Les Athées de Belgique
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Archives par mois : octobre 2021

Histoire de l’athéisme en Belgique

Posté le 24 octobre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme, Edition, Livre Laisser un commentaire
Sous la direction de Patrice Dartevelle et Christoph De Spiegeleer

LE LIVRE

Parmi les Belges qui déclarent leur conviction ou leur non-conviction religieuse dans des récents sondages d’opinion internationaux, des pourcentages importants des répondants se disent athées. Pourtant, il n’existait jusqu’ici en Belgique aucun ouvrage global qui analyse le rôle de l’athéisme dans l’histoire intellectuelle, politique et culturelle du pays. Le présent ouvrage est le fruit d’une collaboration entre Liberas (Gand) et l’Association Belge des Athées. Avec l’appui de la Communauté flamande, de la Fédération Wallonie-Bruxelles et des organismes coupoles du mouvement laïque, les deux associations ont uni leurs forces pour couvrir, d’une manière accessible et scientifique, le sujet dans la Belgique tout entière pour les XIXe et XXe siècles.

Dans ce volume, la négation de l’existence de Dieu n’est pas traitée seulement d’un point de vue philosophique mais à travers les débats dans les universités et le monde scientifique, dans le monde politique et laïque ainsi que dans les arts et les lettres. L’athéisme y est étudié comme un phénomène social qui a rencontré beaucoup de résistance. De nombreux scientifiques, penseurs, écrivains et artistes éminents, de Félicien Rops à Leo Apostel, jouent un rôle dans cette histoire et trouvent leur place dans l’ouvrage. Les auteurs des contributions sont des spécialistes issus d’universités ou d’institutions patrimoniales.

L’ouvrage est la version française d’un travail réalisé en commun par l’Association Belge des Athées et Liberas ( Centrum voor de geschiedenis van het vrije denken en handelen- Gand) La version néerlandaise du livre est publiée par Liberas (info@liberas.eu).


SOMMAIRE

Patrice Dartevelle et Christoph De Spiegeleer, Avant-propos 

Anne Staquet, Plurivocité de l’athéisme

Religion et science : l’athéisme dans les milieux académiques

Raf De Bont, « Une ménagerie perfectionnée » : évolutionnisme, athéisme et guerre culturelle Anne Morelli, L’athéisme à l’Université Libre de Bruxelles
Gita Deneckere, Tensions entre science et foi à l’Université de Gand, 1850-1914
Alain Vannieuwenburg et Niels De Nutte, Le Blandijn, sans confession? Raison critique et athéisme au cœur de la formation en sciences morales dispensée à l’Université de Gand. Le rapport avec la laïcité organisée

Willem Elias, Leopold Flam (1912-1995) : « La philosophie, c’est l’athéisme » Patrice Dartevelle, Robert Joly (1922-1921), philologue rationaliste et athée

Libre pensée et idéologie politique : l’athéisme dans les milieux laïques et politiques

Jeffrey Tyssens, Franc-maçonnerie et athéisme
Christoph De Spiegeleer, Le mouvement libre penseur et l’athéisme à Bruxelles dans la seconde moitié du XIXe siècle
Caroline Sägesser, L’athéisme est-il soluble dans la laïcité? Regards sur 50 ans d’action laïque au CAL
Jacques Gillen, Athéisme et anarchisme en Belgique : entre athéisme intransigeant et tolérance face aux religions
François Belot, Au Parti Communiste de Belgique, l’athéisme au service de la lutte  des classes
Pierre Gillis, Le matériathéisme  de Bob Claessens

Critique des religions et blasphème : l’athéisme dans les milieux artistiques et littéraires

Michel Draguet, Rops à l’épreuve de l’athéisme
Christine Béchet, Surréalisme et athéisme en Belgique
Hans van Stralen, Aversion. Sur les traces du cheminement de Marnix Gijsen et Gerard Walschap vers l’athéisme


POUR SE LE PROCURER

– L’ouvrage peut être commandé dans toutes les librairies de France et de Belgique au prix de 25 €

– Les particuliers (et les libraires d’autres pays) peuvent également le commander auprès de l’éditeur en adressant un mail à atheesdebelgique@gmail.com et en versant le prix (+frais de port) sur le compte BE95 0688 9499 3058 (BIC : GKCCBEBB) de l’Association Belge des Athées.

Pour les commandes, envoyer un mail à atheesdebelgique@gmail.com

Illustration de couverture : Pol Bury, La fin du christianisme (1940),
Collection Musées royaux des Beaux-arts de Belgique, Bruxelles/photo :

J. Geleyns-Art-photograpbhy, © SABAM Belgium.

Format : 159 X 210 mm Nombre de pages : 320 Poids : 485 gr.
ISBN : 978-2-931056-05-9

Octobre 2021

Tags : Alain Vannieuwenburg et Niels De Nutte Anne Morelli Anne Staquet Caroline SÄGESSER Christine Béchet Christoph De Spiegeleer François Belot Gita Deneckere Hans van Stralen histoire de l'athéisme Jacques Gillen Jeffrey Tyssens Michel Draguet patrice dartevelle Pierre Gillis Raf De Bont Willem Elias

Pourquoi l’athéisme et pas l’agnosticisme ?*

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Au plan historique, athéisme et agnosticisme ont une origine commune : l’Athènes du Ve siècle avant Jésus-Christ. Cependant, si le mot « athée » est bien créé à cette époque, pour l’agnosticisme, seul le concept existe indubitablement, mais pas le mot.

Protagoras

C’est Protagoras (environ 490-420 avant Jésus-Christ) qui propose très tôt une théorie de la connaissance qui fonde son agnosticisme.

Le premier des sophistes, célèbre en son temps (Platon décrit l’effervescence lors d’un retour de l’Abdéritain à Athènes), a écrit une phrase, qui est le paradigme de départ de l’agnosticisme.

Elle provient de son ouvrage Sur les dieux, qui est perdu, mais qui est cité par plusieurs sources avec parfois de légères différences (Platon, Théétète 162 d ; Cicéron, De Natura deorum, I, XXIII, p. 63 ; Eusèbe, Préparation évangélique, XIV, p. 3, p. 7 ; Sextus Empiricus, Contre les physiciens, I, pp. 55-56).

Suivons Sextus Empiricus et Eusèbe qui ajoute la seconde phrase :

Des dieux je ne puis dire ni qu’ils existent ni qu’ils n’existent pas, ni quels ils sont quant à leur forme. Car nombreux sont les obstacles à ce savoir, leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine.[1]

Au lieu de « invisibilité », on traduit parfois par « l’obscurité de la question ».

La formule s’inscrit dans la philosophie des sophistes.

Le livre Sur les dieux est le premier des Antilogies. Les Antilogies sont l’expression de la théorie sophistique sur l’existence de deux discours sur toutes choses, deux discours qui se contredisent ou s’annulent.

Cette position se concrétise par l’autre formule protagoréenne célèbre, utilisée par Sextus Empirucus et reprise par Platon qui, en outre dans Les Lois, 716 C, la reprend sous la forme d’une contradiction trait pour trait : « Or, pour nous la divinité doit être la mesure de “toutes choses” ».

Protagoras veut que l’homme soit mesure de toutes choses, de l’existence de celles qui existent et de la non-existence de celles qui n’existent pas[2].

Un commentateur chrétien, Didyme l’Aveugle, explique plus longuement le point de vue de Protagoras. Pour celui-ci, pour des choses qui sont, l’être consiste dans l’apparaître :

Pour toi qui es présent, j’apparais assis ; à celui qui est absent, je n’apparais pas assis : que je sois assis ou que je ne le sois pas est obscur » ou encore « En moi qui suis sain, il y a une perception du miel comme étant doux, alors qu’il est perçu comme amer par un autre qui est malade : qu’il soit doux ou amer est donc obscur[3].

Le doute absolu sur toute réalité fera estimer à d’aucuns – tant dans l’Antiquité postérieure à Diogène d’Œnonanda, épicurien du IIe siècle après Jésus-Christ, que chez les exégètes contemporains – qu’il devait s’ensuivre que Protagoras niait l’existence des dieux. On ne possède rien de tel et je ne crois pas à cette interprétation. Si Protagoras avait affirmé la non-existence de dieu, il aurait été en contradiction avec sa propre philosophie : seule l’apparence a une réalité et de celle-ci, on ne peut rien dire.

C’est au fond une position qui comporte certes une forme d’irrationalisme contestable, mais on peut la voir comme une position découlant d’une théorie de la connaissance. À mon sens, elle a peu à voir avec la timidité, l’irrésolution, ou la lâcheté que l’on prête habituellement aux agnostiques, que l’on soit athée ou déiste (et a fortiori théiste).

Le scepticisme

Le scepticisme semblerait mener le plus près de l’agnosticisme.

Ce n’est par exemple pas le cas du sceptique antique le plus représentatif, celui dont les textes ont été les mieux conservés, Sextus Empiricus (nous ne savons pratiquement rien de sa vie, il était actif vers 190). Comme Protagoras, il s’en tient aux phénomènes et sa critique porte sur ce qu’on dit des phénomènes. Curieusement – ses arguments sont d’une étonnante faiblesse –, il refuse de nier l’existence des dieux.

Comme le font le plus souvent les sceptiques, Sextus Empiricus s’en prend aux affirmations sur ce qu’est Dieu. Pour concevoir l’essence du cheval, il faut connaître la forme du cheval. Ceux qu’il appelle les dogmatiques disent tous des choses différentes sur Dieu : qu’il est incorporel ou corporel, qu’il est à l’image de l’homme ou non, qu’il est dans le monde ou à l’extérieur. « Qu’ils nous proposent une esquisse » écrit-il, car « on nous parle d’un être impérissable et bienheureux, mais nous ne connaissons pas l’essence de Dieu et donc de ses attentes non plus. »

Pour lui, la preuve de l’existence de Dieu ne relève pas de l’évidence et Dieu échappe à la compréhension.

