernadette Soubirous. Les auteurs ont pu récupérer dans un témoignage que la petite voyante avait assisté avec sa mère, son oncle, sa sœur et son cousin, à cette séance participant au « revival » religieux organisé en collaboration étroite avec les autorités franquistes. Dans cette zone, considérée comme politiquement et religieusement récalcitrante (la guérilla anti-franquiste y restera active longtemps après la victoire franquiste), le gouvernement nationaliste mise sur les enfants, leur accorde un rôle dramatique central dans le culte rétabli (avec parfois des encouragements très matériels sous forme de friandises), dans l’espoir de récupérer, à travers eux, le consensus de leurs parents envers le franquisme.

L’appareil médiatique du régime est entièrement mobilisé à cette fin. Lourdes et Fatima sont les modèles mais, de 1945 à 1947 démarre en Espagne une vraie explosion « miraculaire », soutenue par de nouveaux films comme La Senora de Fatima (1951), et une production hollywoodienne intitulée en espagnol El Mensaje de Fatima, qui est présentée en Espagne en 1953.

L’annonce de la fillette de Cuevas de Vinromà a réussi à ameuter en décembre 1947 une foule immense, dans le village et le long de la rivière.

Sa prédiction ne s’est cependant pas réalisée : le ciel ne s’est pas obscurci comme annoncé et le soleil n’est pas tombé. Le miracle n’a pas eu lieu et le site de Cuevas de Vinromà n’en dit aujourd’hui pas un mot.

Mais la contribution de William A.Christian et Marina Sanahuja Beltran – à travers une recherche remarquable d’originalité et de précision – nous permet de comprendre le climat politique et religieux qui a préparé ces « visions » enfantines dans une Espagne franquiste, tentant d’éradiquer le passé athée et subversif d’une zone républicaine.

Les apparitions en Belgique

Dans notre pays, comme ailleurs, le lien entre les apparitions locales (Beauraing, Banneux…) et Fatima est patent après la Seconde guerre mondiale.

Mais qu’en était-il au moment où elles surgissent, dans les années 1930 ?

Contrairement à l’auteure de l’article qui leur est consacré (Tine Van Osselaer), je ne pense pas du tout que la vague belge d’apparitions « has primarily been linked to the rise of Nazism (…) and the fear of Hitler » (p.136). La chronologie me donne raison.

Les apparitions de Beauraing se situent entre novembre 1932 et janvier 1933 et celles de Banneux entre janvier et mars 1933.

Or, c’est le 30 janvier 1933 qu’Adolf Hitler est appelé à la Chancellerie, une nomination surprenante contre laquelle les apparitions de Beauraing ne pouvaient pas mettre en garde préventivement (à moins qu’on ne croie à sa vocation prophétique réelle !)

C’est une surprise car les élections du 6 novembre 1932 lui avaient fait perdre deux millions de voix et il n’avait obtenu que 33 % des suffrages.

Au contraire, dès le début des apparitions de Beauraing, celles-ci sont soutenues par Léon Degrelle et ce sont ses éditions (« Rex ») qui en font la promotion, au point qu’à l’époque, elles apparaissaient à certains comme une invention de celui qui allait devenir le “Volksführer der Wallonen” et était proche de cette région ardennaise.

Un visionnaire wallon, contemporain des apparitions de Beauraing, Tilman Côme, assurait que la Vierge lui avait dit être venue « pour la gloire de la Belgique et pour préserver ce sol de l’envahisseur ». Mais, en 1933, une telle phrase doit se comprendre dans l’esprit patriotique et anti-allemand qui caractérise l’entre-deux-guerres en Belgique et en rien comme une allusion à une invasion soviétique ou à une mise en garde contre le nazisme.

Ce n’est effectivement qu’après la Seconde guerre mondiale que Fatima – et son message – prend, en Belgique aussi, de l’importance. Deux statues de la Vierge sont, à partir de 1947, portées dans les rues de Beauraing, et celle de Fatima apporte son message anticommuniste.

Selon la propagande dévotionnelle de l’époque, ce serait un communiste converti à travers la Vierge de Beauraing, mais ancien rédacteur du Drapeau Rouge, qui aurait même créé en Belgique la « Légion de Marie »  !

Comme aurait pu le vérifier l’auteure de l’article, cette histoire assez invraisemblable n’a en tous cas trouvé aucun écho dans les archives communistes (CARCOB) et la presse communiste de l’époque ne fait aucune allusion ni n’oppose aucun démenti à ce récit. Aucun des rédacteurs du Drapeau Rouge ne correspond par ailleurs au portrait extrêmement imprécis (et anonyme) qui en est donné par les récits de ce « miracle ».

La guerre froide avait « réajusté » le message des apparitions belges des années 1930 avec une bonne dose de fantaisie.

Et en Italie…

C’est en Italie que l’image mariale a été la plus manipulée dans une vision politique et anti-communiste.

Les élections du 18 avril 1948 marquent sans doute l’apogée de cette utilisation électoraliste de la Vierge Marie.

Les communistes italiens et leurs alliés socialistes sont sortis de la guerre auréolés de gloire. Ils ont été les moteurs de la Résistance et de l’antifascisme et ont engrangé beaucoup de sympathies, surtout parmi les jeunes. Ils ont été à l’avant-garde des luttes ouvrières et paysannes qui ont marqué l’immédiat après-guerre dans la péninsule. Ils ont gagné le referendum du 2 juin 1946, dans lequel ils avaient engagé toutes leurs forces en faveur de la république et contre la monarchie, complice du fascisme, qui, elle, avait l’appui de la droite.

