Les Athées de Belgique
atheesdebelgique@gmail.com
  • Qui sommes nous ?
    • Nos objectifs
    • Nos statuts
    • Idées reçues
    • L’athéisme, une nécessité ?
  • Agenda des activités
  • Newsletters
  • Nos vidéos, nos éditions…
    • Edition
      • Livre
      • Revue
    • Vidéos
      • Événements ABA
      • Autres
  • Nous soutenir
    • Devenir membre
    • Faire un don ou un legs
  • Contactez-nous

Archives par mot-clé: irrationalisme

Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ?

Posté le 29 novembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle[1]

Quand on observe le tableau actuel de l’état des croyances en Belgique – comme dans plusieurs autres pays voisins –, on peut mesurer aisément la révolution qui s’est opérée dans les mentalités depuis quelques décennies, même si le tableau simple que l’on donnait autrefois était sans doute un peu forcé, en partie parce que les sondeurs étaient guidés par des vues dogmatiques venant de la société officielle et publique, en partie aussi parce que les individus sondés se laissent couler dans les moules préétablis.

Si l’on consulte les résultats de la dernière enquête européenne sur les valeurs effectuée en 2009[2], on dénombre en Belgique 50 pour cent de catholiques, 9,2 pour cent d’athées, 8,2 pour cent de croyants de différentes religions (dont 5 pour cent de musulmans) et 32,6 pour cent de « sans appartenance religieuse ».

Les différences régionales entre la Flandre et la Wallonie sont insignifiantes. Par contre, Bruxelles ne compte qu’un tiers de catholiques mais un cinquième d’athées et plus de musulmans que dans la moyenne nationale.

Les chiffres montrent une régression très sensible du nombre de catholiques (72 pour cent en 1981).

Certes ces étiquettes doivent être développées pour bien comprendre la chose.

Se dire « catholique », n’implique pas forcément une parfaite, ni même une très grande adéquation avec les dogmes : 37 pour cent des Belges croient en une vie après la mort (mais c’est le chiffre le plus stable de décennie en décennie). De la même manière, 21 pour cent des Belges déclarent ne pas croire en Dieu, soit le double de ceux qui se déclarent athées. Il y a loin de la réalité mentale de la population aux encycliques et traités de philosophie.

Les « sans religions »

La grande énigme est, me semble-t-il, celle des « sans appartenance religieuse », aussi appelée dans d’autres sondages de même type les « sans religion ». Ce phénomène, en Belgique comme ailleurs, même aux États-Unis, a pris un tour massif.

Par contre, même si la question n’est pas explicitement posée, on trouve difficilement la trace du nombre de fondamentalistes ou d’intégristes. Les évangéliques, par exemple, doivent se retrouver dans les 2,5 pour cent d’« autres chrétiens ». Les charismatiques peuvent plus facilement se dissimuler parmi les catholiques, mais il n’y a pas plus de 11 pour cent de Belges à assister régulièrement à la messe hebdomadaire. La question des « sans religion » devrait requérir des études plus approfondies en ce compris le biais par lequel on les approche.

Les auteurs de l’étude que j’ai citée, tous professeurs à la Kul ou à l’Ucl, les agglomèrent plutôt aux athées en considérant sans doute qu’il s’agit là de personnes issues de milieux catholiques, qui ont perdu la foi, mais qui hésitent à afficher leurs positions. Mais d’autres sont prompts à voir en eux l’émergence d’un groupe dont ils se font le porte-parole, celui de ceux qui refusent l’idée de religion et surtout d’Église, mais participent réellement à une foi nouvelle, pas nécessairement chrétienne, et souvent syncrétique.

Il n’est, sans doute, nullement exagéré de dire qu’il y a là un enjeu pour récupérer – au sens de rediriger – ces brebis sans pasteur. Le recul continu du catholicisme officiel (les jeunes nés après 1984 ne sont plus que 31 pour cent à se dire catholiques) laisse penser que ce groupe va s’accroître dans les prochaines années.

Le cas belge est partiellement spécifique dans la mesure où à la différence de la France – où les athées déclarés sont 25 pour cent –, le pilier catholique (écoles, syndicat, mutuelle, hôpitaux et même encore un peu les partis politiques) maintient même de manière light en termes de contenu, l’existence d’une référence catholique.

Qui peut influencer ce groupe des sans religions ?

Je ne crois pas vraisemblable le point de vue habituel de Caroline Fourest et de trop de laïques militants qui paraissent redouter l’intégrisme catholique[3]. Les manifestations contre le mariage pour tous ont un peu plus redoré son blason, mais même Marine Le Pen s’est bien gardée de s’associer aux manifestations. Le phénomène contient une part d’énigme mais son explication réside pour une part dans l’opposition au nouveau Président de la République.

L’étendue de la cristallisation populaire autour de thèmes religieux fondamentalistes n’a guère d’autres références en Europe.

Les autres événements où l’on voit des intégristes revendiquer, en public, la contestation des spectacles de théâtre ou d’expositions d’arts plastiques sont minoritaires et la majorité de l’épiscopat a fini par mettre bon ordre à tout cela, notamment parce qu’il est effrayé par la méconnaissance consternante de certains des siens par rapport à l’art contemporain. Serrano, l’auteur du Piss Christ, récemment détruit à Avignon, est un artiste chrétien.

En revanche, les athées (hélas pas assez à mon gré) et les « spirituels » divers sont à l’affut.

Les « spirituels »

Les visionnaires d’une spiritualité nouvelle, délivrée des dogmes et des Églises, sont assez nombreux, leur vision influence largement l’opinion publique et fait tout pour ringardiser l’athéisme avec la religion officielle.

J’aborderai uniquement le cas du plus visible d’entre eux en France et par conséquent en Belgique francophone, Frédéric Lenoir.

Spécialiste d’histoire des religions, auteur de nombreux livres, il est aussi depuis la fin de 2004 le directeur et l’éditorialiste du Monde des Religions. Il a mis fin à ses fonctions avec le numéro de novembre-décembre 2013.

La revue est le nouvel avatar de l’ancien périodique catholique Actualité des religions. Celui-ci a été relooké par le groupe La vie – Le Monde dans une perspective laïque, c’est-à-dire qui ne veut plus être le relais d’une seule Église, et lancé avec de grands moyens. On se souvient de la hauteur des piles de la revue dans les librairies et chez les vendeurs de journaux et magazines.

La diffusion du bimestriel atteint quarante-deux mille exemplaires en 2004, cinquante-sept mille en 2005 et soixante-six mille en 2006 (troisième plus forte progression de la presse française).

Le cas de Régis Debray mériterait un traitement particulier. Son axe est le caractère incontournable du sacré même si celui-ci peut varier.

D’autres leaders influents comparables auraient pu être également analysés, par exemple Matthieu Ricard et l’engouement pour les religions orientales, mais l’optique est moins généraliste que celle de Frédéric Lenoir. En outre, la trentaine d’ouvrages écrits par Lenoir s’est vendue à plus de quatre millions d’exemplaires, preuve de l’engouement qu’il provoque.

