Définition et ambiguïtés de la laïcité en Belgique
Marianne De Greef
Pourquoi encore parler de la laïcité alors que sa définition semble très simple en apparence et courte ? Pour reprendre celle du Robert, il s’agit d’un « Principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique. » C’est donc bien un principe général. On sait cependant qu’il en existe différentes conceptions.
Mais pourquoi ?
Dans son intéressant article sur le sujet intitulé « L’organisation et la reconnaissance de la laïcité en Belgique francophone »[1], l’historienne et chercheuse Caroline Sägesser précise que son étude a adopté un point de vue extérieur et pourrait être complétée par des témoignages …
Qu’à cela ne tienne, voici donc le mien, que je fonde sur trois questions.
La première : comment expliquer simplement la laïcité aux personnes – belges, étrangères et surtout non francophones[2] – qui, soit ignorent les particularités de la laïcité en Belgique soit la considèrent comme particulièrement complexe ? La deuxième : pourquoi certains militants laïques ne se retrouvent-ils plus dans le mouvement qu’ils connaissent depuis longtemps ? Enfin, la troisième : quels sont les points de friction qui alimentent de vives discussions entre libres penseurs humanistes au sujet des règles qui découlent du principe de laïcité ?
Puisque le sens des mots est bien évidemment important et que la laïcité n’est pas réservée aux francophones, j’ai approfondi mes connaissances à travers une étude linguistique[3] datant de 2005. Les chercheurs, après avoir constaté les significations et connotations du mot « laïcité » au sein même de la francophonie, analysent combien sa traduction en anglais, en néerlandais, en espagnol et en arabe pose des problèmes en raison de différences conceptuelles, idéologiques et culturelles. Ils concluent :
[…] le principe de laïcité est à la fois paradoxalement très complexe (dans ses manifestations) et simple (dans son essence) : il ne s’agit pas en soi d’une attitude hostile aux religions, mais d’un idéal visant à garantir à la fois la liberté de conscience de chacun (en particulier sur le plan religieux ou philosophique) et le « vivre ensemble » dans une société pluraliste et ce notamment par une attitude impartiale de l’État à l’égard des différentes convictions philosophiques de ses citoyens.
J’envisagerai la question du point de vue de la personne laïque militante, athée, féministe que je suis.
Pour commencer, il me semble utile de rappeler ici qu’en Belgique, la laïcité conjugue la portée politique (la seule qui existe par exemple en France) et la portée philosophique, même si, comme je le soulignerai dans cet article, celle-ci n’est pas ou plus toujours connue ou reconnue de la même façon.
Ainsi, en Belgique, quand on parle de la laïcité, on parle d’une part du principe de séparation de l’Église et de l’État et d’autre part de la laïcité dite organisée[4] (en associations) : fortement enracinée à la fois dans l’histoire politique du pays, du mouvement de la libre pensée et de l’Université Libre de Bruxelles, et historiquement soutenue par la franc-maçonnerie, elle défend la séparation de l’Église et de l’État, rassemble les non-croyants et mène diverses actions, notamment en offrant une assistance morale ou en organisant des cérémonies laïques.
Pratiquement, voici comment je présente la laïcité en quelques mots, qui seront précisés et nuancés dans la suite de cet article, à des personnes qui me posent la question : aujourd’hui, il existe en Belgique une communauté non confessionnelle, appelée communauté laïque ou laïcité organisée, représentée par le Centre d’Action Laïque (au niveau francophone), qui est reconnue et financée par l’État comme les cultes reconnus. Cette communauté défend, d’une part, le principe de la laïcité (la séparation de l’État et des religions) et d’autre part, une conception de vie humaniste, basée des valeurs telles que la primauté de la raison, le rejet de toute pensée dogmatique, la pratique du libre examen, la solidarité, l’émancipation.
Avant de me pencher sur ce que la laïcité politique présente comme ambiguïtés et problématiques, plus dans ses applications sur le terrain que dans sa définition, et d’examiner comment la laïcité philosophique[5] a évolué dans notre pays, je me permettrai de faire un petit détour par ce que j’ai personnellement vécu.