Certains disent que Dieu est la providence de toutes les choses. Si c’était le cas, dit-il, il n’y aurait ni mal ni méchanceté. S’il n’est la providence que de certaines choses, pourquoi sélectionne-t-il ? Ou bien la providence vaut pour tout, elle a le pouvoir et la volonté, ou bien elle a la volonté sans le pouvoir, ou bien le pouvoir sans la volonté ou bien aucun des deux. Mais la première hypothèse a déjà été réfutée. Si la providence a la volonté sans le pouvoir, elle est moins puissante que la cause qui lui permet de l’empêcher d’être une providence. Si elle a le pouvoir, mais pas la volonté, elle est méchante. Si elle n’a ni l’un ni l’autre, elle est méchante et impuissante. Dieu n’est donc pas la providence des choses de ce monde.

Soutenir que Dieu existe et qu’il est la providence de toutes choses est donc une ineptie[4]. S’il y a bien critique des discours théologiques, on ne voit pas d’agnosticisme affirmé chez Sextus Empiricus.

Si la manière est différente, Montaigne (1533-1592) est bien un sceptique, mais pas un agnostique. Selon lui, tout ce que l’on peut dire, c’est que Dieu est une puissance incompréhensible. Les religions sont pleines de contradictions : les chrétiens justifient leur foi par la raison, mais ce qu’ils croient est contraire à la raison. On croit par coutume, pas par vraie conviction. Placé dans un autre contexte, on adopterait une autre religion. Puisqu’on ne peut pas décider en raison, le plus sage est de se conformer à la coutume.

Il n’a donc pas choisi la voie de l’agnosticisme, malgré l’époque qu’il connaît et ses meurtres innombrables pour raisons religieuses.

Le dernier sceptique que j’examinerai sera David Hume (1711-1776).

Dans ses Dialogues sur la religion naturelle, rédigés vers 1750, qu’il ne rendra pas publics de son vivant (mais dont il préparera la publication posthume en 1779), il met en scène trois personnages : un déiste, un théiste et un sceptique. C’est à ce dernier qu’il donne l’avantage, notamment dans sa conclusion. Pour Philon, le sceptique, une totale suspension du jugement est la seule ressource raisonnable[5].

Pour Hume, les religions ont une origine purement humaine. Elles proviennent de l’ignorance. Le dogme catholique de la présence réelle est ridicule : il sera probablement difficile, dans le futur, de persuader des peuples que des hommes aient pu croire ça !

Mais en définitive, tout est un inexplicable mystère et la seule solution : la suspension du jugement.

Il semble cependant être mort en athée.

On voit le problème général de toute la période chrétienne : l’obligation de croire (et de pratiquer) va interdire tout abandon manifeste de la croyance officielle. Les dissidents doivent ruser à leurs risques et périls. De ce fait, l’historique de l’athéisme, spécialement pendant cette période, est souvent difficile, ce qui ne justifie pas que Michel Onfray, dans son Traité d’athéologie[6], fasse commencer l’athéisme au curé Meslier et donc au tournant des XVIIe – XVIIIe siècles.

En cherchant un peu, on peut aussi citer le cas de l’empereur Frédéric II Hohenstaufen (1194-1250) dont on ne sait trop s’il était athée ou agnostique. Il était sans doute matérialiste. Georges Minois conclut à son sujet : « cette extrême curiosité, ce souci constant de vérification indiquent plutôt un esprit rationaliste et agnostique »[7].

Certains tentent donc une attitude de « négociation » avec le pouvoir.

Le cas le plus clair de ce type est sans doute celui de Pietro Pomponazzi (1462-1525), qui publie en 1516 un traité De l’immortalité de l’âme. Il conclut que l’idée de l’immortalité de l’âme est un subterfuge, mais tout le début du traité dit le contraire « puisque toutes les religions affirment l’immortalité de l’âme, le monde entier serait trompé si l’âme mourait ». Pourtant, l’époque est un peu particulière. Le pape de l’époque, Léon X, et plusieurs cardinaux ne croient guère à l’immortalité de l’âme.

Autour de Darwin

C’est autour de Darwin, qui va cristalliser la question de l’agnosticisme, qu’on peut définir comme « le refus d’assumer en tant que foncièrement non argumentable, toute proposition positive ou négative concernant l’existence et la nature, jugées non connaissables, des commencements absolus »[8].

Un concept peut exister sans qu’on sache qui a forgé le mot correspondant. Mais dans le cas d’agnosticisme et d’agnostique, on connaît l’inventeur, la date et les circonstances d’invention. Le mot a été proposé par Thomas Henry Huxley, le grand-père du biologiste et philosophe Julian Huxley (1887-1975) en 1869, dans le cadre des débats de la Metaphysical Society, dont il venait de se faire membre. T. H. Huxley était, selon Darwin, son « agent général » et il se définissait, lui-même, comme le « bouledogue » de Darwin. T. H. Huxley était sûrement très anticlérical et peut-être athée.

Huxley raconte l’histoire sur un mode ironique, provoqué par son agacement face à la juxtaposition des divers dogmatismes et des dogmatiques représentés au sein de l’association philosophique. Il leur trouve un point commun : ce sont des gnostiques, c’est-à-dire des gens qui affirment avoir une connaissance de l’inconnaissance. Ce terme va s’imposer, malgré une présentation de l’affaire qui est fortement ironique, relevant peut-être de l’humour anglais, à moins d’être une simple boutade. Huxley raconte que lors de sa présentation, il avait ressenti le malaise du renard, qui, après s’être échappé du piège, où il avait laissé sa queue, s’est présenté devant ses compagnons normalement pourvus de leur appendice. C’est une référence à une fable d’Ésope, reprise par La Fontaine sous le titre Le renard ayant la queue coupée, dont voici le texte :

Un vieux Renard, mais des plus fins,
Grand croqueur de Poulets, grand preneur de lapins,
Sentant son Renard d’une lieue,
Fut enfin au piège attrapé.
Par grand hasard en étant échappé,
Non pas franc[9], car pour gage il y laissa sa queue ;
S’étant, dis-je, sauvé, sans queue et tout honteux,
Pour avoir des pareils (comme il était habile),
Un jour que les Renards tenaient conseil entre eux :
« Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux ?
Que nous sert cette queue ? Il faut qu’on se la coupe :
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra.
– Votre avis est fort bon, dit quelqu’un de la troupe :
Mais tournez-vous, de grâce, et l’on vous répondra. »
À ces mots il se fit une telle huée,
Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu :
La mode en fut continuée. [10]

Le fond de la question est évidemment la position de Darwin lui-même.

Jeune, Darwin essaye d’entrer dans les ordres. Son grand voyage d’exploration s’écoule de 1831 à 1836, mais tout indique que c’est entre son retour et son mariage en 1839 qu’il abandonne le dogme et la religion, et « se convertit » au transformisme.

On a souvent soutenu que Darwin était agnostique. De fait, on trouve quelques déclarations de sa part allant dans ce sens. Dans son Autobiographie, écrite en 1876 pour ses enfants, il dit effectivement :

Je ne prétends pas éclairer des problèmes aussi complexes. Le mystère des origines de toutes choses est insoluble pour nous ; et quant à moi, je dois me contenter de rester agnostique.

Mais dans l’édition « restaurée » (sa femme était intervenue pour purger le texte original), il écrit : « Cette incrédulité gagna sur moi à un rythme très lent, mais fort à la fin, complète… et il ne m’est point arrivé, depuis, de douter, ne serait-ce qu’une seule seconde, que ma conclusion fût correcte »[11].

En outre, ses Carnets de 1837-1839 suggèrent, eux, que cet agnosticisme était pure façade pour cacher l’athéisme :

Éviter de montrer à quel point je crois au matérialisme ». Dans une lettre de 1853, il regrette d’avoir utilisé des expressions à consonance religieuse dans L’origine des espèces : « J’ai longuement regretté de m’être aplati devant l’opinion publique et de m’être servi du terme ‘création ’ ; en fait, je voulais parler d’une ‘ apparition ’ due à un processus totalement inconnu.[12]

Par expérience, Darwin n’a donc jamais été un militant de l’athéisme. À son propos, je rejoins Patrick Tort, qui préfère parler d’athéité, c’est-à-dire d’un état de conviction de fait de l’homme sans Dieu. Pour Patrick Tort, l’agnosticisme apparaît comme une position de confort parce que le fait d’argumenter une non-existence pose des problèmes logiques réputés insurmontables.

La théière de Russell

Effectivement, croyants et agnostiques somment souvent les athées de démontrer la non-existence de Dieu, ce qui est impossible en stricte logique, sauf cas particulier (montrer que l’athéisme et une autre proposition s’excluent l’une l’autre et que l’autre est fausse).

Une précaution s’impose toutefois. En 1952, Bertrand Russell (1872-1970) rédige un article « Y a-t-il un dieu ? » pour la revue Illustred Magazine, qui refuse de le publier.

Son argument est le suivant :

Si je suggérais qu’il y a, en orbite elliptique, autour du soleil, une théière de porcelaine et que j’ajoute qu’elle est trop petite pour être détectée, et que j’en arrive à conclure que cette proposition ne peut être réfutée, on me considérerait comme un illuminé. Mais comment se fait-il que si l’existence de cette théière figurait dans des livres anciens, qu’elle était enseignée aux enfants, etc., toute hésitation à le croire deviendrait un signe d’excentricité… ?

Certes, on lui répondra que sa suggestion est gratuite et que des millions de gens – dont certains très éminents –, croient en Dieu. N’empêche que renvoyer la charge de la preuve aux seuls athées n’est pas si « logique ».

En outre, comme le dit Dawkins, il n’y a pas de preuve de la non-existence de la licorne, mais personne ne doute de son inexistence.

Les « preuves » de l’existence de Dieu

Examinons donc les preuves ou arguments en faveur de l’existence de Dieu et, ensuite, les arguments en sa défaveur. Beaucoup sont anciens, la préoccupation étant surtout médiévale. Je n’examinerai pas les arguments valant contre une religion particulière, ses Écritures, l’historicité de son ou ses fondateurs. Ils ont leur importance, notamment historique : ils ont souvent été le premier stade d’une évolution menant à l’athéisme. Cependant, ils ne sont pas fondamentaux.