Pour analyser la pensée de Frédéric Lenoir, j’ai principalement utilisé Dieu, entretien avec Marie Drucker, publié en 2011[4] et les éditoriaux qu’il signe régulièrement dans le Monde des Religions dont la concision peut être utile.

Frédéric Lenoir

Dans Dieu[5], il raconte sa vie spirituelle. Bien qu’issu d’une famille catholique pratiquante, jeune, la religion ne l’a pas attiré et la messe l’a « ennuyé ». Dès quatorze ans, il lit Platon, Nietzsche et d’autres. Puis il a l’illumination de l’Orient sous sa forme hindoue. Il veut découvrir l’hindouisme et lit tout à la fois la Kabbale, des textes taoïstes, confucianistes, néoplatoniciens, mais il referme la Bible et le Coran « qui ne parlaient pas à son âme ». Il se rend compte que c’est un peu curieux et passe quelques jours à l’abbaye de Boquen (à dix-neuf ans). Mais l’idée d’un Dieu personnel révélé lui reste étrangère.

Il lit enfin le Nouveau testament, en particulier l’Évangile de Jean, le plus « spirituel » des quatre, et : « Après quelques minutes, j’ai ressenti une présence brûlante d’amour. Ce Jésus dont l’Évangile parlait, je le sentais présent au plus intime de moi ».

Il était bouleversé. Depuis cette « expérience mystique », la foi dans le Christ ne l’a jamais quitté. Il se revendique comme chrétien et adhère même à l’idée d’une vie après la mort, celle-ci n’étant qu’un passage. Il donne deux raisons : « Une expérience personnelle du Christ vivant et un émerveillement constant devant la force des Évangiles,… ».

Frédéric Lenoir est aujourd’hui chercheur associé à l’École des Hautes Études en Science sociales (EHESS).

Si la profession de foi chrétienne est assez traditionnelle d’apparence, ses limites le sont moins et son originalité masquée, si l’on en reste là.

Les distances avec l’Église et le dogme

Frédéric Lenoir tient beaucoup à une idée peu traditionnelle, à savoir qu’il y a des vérités dans toutes les religions. Il l’affirme, dès son premier éditorial[6].

Il hait les combats cléricaux/anticléricaux des XIXe et XXe siècles. Mais aujourd’hui, « les athées sont plus tolérants et la plupart des scientifiques ne considèrent plus la religion comme une superstition appelée à disparaître avec les progrès de la science. »

Tous les sondages concordent pour dire que le refus de poser en seule vérité sa propre croyance est généralisé dans le monde occidental (92 pour cent pour la France).

Dès la première page de Dieu, il proclame que la question n’est pas d’affirmer l’existence ou la non-existence de Dieu.

Dieu, dit-il, « est incertain »[7]. Il souscrit au postulat selon lequel « l’intelligence humaine est dans l’incapacité d’atteindre des certitudes métaphysiques définitives ». On est loin du Vatican et des positions pontificales. Mieux, selon lui, les quêtes spirituelles « ne peuvent plus être vécues, comme par le passé, au sein d’une tradition immuable ou d’un dispositif institutionnel normatif »[8], désignation euphémistique ou hexagonale d’une Église.

La religion, la foi, – il dit le chemin spirituel – « est le fruit d’une démarche individuelle »[9]

Tout est affaire d’intériorité, les disciples de Jésus « attendent un royaume terrestre, Jésus leur propose un royaume céleste, c’est-à-dire intérieur »[10]. Remarquons que l’inférence « céleste, donc intérieur » n’est pas évidente. Le royaume de Dieu pourrait très bien être au ciel, c’est même ce qu’on a dit le plus souvent pendant vingt siècles.

L’élaboration théologique structurée n’est pas son problème. Ainsi du dogme de la Trinité, pourtant rapidement si essentiel dans les premiers siècles du christianisme, « il me semble difficile d’affirmer que la foi des disciples contemporains de Jésus est imparfaite parce qu’elle n’est pas trinitaire »[11]. Frédéric Lenoir juge sévèrement les siècles de civilisation chrétienne en Europe : « Ce dont je suis convaincu, c’est que cette société qui portait le nom de « chrétienne »… n’était pas véritablement fidèle au message de Jésus »[12].

Si la plupart des commentateurs chrétiens ont dû renoncer à une lecture littérale de la Bible, tant les difficultés étaient grandes, Frédéric Lenoir fait de même, plutôt pour faciliter sa propre lecture des textes sacrés. Ainsi : « La Bible regorge de trésors littéraires…, mais il est aujourd’hui rationnellement impossible d’en faire une lecture purement littérale ». Et l’historien des religions d’évoquer de « nombreuses contradictions (au sein de la Bible) qui rendent sa lecture littérale absurde, ainsi que des versets particulièrement violents qui, pris au premier degré, font de Jésus un être d’une cruauté exceptionnelle[13].

Sa conception de la foi écarte pratiquement la raison. Pour lui « c’est d’abord dans leur cœur que les croyants rencontrent Dieu et leur foi n’est pas tant le fruit d’un raisonnement intellectuel que le sentiment d’un don reçu, d’une proximité affective avec celui qu’ils perçoivent comme le créateur »[14].

Son Dieu n’intervient pas dans les affaires humaines : « on ne peut plus croire à la conception d’un certain dieu biblique qui ne cesse d’intervenir dans les affaires des hommes »[15].

Il se réclame de Simone Weil ou Dietrich Bonhoeffer, c’est-à-dire d’un Dieu effacé, non-puissant, caché et ineffable que les dérives de l’Église au fil des siècles ont fait oublier »[16]. C’est la position de Gabriel Ringlet. Elle est assez paradoxale. On dit aux athées qu’il faut un tout-Puissant pour qu’il y ait quelque chose plutôt que rien et à la première difficulté, la présence du mal par exemple, on dit que le tout-Puissant ne peut rien.

Le mysticisme

Frédéric Lenoir établit une nette distinction entre la religion et la spiritualité. La religion relie les hommes dans « une croyance collective dans un invisible qui les dépasse. La spiritualité… délie, elle libère l’individu de tout ce qui l’attache et l’enferme dans des vues erronées…, mais aussi du groupe »[17].

En fait Frédéric Lenoir se réclame d’un mysticisme – ce qui bien des chrétiens ont fait avant lui –, mais ce qui est contemporain, c’est l’affirmation d’un mysticisme inter-religions.

Il y a une source divine à laquelle s’abreuvent les mystiques de toutes les religions… et puis, loin derrière, à une distance suffisante pour être sûrs de ne pas être aspergés par l’eau, il y a les théologiens, les gardiens du temple et des docteurs de ces mêmes religions qui se disputent indéfiniment pour savoir si l’eau de cette source est gazeuse ou plate, calcaire ou non, minérale ou non…[18].

Frédéric Lenoir conclut sur sa vision mystique :

En fait les mystiques juifs, chrétiens et musulmans peuvent avoir une conception de Dieu qui s’approche de celle que nous avons évoquée à propos de l’Inde. Le démon est à la fois perçu comme personnel et impersonnel, comme transcendant ou immanent[19].