Ces deux approches de la laïcité sont fort liées en Belgique, en tout cas pour moi, qui, à l’instar d’Obélix dans la potion magique, suis tombée dedans quand j’étais petite. En effet, même si mes parents ont suivi un parcours scolaire en partie dans l’enseignement catholique, se sont mariés à l’église et ont baptisé leurs trois enfants (pour faire plaisir à leurs parents, disaient-ils), ils se sont éloignés de la religion. Il faut dire que mon père, défenseur de l’école publique, libre penseur, progressiste de gauche, féministe, portait sur ses épaules le lourd fardeau de ne pas avoir été accepté à l’âge de 4 ans dans une école gardienne dirigée par des bonnes sœurs, proche de son domicile, sous prétexte que sa mère était une « fille mère ». C’était en 1929.
Mes frères et moi avons donc tout naturellement fréquenté des écoles officielles. Inscrite au cours de morale laïque, j’ai participé en 1971 à la Fête de la Jeunesse Laïque. C’est tout naturellement aussi que j’ai fait les démarches pour que mon mariage civil soit « accompagné » d’une cérémonie laïque, les deux pouvant coexister à l’époque. Nous étions en 1983.
Ces deux cérémonies où transparaissaient les valeurs du mouvement laïque m’ont toutes les deux permis de donner plus de solennité et de répondre à un besoin légitime de rituel à deux moments importants de ma vie : le passage de l’enfance à l’adolescence (et aussi de l’école primaire à l’école secondaire) et mon mariage. Tout le reste de ma famille étant catholique, j’avais vu mes cousins faire leur communion solennelle et ensuite se marier à l’église : j’aurais certainement été déçue, sous prétexte de ne pas croire en Dieu, de ne pas avoir droit à une belle cérémonie, à une belle fête familiale.
Quand j’essaye de me replonger dans cette époque, déjà bien éloignée, je pense que pour moi, les choses étaient relativement simples : mes parents, qui ne croyaient pas (ou plus), étaient « pour » l’école publique, la pratique du libre examen, le cours de morale laïque. C’est d’ailleurs essentiellement dans le cadre de ce cours, surtout en fin de secondaire, que j’ai été sensibilisée à la laïcité en tant qu’engagement à des valeurs. Cette laïcité-là est un choix personnel (mes parents ne m’ont jamais interdit de croire – même si je manquais très certainement de libre arbitre) et ne correspond pas seulement à la laïcité politique (ou laïcité tout court) qui stipule la séparation de l’Église et de l’État, qui, elle, est un prescrit démocratique.
C’est également de cette époque que datent des réflexions de personnes de l’entourage de mes parents qui jugeaient que l’école communale que je fréquentais était moins bonne que les écoles catholiques… Mes parents devaient régulièrement leur prouver que ce n’était pas le cas, et cela me mettait mal à l’aise.
La laïcité en France
Venons-en à la définition de la laïcité politique. Pour la comprendre, un détour par notre pays voisin est indispensable.
En France, contrairement à la Belgique, la laïcité est inscrite dans la Constitution et ce depuis la loi de 1905. L’article 1er de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État en France stipule que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
La république française laïque est l’aboutissement d’une longue lutte des partisans de l’État laïque, initiée avec la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
La laïcité ne consiste pas à combattre les religions puisqu’elle reconnait la liberté de croyance et de culte de chacun, mais à empêcher leur influence dans l’exercice du pouvoir politique.
Les convictions, les croyances appartiennent donc à la sphère privée.
Si historiquement, la laïcité en France correspondait à la volonté de réduire l’influence de l’Église catholique sur les institutions et sur la société en général (avant la séparation de l’Église et de l’État en France, l’Église catholique avait une influence considérable dans de nombreux domaines de la vie publique, y compris dans l’éducation, la politique et la culture), elle s’est étendue à d’autres questions et défis liés à la diversité religieuse et culturelle, ainsi qu’aux changements sociaux et politiques, tels que la prise en compte des différentes religions, le port de signes religieux dans les écoles et les espaces publics, les questions éthiques (contraception, IVG, euthanasie…).
Donc, même si la définition de la laïcité est la même, la manière de l’appliquer évolue.