Le 18 avril 1948, le Front Populaire (composé des socialistes et communistes) affronte donc, théoriquement avec de bonnes chances de réussite, la Démocratie chrétienne.

Mais c’est sans compter avec la violente campagne orchestrée par le Vatican et dans laquelle la Vierge Marie tient une place essentielle.

Pie XII avait annoncé qu’il s’agirait de voter pour ou contre le Christ, entre le paradis et l’enfer.

Dans les semaines précédant les élections, la Vierge est partout, les processions et pèlerinages se multiplient, mais, surtout, peu avant le vote, des apparitions et miracles attribués à Marie vont exploser dans toute l’Italie.

Le spectre d’une victoire marxiste et d’un pouvoir anti-clérical et athée gouvernant la péninsule est agité et, pour le contrer, tous les symboles de la religiosité populaire sont repris. 

Les statues de Marie doivent s’opposer aux représentations de Gramsci, les rosaires à la faucille et au marteau et les cantiques à l’Internationale.

Les apparitions de Marie se font plus nombreuses avant les élections, les statues de Marie hochent la tête, les miracles se multiplient.

L’auteur de l’article consacré à l’Italie (Robert Ventresca) n’est pas très convaincant lorsqu’il conteste une orchestration centralisée de ces phénomènes dans un but électoraliste.

Certes, officiellement, la hiérarchie de l’Église est prudente et ne s’emballe pas pour des « miracles » peu crédibles, mais alors comment expliquer cette inflation d’interventions de la Vierge à la veille du scrutin ?

La presse « mainstream » présente les visions et miracles comme des faits et, pour une grande partie des catholiques italiens, la victoire du Front populaire signifierait la présence de l’Armée rouge aux portes du Vatican.

Pie XII n’avait rien d’un démocrate et considérait la démocratie comme un « problème », mais l’auteur de l’article assure qu’implicitement le pape aurait penché pour une « certaine forme » de démocratie…

Et, pour l’auteur, la multiplication des apparitions et miracles est le résultat d’une interaction spontanée (sic) entre le catholicisme populaire et la crainte de voir s’installer démocratiquement un pouvoir athée. Il s’agirait donc d’une action collective contre des éléments hostiles qu’on ne peut juguler que par le surnaturel.

Je ne puis suivre cette explication. Certes, l’Église n’a évidemment pas donné des ordres de type « Inventez vite des miracles et apparitions » et a été prudente. Cela n’exclut pas une coordination et une exploitation politique de ces phénomènes populaires qui sont encouragés.

L’article laisse en suspens une question essentielle mais peut-être insoluble : quel poids ces manifestations mariales ont-elles eu dans la défaite du Front populaire lors des élections de 1948 ? En d’autres termes, quelle a été leur « efficacité » politique ?

Par ailleurs, l’ensemble du livre ne résout pas une autre question plus générale qui serait de comprendre pourquoi les foules ont toujours soif de fantaisies surnaturelles…

Une première version de cet article a été publiée dans la Revue Belge de Philologie et d’Histoire, volume 99 (2021), pp. 1033-1038. 

[1] Peter Jan Margry (dir.), Cold War Mary-Ideologies-Politics-Marian Devotional Culture, Leuven University Press, 2020.

[2] La formule est de Dianne Kirby, Religion and the Cold War, 2013.

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Dieu et la science : les preuves à l’épreuve

Posté le 24 décembre 2022 Par JF Publié dans Athéisme, Religion Laisser un commentaire

Jean-Marc Lévy-Leblond

L’écho médiatique et, hélas, le succès commercial du récent pavé de M.-Y. Bolloré et O. Bonassies, Dieu la science, les preuves[1], ne permettent guère de priver les lecteurs de Ciel et Espace d’un commentaire. C’est que, suivant les mots du Figaro Magazine, qui y consacre plusieurs pages,

[ce] livre fait la synthèse des découvertes scientifiques du dernier siècle pour en conclure à l’existence d’une intelligence supérieure. Les deux auteurs espèrent contribuer à la prise de conscience globale d’un univers traversé par le souffle divin.

Il est indispensable, avant d’aborder le contenu de l’ouvrage, de le replacer dans son contexte, à savoir l’actuelle offensive politique et idéologique de la droite ultra-catholique menée par la multinationale Bolloré avec Eric Zemmour en fer de lance[2]. Le premier auteur du livre n’est autre que le frère de Vincent Bolloré, patron de l’entreprise, et le livre est distribué par Editis. Sa publicité est réalisée par Havas et une série documentaire est en préparation pour Canal +, soit trois filiales de Vivendi, groupe contrôlé par Vincent Bolloré.