Une des obsessions du Pape Ratzinger était la question du lien entre la foi et la raison. Elle a occupé la quasi-totalité du champ idéologique pendant de nombreux siècles. Frédéric Lenoir jette tout par-dessus bord et les croyants n’ont pas manqué de le lui reprocher.

Frédéric Lenoir fait l’impasse sur Augustin, Thomas d’Aquin et d’autres qui ont tout fait pour ne plus séparer raison et foi[20].

La part inquiétante de ce mysticisme conduit même Frédéric Lenoir à applaudir Benoît XVI quand celui-ci autorise de nouveau la messe en latin. Certes, il utilise comme argument les assemblées très diverses linguistiquement comme à Taizé, mais il s’empresse de s’extasier devant des Français, préférant les rites tibétains en tibétain. Il y aurait là plus de sacré[21]. On est en face d’une attitude redoutable valorisant l’incompréhension, un sentiment d’immersion où l’autonomie du croyant tant vantée pour se séparer de l’Église me semble se perdre dangereusement.

Une fois, Frédéric Lenoir pourrait paraître faire preuve de prudence. Après s’être réjoui de ce que

Depuis une trentaine d’années, le retour de l’astrologie et de l’ésotérisme, les succès planétaires d’œuvre de fiction comme Le Seigneur des anneaux, l’Alchimiste, Harry Potter ou Le monde de Narmia sont les signes d’un besoin de « réenchantement du monde », il exige un effort minimum de connaissance et de discernement rationnel pour éviter un totalitarisme de l’imaginaire pouvant conduire à un délire interprétatif des signes[22].

La place de la science

Le terme « minimum » est significatif des périls de la voie mystique, un maximum de foi, de symboles et un minimum de raison.

C’est une veine qui a de l’écoute aujourd’hui, notamment grâce à une critique de la science et du progrès.

Celui-ci est la bête noire de Frédéric Lenoir pour qui « Auschwitz, le goulag et Hiroshima ont mis à mal cette idéologie du progrès et la foi aveugle en la science qui la portait. Et on a vu de grandes idéologies athées (dans lesquelles il range le nazisme qui ne me semble pas athée) commettre des crimes encore plus épouvantables que ceux commis au cours des millénaires précédents au nom de Dieu »[23]. Prudent, il s’empresse d’ajouter que cela « n’enlève rien à la critique philosophique de Dieu ». L’argument vaut dans une certaine mesure dans les limites où il vrai que les progrès de la science accroissent les effets de leur mésusage, dans le cas d’Hiroshima par exemple, et que développement de la connaissance et celui de la morale ne vont pas de pair. Mais il fait l’impasse sur le fait que le scientisme et le positivisme ont connu leur heure de gloire avant 1914-1918 (qui a eu le même effet sur la conscience que les massacres de la guerre suivante) et qu’il s’en prend à une idéologie qui n’a plus de défenseur depuis longtemps.

Les risques de l’irrationalisme

Les risques de pareil irrationalisme sont connus. Quand on s’éloigne de la science aussi radicalement, on finit par se hasarder dans des sentiers impraticables.

Ainsi par exemple, Frédéric Lenoir croit à la réminiscence. Il croit vraiment qu’il existe des enfants qui racontent des événements survenus dans une autre vie. « On ne peut pas nier la réalité de certains témoignages » mais il reste prudent sur l’explication de la vie antérieure. Avec Jung, il parlerait plutôt de l’inconscient collectif, c’est-à-dire d’une connaissance, d’une mémoire de toute notre lignée[24].

Même problème avec les miracles. Il admet que plusieurs de ceux que les Évangiles prêtent à Jésus ont été inventés par les évangélistes, mais « tous, dit-il, je ne crois pas, car il y a en beaucoup et surtout si on enlève tous ces gestes, on ampute les Évangile d’un bon tiers[25]. Aveu bien naïf et Frédéric Lenoir de se contorsionner en disant que l’on connaît mal le lien entre la matière et l’esprit, que beaucoup de maladies ont des causes physiques etc. Le dernier numéro de la revue publié sous sa direction est consacré aux miracles. Tous les textes sont d’une crédulité confondante sauf la chronique de Comte-Sponville …et son éditorial. Frédéric Lenoir s’y réfère à Spinoza : « je ne connais nul texte aussi profond et éclairant ». Il se rallie sans le dire à l’idée que la croyance aux miracles est contraire à la foi véritable et que nul ne peut déroger aux lois générales de l’univers.[26]

D’une manière plus globale, malgré ses déclarations d’une impossibilité de la lecture littérale de la Bible et une vision normale d’exégèse contemporaine du Nouveau Testament, Frédéric Lenoir ne peut s’empêcher de prendre facilement pour argent comptant le texte des Évangiles.

Un ouvrage antérieur, Le Christ philosophe[27], davantage centré sur Jésus, est particulièrement révélateur de ce que, malgré des connaissances de base correctes, Frédéric Lenoir se laisse emporter par une lecture à la fois littérale et relevant du délire interprétatif.

Le chapitre II du livre, La philosophie du Christ, est particulièrement révélateur. Tous le Nouveau Testament est mis à contribution et tous les versets sont attribués à Jésus. Bien entendu, les miracles ne sont pas critiqués.

Ainsi Jésus aurait fondé une éthique « que nous considérons comme universelle et laïque ». On lui devrait l’égalité entre les hommes, la fraternité, la liberté de choix, la promotion de la femme, la justice sociale, la non-violence, la séparation des pouvoirs spirituels et temporels[28]. Une vision irréelle et infondée est à l’œuvre. À ce degré, il est vain d’argumenter.

Bien qu’il ait un certain respect pour l’athée (ou certains d’entre eux), il fait commencer l’athéisme à Meslier, en proclamant qu’il n’y a pas de philosophe athée dans l’Antiquité[29], pas davantage à la Renaissance[30], contre toute vérité. On l’excusera ici puisque l’athée Michel Onfray fait de même dans son Traité d’athéologie.

Autre passage peu scientifique, cette fois dans Dieu, au moins par le biais d’une étrange sélection. Évoquant un certain nombre de révolutionnaires majeurs du sentiment religieux autour de l’an 500 avant Jésus-Christ, il parle des présocratiques, mais pas vraiment des atomistes et des agnostiques. Socrate et Platon sont absents[31].

Le masque des religions ?

Cette spiritualité est-elle donc bien le masque des religions ? Tout dépend de ce qu’on appelle « religion ». Si par là, on veut désigner l’équivalent du catholicisme traditionnel, il faut répondre non.

Mais les choses peuvent prendre une autre tournure. L’habileté de quelqu’un comme Frédéric Lenoir peut être magistrale. Parfois de manière surprenante par rapport à ses convictions, il modernise et contemporanéise astucieusement la religion. Il faut se centrer sur le bonheur terrestre. Plus de paradis ni d’enfer. Il faut ressentir « le bonheur de se sentir sauvé dès à présent parce qu’on a rencontré Jésus dans une communion émotionnelle »[32] et l’éditorial le plus récent s’intitule Jésus et le bonheur…

D’autres formes de religions peuvent voir le jour. Par son insistance sur la foi individuelle, Frédéric Lenoir s’en défend. Mais Régis Debray, dont il accueille les propos dans Le Monde des religions, lui rappelle qu’une société n’est pas qu’une juxtaposition de personnes. S’il y a sortie de religion, il devrait y avoir arrivée d’une autre, pour lui le veau d’or et les conciles de Davos[33].