Il faut également savoir que la laïcité en France peut à certains égards interroger. En effet, l’État intervient de manière prépondérante dans le financement d’écoles privées confessionnelles, dans le traitement des aumôniers dans les prisons ou hôpitaux (jusqu’en 2002). Les édifices religieux (les cathédrales et les églises, mais pas les couvents ni les abbayes), construits avant 1905, sont pris en charge par l’État et les pouvoirs publics parce qu’ils en sont les propriétaires. En outre, dans les trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, qui faisaient partie de l’Empire allemand lorsque la loi de séparation a été adoptée, le régime concordataire continue de s’appliquer : les quatre cultes catholique, luthérien, réformé et israélite sont reconnus ; leurs ministres du culte sont rémunérés par l’État et des cours d’enseignement religieux correspondant à ces quatre cultes sont dispensés dans les écoles publiques.
La laïcité en Belgique
L’histoire de la laïcité en Belgique est intimement liée à l’histoire de la Belgique dès sa naissance en 1830. Les catholiques, qui ne supportent pas d’être gouvernés par un roi protestant, et les libéraux, qui détestent l’autoritarisme du souverain, s’unissent pour créer un État indépendant des Pays-Bas. La Constitution de 1831 reflète un compromis entre les deux principaux mouvements politiques de l’élite privilégiée de l’époque : les catholiques, défenseurs des valeurs traditionnelles et de la place de l’Église et d’un enseignement imprégné de valeurs catholiques, et les libéraux, défenseurs de la liberté individuelle et d’un enseignement non confessionnel, et financé par l’État. Le mouvement libéral comprenait une diversité d’opinions religieuses, allant des non-croyants et des athées aux déistes et aux membres de diverses confessions religieuses.
La Constitution est donc un texte de compromis : l’Église catholique est reconnue comme religion majoritaire et gagne la liberté d’enseignement et la rémunération par l’État des ministres du culte. En échange, les libéraux obtiennent des libertés, progressistes pour l’époque, telles que la liberté de la presse, d’association et des cultes.
Les conflits entre catholiques et libéraux concerneront surtout l’enseignement. Avant 1830, les territoires belges faisaient partie des Pays-Bas où l’État avait créé un enseignement neutre et gratuit. Cette politique, contraire aux principes des catholiques, fut modifiée par l’obtention de la liberté d’enseignement et donc, notamment, d’écoles libres, catholiques.
La création en 1834 de l’Université[6] catholique privée établie à Malines puis à Louvain, qui avait pour objectifs de défendre les doctrines du Saint-Siège, va être suivie de très près par la création de l’ULB, conçue par ses fondateurs, essentiellement pour faire contrepoids à la première, en étant indépendante de l’Église et de l’État et en se faisant le porte-drapeau de la philosophie des lumières. Elle put voir le jour grâce à une souscription organisée dans les milieux libéraux et maçonniques. Ses fondateurs n’étaient ni anticatholiques ni antireligieux (Théodore Verhaegen était un catholique pratiquant) mais critiquaient toute forme de dogmatisme et voulaient concilier libre pensée, liberté de conscience, spiritualisme, voire déisme. Ils s’opposaient aux catholiques ultramontains, qui refusaient notamment les libertés fondamentales énoncées dans la Constitution. Ce n’est que progressivement qu’il deviendra difficile de concilier religion et pensée scientifique. Le terme de libre examen apparaît pour la première fois dans un discours de Verhaegen en 1854. C’est dans ses Statuts de 1894 que figurera le principe du Libre examen, dont l’interprétation devient incompatible avec toute religion révélée, et donc avec le catholicisme.
Dans l’enseignement primaire et secondaire, les conflits intenses, appelés « guerres scolaires » de la fin du XIXe et du milieu du XXe siècle, ont finalement pris fin avec le compromis scolaire de 1958, qui a établi un système d’enseignement dual en Belgique, dénoncé par les libres penseurs. Ce compromis a permis le financement public à la fois des écoles publiques et des écoles catholiques, garantissant ainsi le libre choix des parents en matière d’éducation pour leurs enfants. Il a également mis fin à l’obligation de suivre le cours de religion catholique dans les écoles officielles et à la possibilité de suivre un cours de morale. Les laïques sont évidemment mécontents que l’école publique soit obligée de maintenir les cours de religion et que les écoles confessionnelles soient financées par l’État.