Fourvoiements scientifiques 

Passons rapidement sur la médiocrité éditoriale de l’ouvrage, encombré par nombre de redites et de citations répétitives. N’insistons guère sur la faible compréhension par les auteurs (désormais désignés par l’acronyme B&B) des théories scientifiques qu’ils invoquent à partir de lectures trop rapides d’ouvrages de vulgarisation de qualités diverses, mais donnons-en un exemple révélateur. On lit à la page 91 que « le Big Bang ne s’est pas produit à l’instant zéro (t = 0) mais à un instant très petit que les physiciens appellent ”l’instant de Planck”, [soit] 10-43seconde ». Or ce fameux instant zéro n’a de sens que dans la cosmologie classique, dite (malencontreusement) du Big Bang, alors que le temps de Planck marque le moment avant lequel il est nécessaire de prendre en compte la théorie quantique, laquelle n’a pour l’instant pas abouti à énoncer une cosmologie primitive cohérente, et en tout cas pas à corroborer l’idée (préquantique, répétons-le) d’un instant initial. Ainsi donc, la convocation du temps de Planck par B&B aboutit-elle en fait à ruiner leur argumentation, essentiellement fondée sur l’affirmation que la science, ayant établi l’existence d’un instant initial de l’Univers, entraîne ipso facto l’idée d’une création ex-nihilo. Cette faille révèle la méprise épistémologique fondamentale de l’ouvrage. C’est que, comme presque plus personne ne saurait l’ignorer aujourd’hui, toute connaissance scientifique est provisoire, susceptible d’être contredite, ou au moins limitée par de nouveaux développements. Déduire de l’état de la science à un moment donné des affirmations métaphysiques ou théologiques censément universelles et éternelles est donc un pari plus qu’osé et perdant à coup pratiquement certain.

L’autre argument nodal de B&B est fondé sur la notion de « mort thermique de l’Univers » : l’existence d’une fin inévitable exigerait celle d’un début obligé. Mais suivant les mots de l’astrophysicien Hubert Reeves, 

Cette vision du monde est profondément influencée par le développement de la thermodynamique de la fin du XIXe siècle, à partir de la notion d’entropie de Boltzmann. (…). Pourtant nous savons maintenant qu’il existe une autre forme d’entropie qui est reliée à la force de gravité et qui change complètement la donne. Tout au long de l’histoire de l’univers, la gravité engendre de nouveaux écarts thermiques en amenant la matière galactique à se compacter sur elle-même pour former des étoiles. (…) De surcroît, la découverte récente de l’énergie cosmique sombre, composante majeure de la densité cosmique, va encore plus loin dans le même sens. Le scénario de la mort thermique est totalement remis en question.[3]

De fait, la discussion scientifique sur l’applicabilité de la notion même d’entropie à l’Univers tout entier reste largement ouverte : l’entropie d’un système n’est bien définie que si le système est clos et en équilibre, ce qui ne va pour le moins pas de soi concernant l’Univers[4]. Au demeurant, la terminologie même de « mort thermique de l’Univers » que B&B exploitent lourdement est plus que hasardeuse, car cette « mort » ne se produirait, selon ses partisans eux-mêmes, que dans un temps …infini ! Ce ne serait donc nullement une fin de l’Univers qui, pour s’engourdir progressivement, disposerait de l’éternité future. On ne comprend donc pas comment B&B peuvent en tirer argument pour dénier la possibilité d’une éternité passée. Remarquons enfin avec l’astrophysicien Michel Cassé que dans le scénario privilégié par ces auteurs, l’Univers évoluerait d’un état de faible entropie, donc hautement organisé, vers un état désorganisé, autrement dit, de l’ordre vers le chaos, contrairement au récit biblique où Dieu crée d’abord un tohu-bohu initial puis l’agence et le structure. Que penser d’un Créateur qui engendrerait un Univers remarquablement ordonné pour le laisser ensuite se dérégler spontanément et s’assoupir progressivement dans un état de pagaille complète ?

Faiblesses théologico-philosophiques

Mais la faiblesse insigne de l’entreprise apologétique que constitue cet ouvrage est d’ordre à la fois historique, philosophique et religieux plus encore que scientifique, au point que même un physicien ne peut manquer d’en être frappé. 

B&B font simplement fi de la longue histoire qui est celle des preuves scientifiques de l’existence de Dieu. Saint Anselme, au XIe siècle, a proposé une fameuse « preuve ontologique », fondée sur un argument de pure logique, qui inspirera Descartes, Leibniz, Hegel et sera même repris sous une forme mathématique axiomatisée par le grand logicien Gödel[5], mais sera vivement critiquée par Thomas d’Aquin, Kant, Bertrand Russell. Au-delà des démonstrations logiques de l’existence de Dieu, nombre de preuves ont été proposées depuis l’Antiquité à partir d’une vision de la Nature conçue comme ordonnée et harmonieuse et obéissant donc à un plan préétabli. Ce courant, dit de la « théologie naturelle », a été particulièrement important dans l’Angleterre des XVIIIe et XIXe siècles et subsiste aujourd’hui chez les tenants de l’Intelligent Design. Mais cette position se heurte de plein fouet à la constatation que les diverses sciences modernes reconnaissent aujourd’hui à la Nature un caractère largement désordonné et chaotique — même si des poches locales et minoritaires d’organisation y existent.