De fait, la spiritualité de Lenoir nous prépare-t-elle aux problèmes d’aujourd’hui ? J’ajouterais qu’elle peut être une manière de faciliter la domination de l’argent, comme la Tv…, de faciliter la vie schizophrénique devenue de règle : en privé on vit comme des post-soixante-huitards, devenus parfois mystiques, dans le travail comme des êtres rationnels et boulimiques d’efficacité et de management.

Dans sa conclusion de Dieu, Frédéric Lenoir range en deux camps ses amis et ses ennemis. Les mauvais sont dogmatiques, c’est-à-dire les croyants comme autrefois et les athées dogmatiques, c’est-à-dire ceux qui érigent leur croyance en savoir. Les autres ne connaissent pas le savoir en ces matières. C’est une parfaite illustration du postmodernisme contemporain. Mais traduit-il autre chose qu’un désarroi ! Est-il si positif ? Contrairement à ce que soutient Lenoir, il est plus utile et davantage source de progrès d’argumenter face à quelqu’un dont on ne partage pas l’avis.

Le modèle de l’athée non-dogmatique pour Frédéric Lenoir, c’est André Comte-Sponville. Pourtant celui-ci ne l’épargne pas forcément dans les colonnes récentes du Monde des religions. La sérénité lui importe de moins en moins : « Les quelques gourous qu’on a bien voulu me présenter me semblent bien fades et bien ennuyeux »[34]. Il préfère les gens les plus lucides… « dans le milieu spirituel, lorsqu’ils m’incitent à débattre avec eux, trop de sourires, trop de douceur, trop de sucre et d’encens[35]. »

Plus fondamentalement, Comte-Sponville s’en prend à la « mode du tout spirituel qui veut régler des problèmes de notre société en changent les individus : c’est une illusion »[36].

Toutes ces méfiances de ma part montrent que si le risque, non nul, venait à se réaliser par la prévalence d’une forme de religiosité, la situation ne serait pas forcément rose, mais forcément régressive en matière de progrès scientifique. Est-ce le bouddhisme qui a tiré la Chine de son marasme d’autrefois ? Méfions-nous et écoutons quelqu’un qui fut fort mystique, Charles Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique[37] ».

La spiritualité laïque ou athée

Je sais bien qu’il existe même chez les athées un courant qui promeut une spiritualité laïque ou athée. Le choix du mot « spiritualité » me semble une étrangeté.

En 1999, le Centre d’Action Laïque produit une brochure Spiritualité et laïcité. Un universitaire canadien, Duffy Hutcheon, y plaide pour une vue laïque de la spiritualité[38]. Je n’y vois rien à redire quant au fond, mais d’entrée de jeu Duffy Hutcheon déclare qu’il ne peut s’agir de croyance en un esprit haut ou d’une sorte de force spirituelle extérieure, qu’il n’est pas question que la Bible soit l’œuvre d’une entité spirituelle. Mais à quoi bon alors aller rechercher le mot connoté de « spiritualité » ? L’un des principaux aspects de sa quête spirituelle est la recherche de la vérité. Qu’y peut le mysticisme qu’il faut bien appeler religieux ?


Notes

  1. Texte d’une communication présentée le 5 octobre 2013 aux États généraux de l’athéisme organisés à Bruxelles par l’Association Belge des Athées. Il a été publié dans La Pensée et les Hommes, N°99, série Francs-Parlers, 2015, pp. 59-70. ↑
  2. Liliane Voyé, Karel Dobbelaere et Koen Abts, Autres temps, autres mœurs. Travail, famille, éthique, religion et politique : la vision des Belges, Éditions Racine Campus, 2012, 296 p. Plus spécialement la contribution de Liliane Voyé, Karel Dobbelaere et Jaak Billiet, « Une église marginalisée » synthétisée dans Le Soir du 18-19 février 2012. ↑
  3. Par exemple récemment dans Charlie Hebdo, Hors-Série, « La laïcité c’est par où ? », pp. 9 à 11, propos recueillis par Gérard Biard, titré par la publication « Aujourd’hui, le danger vient de l’intégrisme majoritaire, c’est-à-dire catholique ». ↑
  4. Frédéric Lenoir, Dieu. Entretien avec Marie Drücker, Éditions Robert Laffont, 2011. J’ai utilisé la publication dans la série Laffont Pocket, 2013, n° 15221,263 p. Les citations sont faites sur le format de « Dieu, p. x. ». ↑
  5. Dieu, pp.250-257. ↑
  6. Le Monde des Religions, n° 8, novembre-décembre 2002.
    La revue sera citée plus loin sous la forme « MdR, n° x ». ↑
  7. MdR, n°8, novembre-décembre 2002. ↑
  8. MdR, n° 55, septembre-octobre 2013. ↑
  9. MdR, n° 57, janvier-février 2013. ↑
  10. Dieu, p. 61. ↑
  11. Dieu, p. 75. ↑
  12. MdR, n° 28, mars-avril 2008. ↑
  13. Dieu, pp. 42-43. ↑
  14. Dieu, p. 221. ↑
  15. Dieu, pp. 68-69. ↑
  16. Dieu, p. 69. ↑
  17. Dieu, p. 83. ↑
  18. Dieu, p. 227. ↑
  19. Dieu, p. 230. ↑
  20. Par exemple, Henri Tincq, dans le compte rendu de Le Christ philosophe », dans Le Monde du 21 décembre 2007. ↑
  21. MdR, n° 25, septembre-octobre 2007. ↑
  22. MdR, n°24, juillet-août 2007. ↑
  23. Dieu, p. 183. ↑
  24. Dieu, pp.113-114. ↑
  25. Dieu, pp. 63-64. ↑
  26. MdR, n° 62, novembre-décembre 2013. ↑
  27. Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Éditions Plon, 2007, 306 p. ↑
  28. Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Éditions Plon, 2007, p.71. ↑
  29. Dieu, p. 150. ↑
  30. Dieu, p. 154. ↑
  31. Dieu, p. 91. ↑
  32. MdR, n° 11, mai-juin 2005. ↑
  33. MdR, n° 28, mars-avril 2008, p. 21. ↑
  34. MdR, n° 57, janvier-février 2013. ↑
  35. MdR, n° 57, janvier-février 2013. ↑
  36. Dans le Figaro du 3 octobre 2013. ↑
  37. MdR, n° 38, novembre-décembre 2009. ↑
  38. Spiritualité et laïcité, Bruxelles, Centre d’Action laïque, Cahier de réflexion, n° 2, novembre 1999. L’article de Duffy Hutcheon (pp.23-29) est la traduction par Jean Dierickx d’une publication originale faite dans Humanist in Canada, n° 108, 1994. ↑
Tags : athéisme croyances Frédéric Lenoir irrationalisme sans religion spiritualité spiritualité laïque spirituels

Le postmodernisme à l’assaut des Lumières

Posté le 19 décembre 2020 Par ABA Publié dans Irrationalisme Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Martin Heidegger

Martin Heidegger

Superficiellement, du moins je le crains, l’hommage aux Lumières reste de rigueur. L’ex-président Obama y fait une fois de plus référence dans une interview donnée à l’occasion de la publication du premier tome de de ses Mémoires présidentiels tout en insistant sur le sens que le terme peut avoir après quatre années de « trumpisme ». Pour lui, il est essentiel de « développer une pensée critique et de comprendre qu’il existe bien des vérités objectives, misant sur les valeurs héritées des Lumières associées à la logique et à la raison, aux faits et à l’objectivité, à la confirmation des hypothèses »[1].