Comme l’a relevé Dawkins, l’Église et les théologiens ont fini par cesser de trop cultiver ces arguments. Trop de preuves peut vouloir dire pas de preuve.

En 1987, André Léonard, alors futur évêque de Namur et archevêque de Malines-Bruxelles, écrit un paragraphe sur la précarité des preuves de Dieu :

Les preuves convainquent généralement surtout ceux qui n’en ont pas besoin. Cette relative inefficacité n’affecte pas seulement les preuves formelles, développées de manière technique. Plus généralement, c’est tout chemin métaphysique vers Dieu, qu’il ait la forme d’une « preuve » ou non, qui semble marqué d’une incurable précarité. [13]

Face aux difficultés de la raison, la foi et ce qu’elle a d’ineffable prend, de plus en plus, le dessus. Pendant longtemps, on a cherché un Dieu tout-puissant comme consubstantiel à son existence même. De plus en plus, aujourd’hui, en Occident, on parle d’un Dieu modeste et faible, comme le font, par exemple, Gabriel Ringlet ou Frédéric Lenoir.

— La preuve ontologique de Saint Anselme de Cantorbéry (1034-1109)

Elle consiste en un syllogisme :

1. Dieu est un être parfait.

2. Une perfection qui ne comprendrait pas l’existence ne serait pas parfaite.

3. Donc Dieu est doté également de l’existence.

Dans la Critique de la Raison pure (1781 et1787), Kant a répondu à l’argument (qui peut se présenter sous une forme légèrement différente : il n’y a rien de plus grand que Dieu…). L’existence n’est pas une propriété intrinsèque et l’argument confond un contenu conceptuel et un prédicat existentiel. En outre, si Dieu est parfait, d’où viennent les imperfections ? Plus généralement, pour le philosophe, les choses en soi ne peuvent être connues mais seulement pensées et l’existence de Dieu ne peut être prouvée.

— L’argument de la cause première ou cosmologique

C’est l’argument de Platon, d’Aristote, de Saint Thomas et de Leibniz. C’est aussi un syllogisme :

1. Tout ce qui a commencé à exister a une cause.

2. Or, l’univers a commencé d’exister.

3. Donc il est, il existe une cause première – Dieu.

Kant n’a pas apprécié non plus cet argument, qui ramène au précédent.

On pose l’existence d’un être nécessaire, comme pour l’ontologique. Cette existence nécessaire devrait être démontrée expressément.

Plus humoristiquement, Bertrand Russell, dans son célèbre Pourquoi je ne suis pas chrétien (1927), se rapporte à l’Indien qui affirme que le monde repose sur un éléphant et l’éléphant sur une tortue et qui, quand on lui demande : « Et la tortue ? », répond : « Et si nous changions de sujet… ».

Mais, si tout a une cause, qu’est-ce qui cause Dieu ? Si Dieu permet d’expliquer la création du monde, d’où vient la création de Dieu lui-même ? Saint Thomas réplique que l’argument consiste à poser Dieu comme un être qui a, en lui-même, sa raison d’être. Ce n’est en fait qu’une manière d’habiller son ignorance. Si A cause B est une expérience possible, A cause A n’est pas possible en logique.

— Le Big Bang

L’exploitation du Big Bang, théorie du chanoine Lemaître en 1927, comme preuve de l’existence de Dieu, peut être une variante d’un argument du type « cause première ».

Le pape François, le 2 octobre 2014, déclare que le Big Bang ne contredit pas « l’intervention de Dieu, au contraire, elle la requiert ». Des physiciens ne suivent pas cela (même des catholiques comme Dominique Lambert, spécialiste du chanoine Lemaître). Le Big Bang ne désigne pas un instant zéro, mais le premier que nous atteignons avec certitude aujourd’hui.

— Le dessein ou le principe intelligent ou le plan

C’est l’argument le plus fréquent des déistes du XVIIIe siècle et spécialement de Voltaire. C’est encore un syllogisme :

1. Il est évident que le monde est inexplicable s’il n’y a pas un ordre en lui, pour que la nature fonctionne, les organismes naissent et vivent, etc.

2. L’ordre n’est pas spontané.

3. Il faut que la cause de l’ordre de la nature soit intentionnelle.

L’argument a été critiqué par Hume, dans le Dialogue sur la religion naturelle. Il estime que l’argument est fondé sur notre ignorance des causes réelles et que de là, on passe sans preuve à la certitude d’un dessein divin. En outre, nous ne savons pas si la matière, elle-même, n’a pas un principe d’ordre.

Mais surtout, l’argument est très affaibli par la théorie de l’évolution. L’ordre n’a pas été créé pour nous. C’est nous qui, par sélection, nous sommes adaptés au monde.

En outre, s’il y a un principe intelligent, comment expliquer les ratés de l’évolution, les branches qui disparaissent pratiquement (Neandertal) ? La disparition inéluctable de la vie dans le système solaire fait-elle partie d’un plan aussi remarquable ?

— L’argument du miracle de la vie

La vie n’avait qu’une chance sur des milliards d’apparaître, elle ne peut qu’être le produit d’une volonté. Mais il y a des milliards de planètes, dans un univers qui existe au moins depuis plus de dix millions d’années.

— Le pari de Pascal

Pascal, à un moment, admet qu’il n’y a pas de preuve, mais qu’on ne risque rien à parier. C’est une sorte de roulette russe, voire une forme d’agnosticisme.

— L’argument moral

Le syllogisme est :

1. Si Dieu n’existe pas, les valeurs morales objectives n’existent pas (le « tout est permis » de Dostoïevski).

2. Or, la valeur morale objective existe.

3. Donc Dieu existe.

L’argument des valeurs morales objectives veut dire, par extension, que les nazis avaient beau trouver bonne moralement l’extermination des Juifs, leur point de vue aurait toujours été mauvais, même en cas de victoire de leur part.

Mais le lien entre l’existence de valeurs morales objectives et celle de Dieu n’est pas établi. En fait, certains trouvent souhaitable l’existence d’un Dieu garant des valeurs morales.

Les arguments contre l’existence de Dieu

On peut faire l’épreuve contraire et passer aux arguments contre l’existence de Dieu.

— L’argument métaphysique logique

L’argument vient de Carnap, qui l’a formulé en 1934. Pour lui, Dieu n’est pas un être dont l’existence puisse être vérifiée empiriquement. Il en va de même, selon lui, – c’est le point fondamental de sa philosophie analytique – de tout énoncé métaphysique. Tout cela est vide de sens.

Si quelque chose n’est pas « prouvable », cela n’existe pas et s’en occuper est une perte de temps. Ça me semble être la position de l’athée belge francophone Jean Bricmont, professeur de physique de l’UCL.

— Le paradoxe de l’omnipotence

Quand on parle de Dieu, il faut savoir de qui ou de quoi on parle. Quel est le rapport entre Dieu et les lois naturelles ?

On peut soutenir – c’est très dominant aujourd’hui –, que les lois naturelles sont indépendantes de lui. Si c’est le cas, nous restons dans la pleine rationalité, mais quel sens a encore ce Dieu ? On est proche des dieux de Lucrèce qui vivent dans les inter-mondes et n’agissent sur rien.

Cependant, on peut également soutenir que Dieu a le pouvoir d’empêcher qu’arrive quelque chose qui devait arriver. Il peut se dispenser des lois naturelles ou les modifier à sa guise. C’est la position de ceux qui croient à la religion, à la superstition, aux miracles. C’est la position de ceux qui contredisent le résultat de l’analyse du Suaire de Turin par le carbone 14 : Dieu ne dépend pas du carbone 14, il ne s’applique pas à lui. C’est possible, mais cela signifie que tout notre savoir scientifique n’est qu’un jeu pour les enfants, ce qui contredit notre expérience quotidienne.

— Argument de la superfluité

C’est l’argument de Laplace quand Napoléon lui fait remarquer l’absence de Dieu dans son système : « Sire, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Ce n’est pas un argument dirimant. Il montre qu’on peut se passer de Dieu – et donc probablement qu’il n’a pas d’importance pour l’homme –, mais pas qu’il n’y a pas de Dieu.

— L’indigence de la création et l’existence du mal

L’argument vient de ce que, s’il existe un créateur du monde parfait, sa création doit être parfaite, sinon le créateur n’est pas parfait. Le monde étant imparfait, il n’y a pas de créateur parfait.

L’argument du mal est une variante de cet argument. Sextus Empiricus avait déjà exposé l’argument. On peut répondre que la douleur n’est qu’une illusion, ou que ce Dieu est mauvais, ou laisse faire le mal par manque de puissance.

Ces dernières années, bien des philosophes, historiens ou théologiens chrétiens ont avoué ne pas pouvoir résoudre la compatibilité de l’existence de Dieu et de celle du mal. C’est le cas de Monseigneur Léonard, de Jean Delumeau et d’Adolphe Gesché. Ce dernier a essayé de sauver la mise en disant que si Dieu a permis le mal, il est surtout le premier adversaire du mal et il conclut : « Ce n’est plus le mal qui est une objection contre Dieu, mais plutôt Dieu qui devient l’objection du mal ». Dans ces conditions, « la théodicée classique de l’homme, et ‘la redécouverte’ d’un Dieu, certes plus fragile et vulnérable, est la seule pourtant qui puisse nous délivrer »[14].

— L’argument de l’invention de l’idée de Dieu

C’est la thèse de Feuerbach dans son Essence du christianisme en 1841. Pour lui, croire en Dieu relève de l’aliénation et par là, il va influencer Marx. Pour lui, l’homme se dépouille de ses qualités et les attribue à Dieu. L’homme s’appauvrit pour que Dieu soit tout. Pour que Dieu soit tout, l’homme doit n’être rien.

Dieu est une projection de l’homme, par laquelle il se coupe de lui-même. En Dieu, l’homme adore ses propres vertus et la religion : c’est le rapport de l’homme avec lui-même, ou plus exactement avec son être, mais un rapport avec son être qui se présente comme être autre que lui.