Dans les années ’60, alors que l’Église catholique reste influente dans divers domaines, comme l’éducation et les soins de santé, et que le parti social-chrétien est présent dans tous les gouvernements nationaux, les partis laïques (libéraux et socialistes) se concentrent davantage sur les questions sociales, économiques voire communautaires plutôt que des questions idéologiques et philosophiques. Ils évoluent même vers le pluralisme. Dès lors, même si des associations laïques existaient déjà, si les libres penseurs veulent continuer à faire respecter les choix philosophiques des non-croyants, ils vont devoir créer des associations laïques à caractère généraliste : c’est ainsi que celles-ci ont vu le jour dès les années ’60, ayant non seulement comme objectif la défense des conceptions laïques d’un point de vue idéologique mais aussi culturel et social, incluant les domaines de l’assistance morale et de la sexualité[7], domaines traditionnellement réservés au monde religieux. Le monde laïque avance dès lors vers la création d’une structure alternative aux religions.
Cette structure va se consolider à la suite d’un événement dramatique : un tragique incendie ayant causé la mort de dizaines de personnes dans les magasins de l’Innovation à Bruxelles en 1967. Les victimes reçurent la bénédiction d’un prêtre, d’un pasteur et d’un rabbin. Certains laïques se sont sentis exclus et l’idée de se rassembler a alors germé…
Dès lors, s’ils veulent faire entendre leur voix, ils doivent s’organiser : le Centre d’Action Laïque (CAL), organisme fédérateur de toutes les associations laïques francophones (aujourd’hui 31) est fondé en 1969 par une douzaine d’associations laïques existantes. Ses objectifs : coordonner les actions des associations de membres, représenter la laïcité auprès des pouvoirs publics, défendre et promouvoir la laïcité en Belgique. Du côté flamand, ce sera l’Unie Vrijzinnige Verenigingen (UVV) qui sera l’organe représentatif de la Flandre laïque dès 1971.
Les organismes représentatifs des communautés philosophiques non confessionnelles – le CAL, du côté francophone et l’UVV (Unie Vrijzinnige Verenigingen, aujourd’hui dénommée deMens.nu) du côté néerlandophone – ont constitué en 1972 une ASBL appelée « Conseil central des Communautés non confessionnelles de Belgique » (en abrégé : le Conseil central laïque », CCL), que nous appelons aussi « la laïcité organisée ».
Depuis, les actions menées par la laïcité organisée sont multiples : défense de l’école officielle, promotion du cours de morale non confessionnelle[8], création de plannings familiaux, assistance morale (dans les prisons, les hôpitaux…), organisation de cérémonies laïques (parrainage, fête de la jeunesse laïque, mariage, funérailles)… sans oublier ses différents combats sur des questions où la religion dresse des obstacles, telles que la contraception, l’avortement, le mariage pour tous, l’euthanasie.
Il me semble utile de rappeler quelques dates importantes dans l’histoire de la laïcité organisée.
Depuis sa fondation, la Belgique, tout en reconnaissant la séparation de l’Église et de l’État, reconnaît et finance depuis 1870 quatre cultes : catholique, protestant, anglican et israélite.
C’est en 1981 qu’est votée une loi accordant un subside à la laïcité organisée. Les débats parlementaires sur cette question ont notamment donné lieu à la reconnaissance de la laïcité en tant que philosophie et, par conséquent, elle allait être financée comme les autres organisations convictionnelles, c’est-à-dire les religions. Il serait intéressant ici d’évoquer les regrets de nombreux laïques : si la laïcité est reconnue et subsidiée comme les cultes, de facto, elle ne lutte pas pour la séparation de l’Église et de l’État et ne correspond pas à la laïcité dans le sens politique du terme… On peut aussi l’exprimer ainsi : à défaut de pouvoir obtenir la suppression du système de financement des cultes, les organisations laïques vont demander que la laïcité organisée soit financée.
Le culte musulman sera reconnu en 1974[9] et le culte orthodoxe en 1985.
En 1993, la laïcité sera reconnue comme organisation représentative des non-croyants et subsidiée comme les cultes.