Dans son combat contre les attaques terroristes et pour les libertés « républicaines », E. Macron dit aussi : « … ce ne sera pas la réinvention des Lumières, mais il va falloir défendre les Lumières contre l’obscurantisme »[2].

Le responsable de la rubrique Culture dans le journal Le Monde, Michel Guerrin, après l’assassinat de Samuel Paty, voit bien clairement l’isolement des partisans de la liberté d’expression et conclut : « Le verrou qui tiendra le système ou le fera exploser, à l’école comme dans l’art, s’appelle philosophie des Lumières… elle sert aujourd’hui à défendre la liberté de parole et d’art partout dans le monde »[3] et un mois plus tard, il ne peut que recueillir les propos alarmés d’une professeure de lettres qui dit : « La philosophie des Lumières, jadis en majesté dans les manuels, n’a cessé d’y perdre du terrain »[4]. C’est un bon exemple des risques que l’on prend en réduisant à une simple façade l’enseignement des lettres et de l’histoire.

Voici peu d’années, j’avais abordé la question de l’actualité et de la pertinence des Lumières dans ces mêmes colonnes, en me concentrant sur le retour du religieux, le progrès et les limites de la science en m’attachant à confronter les idées des Lumières aux éléments contemporains. J’y relevais notamment, après bien d’autres, l’hostilité montante à l’égard de la science[5].

Stéphanie Roza, chargée de recherches au CNRS, spécialiste des Lumières, reprend tout autrement le problème dans son ouvrage La gauche contre les Lumières ?[6].

Son problème est une question centrale de ce qui est changé dans le débat depuis quelques décennies : une large fraction de la gauche politique, non contente de ne plus s’en référer aux Lumières, les désigne comme la source de tous les maux (nazisme et camps d’extermination compris)[7].

L’irrationalisme

L’attaque initiale venant d’un irrationalisme de gauche émane de deux leaders d’un important mouvement politique de tradition marxiste, l’École de Francfort, Théodore Adorno et Max Horkheimer, qui publient en 1944 (avec une reprise en 1947) Dialektik der Aufklärung, texte traduit en français en 1974 sous le titre Dialectique de la raison. Avant ce livre, estime à juste titre S. Roza, on chercherait en vain un penseur de gauche qui ne se réclame pas de la raison.

Adorno et Horkheimer attribuent clairement à la raison la responsabilité des catastrophes contemporaines. Pour eux, les Lumières se sont détruites elles-mêmes, elles sont responsables des résurgences de l’irrationalisme. Elles sont « totalitaires ». Adorno et Horkheimer étaient pourtant parmi les mieux placés pour savoir combien les nazis haïssaient les Lumières.

Leur point d’attaque le plus sérieux vient du constat qu’ils font qu’on ne peut déduire aucune obligation morale de la raison seule – ce qui contient une part de vérité – et donc que la morale des Lumières porte en elle la possibilité des crimes les plus terribles – ce qui est faux. Ils liquident ainsi intégralement le rationalisme et se mettent à suivre les auteurs les plus classiques de la réaction intellectuelle.

À partir de 1945, Heidegger va continuer sa critique de la technique et de la modernité entreprise avant la guerre, comme il se doit vu son engagement en faveur du nazisme.

Comme l’explique E. Faye, auteur d’un ouvrage critique sur Heidegger et que suit S. Roza, le but de Heidegger est « de faire croire, pour se disculper, à un retournement dans un rapport au national-socialisme et charger, non les guides du nazisme mais l’ensemble de la tradition philosophique occidentale de l’industrie d’anéantissement du IIIe Reich ». S. Roza ne cache pas sa perplexité devant le vrai problème : la réception de pareilles idées par les intellectuels français et notamment la réception de Heidegger par Sartre, Derrida, Deleuze voire Badiou et Agamben.

Le cas le plus marqué est celui de Michel Foucault. Celui-ci a parfois varié en politique et dans sa relation aux Lumières mais pour l’essentiel ses propos sont clairs quand on les parcourt : « en français, la torture, c’est la raison », « l’autonomie de structure (de la raison) porte avec soi l’histoire du dogmatisme et du despotisme ». Et c’est parfois pire et plus absurde. Voici de quoi convaincre du caractère gratuit et sans fondement des formules de Foucault, comme le relève Stéphanie Roza : « Le socialisme a été d’entrée de jeu, au XIXe siècle, un racisme. Avant l’affaire Dreyfus, tous les socialistes, enfin les socialistes dans leur extrême majorité, étaient fondamentalement racistes ». C’est de la pure fantaisie. En France comme en Belgique, seuls quelques socialistes par exemple étaient antisémites (en Belgique, le juriste Edmond Picard et deux ou trois épigones).

La ligne directrice de Foucault est connue. Il est le héraut d’une critique permanente de tout (il n’est pas forcément inacceptable d’être hypercritique) et d’une dénonciation de tout pouvoir, assimilé à la prison. Pour lui, tout est enfermement (les hôpitaux psychiatriques en premier puisque la raison n’existe pas pour lui ou est le pire de tous les maux). Son maître-mot est la résistance au pouvoir, à tout pouvoir (aveu de l’incapacité à le modifier et plus encore à le prendre ?), à toute normativité, à tout discours construit. Dès lors, à la participation aux luttes sociales classiques pour le pouvoir politique et économique, il préfère la lutte pour la fermeture des hôpitaux psychiatriques et dans le domaine des relations sexuelles (comme la reconnaissance de l’homosexualité). Ce n’est pas toujours absolument blâmable mais cela crée insidieusement une politique non plus générale mais particulière. Cela correspond bien en fait à l’émergence des nouveaux thèmes politiques, spécialement à gauche, des dernières décennies, en prenant forcément un peu ou pas mal de la place aux autres.