Pour en revenir à l’idée d’une création temporelle de l’Univers, on ne peut qu’être sidéré par l’absence chez B&B de toute référence à l’intense débat théologique qui, au XIIIe siècle, a été animé par Bonaventure, Thomas d’Aquin, Boèce de Dacie, Guillaume d’Ockham et d’autres[6]. Ce débat a opposé deux conceptions de la création « au début du temps » : l’une suivant laquelle il est possible de démontrer rationnellement que le monde a commencé, l’autre selon laquelle cela est impossible, car ce commencement ne peut relever que de la foi. Cette seconde position, qui avait déjà été celle d’Averroès et de Maïmonide, est celle de Thomas d’Aquin qui met en garde contre la première en ces termes :

Que le monde ait commencé, est objet de foi, non de démonstration ou de savoir. Cette observation est utile pour éviter qu’en prétendant démontrer ce qui est de foi par des arguments non rigoureux, on ne donne l’occasion aux incroyants de se moquer, en leur faisant supposer que c’est pour des raisons de ce genre que nous croyons ce qui est de foi.[7]

Bien plus tard, Spinoza, pour sa part, concevait Dieu comme immanent à la nature, ce qui lui permettait de dire que « il n’a point existé de temps ou de durée avant la création », ajoutant avec profondeur que « le temps n’est rien qu’un mode de pensée », qui « ne présuppose donc pas seulement une chose créée quelconque, mais avant tout les hommes pensants »[8].

Au XVIIIe siècle enfin, Kant, dans sa première antinomie de la raison pure, donne une très classique démonstration que, contrairement aux prétentions de B&B, la thèse d’une temporalité infinie rejetée sommairement par B&B (p. 61) ne peut être philosophiquement établie a priori, non plus d’ailleurs que son antithèse[9]. De fait, la notion de temps est d’une trop grande généralité pour pouvoir être discutée hors d’un cadre conceptuel voire formel qui la restreint et la précise. De ce point de vue d’ailleurs, il est piquant de constater que la cosmologie classique du Big Bang qui donne à l’Univers un âge de 13,7 milliards d’années peut sans contradiction aucune assurer son éternité passée via une temporalité modifiée mais équivalente[10].

L’éternel retour du concordisme[11]

Mais le débat récurrent sur les relations entre science et religion ne cesse de revenir à la mode, réitérant sans trêve le poncif attribué à Bacon, Pascal, Pasteur et bien d’autres, et épinglé par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues, selon lequel « un peu de science écarte de Dieu, mais beaucoup y ramène ». Pour nous borner à quelques exemples du vingtième siècle, le respectable mathématicien écossais E. Whittaker a commis dans cette perspective un petit ouvrage, Space and Spirit, dont le sous-titre est explicite : Theories of the Universe and the Arguments for the Existence of God, et qui s’appuyait sur les théories cosmologiques encore fragiles des années 1920 à 1940[12]. Le savant jésuite Teilhard de Chardin, suscitant au demeurant une sérieuse mise en garde du Saint-Office, avait exploré cette voie au milieu du XXe siècle, s’appuyant en particulier sur les sciences de la vie par le biais d’une interprétation créationniste de l’évolution biologique, rejoint par un autre philosophe catholique de l’époque, Claude Tresmontant[13]. Avec bien moins de sérieux, un livre à succès signé en 1991 par un académicien catholique et deux médiaticiens cathodiques avait encore illustré cet éternel retour[14]. Pourtant, dès 1945, le théologien thomiste A. D. Sertillanges avait montré les risques d’une exploitation simpliste de la notion de création[15]. La tentation concordiste n’est d’ailleurs nullement réservée au seul catholicisme : on la retrouve chez l’astrophysicien bouddhiste Trinh Xuan Thuan, et l’on ne compte plus les sites islamo-intégristes qui y cèdent[16]. Mais il faut rappeler que l’abbé Lemaître, l’un des fondateurs de la cosmologie évolutive moderne, avait mis en garde contre toute tentative d’exploitation apologétique des théories scientifiques, visant jusqu’à un discours en ce sens du pape Pie XII en 1951.

Il est évidemment plus intelligent pour les courants spiritualistes, plutôt que de s’opposer à la science et de la dénigrer, de s’essayer à la récupérer. L’inévitable confusion épistémologique qui entoure l’émergence de nouvelles conceptions scientifiques fournit un bouillon de culture assez trouble pour tenter d’en nourrir les visions du monde les plus diverses. Face à cette exploitation empressée, le rappel de la nécessaire prudence méthodologique, l’affirmation de l’indispensable séparation des genres entre science et religion, la référence à la laïcité de la recherche, semblent trop peu efficaces. La critique rationaliste, acculée par définition à la défensive, a toutes les apparences d’une tâche à la Sisyphe. Une autre stratégie cependant est possible dans ce débat d’idées : plutôt que d’affronter de face la lourde alliance (pas si nouvelle) du spiritualisme et du scientisme, il s’agit de la prendre à revers. Cette voie, c’est une fiction littéraire qui l’a illustrée avec virtuosité et intelligence. Un roman trop peu remarqué de John Updike, Ce que pensait Roger[17], a pour narrateur un professeur de théologie confronté à un jeune informaticien qui souhaite préparer une thèse pour « Démontrer à partir des données physiques et biologiques existantes, au moyen de modèles et manipulations sur ordinateur, l’existence de Dieu, c’est-à-dire d’une intelligence agissante et souveraine derrière tout phénomène. » La réponse indignée du théologien vaut d’être citée : 

Tous ces raisonnements à rebours, à partir des conditions actuelles, pour conclure qu’elles sont hautement improbables est-ce que vraiment ça nous donne une telle longueur d’avance sur l’homme des cavernes, qui ne comprenait pas pourquoi chaque mois la lune changeait de forme dans le ciel et en conséquence inventait un tas d’histoires sur les dieux, les blagues et les cabrioles auxquelles ils se livraient là-haut ?