C’est en 1996 que le CAL va débattre de la question de savoir si la laïcité, excluant la référence à tout dogme, exclut les croyants, ce qui aboutira à une modification de ses statuts en 1999 qui distinguera la laïcité politique et la laïcité philosophique :
Par laïcité, il faut entendre d’une part :
La volonté de construire une société juste, progressiste et fraternelle, dotée d’institutions publiques impartiales […] et considérant que les options confessionnelles ou non confessionnelles relèvent exclusivement de la sphère privée des personnes.Et d’autre part :
L’élaboration personnelle d’une conception de vie qui se fonde sur l’expérience humaine, à l’exclusion de toute référence confessionnelle, dogmatique ou surnaturelle, qui implique l’adhésion aux valeurs du libre examen, d’émancipation à l’égard de toute forme de conditionnement et aux impératifs de citoyenneté et de justice.
La loi du 21 juin 2002 conclut le processus de reconnaissance de la laïcité organisée, obtenant ainsi un statut analogue à celui des cultes reconnus[10].
En 2016, la question de l’existence ou pas d’une dualité de la laïcité sera longuement débattue au sein du CAL et aboutira non pas à un choix entre la laïcité politique ou la laïcité philosophique mais à l’abandon de cette distinction. Dans les nouveaux statuts du CAL[11], il n’est dès lors plus question de citer et distinguer les deux aspects même s’il reste deux concepts importants aux yeux des militants laïques dont je fais partie : l’exercice du libre examen et le fait que le CAL représente la communauté non confessionnelle.
Le CAL a pour but de défendre et de promouvoir la laïcité. La laïcité est le principe humaniste qui fonde le régime des libertés et des droits humains sur l’impartialité du pouvoir civil démocratique dégagé de toute ingérence religieuse. Il oblige l’État de droit à assurer l’égalité, la solidarité et l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen. (article 4)Le CAL représente la communauté non confessionnelle (article 5)
Ces deux laïcités présentes dans les statuts du CAL de 1999 sont perçues par certains comme complémentaires, dont bien évidemment le président du CAL de l’époque, Philippe Grollet, qui souligne que c’est bien la laïcité organisée qui n’a cessé de promouvoir des réformes pour une laïcité politique. Par d’autres, ces deux laïcités sont perçues comme contradictoires dans le sens où la première reconnaît les religions et la deuxième la dénonce.
Pour Caroline Sägesser,
Cette évolution qui peut être décryptée comme un recentrage sur la mission historique de la laïcité, soit assurer la séparation de l’Église et de l’État, étonne dans un contexte où le mouvement laïque est regardé comme l’une des composantes du pluralisme organisé et non plus comme une force d’opposition à ce système[12].
De mon point de vue, j’ai bien du mal à comprendre l’abandon du terme « philosophique » puisque la laïcité organisée est reconnue légalement comme la conception philosophique non confessionnelle. Pour les membres des associations laïques que je fréquente, il est clair que nous militons et que nous nous sommes engagés pour défendre une laïcité qui dépasse la simple séparation des Églises et de l’État. Cet engagement, clairement présenté dans les statuts de 1999, est lourd de sens puisqu’il est fondé sur des valeurs humanistes auxquelles nous sommes profondément attachés.
Le libre examen, qui reste quant à lui bien inscrit dans les statuts, a fait l’objet aussi de nombreuses tentatives de définition et mériterait un article à lui tout seul.
Pour certains, qui le voient comme une simple démarche scientifique, il est possible d’être à la fois croyant et adepte du libre examen : bien des scientifiques ont réussi à trouver un équilibre entre leur foi et leurs pratiques scientifiques.
Pour d’autres, il s’agit d’un principe qui dépasse le cadre traditionnel de la recherche scientifique. Ainsi, dans un très intéressant article, l’historien Jean Stengers[13] souligne le lien très fort entre le libre examen et l’ULB (« Le mot est à nous »), et en constitue une des bases. Il ajoute qu’il correspond au rejet de l’argument d’autorité et que par conséquent, il est incompatible avec la foi dans une vérité révélée.
En outre, l’ULB, dans le premier article de ses statuts, écrit :
L'Université Libre de Bruxelles fonde l'enseignement et la recherche sur le principe du libre examen. Celui-ci postule, en toute matière, le rejet de l'argument d'autorité et l'indépendance de jugement.
À moins de le confiner dans le seul domaine de la démarche scientifique, le libre examen procède de la volonté de baser sa pensée et ses idées sur des faits vérifiables, ce qui implique le refus de tout dogmatisme. C’est ainsi qu’il m’a été présenté par mes professeurs de français et de morale en secondaire et ensuite à l’ULB.