S. Roza ne peut voir au nom de quoi, de quels critères ou fondements, M. Foucault établit ses exclusives, ses choix. En réalité, Foucault est hostile à une construction philosophique ou politique globale, structurée, qui ipso facto, créerait une forme de pouvoir…

Il ne peut ou ne veut rien changer dans la société. En 1984, il dit que les tentatives de transformations sociales à visée universelle mènent directement à l’horreur totalitaire. Selon lui, à la différence de ce qu’y voient les rationalistes, l’étude des Lumières aboutit à mettre en relief le caractère essentiellement contingent de l’aspiration à une vérité. On voit poindre derrière de telles idées la contestation du caractère universel des droits de l’homme, ce qu’il dit explicitement à Chomsky en 1971, rappelle S. Roza : « Vous ne pouvez m’empêcher de croire que ces notions de nature humaine, de justice, de réalisation de l’espèce humaine sont des notions et des concepts qui ont été formés à l’intérieur de notre civilisation ».

Le rapport de Foucault aux Lumières est complexe et contradictoire. Il reprend au fond d’une certaine manière le rôle politique critique des philosophes du XVIIIe siècle, mais finit par se séparer d’elles au nom de leur pratique critique en niant la possibilité de toute critique rationnelle. C’est intellectuellement intenable.

Reste un problème. Foucault a obtenu la plus haute charge universitaire française, celle de professeur au Collège de France. Comment a-t-on pu être aussi aveugle ?

L’anti-progressisme

J’ai traité assez longuement la question du progrès et de l’idéologie du progrès dans mon article de 2017-2018 déjà cité pour simplement ajouter et commenter quelques éléments mis en exergue par Stéphanie Roza. Elle utilise notamment pour cette partie de son étude les textes d’un collectif de Grenoble « Pièces et main d’œuvre » et spécialement ceux d’un de ses membres qu’elle nous dépeint comme plus modéré que bien d’autres.

Bertrand Louant ne renie pas vraiment les Lumières. Il les loue comme une pensée en lutte à son époque contre l’ignorance et la superstition, mais il dénonce le scientisme qui aurait supplanté l’ancienne conception au XIXe siècle et aurait fait de la science une religion et plus encore de la « techno-science » après 1945. Le scientisme comme impérialisme de la science sur l’ensemble des domaines humains est certain, mais il a produit une volonté de développer la science qui ne peut être négative. Plus largement même, il ne faut pas voir par exemple l’art comme réduit à une pure subjectivité. Il utilise des techniques nouvelles notamment dans les arts graphiques. Ainsi en 1896, à la fin de sa vie, Félicien Rops écrit-il : « Il faut avant tout, en art, littérature, ou peinture, et même en musique que chaque fragment de production soit un avéré progrès… Sans cela on est en perte ».

Mais Louant ne semble pas entendre grand-chose à la science. Pour lui, le darwinisme ne tient pas debout parce qu’il n’est qu’« une pure projection idéologique de la structure de la société anglaise sur le règne animal et végétal ». On voit le funeste enchaînement des raisonnements. Louant se moque de savoir si Darwin dit vrai (Louant y connaît-il quelque chose ?). La vérité n’est pas son problème, la nature ne peut être que belle et égalitaire et peut-être belle parce qu’égalitaire. La nature est sa religion.

L’autre argument, c’est l’identification fréquente – quasi de règle dans le milieu irrationaliste – entre la technologie et parfois la science et un capitalisme qu’il faut abattre quel qu’en soit le prix.

Tout le mal serait le fait du développement technologique, cause véritable des guerres. C’est la soif de savoir d’Einstein et des physiciens qui a conduit à la bombe atomique. L’idéologie nazie, le nationalisme, les causes religieuses (la Byzance des VIIe-VIIIe siècles connaît même de rares violences sur la seule question des icônes, sans qu’on puisse trouver un autre motif), idéologiques ou géopolitiques n’existent pas pour Louant. Le poids des arguments d’Einstein à Roosevelt dans sa lettre de 1939 pour se mettre à l’abri d’une toute-puissance nazie ne l’impressionne-t-il pas ? Einstein avait-il le pouvoir d’allouer l’énorme budget nécessaire ?

Ces néo-luddites refusent de reconnaître ou même d’espérer un progrès quelconque. Comme si la vie d’aujourd’hui n’était pas meilleure qu’avant la révolution industrielle ! Maintenant un Belge lambda voit la médecine guérir sans problème un mal dont aucun médecin de son temps n’a pu soulager Louis XIV. S. Roza leur concède tout au plus – à juste titre selon moi – que les hommes des Lumières ont été naïfs ou trop optimistes en ayant confiance que les sociétés humaines feraient bon usage du progrès scientifique et technique.

Le résultat de telles inepties est particulièrement catastrophique aujourd’hui. Elles sont la source principale et la justification des adversaires de la vaccination.

S. Roza s’en prend à un cas plus mélangé, celui de Jean-Claude Michéa, qui se veut de gauche. Dans son ouvrage Le complexe d’Orphée, publié en 2004, Michéa rejette « l’idéologie du progrès parce qu’elle est inséparable de la foi libérale et capitaliste ». Critiquer le libéralisme est certes parfaitement concevable, mais quand l’anti-libéralisme devient une religion, on n’aboutit qu’au dogmatisme et au mépris du réel.

Michéa s’en prend aussi aux droits de l’homme, qu’il voit comme une pression illégitime à l’unification du genre humain, sans prendre en compte que les droits de l’homme sont supérieurs aux vieilles traditions. Celles-ci sont la seule issue si l’on refuse progrès et droits de l’homme. Même aux mains d’un libertaire, le conservatisme n’est pas sans risque.

L’anti-universalisme

La question de l’universalisme ou plutôt de l’anti-universalisme est sans doute la plus présente dans le débat public. Toute la question de l’antiracisme, du féminisme, du décolonialisme engendre des débats plus qu’animés, à défaut de n’être pas souvent productifs. La discussion porte spécialement et notamment sur l’intersectionnalité ou du féminisme intersectionnel, du cumul de discriminations comme être femme et noire. De pareils cas existent forcément en grand nombre et on peut étudier les effets spécifiques du cumul de « handicaps ». Mais certains protagonistes de ce thème imaginent un lien de consubstantialité entre ces éléments et en font le moteur de toutes les discriminations, selon un mode de raisonnement de type : la colonisation et l’oppression de la femme se joignent pour fonder une idéologie nationale raciste.

On met en cause même les mouvements antiracistes et féministes « traditionnels » parce qu’ils sont l’œuvre de Blancs qui agissent au nom d’un idéal de droits universels. Dès lors, les droits de l’homme sont une invention mal intentionnée des Blancs et des Blanches. On parle alors de « trahison » du féminisme occidental.

En étudiant les personnes et les groupes porteurs de ces thèmes, Stéphanie Roza estime n’avoir trouvé qu’un grand vide d’argumentation.