Vous vous imaginez, dirait-on, que par pure obligeance Dieu est disposé à se précipiter pour combler le vide, la moindre lacune de la science. Le savant moderne n’a pas la prétention de tout savoir, il prétend uniquement savoir plus de choses que ses prédécesseurs, et aussi que les explications naturalistes paraissent se vérifier. Impossible d’avoir tout le bénéfice de la science moderne et, en même temps, de s’accrocher à la cosmologie de l’homme des cavernes.

Vous gardez Dieu prisonnier de l’ignorance humaine.

Mais ma foi, dérisoire ou non, me pousse à m’insurger avec horreur contre votre tentative, votre grossière tentative, ai-je failli dire, pour réduire Dieu au statut de fait, un fait parmi tant d’autres, pour L’induire ! J’ai l’absolue conviction que mon Dieu à moi, que le vrai Dieu de n’importe qui, ne sera pas induit, ne sera jamais tributaire de statistiques, de fragments d’ossements desséchés et de vagues lueurs au bout d’un télescope !

et de conclure en citant le théologien protestant Karl Barth : 

Quel genre de Dieu serait-ce, ce Dieu qu’il faudrait démontrer ?

Cet article, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur, a été publié antérieurement dans Les Cahiers rationalistes, n°675, novembre-décembre 2021 et Ciel & Espace, n°581, février-mars 2022 (en version abrégée)

[1] L’ouvrage a été publié fin 2021 chez Trédaniel, éditeur spécialisé dans l’ésotérisme, la parapsychologie, l’astrologie, etc.

[2] Voir R. Bacqué et A. Chemin, « Comment Bolloré mobilise son empire médiatique pour peser sur la présidentielle », Le Monde, 16 novembre 2021.

[3] https://www.hubertreeves.info/chroniques/lpt_bbh/20140911.html

[4] Voir la note de Jean Farago et Wiebke Drenkham, « L’entropie de l’Univers est un concept plein de paradoxes », Le Monde, 30 juin 2021. Pour plus de détails : https://en.wikipedia.org/wiki/Heat_death_of_the_universe

[5] Voir Piergiorgio Odifreddi, « Une démonstration divine », Alliage n°43, juillet 2000, pp. 18-26, ainsi que Gilles Dowek : http://www-roc.inria.fr/who/Gilles.Dowek/Philo/licornes.pdf

[6] Voir l’excellente anthologie rassemblée et commentée par Cyrille Michon & al., Thomas d’Aquin et la controverse sur L’Eternité du monde, GF Flammarion, 2004

[7] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q46, a2. Voir aussi le Æternitate mundi de Thomas, in ref.6.

[8] Baruch Spinoza, Pensées métaphysiques, Deuxième partie, chapitre X.

[9] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure (livre III, chapitre II).

[10] Jean-Marc Lévy-Leblond, « Did the Big Bang begin ? », Am. J. Phys. 58, 1990, p. 156, et « L’origine des temps, un début sans commencement », in La Pierre de touche, Gallimard, 1996, pp. 337-350.

[11] Voir Yves Gingras, L’impossible dialogue, PUF, 2016.

[12] Edmund Whittaker, Space and Spirit, H. Regnery Company, 1948. Une critique précise et argumentée des thèses de Whittaker avait été faite immédiatement par le théologien thomiste Fernand van Steenberghen, « La physique moderne et l’existence de Dieu », Revue philosophique de Louvain, 1948, pp. 376-389 ; voir aussi, du même auteur, « Sciences positives et existence de Dieu », Revue philosophique de Louvain, 1959, pp. 397-414.

[13] Claude Tresmontant, Essai sur la connaissance de Dieu, Cerf, 1959 (curieusement réédité récemment en 2017).

[14] Jean Guitton, Igor et Grichka Bogdanov, Dieu et la science, Grasset, 1991.

[15] Antoine-Dalmace Sertillanges, L’idée de création et ses retentissements en philosophie, Aubier, 1945.

[16] Pour une critique de la récupération islamiste des sciences, voir Faouzia Charfi, L’Islam et la science. En finir avec les compromis, Odile Jacob, 2021. 

[17] John Updike, Roger’s Version, A. Knopf, 1986 ; trad. fr., Ce que pensait Roger, Gallimard, 1998.

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Au-delà de l’Ubuntu

Posté le 24 décembre 2022 Par JF Publié dans Athéisme, Religion Laisser un commentaire

L’expérience et les défis de l’humanisme en Ouganda

Paolo Ferrarini

L’Afrique est sans doute le continent le moins « athée », mais il est traversé à son tour par les premières brises de la sécularisation et donc aussi par de dures réactions confessionnelles et la répression des autorités. Paolo Ferrarini s’est entretenu à ce sujet avec le directeur de l’UHASSO (Association humaniste ougandaise) Kato Mukasa, un militant des droits et de la laïcité, offrant un aperçu de la situation dans le numéro 4/22 de Nessun Dogma.

La laïcité, nous le savons bien, est un mot dont la définition peut être fuyante, car elle évolue en fonction de l’histoire, des contextes politiques, des diverses conceptions de l’État et de la société, ainsi que des menaces et défis particuliers auxquels elle est confrontée concrètement dans les différents pays. Il est donc fascinant d’étudier comment ce concept se manifeste dans des réalités très éloignées de la nôtre, en particulier lorsque le paysage culturel est complexe et en évolution. Dans des pays comme l’Ouganda, l’idée même d’État peut être problématique, en tant que modèle et produit d’un passé colonial qui n’a pas encore été digéré ; ce qui rend « ougandais » un méli-mélo de populations nilotiques, bantoues et centre-soudanaises enfermées dans des frontières tracées par des puissances étrangères, formant une république présidentielle qui incorpore une monarchie traditionnelle, celle de la tribu dominante des Bugandas, dont le nom déformé par les colonialistes est devenu le nom officiel du pays, n’est pas nécessairement clair.