L’athéisme n’est pas une croyance

Je dirais donc que l’argument habituel « on ne peut pas démontrer la non-existence » peut être contrebalancé. Les arguments pour l’existence de Dieu ne convainquent pas. L’évolution des croyants vers une croyance intérieure, dont on ne peut rendre compte, qui saisit l’individu, me conforte.

Dans une interview, le cardinal-archevêque de Bruxelles-Malines, Monseigneur De Kesel, répond que deux théologiens l’ont beaucoup influencé. L’un est Dietrich Bonhoeffer, un protestant, inspirateur de la théologie de la mort de Dieu[15]. Pour lui, Dieu ne consiste pas en un apport surnaturel destiné à compléter les incapacités humaines, il y a unité entre Dieu et la réalité. Sa conclusion est qu’« il nous faut vivre en tant qu’homme qui parvient à vivre sans Dieu ». Un pareil Dieu ne peut démontrer son existence. Même un cardinal n’y songe plus. Croire est en fait, aujourd’hui, en Europe, un choix personnel.

Quant aux preuves de l’athéisme, je dirais que si la vérité, la preuve que l’on entend, dans les sciences physiques, est essentielle et, si l’étendue de ce qu’elles peuvent démontrer s’est considérablement étendue, elle connaît des limites par ce qu’elle peut trouver, mais aussi par nature.

La morale ne peut, fondamentalement, relever des sciences physiques. Poser, sans hésiter, qu’il n’y a ni Dieu ni transcendance est la meilleure garantie de liberté et de vérité.

L’athéisme n’est pas une croyance. L’incroyant, après réflexion et intime conviction, affirme quelque chose concernant la structure de la réalité. Dans ce cadre, l’athéisme n’est pas une vérité, au sens des sciences physiques : c’est une vérité fondée sur une argumentation. Cela peut être aussi le parti d’un croyant, mais en sens inverse. Mais de ce côté, le recours à la raison semble une idée dépassée.[16]

Reste non pas la question de Dieu, mais celle de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? ». La question est différente de celle de l’existence de Dieu qui ne me paraît en rien constituer la réponse dans ce cas. La seule réponse actuellement possible – ce sont les spécialistes de physique théorique qui peuvent aller plus loin – est que le monde, la matière n’a jamais eu de commencement et n’aura pas de fin, que le vide absolu n’est qu’une vue de l’esprit, que la matière ne peut provenir de rien sinon de la matière, comme l’a expliqué, par exemple, Noël Rixhon[17].

Tout est-il acquis pour toujours ?

Ce qui suit ne peut, certes, constituer un argument de fond pour démontrer la validité intrinsèque de l’athéisme, mais traduit les préoccupations de beaucoup d’athées et le sentiment de légèreté que leur donne la position d’agnosticisme ou d’athéité. L’agnosticisme moderne s’est justifié d’abord par la prudence, ensuite, à l’époque contemporaine, souvent par le sentiment de tranquillité causé par la certitude de la fin des religions.

Certes, le retour du religieux, et plus encore celui des religions ne sont pas si évidents. Par ailleurs, bien des changements sociologiques sont en cours.

Sur ce dernier plan, on ne peut que suivre, selon moi, Jean-Pierre Bacot, quand il relève que, grosso modo, en Europe, l’adhésion à une religion était, autrefois, tendanciellement un marqueur des classes supérieures, mais qu’aujourd’hui, elle est devenue tendanciellement un marqueur des classes socialement et culturellement inférieures, notamment du fait de l’immigration, elle-même plus multiple que beaucoup se l’imaginent[18]. La conséquence est que beaucoup de citoyens « de souche » voient très peu ce qui se passe par-dessous. Or, dans certains quartiers, même quand il y a une relative tolérance, elle ne s’étend pas aux athées[19].

Toute une génération, celle de mai 1968, a refusé de s’intéresser à la religion parce que c’était une affaire classée. Sartre ne voulait pas dire autre chose. Les religions traditionnelles dominantes sont, certes, en voie d’écroulement, presque partout en Europe de l’Ouest, mais il faut bien constater que les questions religieuses sont toujours là, et qu’il y a bien plus de violence religieuse, même en Europe de l’Ouest, ces vingt dernières années qu’au cours du siècle précédent.

La Cour européenne des droits de l’Homme prend, maintenant, plusieurs décisions par mois en matière religieuse (contre un arrêt de 1950 à 1993…). Est-on si sûr que les hymnes à la seule laïcité (qui n’implique pas l’athéisme – ce qui est vrai), dans le respect de toutes les convictions, soient suffisants ? Sans pour autant virer à la panique irrationnelle, la tranquillité et la confiance d’autrefois n’ont-elles pas quelque chose de « décalé » aujourd’hui ?

Une erreur grave serait de croire qu’il y a une évolution lente, mais linéaire et fatale, qui fait sortir du jeu les religions et le religieux. À cet égard, la situation de la Belgique est intéressante d’un point de vue historique.

Malgré l’absence de sondage, on peut estimer la situation de l’incroyance, en Belgique, avant 1914. Ainsi, pour Els Witte[20], vers 1900, cinquante-quatre pour cent de la population masculine (la base du calcul est électorale), appartient au monde non catholique. Cela n’équivaut pas aux athées, mais dans la virulente ambiance de l’époque, un tel chiffre explique que le monde du travail a quitté l’univers catholique. Mais d’autres chiffres viennent corroborer le premier. Dans les communes industrielles de Liège et du Hainaut, entre 1920 et 1924, on a de vingt à trente pour cent de non baptisés, et jusqu’à quarante-cinq pour cent de mariages uniquement civils. Seraing comptait quarante pour cent de non baptisés avant 1914. Après 1918, ce chiffre tombe à vingt puis à dix pour cent, et à cinq pour cent en 1960. Le nombre de divorces double entre 1900 et 1920, mais stagne ensuite jusqu’en 1949. Quant aux mariages uniquement civils, même dans les communes ouvrières, il oscille entre sept et dix pour cent de 1919 à 1949.

Dans le même ouvrage qu’Els Witte, John Bartier montre qu’en 1912, la Fédération nationale (belge) des sociétés de libres penseurs – tous se revendiquant de l’athéisme –, compte trois cent septante cercles locaux regroupant vingt-six mille membres[21]. En 1937, il n’y a plus que cent soixante-trois cercles et neuf mille membres. La Fédération a été dissoute il y a quelques années.

Plusieurs éléments entrent en ligne de compte pour expliquer cela, mais le principal est la réussite de la reconquête par l’Église des milieux populaires, grâce à son réseau syndical, mutualiste, hospitalier, scolaire… Une action de conquête, de reconquête de la religion peut se faire, même à époque récente.

Le cas de l’islam contemporain est identique. Le salafisme apparaît dans l’entre-deux-guerres, monte après 1950 et passe aux violences à partir des années 1970-1980. C’est une vraie division ou reconquête de l’islam.

Pour les cercles de libres penseurs, il faut en plus faire intervenir la rupture (par exclusion) d’avec le POB en 1912. Cette reconquête est terminée, mais le syndicalisme chrétien reste dominant. Rien n’est fatal et tout – surtout l’inattendu – peut se produire. La mode est passée, mais il y a trente ans, on supputait, même chez les laïques, le nom du groupe religieux nouveau (la « secte ») qui monterait en puissance, en remplacement, chez nous, du catholicisme (mormons ? Scientologues ?).

En matière religieuse, l’Europe n’est pas si loin de la situation de la fin de l’Empire romain.

Donc l’athéisme…

Il est fréquent que les athées jugent sévèrement les agnostiques. Le prototype de cette attitude est Engels qui déclare, dans l’introduction anglaise (1892) du Socialisme utopique et socialisme scientifique, que l’agnosticisme est un matérialisme honteux. Lénine est à peine plus tendre dans le chapitre IV de Matérialisme et empiriocriticisme (1909) : « Chez Huxley […], son agnosticisme, n’est que la feuille de vigne de son matérialisme ».

Tout récemment encore, le politologue de l’Université de Mons, Serge Deruette, vice-président de l’Association belge des athées, expose :

Pourquoi se revendiquer athée ? Et non, plus prudemment agnostique ? C’est que, cédant à la nécessité consensuelle d’un doute, dont il est de bon ton de se réclamer au sujet d’un Dieu, que l’on sait pourtant ne pas être et offrant l’avantage non négligeable d’éviter le reproche du « dogmatisme », l’agnosticisme est souvent une forme honteuse de l’athéisme[22].

Selon lui, comment comprendre qu’un Dieu « aurait, rien que pour les hommes, créé un univers qui compte, exclusivement dans ce que nous pouvons en observer, pas moins de 1023 étoiles ? ».

Il me paraît mieux inspiré que François de Smet, qui se complaît, dans une attitude toute d’athéité, quand il conclut : « Si la religion est en général le fruit d’un parcours collectif charrié par l’émulation du groupe, l’athéisme, lui, est condamné à rester le fruit d’une démarche intellectuelle mûrie dans la solitude d’une âme qui… »[23].

On peut certes, et heureusement, être agnostique et anticlérical, mais l’athéité, c’est l’absolu contraire de ce qu’il faut faire.

* Cet article est le texte, d’une conférence donnée le 18 avril 2017 à la tribune de « La Pensée et les Hommes ». Il peut être lu sur le site de « La Pensée et les Hommes » – sans les notes – dans la rubrique Toiles@penser, N°31 (2018).