Ainsi, en analysant un des textes fondateurs de ce mouvement, celui de Kimberlé Cresham de 1991, elle en montre l’absurdité. K. Cresham s’y borne à étudier deux groupes de femmes qui vivent dans un refuge aux États-Unis, l’un de femmes noires, l’autre de femmes asiatiques. Tous deux se sentent opprimés pour des raisons différentes que Cresham unifient sous l’étiquette de femmes non-blanches en dénonçant des réglementations adaptées aux femmes blanches sans jamais voir que la caractéristique qui réunit toutes ces femmes est d’être pauvres. K. Cresham, elle, conclut : « La race et le genre sont parmi les tout premiers facteurs responsables de cette distribution particulière des ressources sociales qui aboutissent aux différences de classe observables ». Il y a en plus dans ces raisonnements un défaut que l’on observe fréquemment, la prévalence du seul cas des Noirs américains. Mais comment appliquer pareille théorie dans les poches de pauvreté que sont bien des villages pauvres du centre de la France ? Cresham escamote intégralement l’oppression de classe et ne peut y voir ni un moteur important ni l’oppression de base. Dans la pratique, K. Cresham réclame une « politique identitaire », pensée par et pour les Noirs faisant fi des différences sociales entre Noirs, entre femmes.

Dans les combats autour d’un thème annexe, celui de la décolonisation, les représentants de cette tendance mettent en cause les responsables des pays du tiers-monde qui se situent dans la ligne de l’universalisme. S. Roza se fait un plaisir de citer plusieurs textes de leaders du tiers-monde qu’il est impossible ou pas si simple de traiter en laquais de l’Occident. Elle utilise plusieurs textes importants d’Hô-chi-Minh, qui, en 1921 comme en 1945, en réfère constamment à la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 et à la Déclaration des droits de l’homme et des citoyens de la Révolution française de 1791. Loin d’y rejeter l’homme blanc, il veut soutenir les ouvriers français opprimés par le patronat, une fois le Vietnam libéré de cette emprise. S. Roza cite aussi Nehru, qui adhère au rationalisme et à la science : « Je suis convaincu que ce sont les méthodes de la science qui, plus que tout, ont révolutionné l’existence humaine ». La malignité de la référence vient de ce qu’en s’exprimant de la sorte, Nehru s’oppose à Gandhi, qui veut tout le contraire : une régénérescence des traditions des valeurs et du passé indiens.

S. Roza traite également sous l’angle de l’anti-universalisme d’un des intellectuels les plus importants de la critique post-coloniale, Talal Asad. Celui-ci a enseigné l’anthropologie à l’Université John Hopkins. C’est une personnalité considérable. Il est membre du Comité de la recherche économique et sociale en Angleterre et du Conseil de la recherche en sciences sociales aux États-Unis. J’ai déjà cité brièvement sa théorie de la religion, en la désignant comme ayant souvent recueilli l’assentiment des spécialistes du domaine[8].

Outre qu’il n’a jamais dissimulé son hostilité à Rushdie, il a publié en 2003 un livre dirigé contre le sécularisme et les droits de l’homme, un autre en 2007 visant à « déconstruire », comme on le dit dans ce monde, les préjugés des Occidentaux à l’encontre des terroristes (il était pourtant basé à New-York) et un troisième, avec Judith Butler, sur l’affaire des caricatures danoises de Mahomet, pour légitimer la dénonciation du blasphème. En 2015, quelques jours après l’attentat contre Charlie Hebdo, il donne une interview dans laquelle il remet en cause le caractère sacré (c’est un terme que je ne ferai cependant pas mien non plus) de la liberté d’expression.

Comme anthropologue, partant de l’idée que l’on définit la religion sur base du seul moule du christianisme – une opinion exacte pour le passé, mais périmée depuis plusieurs générations – et spécialement sur celle du luthéranisme, qui centre la religion sur la foi intime, il oppose l’islam à cette vision de la religion.

À la différence du christianisme, l’islam, qu’Asad présente toujours comme un bloc homogène, doté seulement de quelques traîtres, est fondé sur un rapport aux textes sacrés vus comme une autorité pour le croyant dans ses faits et gestes. Le chrétien, en revanche, cherche à connaître Dieu et à avoir une relation avec lui tandis que pour un musulman, la foi, ce sont fondamentalement des actes, expose Asad.

Dans un ouvrage récent traitant du fanatisme, le dominicain Adrien Candiard corrobore cette vision du moins dans les limites d’une des grandes écoles théologiques de l’islam, le hanbalisme et du représentant de cette école au XIVe siècle Ibn Tamiyya. Le hanbalisme postule en effet que l’homme ne peut connaître Dieu, mais uniquement l’expression de sa volonté, c’est-à-dire ses ordres, donc le Coran[9].

Sur ces bases, on ne peut que poser deux blocs irréductibles à jamais, l’islam et le christianisme. On notera qu’Ibn Tamiyya est connu comme l’inspirateur du GIA algérien, qui s’en est servi pour justifier l’assassinat de chrétiens et d’agents de l’État algérien.

Plus sophistiqué et plus contemporain dans son expression, Asad voit dans la gouvernance libérale (l’occidentale) une technique de consensus dont le sécularisme est le moyen. Mais selon lui, ce n’est que le masque de la coercition. Je croyais pourtant que le sécularisme était fondé sur la liberté d’exprimer ses convictions personnelles dans les limites de celles des autres… Asad nous narre tout un roman historique pour étayer sa thèse. Le problème des Occidentaux serait les guerres de religion du XVIe siècle. Selon Asad, le sécularisme a permis, en calmant ces guerres, de les remplacer par les guerres coloniales et nationales (je ne sais pas où il met le second conflit mondial). Chose extravagante, il ne fournit aucun texte historique qui puisse étayer pareille idée. Ici encore, la vérité ne compte pas ou elle est laissée aux tâcherons de l’histoire.

Et donc en clair, le sécularisme serait la source réelle de la colonisation. Il n’est pas le seul à soutenir cette position, notamment en France, sous prétexte que le grand républicain laïque Jules Ferry a dit dans un discours que la France répandait dans ses colonies les idéaux républicains. Mais Clemenceau, qui n’était pas moins républicain et laïque, était anticolonialiste au nom des mêmes idéaux. En plus, cet argument ne pourrait valoir, comme rétorque S. Roza, que pour la colonisation française et en aucun cas pour l’anglaise, l’allemande ou la portugaise. J’ajouterais que le cas du Congo belge (auquel Asad ne pense pas, ses dossiers d’arguments sont toujours tronqués ou vides) est pire encore : la colonie belge a été intégralement phagocytée par les missions chrétiennes, avec une atténuation à partir de 1954 seulement. Sans doute pour Asad, les États-Unis sont-ils le paradigme de la colonisation du fait des guerres de 2001 et 2003, mais confondre celles-ci avec la colonisation historique est pour le moins approximatif et de toute manière, les États-Unis ont toujours dénoncé le colonialisme des Européens au nom de leur tradition d’un pays lui-même autrefois colonisé.

Pour couronner le tout, Asad qui, il est vrai, en réfère sur ce point à Hanna Arendt, les droits de l’homme dépendent exclusivement des législations nationales et donc « l’État a le droit de se servir du discours des droits de l’homme pour contraindre ses propres citoyens de même que les pouvoirs coloniaux avaient le pouvoir d’utiliser ce discours contre leurs propres sujets ». Quant aux États musulmans, ils peuvent n’en avoir que faire. Je retiens toutefois le mot « discours » : l’influence de Foucault n’y est-elle pas pour quelque chose ?