En même temps que des modèles d’organisation politique, l’Ouganda a importé, dans les dernières décennies du XIXe siècle, les monothéismes, en commençant par l’Islam et en poursuivant avec les différentes variantes du christianisme. Aujourd’hui, la population se divise grosso modo entre catholiques (39 %), anglicans (32 %), musulmans (14 %) et pentecôtistes (11 %). Mais naturellement continuent d’exister et de coexister des centaines de croyances ancestrales et de cultes de dieux associés aux différentes tribus, générant des syncrétismes parfois hilarants, parfois extrêmement dangereux.

La guerre civile la plus brutale et la plus sanglante, pas encore formellement terminée, a été déclenchée dans le nord du pays par Joseph Kony, chef d’une Église chrétienne fondamentaliste dotée d’une branche armée appelée LRA[1], l’Armée de résistance du Seigneur. Une milice connue pour enlever des garçons et des filles afin de les envoyer au massacre et/ou au viol au nom d’une utopie chrétienne à la sauce animiste, un royaume magique où ces enfants soldats étaient contraints à des actes de violence choquante, comme tuer leurs parents, et étaient envoyés pour mener des attentats terroristes, armés d’eau bénite pour s’immuniser contre les balles ennemies. Une tactique abandonnée par la suite pour des raisons techniques.

Des rituels traditionnels comme la divination coexistaient tranquillement avec la foi islamique du dictateur Idi Amin, un psychopathe égocentrique qui, entre 1971 et 1979, a instauré un règne de terreur, trucidant et se vantant de consommer la chair de ses opposants. Dans ses délires paranoïaques, il se tourne vers les gourous locaux pour obtenir des conseils sur quels ennemis cibler et, en 72, il déclare avoir reçu en rêve des instructions directement de Dieu d’expulser tous les Asiatiques du pays.

À quel point les croyances surnaturelles font partie intégrante de la psyché nationale se reflète également dans la devise de l’Ouganda qui, au mépris de la laïcité formellement inscrite dans la constitution de 1995, dit : « Pour Dieu et mon pays ». Comme on pouvait s’y attendre, les attaques contre la laïcité sont omniprésentes ; dans de nombreuses écoles, la prière est obligatoire et, pour s’inscrire, il peut être nécessaire d’indiquer son appartenance religieuse, sous peine d’être disqualifié ; pour obtenir certains emplois, la recommandation du prêtre de la paroisse est explicitement requise ; le parlement adopte souvent des lois qui s’en remettent au sentiment religieux plutôt que de se fonder sur une argumentation rationnelle ; les partis politiques sont divisés en fonction de leur appartenance religieuse ; les associations confessionnelles reçoivent de plus en plus de fonds publics parce que, pour reprendre les termes crus du président Museveni[2] : « Les religions aident l’État à garder sous contrôle les esprits des citoyens, alors que nous ne pouvons que tenir leur corps sous contrôle ».

Pourtant, nous traitons de l’Ouganda parce que, du point de vue de l’action laïque, c’est un pays à tenir à l’œil, devenu ces dernières décennies l’épicentre d’un activisme effervescent, avec la présence sur le terrain d’associations féministes, LGBT+ et humanistes résilientes. En 2004, Kampala a même accueilli la première conférence IHEU[3] en Afrique, intitulée « Vision humaniste pour l’Afrique ». Lors de la dernière assemblée générale de Humanists international à Glasgow, nous avons rencontré Kato Mukasa, directeur de Uhasso[4] (association humaniste ougandaise) à laquelle appartiennent pas moins de 30 organisations et 15 écoles humanistes. Kato Mukasa est un avocat qui a consacré sa carrière aux droits des personnes marginalisées pendant 20 ans, et a été membre du conseil d’administration de Humanists international lui-même. En 2007, il a fondé l’association humaniste pour le leadership, l’équité et la responsabilité (Halea), une association engagée dans la promotion de la pensée critique et des droits de l’homme, avec des débats mensuels où croyants et non-croyants peuvent se confronter.

Malheureusement, commence Kato, ces dernières semaines, je me suis vu obligé de demander l’asile politique, car après la publication de mon dernier livre, Stolen legitimacy (Légitimité volée), je suis dans les ennuis avec le gouvernement ougandais. Par le passé, j’ai déjà été victime d’attaques anonymes pour mon activisme. Par exemple, en 2014, ils ont brûlé ma voiture. Mais cette fois-ci, ils me poursuivent pour avoir critiqué la dictature militaire de Museveni et les effets dévastateurs qu’elle a sur les institutions et l’économie du pays après 36 années ininterrompues de mauvaise gouvernance. Je risque d’être arrêté. Entre-temps, cette période d’exil m’a donné l’occasion de publier un autre livre, Song of an infidel (Chant d’un infidèle), que j’avais écrit il y a longtemps, en 2008. À l’époque, j’avais trop peur des conséquences que j’aurais à subir pour un livre sur l’expérience d’être athée et libre penseur en Ouganda. C’est mon septième livre. Je considère ce travail de publication comme essentiel, car il y a besoin de voix critiques et dissidentes qui n’ont pas peur d’informer, de s’attaquer aux tabous et d’exposer comment et pourquoi des millions de personnes en Afrique sont soumises à la religion, au point de consacrer plus de temps et d’énergie au culte qu’au travail. 