Notes

  1. Traduction de Jean-Paul Dumont, Les Sophistes. Fragments et témoignages, Protagoras, B 4, Paris, 1969. ↑
  2. Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 216 S1., traduction de Jean-Paul Dumont. ↑
  3. Didyme l’Aveugle, « Commentaire sur le Psaume 34, 17 », traduit par Mauro Bonazzi dans Les Sophistes I, dir. Jean-François Pradeau, Flammarion, Paris, 2009, p.62. ↑
  4. J’utilise les pages 185-189 du volume Les Sceptiques grecs, textes choisis et traduits par Jean-Paul Dumont, Presses universitaires de France, Paris, 1966. ↑
  5. David Hume, Dialogues sur la religion naturelle, traduction et dossiers par Magali Rigaill, Folioplus, Paris, 2009, 256 p. ↑
  6. Michel Onfray, Traité d’athéologie. Physique de la métaphysique, Éditions Grasset, Paris, 2005. ↑
  7. Georges Minois, Dictionnaire des athées, agnostiques, sceptiques et autres mécréants, Albin Michel, Paris, 2012, s.v. ↑
  8. Je reprends cette définition à Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’analyse des complexes discursifs, Belin, 2016, Paris, p. 549. ↑
  9. Signifie ici « non sans dommage ». ↑
  10. Je cite d’après Patrick Tort, op cit., pp. 551-552. Huxley a raconté l’épisode dans un article publié dans Christianity and Agnosticism, New York, s.d., pp. 20-21 et dans la revue The Nineteenth Century, 25 février 1889, pp. 169-174. ↑
  11. Patrick Tort, op cit., note 281, p. 548. ↑
  12. George Minois, op cit., Albin Michel, Paris, 2012, s.v. ↑
  13. André Léonard, Les raisons de croire, Fayard, Paris, 1987, que je cite d’après Robert Joly Dieu vous interpelle ? Moi, il m’évite… les raisons et la croyance, EPO et Espace de Liberté, Bruxelles, 2000, 169 p., cf. p. 67. ↑
  14. Robert Joly, op cit., pp. 36-37. ↑
  15. Interview de Mgr Jozef De Kesel, La Libre Belgique, des 15,16 et 17 avril 2017. ↑
  16. C’est la position de Léo Apostel, Actes du colloque : Athéisme et agnosticisme. Problème d’histoire du christianisme, 16, p. 168, que je cite d’après Robert Joly, op cit., p. 17. ↑
  17. Noël Rixhon, « agnosticisme-matérialisme », in Cahiers d’éducation permanente de La Pensée et les Hommes, Dossier no 009-005, 2014. ↑
  18. Jean-Pierre Bacot, Une Europe sans religion dans un monde religieux, les Éditions du Cerf, Paris, 2013, p. 234. ↑
  19. Voir, par exemple, Ludivine Ponciau, « Contre le radicalisme, les Molenbeekois misent sur l’éducation religieuse », Le Soir du 10 février 2017. ↑
  20. Els Witte, « Déchristianisation et sécularisation en Belgique », in Histoire de la laïcité principalement en Belgique et en France, La Renaissance du Livre, Bruxelles, 1979, pp. 149-179. ↑
  21. John Bartier, La Franc-maçonnerie et les associations laïques en Belgique, op cit., pp. 177-200. ↑
  22. Serge Deruette, « Mais comment peut-on être athée ? », in Espace de libertés, no 456, février 2017, pp. 42-43. ↑
  23. François De Smet, « Être athée, est-ce bien raisonnable ? », Espace de libertés, no 439, janvier 2015, pp. 60-62. ↑
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Du bon ou du mauvais usage du mesliérisme

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Histoire Laisser un commentaire

Serge Deruette

Cette réflexion sur ce que nous retenons ou faisons du message d’un penseur m’est venue à la suite de la lecture du petit opuscule que Marcel Sylvestre vient de consacrer à Jean Meslier, le « bon curé Meslier », athée et matérialiste, communiste et révolutionnaire (1664-1729)[1].

C’est qu’il y a le message lui-même, brut, massif, incontestable laissé par un penseur.

Et puis il y a ce que l’on y voit, ce que l’on y emprunte, ce que l’on y trouve ou veut y trouver, ce que l’on en fait. Ce à quoi et pour quoi on l’utilise, en somme.

On peut le considérer pour ce qu’il est, un message de son temps, inscrit dedans, marqué, modelé par lui, en phase avec les enjeux d’alors.

Et puis il y a son actualisation, les leçons que l’on en tire pour aujourd’hui, la façon dont nous le faisons parler, ce qu’il nous dit et ce que nous lui faisons dire. Ce que nous voudrions, ce que nous voulons qu’il dise. Lui faire dire ce qui nous parle en fait.

C’est que le message, aussi brut et massif soit-il, se transforme en son interprétation.

Meslier défend, déploie et développe l’athéisme. Pas de doute à ce sujet et rien à redire là-contre.

Mais quel athéisme ? et pourquoi l’athéisme ? pourquoi cet athéisme-là, son athéisme, le sien propre, et pas un autre ?

Si l’on pose ces questions, se profilent bien des pistes, bien des chemins qu’empruntent ceux qui se trouvent à cette croisée, trois siècles après lui, et après que le monde fut transformé par la Révolution française et par la révolution industrielle, par le triomphe du capital et par l’impérialisme.

Ce que le penseur Meslier a dit se voit ainsi projeté dans la machinerie interprétative de ses lecteurs, faite de filtres et d’autant de transformateurs, d’accélérateurs, de convertisseurs, d’adaptateurs… Il y a ce qu’il a pensé en fonction d’objectifs qui étaient les siens, inscrits dans son époque, ceux de son choix de société, de sa conception du monde et de la vie. Et il y a ce que l’on pense qu’il a dit et voulu transmettre : souvent, ce que l’on croit et aussi ce que l’on veut croire qu’il a dit – ou aimerait qu’il ait dit – en fonction de préoccupations qui sont autres que ne l’étaient les siennes, à partir d’autres visées politiques, sociales, idéologiques, morales qui sont celles de notre temps, des enjeux de notre temps et des choix que l’on y opère, que l’on défend, et parfois pour lesquels on se milite aussi.

Dans son petit ouvrage qui se veut de vulgarisation, Sylvestre nous offre une belle illustration de cela. En tenant à actualiser le discours de Meslier, il nous montre par évidence – il n’en fait pas mystère tant il est clair là-dessus – que le Meslier dont il parle n’est rien d’autre que ce qu’il voit en lui, ce qu’il veut y voir plutôt : ce qu’il y cherche et donc ce qu’il dit en découvrir. Un peu comme si son œuvre était une auberge espagnole somme toute, où l’on trouve ce que l’on y apporte. C’est que le Meslier qu’il présente, il le modèle par omissions et déformations, anachronismes et décalages de perspectives à l’image de ses conceptions propres : il le construit par raccourcis historiques où, comme dans un rétroviseur, l’on jetterait un regard rétrospectif, à la fois entaché par la vision que l’on a du présent et que le présent nous offre, par exportation dans les temps passés des valeurs de notre époque, et par importation aussi dans les temps présents de ce que l’on trouve comme charmes à une époque révolue.

Cette interprétation de l’œuvre de Meslier, l’auteur québécois l’effectue également par occultation d’une large partie du message, multiple et radical, à la fois matérialiste, communiste et révolutionnaire de ce penseur, n’en retenant essentiellement que l’athéisme et la critique religieuse, glissant à sa surface, en lissant les vagues, ignorant le tsunami qu’il représente comme moment de l’histoire de la philosophie et de la pensée politique, pour le ramener à ses préoccupations propres, celles des débats actuels qui agitent le monde laïque québécois. Ainsi motivé, Sylvestre le fait par l’attention qu’il porte à ce qui est aujourd’hui le moins décisif et le plus consensuel dans le Mémoire[2] d’un penseur qui pourtant révolutionnait les idées à l’aube du siècle des Lumières, et dont il ne semble pas du tout avoir conscience de la force « ruptrice ».

Choisissant d’aborder l’œuvre de Meslier sous l’angle de la critique religieuse (le titre de son livre l’indique bien)[3], Sylvestre réduit à la portion congrue tant la méthode que la teneur de la construction de son matérialisme et les démonstrations qui constituent près de la moitié des pages de son volumineux Mémoire. De même, il traite sans s’y arrêter, comme à la hâte, sa réflexion sociale et politique, obombrant le projet et le programme révolutionnaires que Meslier expose pourtant avec force et clarté dans la conclusion de son ouvrage et qui constitue la raison même pour laquelle il l’a écrit. Quant au projet communiste qu’il prône, celui du partage en commun du travail et des richesses qui en découlent, il est carrément passé sous silence. Somme toute, là où Meslier est prolixe et décisif, Sylvestre est étonnamment laconique et évasif.

Les préoccupations de Meslier risquent fort, à ce jeu, d’être métamorphosées en celles de la manière dont ce militant laïque québécois d’aujourd’hui perçoit la laïcité à l’intérieur des enjeux qui agitent celle-ci au Québec[4]. C’est-à-dire transmuées et confisquées en ses préoccupations propres, celles de sa laïcité propre, celles de son athéisme à lui, de la manière dont il les conçoit et les interprète, les traduit et les mobilise.

Je ne m’attarderai pas ici sur la légèreté avec laquelle Sylvestre aborde le matérialisme de Meslier qu’il tend à confondre avec du « rationalisme »[5] et m’en tiendrai à la manière dont il traite sa pensée politique. S’il le fait, et ici à bon escient, au travers de la dénonciation du travestissement qu’en avait opéré Voltaire en publiant un Testament du curé Meslier mutilé et mensonger, c’est pour travestir lui-même pareillement la pensée communiste et révolutionnaire mesliériste, la transformant en une forme d’humanisme consensuel et de bon aloi.

C’est que, tel qu’il l’annonce d’entrée de jeu, l’angle de vue à partir duquel Sylvestre envisage cette œuvre pionnière est celui des rapports d’opposition entre raison et foi qu’il situe, écrit-il, « dans le contexte des débats contemporains sur la contestation de la laïcité de l’État au nom de ces mêmes prétendues vérités révélées » (celles que dénonçait Meslier) (p. 7). Dans ces débats, il prend ouvertement position pour une conception particulière. Non celle d’un État dont seraient séparées les religions, mais d’un État qui devrait les combattre sans pour autant être remis en cause en tant qu’appareil servant les intérêts des puissants, à l’opposé donc de ce qu’était la démarche de Meslier visant à renverser celui de son temps. Car si le curé d’Étrépigny revendiquait bien d’« abolir entièrement la tyrannie et le culte superstitieux des dieux », il ne le réclamait pas à l’intérieur de l’État d’Ancien Régime sous lequel il vivait, mais l’envisageait conjointement à l’abolition de l’État de son temps, une fois la révolution faite, et instaurée la dictature qu’il prônait des opprimés sur leurs oppresseurs [6]).