Perplexités

On peut suivre Stéphanie Roza quand elle écrit : « Nous estimons avoir trouvé d’importantes raisons de la débâcle idéologique dans le devenir de la pensée critique au cours de la deuxième moitié du XXe siècle ». Certes, bien des changements sociaux, politiques, religieux, etc. ont eu lieu dans cette période, mais elle a raison de mettre l’accent sur le rôle du postmodernisme dans la défaite du rationalisme.

Mais on reste au milieu du chemin. Comment et pourquoi tant d’intellectuels français d’après 1945 ont-ils fait de Heidegger leur idole ? Si la lutte contre le capitalisme était le motif de beaucoup, il est difficile de prendre Heidegger pour un anticapitaliste, mais il était hostile aux sciences et à la technologie. Capitalisme et science ne sont pas deux mots pour dire la même chose, affirmation sans base que certains dont je viens de parler nous assènent sans cesse. Et puis Sartre n’était point si sot. Quant à l’audience dont Michel Foucault a bénéficié, elle ne me semble pas plus explicable.

Stéphanie Roza lie tout cela au retrait de la gauche, entendue à peu près au sens traditionnel incluant le rationalisme, partie de son livre que mon texte minimise. Sur cet aspect, je lui poserais bien une question.

Le mot « gauche » peut-il encore apporter de la clarté ? S. Roza ne voit-elle pas que les critères qui faisaient que quelqu’un était de gauche il y a trente ou quarante ans et ceux qu’on emploie aujourd’hui n’ont plus tant de points communs ? Et que les irrationalistes qu’elle dénonce ont pris le dessus et confisqué le terme. Le souci de la nature était de droite et celui de la liberté d’expression de gauche. Tout est inversé. Pour ma part, j’aime mieux la clarté.


Notes

  1. Interview par Javier Moreno, publiée initialement dans El Pais, reprise dans Le Soir du 20 novembre 2020 sous le titre « Trump a causé beaucoup de torts aux États-Unis et dans le monde ». ↑
  2. Propos tenus le 16 novembre 2020 dans un entretien accordé à la revue Le Grand Continent, passage repris dans Le Monde du 18 novembre 2020. ↑
  3. Michel Guerrin, « Enseignants et artistes, même combat », Le Monde du 24 octobre 2020. ↑
  4. Michel Guerrin, « À l’école de la liberté d’expression », Le Monde du 21 novembre 2020. ↑
  5. Patrice Dartevelle, « L’héritage des Lumières. Une succession après inventaire », mis en ligne sur www.athee.info le 16 juillet 2017, texte dans L’Athée, n°5 (2018), pp. 81-101. ↑
  6. Stéphanie Roza, La gauche contre les Lumières, Paris, Fayard, 2020, 203 p. ↑
  7. Sur ce sujet, on lira aussi la contribution de Jean Bricmont, « L’école de Francfort, la dialectique contre les Lumières » in Le grand bazar de l’irrationnel, Bruxelles, ABA Éditions, 2020, pp. 105-128. ↑
  8. Patrice Dartevelle, « De la religion au-delà de Saint-Germain-des-Prés », mis en ligne sur www.athees.net le 24 avril 2020, texte dans L’Athée, n°6 (2019), pp. 49-66, spécialement p. 51. ↑
  9. Adrien Candiard, Du fanatisme. Quand la religion est malade, Paris, Les Éditions du Cerf, 2020. ↑
Tags : anti-progressisme anti-universalisme irrationalisme Lumières Michel Foucault raison Tala Asad

Dernière Newsletter
31/10/2022 - Newsletter N°39
23/10/2022 - Newsletter N°38
26/09/2022 - Newsletter N°37
30/06/2022 - Newsletter N°36

Articles récents

  • Sainte Marie, mère de Dieu, protégez-nous de l’athéisme
  • Dieu et la science : les preuves à l’épreuve
  • Au-delà de l’Ubuntu
  • Une Église en soins palliatifs
  • L’HISTOIRE VRAIE DE mohamED

Notre chaine YouTube

https://www.youtube.com/c/Atheesdebelgique/playlist

« Surréalisme et athéisme en Belgique », une conférence de Christine Béchet

https://www.youtube.com/watch?v=0DmbhFp-3nY&t=732s

« Laïcité et ré-islamisation en Turquie » par Bahar Kimyongür (avec illustrations et questions/réponses)

https://www.youtube.com/watch?v=eg4oVSm322Y&t

L’athéisme est il une religion ? Par Jean-Michel Abrassart

https://www.youtube.com/watch?v=1exjhF1LaFw&t

« Laïcité et athéisme » une conférence de Véronique De Keyser

https://www.youtube.com/watch?v=I1wByrcVbaA&t

« Athéisme et (in)tolérance » une conférence de Patrice Dartevelle

https://www.youtube.com/watch?v=hzgWQoOtsqI

« Athéisme et enjeux politiques » une conférence de Serge Deruette

https://www.youtube.com/watch?v=bYTzQOLBO9M&t=3s

Catégories

  • Agnosticisme
  • Anticléricalisme
  • Arts
  • Arts, Culture
  • Athéisme
  • Autres
  • Conférence
  • Coronavirus
  • Croyances
  • Direct
  • Edition
  • Enseignement
  • Evenements ABA
  • Histoire
  • Humanisme
  • Irrationalisme
  • Laïcité
  • Libre arbitre
  • Libre pensée
  • Littérature
  • Livre
  • Lois divines
  • Matérialisme
  • Modernité/Postmodernité
  • Nécrologie
  • Non classé
  • Nos articles
  • Pandémie
  • Philosophie
  • Pseudo-sciences
  • Religion
  • Revue
  • Sciences
  • Section ABA en Belgique
  • Sociologie
  • Vidéos

Mots-clés

ABA anticléricalisme Association athée athée athée caché athéisme Big Bang Caroline SÄGESSER catholicisme chansons athées chants athées conférence coran croyance croyances création Darwin dieu foi histoire des idées humanisme islam ISLAMOPHOBIE Italie Juste Pape laïcité libre-pensée Lumières Meslier mort Paradis patrice dartevelle Philosophie physique Pierre Gillis rationalisme religion religions révolution science Science-fiction sens de la vie serge deruette États-Unis écrivain

Libre pensée

  • Fédération nationale de la libre pensée
  • Libres penseurs athées

Lien Scepticisme

  • Lazarus Mirages
  • Observatoire zététique de Grenoble
  • Scepticisme Scientifique
  • skeptico.blogs.com

Liens Atheisme

  • Amicale athée
  • Atheisme Canada
  • Athéisme internationale
  • Atheisme.free.fr
  • Atheisme.org
  • Dieu n'existe pas
  • Fédération nationale de la libre pensée
  • Front des non-croyants
  • Libres penseurs athées
  • Union des athées

Liens Science

  • Lazarus Mirages
  • Observatoire zététique de Grenoble
  • Scepticisme Scientifique
  • skeptico.blogs.com

Philosophie

  • Atheisme.org
  • Libres penseurs athées

Méta

  • Inscription
  • Connexion
  • Flux des publications
  • Flux des commentaires
  • Site de WordPress-FR
© Les Athées de Belgique