(Interview de Kato Mukasa)

Sur quels aspects se concentre l’engagement des associations humanistes en Ouganda ? 

Les problèmes du pays sont nombreux. Une victoire importante que nous avons remportée en 2006 a été la mise au ban des châtiments corporels dans les écoles, et à nouveau, en 2010, celle des mutilations génitales féminines. Mais il reste énormément de travail à faire pour protéger les droits des femmes. En premier lieu, les femmes n’ont pas droit à la propriété terrienne. En second lieu, le patriarcat est la cause de situations dégradantes, comme la polygamie ou le fait de devoir accepter le harcèlement sexuel pour obtenir un emploi ; et puis il y a une forte stigmatisation de la prostitution. Il est également illégal pour une femme de tomber enceinte en dehors du mariage, ce qui a des conséquences tragiques sur la marginalisation de ces membres de la société. Nous sommes aussi au côté des femmes accusées de sorcellerie et des individus atteints d’albinisme, victimes d’un dangereux héritage de superstition. Ce sont toutes des lois que nous défions au travers de nos campagnes et au Parlement.

Il y a des années, l’Ouganda a eu les honneurs des nouvelles pour un scandale qui a touché la communauté LGBT+. Un tabloïd ougandais, Rolling Stone, avait publié les noms et les photos de 100 personnes accusées d’être homosexuelles, appelant explicitement à leur exécution sommaire. Parmi eux se trouvaient des activistes notoires tels que David Kato et Kasha Navagasera. Bien que les associations aient gagné un procès contre le magazine, David Kato a été traqué et tué. Comment lutter contre l’homophobie dans des circonstances aussi violentes ? 

L’homosexualité est un thème auquel je suis particulièrement sensible, car j’ai un frère jumeau gay qui a dû quitter le pays en 2018. Dans ces années-là, 2012-2013, sous la pression des groupes religieux, les pentecôtistes en particulier, une terrible loi homophobe, la loi anti-homosexualité, a été discutée et adoptée. En pratique, si un enseignant prenait connaissance qu’un étudiant était homosexuel, il devait le signaler et le faire arrêter. La même chose aurait dû être faite par les médecins ou les avocats ayant des patients et des clients homosexuels. Même les parents auraient dû dénoncer leurs enfants homosexuels. Et la loi prévoyait la peine de mort pour ces individus. Nous avons fait campagne et sommes allés au tribunal pour contester la loi. À la fin, heureusement, la loi a été déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême, mais sur un détail technique, et non sur le fond. La haine envers la communauté LGBT+ était féroce à cette époque. Pour avoir simplement poursuivi cette affaire, j’ai moi-même été accusé d’immoralité et j’ai perdu plusieurs clients et contrats. Le fait est que circulent en Afrique tant et plus de théories absurdes de la conspiration sur l’homosexualité.

Des théories selon lesquelles on apprendrait aux garçons à être gays, ou on les paierait pour leur comportement sexuel… La vulgate panafricaine prévalente soutient donc que l’homosexualité est une coutume importée par les Blancs. L’ironie et la contradiction évidente de cet argument est que la loi anti-sodomie de notre code pénal est d’origine coloniale, étant basée sur la section 377 du code pénal britannique de l’époque, qui stipule : « Quiconque a délibérément des rapports charnels contre l’ordre naturel avec un homme, une femme ou un animal sera puni d’une peine d’emprisonnement à vie ou une période pouvant aller jusqu’à 10 ans ».

Alors comment est-il possible que ceux (les colonisateurs) qui nous ont imposé une loi homophobe nous aient en même temps imposé l’homosexualité ? La réalité ne pourrait pas être plus différente. Comme je le documente dans une série de vidéos et un livre consacrés à démonter ces mythes, l’homosexualité est historiquement attestée en Ouganda et dans de nombreux autres pays africains avant l’arrivée du colonisateur. Par exemple, le roi Mwanga était notoirement homosexuel et avait des rapports avec les domestiques de sa cour. Harcelé par des missionnaires chrétiens auxquels il opposait une ferme résistance, en 1885, il va jusqu’à brûler vifs une vingtaine de jeunes néo-convertis qui ont refusé de se soumettre à ses désirs, après avoir « appris » des missionnaires qu’avoir des relations sexuelles avec le roi était un acte immoral. Mais on peut aussi citer les soldats zoulous d’Afrique du Sud, qui affirmaient leur masculinité en remplaçant les femmes par de jeunes garçons : le commandant Nongoloza Mathebula ordonnait même à ses soldats de s’abstenir totalement de femmes et de n’emmener que leurs garçons-femmes en mission. Ou encore, au Ghana, il existait des formes de cohabitation entre femmes uniquement. Tout cela n’a pas été importé de l’Occident. Bien sûr, les homosexuels étaient souvent considérés comme des éléments « inutiles » dans la société, mais ils n’étaient pas punis pour cela, et encore moins mis à mort. 

Vous soulignez toujours beaucoup l’importance de l’éducation. Parlez-moi des écoles humanistes actives dans le pays.