Ainsi, lui faire endosser la paternité de préoccupations laïques partisanes relève d’une instrumentalisation de son message et en dénature le sens. Ce l’est d’autant plus que Sylvestre réclame que l’État interdise ce qu’il appelle le « voile islamique »[7] dans l’ensemble de la fonction publique (pp. 43 et 95), des positions qui, loin d’être un héritage contemporain de ce que pensait Meslier, lui étaient absolument étrangères : s’il s’en attristait, il ne s’opposait en effet en rien aux manifestations de foi et de religiosité, qu’elles soient individuelles ou collectives, et l’on ne trouve nulle part dans son œuvre la moindre allusion à une éventuelle prohibition de signes qu’il aurait revendiquée que l’on impose au peuple, et aux femmes du peuple. Ce qu’il voulait éradiquer n’étaient pas les signes religieux ou ce que l’on considère comme tels, mais la raison profonde pour laquelle les gens du peuple (ses « paroissiens et tous leurs semblables »[8]) pouvaient éventuellement les arborer : la foi entretenue par les religions et les Églises qui maintenaient par celle-ci la soumission des peuples. Pour Meslier, ce sont les puissants qu’il faut renverser, non les femmes qu’il s’agirait de décoiffer.

Égaré par ses propres préoccupations laïques partisanes, Sylvestre occulte le véritable message de Meslier :

Unissez-vous donc, peuples, si vous êtes sages ! Unissez-vous tous, si vous avez du cœur, pour vous délivrer de toutes vos misères communes ! Excitez-vous et encouragez-vous les uns les autres à une si noble, si généreuse, si importante et si glorieuse entreprise que celle-là ![9].

Et si, au travers de la dénonciation de la « trahison » du propos de Meslier par Voltaire, Sylvestre évoque « l’esprit révolutionnaire » de Meslier en ce qu’il avait « de quoi déplaire » à ce « riche notable » (p.84), et s’il note encore incidemment que le Mémoire « appelle à la révolte contre les politiques des tyrans comme le roi Louis XIV » (p. 88), alors que Meslier appelle à renverser les tyrans eux-mêmes – au tyrannicide donc –, Sylvestre passe sous silence le projet et le programme révolutionnaires que, pour la première fois en France – et la seule avant la Révolution –, le curé d’Étrépigny développe[10], de même que sa critique de l’Ancien Régime[11] et son plaidoyer pour une société sans classes[12]. Bien loin de la fidélité au message de Meslier, en prétendant s’appuyer sur celui-ci, Sylvestre s’en détourne et, précisément comme l’avait fait Voltaire, le dégrade et le dévoie.

C’est ainsi que, là où il condamnait la société de classes de son temps dans ses fondements mêmes (ceux de l’appropriation des richesses par la noblesse et le clergé), tout à ses préoccupations laïques, Sylvestre ne s’embarrasse pas de dénoncer la nôtre, constituée par l’appropriation privée et l’exploitation capitaliste que soutiennent et encadrent les États, qu’ils soient ou non laïques. Il se contente d’en réprouver ces quatre seuls abus que sont le « néolibéralisme », les « paradis fiscaux », la « délocalisation des entreprises favorisant l’exploitation des travailleurs » (non l’exploitation en tant que telle, qu’elle soit ou pas délocalisée) et la « société de consommation destructrice de notre planète » (non le capitalisme qui en est le fondement) (pp. 88-89). Meslier, en revanche, à mille lieues de tout discours réformiste, aussi laïque puisse-t-il être, visait à révolutionner la société. Il pensait que les inégalités sociales ne peuvent être éradiquées sans cette transformation radicale, il démontrait que richesse et pauvreté sont incompatibles, que l’une engendre l’autre, et qu’il s’agit donc de supprimer celle-ci pour éliminer celle-là.

On regrettera de même que Sylvestre conclue en ravalant le Mémoire à n’être que « l’engagement indéfectible d’un homme envers les vérités de la raison humaine », préludant à la pensée des Lumières (p. 91). C’est que Sylvestre, radical sur le plan de la critique religieuse mais modéré sur celui de la critique sociale, plutôt que de voir en Meslier ce penseur révolutionnaire qui dépasse en force tous les penseurs politiques français subséquents d’avant la Révolution, préfère le considérer d’abord et avant tout comme un défenseur de la raison en tant que telle, indépendamment de toute prise de position sociale et politique conséquente.

Embringuant de la sorte Meslier dans son combat laïque visant à ce que l’État troque sa « neutralité à l’égard des religions » au profit d’une posture plus combative (pp. 93 et 94-95), il conclut donc que le Mémoire « nous incite à aller au-delà de la neutralité de l’État inhérente à la laïcité » (p. 96 et dernière).

Que l’on est loin, bien loin, aux antipodes même, de Meslier ! Lui s’opposait à la fois aux puissants de son monde et aux religions qui en bénissaient les exactions, qui écrivait de la façon la plus limpide qui soit :

La religion soutient le gouvernement politique si méchant qu’il puisse être et, à son tour, le gouvernement politique soutient la religion si vaine et si fausse qu’elle puisse être.[13]

Oublier cette motivation, c’est le ravaler à bien peu. L’athéisme de Meslier est une chose, celui de Sylvestre en est une autre. L’athéisme du premier est vu d’en bas[14], il est révolutionnaire, radical, social. Celui du second est vu d’en haut, il est réformiste, laïque, personnel. Tant il est vrai que Meslier s’en prend à un État qui défend les puissants et les oppresseurs, là où Sylvestre, réclamant que l’État défende la laïcité avec plus de pugnacité, nourrit l’idée qu’il serait au-dessus des classes. Et celle que combattre les religions et promouvoir la rationalité et la science suffirait au bonheur des peuples.


Notes

  1. Marcel Sylvestre, Jean Meslier et l’imposture spirituelle, Presses de l’Université Laval, 2021, 103 p. ; et en ligne : http://www.pulaval.com/commandes/998016e279b24093b37b8a07b632b2df. ↑
  2. Un Mémoire qu’il persiste à appeler « Testament », ce sur quoi là où tous les historiens des idées s’accordent aujourd’hui pour le distinguer de la publication tronquée et frelatée que Voltaire avait intitulée. Je passe aussi sur les nombreuses erreurs, approximations et naïvetés que l’on trouve dans le petit ouvrage de Sylvestre. J’en donne un aperçu dans le compte rendu que j’en fais dans les Cahiers Internationaux de Symbolisme, Ciéphumons, Université de Mons, n° 155-156-157, 2021). ↑
  3. « J’ai choisi, expose-t-il, de l’aborder en mettant l’accent sur l’imposture spirituelle que constituant toutes les religions » (p.18) ↑
  4. Le Québec, déjà agité depuis longtemps par la question des « accommodements raisonnables » auxquels s’opposent avec force certains partisans de la laïcité, l’est encore récemment par la « loi sur la laïcité de l’État » votée en juin 2019 qui, disposant que « l’État du Québec est laïque », interdit le port de signes religieux aux employés de l’État exerçant une position d’autorité et aux enseignants du secteur public. ↑
  5. Voir à ce propos mon compte rendu du livre dans les Cahiers Internationaux de Symbolisme, op. cit. ↑
  6. Il s’agissait bien, tel qu’il écrit explicitement, d’« opprimer tous les oppresseurs » (Conclusion du Mémoire, chap. 96). ↑
  7. Des sociologues, parmi lesquels par exemple Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar (dans Le Foulard et la République, La Découverte, 1995) et Saïd Bouamama (L’Affaire du foulard islamique : production d’un racisme respectable, Le Geai bleu, 2004), ont montré depuis belle lurette pourtant que l’islam était loin d’être la seule motivation des femmes à porter le voile. ↑
  8. À qui il adresse expressément son Mémoire, ainsi qu’il l’indique dans son titre même de celui-ci. ↑
  9. Conclusion du Mémoire, chap. 96. ↑
  10. Ibid., « Conclusion », chap. 96. Je résume ce programme dans mon livre Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire. Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre (Aden, 2008), pp. 354-355. N’oublions pas que Meslier écrit souhaiter « que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres » (dans l’« Introduction » de son Mémoire), vœu que Sylvestre s’abstient d’invoquer. ↑
  11. Celle-ci couvre l’ensemble de sa « Sixième Preuve ». ↑
  12. Meslier en traite dans sa « Sixième Preuve » et conclut sur elle son Mémoire (chap. 96). Il en détaille aussi la stratégie dans ses « lettres aux curés du voisinage ». ↑
  13. Dès l’« Introduction » du Mémoire, chap. 2. ↑
  14. Je le montre dans mon étude « Jean Meslier ou l’athéisme vu d’en bas », dans A. Staquet (dir.), Athéisme voilé/dévoilé aux Temps Modernes, actes du colloque des 1er et 2 juin et des 26 et 27 octobre 2012, Académie royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Bruxelles, 2013, pp. 215-238. ↑
Tags : instrumentalisation d’un auteur interprétation historique laïcité Marcel Sylvestre Meslier mesliérisme voile islamique

La Confession romantique et mystique de Louise Michel

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession romantique et mystique[1], comme dans les précédentes entrevues fictives [2], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[3]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Louise Michel, née à Vroncourt en 1830, connue comme femme, institutrice, écrivaine, communarde, athée, féministe, anarchiste et déportée. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’œuvre de Louise Michel – essentiellement, à ses Mémoires et à d’autres sources.[4]

Bonjour, Madame ou Mademoiselle, comment faut-il dire exactement ? Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [5] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Clémence-Louise Michel, née à Vroncourt dans la Haute-Marne, le 29 mai 1830.

Bonjour à vous, Monsieur l’Inquisiteur. Appelez-moi Louise. Oui, je suis bien moi-même.

Mademoiselle, dit l’Inquisiteur, je ne peux vous appeler Louise, la chose ne sied ni à mon rôle, ni à mon état. J’espérais que vous diriez un peu de votre jeunesse et de votre attachement à la religion.