En ce qui me concerne, je le comprends comme un idéal que je m’efforce de poursuivre, principalement en doutant et en acceptant de me tromper. Ce n’est vraiment pas une attitude très confortable, mais c’est un choix que j’ai fait. Je suis donc satisfaite de le voir encore inscrit dans les statuts, même s’il faut reconnaître qu’il est compliqué voire impossible d’être constamment libre exaministe.
Voilà donc encore un concept complexe à cerner, qui lui-même entre dans la définition complexe de la laïcité… belge.
Comparaison franco-belge de la laïcité
Ainsi, la laïcité, c’est le principe politique de séparation de l’Église et de l’État qui s’impose aux institutions et aux fonctions publiques, « qui vise à assurer l’égalité entre les citoyens de toutes convictions et à soustraire la décision politique de l’influence des religions »[14], avec pour corollaire en France (sauf dans trois départements) l’absence de reconnaissance et de financement des cultes, et en Belgique, l’égalité de traitement entre tous les cultes, à laquelle il faut ajouter une laïcité philosophique qui concerne les individus et donc leurs choix.
On le sait, c’est un principe qui n’est pas toujours suivi dans les faits, tant en Belgique qu’en France.
Ainsi, quand on parle de laïcité en Belgique, on fait à la fois référence à la laïcité comme principe politique et comme principe philosophique, même si celui-ci n’est plus repris tel quel depuis 2016 dans les statuts du CAL. Paradoxalement, l’organe représentatif de la Flandre laïque, lui, a bien conservé les deux principes : politique et philosophique.
En ce sens, la laïcité est davantage envisagée en Belgique dans le sens d’une valorisation de la raison et d’un comportement humaniste (tolérance, libre pensée, etc.) que d’une stricte séparation de l’Église et de l’État.
Elle compte beaucoup de militants, dont beaucoup sont bénévoles et qui agissent la plupart du temps dans le cadre de différentes associations, moins nombreuses en France où il n’existe pas d’organe fédérateur.
C’est essentiellement le rôle joué par l’Église catholique en Belgique qui explique à la fois l’importance, le statut et le rôle du mouvement laïque : si un cours de religion catholique n’avait pas été si longtemps obligatoire dans les écoles publiques, si la proportion d’écoles catholiques avait été moindre, si des cultes n’avaient pas été reconnus et financés, notre manière de concevoir la laïcité aurait peut-être ressemblé à celle de nos voisins.
Ce qui pose problème, en France comme en Belgique, ce sont principalement les règles qui découlent du principe de laïcité sur le terrain, règles qui évoluent dans le temps et dans l’espace, adaptées aux différents contextes. Je constate parmi les libres penseurs de mon entourage que cette problématique suscite des conflits parfois violents, que j’ai essayé de comprendre.
La question de savoir quelles règles ou lois il faut imposer relève du degré d’intransigeance ou de souplesse que nous mettons dans la défense de la laïcité, un peu comme le placement d’un curseur, et donc pour schématiser
- soit du côté (intransigeant) d’une laïcité qualifiée d’exclusive, fermée, intolérante,
- soit du côté (souple) d’une laïcité qualifiée d’inclusive, communautariste, ouverte, tolérante.
Tout particulièrement avec l’islam, ces différentes règles et lois qui en découlent sont effectivement sujettes à polémique, que ce soit dans le domaine de l’abattage des animaux, des repas dans les cantines, des difficultés rencontrées par des professeurs à enseigner, et du voile…
La question du voile a été et est toujours débattue, sans que ses partisans ou ses adversaires ne se soient vraiment apaisés. Peut-être en grande partie parce qu’il est à la fois ou séparément un signe d’appartenance à une communauté (signe d’une liberté individuelle d’appartenance à une communauté souvent fragilisée et stigmatisée), un signe d’asservissement (exclusivement de la femme), un signe visible de repli identitaire.
Cette question est très délicate dans la mesure où elle concerne des valeurs fondamentales de notre société, essentiellement celles de l’émancipation, de l’égalité et de l’inclusion de tous les descendants de l’immigration, valeurs auxquelles je suis fort attachée.