Les premiers projets remontent au milieu des années 1990, avec les hautes écoles Isaac Newton, les écoles secondaires Mustard seed (Graine de Moutarde) et Fair view (Belle vue). Ces institutions sont principalement situées dans les zones rurales, car l’objectif est de permettre aux enfants, même les plus défavorisés, d’accéder à l’éducation. Cela signifie que ces écoles, par rapport aux instituts religieux privés, fonctionnent à perte, et ont constamment besoin de financements de la part des associations humanistes internationales. En plus des matières à orientation professionnelle, nous enseignons des valeurs telles que l’esprit critique, les droits de l’homme, la sensibilisation à l’environnement, l’éthique, l’humilité et une perspective globale. Nous enseignons les religions comparées et affichons des messages humanistes sur nos campus. Nous formons également des célébrants humanistes.

Je suis cofondateur du collège de formation professionnelle Pearl, où nous accueillons des personnes vulnérables et marginalisées, comme des orphelins séropositifs, des enfants indigents, des femmes veuves ou abandonnées, des filles mères criminalisées pour avoir été enceintes hors mariage, et d’autres catégories de personnes persécutées pour leur « immoralité », comme les membres de la communauté LGBT+. Nous donnons à toutes ces personnes la possibilité de recevoir une éducation laïque. Notre philosophie est de leur apprendre à poser des questions essentielles dans le respect de la méthode scientifique. Nous ne sommes pas en guerre contre Allah, Dieu ou les dieux, donc nous ne poussons pas les étudiants à répudier leurs croyances : nous les aidons simplement à comprendre le fonctionnement des religions, en encourageant la pensée libre et critique, sans imposer de dogmes. Nous pensons qu’en stimulant les élèves à réfléchir, les compétences pratiques qu’ils acquièrent en classe et en dehors de la classe leur permettront de mieux vivre et d’apporter une contribution positive à la communauté.

La philosophie humaniste peut-elle être considérée comme un autre produit d’importation occidentale ? 

Il existe une version africaine de l’humanisme. Elle s’appelle Ubuntu, un terme qui signifie simplement « humain ».Certains le traduisent littéralement par « Je suis parce que nous sommes », exprimant ainsi l’idée d’un lien universel, partagé par toute l’humanité. La différence avec le concept moderne d’humanisme est qu’Ubuntu reste l’expression d’une spiritualité de type religieux. Bien sûr, en tant que militant humaniste, je suis souvent accusé d’être anti-africain ou anti-noir. Mais à ces personnes, je réponds que je suis seulement anti-stupidité. Et je n’ai aucun scrupule à utiliser le mot « arriéré ». Je pense que lorsque nous nous haïssons et nous tuons les uns les autres au nom de dieux inexistants, nous sommes arriérés.

Et cela doit être dit. Quand on veut avoir dix femmes, on est arriéré. Quand on veut empêcher les femmes d’avoir des biens, on est arriéré. Lorsque vous exigez la peine de mort pour ceux qui aiment différemment de vous, vous êtes arriéré. L’Ouganda est un pays très riche en ressources. Pourquoi alors sommes-nous si pauvres ? Parce que nous n’utilisons pas la raison. Nous laissons des dieux imaginaires raisonner pour nous. Nous mettons ces dieux avant toutes choses. Mais si j’avais fait cela aussi, si j’avais emmené mon fils à l’église pour recevoir un peu d’eau bénite lorsqu’il a commencé à souffrir de diabète, à l’heure actuelle, il serait mort et enterré. Parce que telles sont les conséquences réelles de la religion en Afrique. La religion nous tue. Elle nous brise. Et elle nous divise.

Traduction de l’italien, par Yves Ramaekers, de l’article « Oltre l’Ubuntu. L’esperienza e le sfide dell’umanismo in Uganda », Bulletin de l’UAAR(Union des Athées et Agnostiques Rationalistes, Italie), blog A ragion veduta, 1er sept. 2022 

[1] L’Armée de résistance du Seigneur (LRA) a terrorisé pendant 30 ans de larges zones d’Afrique centrale avec des enlèvements d’enfants et mutilations de civils à grande échelle. Selon l’ONU, la LRA massacré plus de 100 000 personnes et enlevé plus de 60.000 enfants depuis sa création vers 1987. En Ouganda, l’activité de la LRA a décliné depuis l’opération « Lightning Thunder », qui avait permis d’expulser la LRA des territoires ougandais. Autrefois, près de 4 000, les rebelles de la LRA ne sont sans doute plus que quelques centaines, dispersés en République démocratique du Congo, en République centrafricaine, au Soudan du Sud et au Soudan.

[2] Yoweri Museveni, né le 15 août 1944 à Ntungamo, est un homme d’État ougandais, président de la République depuis 1986.

[3] International Humanist and Ethical Union, IHEU, siège à Londres, est une organisation non gouvernementale internationale regroupant des associations humanistes, athées, rationalistes, laïques, sceptiques, et relatives à la libre-pensée.

[4] Voir le site de Uganda Humanist Association. 

Tags : Afrique athée croyance éducation homosexualité humanisme immoralité laïcité Ouganda religion sexualité Ubuntu

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Posté le 25 mars 2021 Par JF Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

La question de la vie et de la mort intéresse les religions, et donc, par contrepied, l’athéisme. En ce sens, la question du transhumanisme nous semble mériter d’être abordée. Ceci étant, les points de vue exprimés par l’orateur ne représentent pas ceux de notre association, l’Association Belge des Athées (ABA).

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