Il suffit de demander, mais je ne dirai rien des secrets de ceux qui m’ont élevée dans la vielle ruine de Vroncourt, où je suis née. La mousse a effacé leurs noms sur les dalles du cimetière ; le vieux château a été renversé. Au nid de mon enfance, les chattes s’appelaient toutes Galta ; les chats se nommaient tous Lion ou Raton. L’été, la ruine s’emplissait d’oiseaux. Quelle paix dans cette demeure et dans ma vie ! (M.49-53)

Oui, Mademoiselle, il se dit que vous êtes fille naturelle et que votre grand-père serait votre père.

Et alors ? Enfant, j’étais heureuse, choyée et bien éduquée chez et par mes grands-parents – j’y appris les Lumières. À vingt ans, tout s’écroula.[6] Mes grands anciens étaient morts, alors, on nous chassa pour vendre le vieux château. Le vieil homme Demahis, mon grand-père, était un personnage ironique comme Voltaire, gai et spirituel comme Molière ; il m’expliquait les livres que nous lisions ensemble. Il a laissé un seul poème où il dit vrai :

Ici, tout est vieux et gothique ;
Ensemble tout s’effacera :
Les vieillards, la ruine antique ;
Et l’enfant bien loin s’en ira.

Quant à ma grand-mère, son épouse, ce qu’elle pensait de la mort laissait comprendre ce qu’elle pensait ; on dirait un écho de Lucien et d’anciens philosophes :

Tout est silence et nuit dans la maison des morts.
Plus de chants, plus de joie, où vibraient les accords.
On murmure tout bas, et comme avec mystère.
C’est qu’on ne revient plus quand on dort sous la terre. (M. 57-58)

De ma mère, j’avais hérité de la foi chrétienne. Cette foi qui m’habitait était une mystique qui, attisée par la lecture du livre Les Paroles d’un Croyant de Lamennais[7], m’a conduite par étapes jusqu’à l’anarchie. Je suis partie des vertus chrétiennes de l’espérance et de la charité et je les ai métamorphosées en vertus laïques de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité et de solidarité.

Les Paroles d’un Croyant de Félicité de Lamennais ? Expliquez-moi un peu, Mademoiselle.

Comme vous le savez, Lamennais avait été un prêtre et un fervent catholique, un activiste, trop sans doute pour rester dans les limites acceptables par l’institution. Il se radicalisa et se mit à prêcher la révolution sociale à partir de l’Évangile et à dénoncer la collusion de l’Église avec les pouvoirs. Il a fini sa vie hors de l’Église et passe sa mort dans la fosse commune du Père Lachaise avec les pauvres et les déshérités. C’est à partir de ses idées que j’ai conduit ma foi vers la Révolution sociale. (M.58-59)

Vous pensez vraiment ça ? dit l’Inquisiteur.

Un journaliste de l’époque [8] disait : « Née dix-neuf siècles plus tôt, elle eût été livrée aux bêtes de l’amphithéâtre ; à l’époque de l’Inquisition, elle eût été brûlée vive ; à la Réforme, elle se fût noblement livrée aux bourreaux catholiques. » (M.43)

Oh, Mademoiselle, nous ne brûlons plus personne. On n’oserait plus. C’est une des conséquences de l’évolution.

À propos d’évolution, au sens de la théorie de Charles Darwin, dans la même préface de 1886, on lisait de la plume de l’éditeur :

Louise Michel n’est pas moins douée intellectuellement qu’au point de vue moral. Fort instruite, bonne musicienne, dessinant fort bien, ayant une singulière facilité pour l’étude des langues étrangères ; connaissant à fond la botanique, l’histoire naturelle – et l’on trouvera dans ce volume de curieuses recherches sur la faune et la flore de la Nouvelle-Calédonie – elle a même eu l’intuition de quelques vérités scientifiques, récemment mises au jour. (M.43)

Mais enfin, Mademoiselle, jeune, vous étiez croyante et bonne catholique. On vous voyait à l’église du village. Sans doute, alors, vous priiez Dieu.

Oh, l’enfance, l’adolescence, la jeunesse ont de ces innocences ! Elles croient de bonne foi et la vie entière suit son cours. Ce le fut pour ma grand-mère, pour ma mère ; ce ne le fut pas pour moi. Dieu est une idée fausse. (M.423)

Malgré tout, Mademoiselle, on fait de vous des images contrastées et votre défense par votre ami Rochefort me paraît paradoxale : « Louise Michel, cette « sœur de charité » dont l’impardonnable tort est d’être laïque »[9].

Vous savez, cette sœur de charité est une expression désuète : elle date du temps où la religion était encore une référence et je n’ai jamais pensé qu’être laïque ou athée fut un tort.

Mademoiselle, le recteur d’académie de Haute-Marne, Pierre Fayet s’inquiétait de votre évolution vers l’impiété. (M.20-21)

J’ai répondu à Monsieur Fayet (M.423 – 425) que c’est parce que j’ai cru en Dieu dans mon enfance et dans ma première jeunesse que je sens la nécessité d’ôter de l’éducation cette erreur qui la couvre de ténèbres. Je ne pouvais croire longtemps à un Dieu éternellement tyrannique, tourmenteur et injuste. Je ne pouvais manquer de devenir athée, puisque je cherchais la vérité, la justice et l’idéal d’égalité et du développement humain.

Mademoiselle, vous savez toute l’importance du mariage et son caractère sacré et vous ne vous êtes pas mariée. Pourquoi ?

Pourquoi je n’ai pas voulu me marier ? Je vais vous le dire. (M. 424) La femme qui se marie sans amour se vend, et toute prostitution m’a toujours fait horreur ; je n’ai jamais accepté l’inégalité entre l’homme et la femme, je ne pouvais donc accepter le rôle de l’esclave. Ça, c’est la femme que j’étais devenue qui parlait, mais je vous raconte comment enfant, j’avais reçu mes deux prétendants. Voici donc (M. 93-95) : j’ai le souvenir de deux êtres ridicules qui m’avaient demandée à mes grands-parents dès l’âge de douze à treize ans. Le premier voulait « faire partager sa fortune » (qu’il faisait sonner à chaque parole comme un grelot) à une femme « élevée suivant ses principes ». Pour faire court, – il me couvait d’un œil de verre et je lui dis : « Monsieur, est-ce que l’autre est en verre aussi ? » ; il n’eut plus l’envie de faire de moi sa fiancée. Le second avait la même idée de se choisir une fiancée toute jeune et de la faire repétrir comme une cire molle avant de se l’offrir en holocauste. Et dire qu’il y a de pauvres enfants qu’on eût forcées d’épouser un de ces vieux crocodiles ! – Si on l’eût fait pour moi, je sentais que lui ou moi, il aurait fallu passer par la fenêtre.

Il y a en vous, dit l’Inquisiteur, je ne sais quel vent de mysticisme. D’où cela vient-il ?

Enfant, j’ai baigné dans le mysticisme, c’était le monde intérieur de ma tante. Je participais aux offices en jouant de l’orgue, je prenais note des sermons du curé. J’écrivais à Victor Hugo : « J’ai décidé de vouer ma vie à Dieu », mais devenue athée convaincue, je me suis demandé si j’avais vraiment cru. (F.11)[10] Quand on avait du temps de se dire des vérités les uns aux autres, Ferré [11] me disait que j’étais dévote de la Révolution. C’était vrai ! (M.81)

Dévote, mystique, Mademoiselle, comment vous conciliez ça avec votre apostolat révolutionnaire ?

Apostolat révolutionnaire ? En fait, je suis passée d’une mystique à une autre ; j’ai remplacé Dieu et sa promesse d’une éternité parfaite par la Révolution sociale, par la République universelle, dont je pense qu’elle sera la réalisation de l’Anarchie.

Quand donc, Mademoiselle, vous est venue cette idée d’abandonner Dieu et de changer le monde ?

Changer le monde, je l’avais toujours pensé, car si j’ai voulu être institutrice, c’est parce que je suis persuadée que c’est par l’éducation et l’école qu’on fera changer la société. (F.80)

Mademoiselle, vous croyez, vous avez la foi ?

Croire ? Ai-je jamais cru ? J’aimais l’encens comme l’odeur du chanvre ; l’odeur de la prune comme celle des lianes dans les forêts calédoniennes. La lueur des cierges, les voix frappant la voûte, l’orgue, tout cela est sensation. (M. 202). Avoir la foi, pourquoi pas ? La base de la foi, c’est la croyance et la base de la croyance, c’est l’espoir. Le tout est de savoir en quoi se niche l’espoir. Au début, je l’avais mis dans le catéchisme. J’ai cru et j’ai beaucoup espéré ; là était mon espérance : le paradis, Dieu et tout ce tralala. Mais face aux horreurs de toute cette bonté et de cette fausse justice, mon espoir s’est incarné dans la Révolution.

Et selon vous, Mademoiselle, ça mène où votre profession de foi ?

Ma conception de la vie et du monde ignore Dieu (il n’y a pas de place pour un tel faussaire) et elle ne connaît que le tout dans lequel on vit. C’est avec son époque entière qu’on sent, qu’on souffre, qu’on est heureux ; on n’est rien, et on fait partie du tout. (M.102) N’est-ce pas être matérialiste ? Voici le principe : « Tous doivent avoir part au banquet de la vie. » Mais certains – les riches et leurs affidés – s’y opposent, car à leurs yeux, où serait le plaisir de la richesse s’il n’y avait pas à comparer ? (M.131)

Et la mort, Mademoiselle ?

Pour l’être vivant, il n’y a rien après la mort. (M.203) À propos, aimez-vous ma ballade du squelette, que j’écrivis quand j’étais jeune fille ?

Jeune fille, ouvre-moi.
Viens ; j’ai de blanches mains et des amours fidèles
Et j’aurai des éclairs dans mes yeux sans prunelles
Pour regarder encor la reine du tournoi. (M. 106)

À la fin, la jeune fille aime le squelette et le suit dans l’inconnu.

Il me semble, Mademoiselle, que vous prenez la mort par-dessus la jambe.