Les écrits et les interventions publiques du philosophe français Jacques Rancière suggèrent une approche complexe et nuancée de la laïcité et du port de signes religieux. Le philosophe reconnaît la valeur du principe de laïcité en tant que garant de l’égalité des citoyens devant la loi, indépendamment de leur religion ou de leurs croyances, mais il soutient que la laïcité ne doit pas être utilisée pour exclure ou marginaliser certaines communautés. Pour lui, le principe de la laïcité, comme garant d’égalité doit être appliqué mais de manière à respecter la diversité culturelle et religieuse.
De son côté, Unia, institution publique indépendante qui lutte contre la discrimination et défend l’égalité en Belgique, qui veille au respect des droits humains en Belgique, précise sur son site qu’elle plaide pour une politique de diversité inclusive et précise pour les agents de la fonction publique : « Seul le service fourni, et donc pas l’apparence du·de la fonctionnaire, doit être neutre ».[15]
En France et en Belgique, la laïcité est parfois utilisée en opposition à certaines minorités religieuses, en particulier les musulmans. Surtout depuis septembre 2001, qui a eu pour conséquence d’amalgamer islam et islamisme, et la peur de l’islamisme est bien sûr légitime.
Ce qui est préoccupant, c’est surtout que des personnes, des groupes de personnes, des groupes politiques utilisent la laïcité comme un moyen de promouvoir un nationalisme exclusif, en définissant l’identité nationale comme étant en opposition à certaines minorités religieuses, en particulier les musulmans. Ils prônent une laïcité qui exclut les expressions religieuses visibles dans l’espace public. L’islam est présenté, en tout cas dans sa manifestation par le voile, comme une menace pour les valeurs laïques.
Cette récupération déforme souvent le principe de la laïcité en le détournant de son objectif initial de garantir la neutralité de l’État en matière religieuse, pour en faire un outil de discrimination et de stigmatisation des personnes, des femmes en l’occurrence qui, déjà discriminées par le fait qu’elles sont ou se sentent parfois obligées de porter le voile par leur communauté, le sont doublement lorsqu’on leur interdit l’accès à certaines écoles supérieures ou à certains emplois. Pourtant, la laïcité, c’est aussi la lutte contre les discriminations, c’est aussi l’importance accordée à la diversité, au vivre ensemble.
Ces différentes perspectives de la laïcité que nous adoptons ainsi que ses différentes modalités d’action continueront à susciter des débats, ce qui est somme toute une dynamique rassurante dans une société démocratique, dans laquelle une laïcité humaniste, tisseuse de liens plutôt qu’une laïcité qui divise est possible.
En guise de conclusion sur la laïcité belge
J’ai souhaité mettre en lumière la polysémie et les diverses connotations du terme « laïcité », ainsi que l’impact de la suppression explicite du volet philosophique de la laïcité organisée francophone. Cette suppression, bien qu’elle maintienne le principe du libre examen et affirme rassembler les non-croyants, a engendré une perte de repères dérangeante, un sentiment de désorientation chez de nombreuses personnes qui se sont engagées dans le mouvement, en tout cas du côté francophone du pays.
La spécificité de la laïcité belge, dans sa composante organisée, c’est aussi de constater combien les militants laïques – permanents et bénévoles – ont été actifs pour faire avancer les questions éthiques concernant la contraception, l’avortement, l’euthanasie, le mariage pour tous… même si ces questions relèvent aussi de la laïcité tout court.
Il serait bien sûr incorrect de généraliser en affirmant que seules les personnes non croyantes soutiennent ces droits ainsi que de simplifier les opinions sur ces questions à une simple distinction entre croyants et non-croyants. Cependant, on constate que ce sont essentiellement les milieux progressistes ou laïques qui le font.
Ce sont ces mêmes militants qui permettent d’assurer toute une série de services tels que l’assistance morale dans les prisons et les hôpitaux, la promotion de l’école publique, les cérémonies laïques.
Par rapport à la religion musulmane qui suscite bien des débats, plutôt que de s’inquiéter d’un tissu, c’est bien d’une minorité de la communauté musulmane – face à une majorité silencieuse qui devrait se lever –, la partie qui s’est radicalisée, que la laïcité devrait s’inquiéter d’autant qu’elle nuit à la liberté d’enseigner : combien d’enseignants ne rencontrent-ils pas des difficultés à donner leurs cours lorsque ceux-ci entrent en conflit avec les croyances religieuses de leurs élèves ? Ce que le film Amal[16] de Jawad Rhalib dénonce parfaitement.