Vous savez, quand on est passé par Satory[12], la mort est morte ; c’est de continuer à vivre qui est difficile. À Satory, on appelait pendant la nuit des groupes de prisonniers. Ils se levaient de la boue où ils étaient couchés sous la pluie, et suivaient la lanterne qui marchait devant ; on leur mettait sur le dos une pelle et une pioche pour faire leur trou, et on allait les fusiller. (M.168) Personne ne sait quel courage il faut pour vivre. (M.176) Prisons, mensonges et tout le reste ? Que ferait la mort ? Ce serait une délivrance. (M. 155) Dans sa lettre, adressée à sa sœur Marie avant de mourir, Théophile Ferré ne disait pas autre chose. Comment prendre la mort au sérieux ? La mort est une farceuse, elle m’a prise par surprise à Marseille en janvier 1905 dans un hôtel au nom charmant d’Oasis ; j’y étais de passage.

Que pensez-vous, Mademoiselle, du créateur, de la création ?

Si un être quelconque avait inventé la vie, à quelle horrible chaîne on lui devrait d’être attachés ! Je voudrais bien savoir de quoi ceux qui y croient remercient la providence.(M64) J’y substitue une œuvre certainement plus humaine : la nature domptée servira l’humanité, la science ira en avant et, par les chasseurs de l’inconnu, ouvrira la route, abattra les forteresses, forcera tous les mystères où la bêtise nous maintient. (M. 64-65)

Et que dites-vous, Mademoiselle, du pouvoir de la toute-puissance divine ?

Je dis comme le Vieux de la Montagne[13] : Ni Dieu, ni Maître. (M. 300) ; je dis aux amis : que nul d’entre vous ne soit assez fou pour songer à un pouvoir quelconque. (M.288) Les anarchistes se proposent d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement comme il commence déjà à se passer de Dieu. J’avais ma place au procès des anarchistes et j’en partage toutes les idées. (M.309)

Vous imaginez ça, Mademoiselle ? L’avenir de l’humanité sans Dieu ?

L’avenir de l’humanité sans Dieu ? C’est le seul possible, car tant que la divinité obscurcira le monde, l’homme ne pourra ni le connaître ni le posséder ; au lieu de la science et du bonheur, il n’y trouvera que la misère et l’ignorance. Bien des hommes m’ont dit, comme la vieille de l’écrégne[14] : « Faut pas parler comme ça, petiote ; ça fait pleurer le bon Dieu. » (M.193-195). Qu’il pleure donc s’il en est capable, mais la pensée, la pensée libre, roulant à travers la vie, se transforme et grandit. L’homme futur aura des sens nouveaux ! Les arts seront pour tous. L’art pour tous, la science pour tous, le pain pour tous ; l’ignorance n’a-t-elle pas fait assez de mal ? Et alors, le troupeau humain sera l’humanité. (M.198)

Mademoiselle, sans vouloir m’immiscer plus avant dans vos autres activités révolutionnaires, il me revient que vous étiez anticléricale et que dans l’école de la rue Oudot, vous professiez les doctrines de la libre pensée.

Au temps de la Commune, au club de la Révolution, j’ai fait voter une adresse demandant la suppression des cultes, l’arrestation immédiate des prêtres, la vente de leurs biens. (M. 359) Mais nous n’avons jamais voulu prendre ces biens pour nous ; nous ne songions qu’à les donner au peuple pour le bien-être. (M.363)

Comme institutrice, reprend l’Inquisiteur, quels étaient les sentiments de morale et de religion que vous cherchiez à inculquer dans le cœur de vos élèves ?

Comme institutrice, la morale que j’enseignais était celle-ci : le développement de la conscience assez grand pour qu’il ne puisse exister d’autres récompenses que le sentiment du devoir accompli. Quant à la religion, elle était abandonnée à la volonté des parents. (M.395)

Vous aviez des idées bien arrêtées en religion, insiste l’Inquisiteur.

Je professais l’abolition radicale du culte et son remplacement par la morale, qui pour moi, se résumait à n’agir que selon ses convictions et à traiter tous les autres et soi-même avec justice.(M.397) Dans la Révolution, il n’y a pas de place pour le prêtre : toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.

Mademoiselle, dit l’Inquisiteur, vous avez été franc-maçonne ?

En effet, mais pas longtemps. (M.520) J’ai été reçue quelques mois avant ma mort dans la loge « La Philosophie sociale » ; des amis étaient venus me chercher ; ils voulaient se servir de ma notoriété comme d’un levier pour leur propagande, je n’ai pas voulu les décevoir. (F.71) Depuis, d’autres ont fait pareil. On m’a tirée de tous les côtés, mais je l’affirme avec force : jeune, j’étais devenue anarchiste et je le suis restée et qu’on ne me fasse pas dire autre chose.

Vous avez, dit l’Inquisiteur, collaboré à la revue « L’Excommunié – Organe de la libre pensée » et vous y teniez une opinion terrible pour la religion.

N’y parlais-je pas de la condition de la femme et du prolétaire ? J’y voyais la sainte alliance frapper toujours le serf et la femme. Tout se tient dans le vieux monde qui croule et dans le nouveau monde qui émerge. J’admets mon utopisme : c’est le lot de tous les révolutionnaires, avant qu’ils ne finissent par déchoir au pouvoir. J’y parlais en visionnaire et j’anticipais erronément l’heure du triomphe, mais j’y dénonçais la complicité de la religion et du pouvoir. Tyrannie du ciel et tyrannie de la terre, servage du peuple et servage de la femme. Tout se tient : les tyrannies tombent avec les Zeus tonnants de toutes les mythologies. Aujourd’hui, j’ajoute : et elles se relèvent. (M.439)

Mademoiselle, il faudra bien que je croie que vous étiez athée.

Athée, car l’homme ne sera jamais libre, tant qu’il n’aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa raison. Dieu est une idée, une sorte de pantin sidéral, fils de l’ignorance, un être monstrueux en dehors du monde et de l’homme, un obstacle à son affranchissement. Expulser Dieu du domaine de la connaissance, l’expulser de la société, est la loi pour l’homme si l’humanité entière veut arriver à la science et veut réaliser le but de la Révolution. Demain, on dira : les religions se dissipent au souffle du vent et nous sommes désormais les seuls maîtres de nos destinées. (M. 185) Il faut être athée pour comprendre et vouloir cet avenir-là.

Finalement, Mademoiselle, il me faut vous saluer convaincu que vous êtes à la fois athée et croyante.

Oui, athée, passionnément et croyante, car je crois avec enthousiasme en la Révolution comme d’autres croient en Dieu. Mon idéal était à vingt ans ce qu’il est à présent : l’humanité haute et libre sur une terre libre[15]. (P. 115) Par-delà notre temps maudit viendra le jour où l’homme, conscient et libre, ne torturera plus ni l’homme ni la bête. Cette espérance vaut bien qu’on s’en aille à travers les horreurs de la vie. (M. 164) Ni Dieu, ni Maître !


Notes

  1. Mystique : voir dans l’article Mystique, notamment : Personne qui adhère avec une passion extrême à un idéal artistique, politique, social. Les mystiques de la Révolution. Croyances, doctrines, thèses, idéologies, etc. qui suscitent une adhésion de caractère passionné. Sentiment exacerbé et absolu centré sur une représentation privilégiée et quasi mythique ; p. ext. tout idéal quel qu’il soit. ↑
  2. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow, Denis Diderot. ↑
  3. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  4. Louise Michel, Mémoires 1886, édition établie par Claude Rétat, Gallimard, Folio, Paris, 2021, 576 p. Pour tout le texte, les indications entre parenthèses (M…) renvoient aux Mémoires à la page correspondant au numéro. ↑
  5. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi ↑
  6. Voir Le Maitron (Dictionnaire des anarchistes), MICHEL Louise. ↑
  7. Félicité Robert de Lamennais, Paroles d’un Croyant, Renduel, Paris, 1834, 239 p. – un texte de référence du christianisme social en rupture avec l’Église dénoncée comme complice de la tyrannie. ↑
  8. L’Éditeur Roy, Préface de 1886 (des Mémoires), citant Le Figaro, 11 février 1886, note 3, in « Mémoires », Gallimard, Folio, Paris, 2021, p.43. ↑
  9. Sidonie Verhaege, La jeunesse de Louise Michel : enjeux politiques des récits sur les origines d’une révolutionnaire. ↑
  10. Denise Oberlin, Nicole Foussat et collectif GLFF, Louise Michel, une femme debout, Voix d’Initiées, Les Presses maçonniques, Paris, 2012, 104 p. ↑
  11. Voir le Maitron (Dictionnaire des anarchistes), FERRÉ Théophile, Charles, Gilles. ↑
  12. Satory : il s’agit plus exactement du camp d’internement de Satory (près de Versailles). En 1871, le camp de Satory fut le lieu de détention de milliers de communards qui vécurent plusieurs mois sans abri ni soin. Un grand nombre moururent de maladie, de blessures ou furent abattus et inhumés sur place, entre l’étang de la Martinière et le « Mur des Fédérés » où subsiste une fosse commune, à l’emplacement de laquelle une plaque commémorative a été apposée. ↑
  13. Le Vieux de la Montagne : il s’agit d’Auguste Blanqui – Louis Auguste Blanqui, surnommé « l’Enfermé », né le 8 février 1805 à Puget-Théniers (Alpes-Maritimes) et mort le 1er janvier 1881 à Paris, révolutionnaire socialiste français, fondateur du journal Ni Dieu, Ni Maître. ↑
  14. Écrégne (ou écraigne, escraigne) : « L’écrégne, dans nos villages, est la maison, où, les soirs d’hiver se réunissent les femmes et les jeunes filles pour filer, tricoter, et surtout raconter ou écouter les vieilles histoires », Louise Michel, Mémoires, p. 51. ↑
  15. Pierre Durand, Louise Michel, la passion, Le Temps des Cerises, Paris, 2005, 180 p. ↑
Tags : anarchie athée athéisme croyance dieu écrivain foi Louise Michel Lumières mort Philosophie

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