Personnellement, c’est tous les jours que je côtoie et que je parle à des personnes immigrées, de toutes confessions. J’ai la chance de rencontrer des femmes musulmanes voilées, parfois bien moins soumises à leur mari, à leur famille que des Belges ; des musulmans, souvent bien plus ouverts à la diversité culturelle que nombre de chrétiens ou de non-croyants.
C’est au nom de tous les combats actuels qui sont préoccupants que je continue et continuerai à faire partie de cette laïcité organisée pour que, au-delà des obstacles dressés par les religions, mais aussi par les croyances et les préjugés en général, les droits et libertés de tous soient respectés. Dans le Mémorandum 2024 publié en février 2024 par le CAL[17], qui présente les 15 revendications phares du Centre d’Action Laïque pour les élections de 2024, la quatrième a particulièrement attiré mon attention : « Deux heures de philosophie et citoyenneté pour tous les élèves ». Au nom du vivre ensemble, ce cours, qui réunit tous les élèves dans une même classe au lieu de les séparer au nom de leurs convictions religieuses ou philosophiques, est une véritable petite société à l’image de la société dans laquelle ils vivent, avec toute la diversité qu’elle présente. Au nom du vivre ensemble, un socle de valeurs auxquelles les citoyens doivent adhérer indépendamment de leurs convictions personnelles est nécessaire.
[1] Caroline Sägesser, « L’organisation et la reconnaissance de la laïcité en Belgique francophone », Les @nalyses du CRISP en ligne, 25 mars 2021, www.crisp.be.
[2] Puisque sa traduction est problématique.
[3] https://www.researchgate.net/publication/323294932_Comment_le_concept_de_laicite_est-il_compris_et_interprete_en_dehors_de_la_francophonie_Analyse_comparative_des_traductions_du_terme_laicite_en_anglais_arabe_espagnol_et_neerlandais
[4] Appelée également « communauté philosophique non confessionnelle », elle est en fait erronément appelée laïcité puisqu’elle ne correspond pas au principe politique mais bien à une conviction philosophique.
[5] Qui ne correspond donc pas à la laïcité, telle qu’elle est définie dans les dictionnaires de la langue.
[6] Ou plutôt la recréation de l’Université d’ État de Louvain : en effet, l’Université originale de Louvain, fondée au XVe siècle par l’Église catholique, a été fermée en 1797. En 1817, le roi Guillaume 1er crée trois universités d’État, dont celle de Louvain, qui sera supprimée en 1833 par les unionistes.
[7] On oublie parfois que la contraception n’est devenue licite qu’en 1973.
[8] Et plus récemment un cours de philosophie et citoyenneté.
[9] Il s’agit à ce moment d’une forme de reconnaissance vis-à-vis des immigrés venus aider le pays à se reconstruire.
[10] https://justice.belgium.be/fr/themes_et_dossiers/cultes_et_laicite/cultes_et_laicite_organisee
[11] Mais pas dans ceux de l’UVV, qui a gardé les deux définitions de la laïcité.
[12] Caroline Sägesser, « L’athéisme est-il soluble dans la laïcité ? Regards sur 50 ans d’action laïque au CAL », in Histoire de l’athéisme en Belgique, Bruxelles, ABA Éditions, 2021, p. 197.
[13] Jean Stengers. D’une définition du libre examen, in: Revue belge de philologie et d’histoire, tome 82, fasc. 1-2, 2004. Belgique – Europe – Afrique. Deux siècles d’histoire contemporaine. Méthode et réflexions. Recueil d’articles de Jean Stengers. pp. 517-546.
[14] CRISP, https://www.vocabulairepolitique.be/laicite/
[15] https://www.unia.be/fr/articles/neutralite-services-publics
[16] https://edl.laicite.be/ode-a-la-liberte-denseigner/?utm_source=Centre+d%27Action+La%C3%AFque+%28RGPD+Ready%29&utm_campaign=21a2f97a32-EMAIL_CAMPAIGN_20204_01_25_RER2_COPY_01&utm_medium=email&utm_term=0_-89cdf6643c-%5BLIST_EMAIL_ID%5D
[17] https://www.laicite.be/app/uploads/2024/03/MemorandumCAL2024_15priorites_WEB.pdf
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