Des effets pervers de l’effondrement des religions traditionnelles en Europe

Patrice Dartevelle

Les incroyants se sont réjouis ces derniers mois de la publication pour le grand public des chiffres relatifs aux pratiques religieuses et aux croyances en Europe. Il s’agit principalement de la version 2018 de l’enquête sur les valeurs European Values Survey (EVS), réalisée tous les dix ans environ. Sa crédibilité est la plus certaine (pour la France, 1780 sondés, plus un échantillon de 721 jeunes âgés de 18 à 29 ans). Malheureusement, pour des raisons que j’ignore, la Belgique n’a pas été traitée en 2018. On dispose en revanche des chiffres pour la France, dont la situation ne peut être très différente de celle de la Belgique, mais bien sûr pas forcément identique. On dispose en plus, dans ce cas, d’un ouvrage de synthèse, rédigé par deux des plus éminents sociologues français des religions, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, qui se sont succédé de 2002 à 2018 comme directeur d’études à l’École Pratique des des Hautes Études[1].

La décatholicisation

Des chiffres publiés, on a surtout retenu, non sans raison, qu’en 2018, la France compte 21 % d’athées et 37 % de sans religion, soit une majorité (58%) de non-croyants. En 2008, on était dans une situation d’équilibre (50/50) et en une décennie, athées et sans religion ont accru leurs chiffres de 4%.

Le phénomène n’est donc pas intrinsèquement nouveau, même si le passage à une majorité de non-croyants a effectivement une valeur symbolique. C’est la comparaison avec 1981, à une époque où on ne compte que 27% de non-croyants, qui est spectaculaire. De plus, si on prend les chiffres des 18-29 ans, on obtient 28 % d’athées et 39 % de sans religion et donc un maximum de 33% de croyants. Comme il faut compter 13 % de musulmans, les catholiques, protestants, juifs, bouddhistes, etc. ne peuvent plus se partager que 20 % de la population jeune.

Trois conclusions semblent s’imposer : la France est décatholicisée, la non-croyance (athées et sans religion) est devenue dominante et l’islam est occupé à prendre une place importante, rivalisant avec le catholicisme chez les jeunes.

Désillusions

Pour l’athée que je suis, tout ou presque semble positif. Je crains pourtant qu’un tel bilan ne soit qu’une illusion. Tous les chiffres que je viens de citer reposent sur une déclaration d’appartenance à une catégorie, ce qui est beaucoup trop simple.

Examinons plus finement les croyances précises pour comprendre ce qu’il en est.

La croyance en une vie après la mort, qui était stable depuis plusieurs décennies autour du tiers des sondés, passe maintenant à 41 %. Celle en l’existence du paradis passe de 26 % en 1981 à 35% et celle en l’existence de l’enfer (pourtant mise sous le boisseau par l’Église depuis plusieurs décennies) de 15 à 26 %. Quant à la réincarnation, qui ne doit rien au christianisme, ses partisans passent de 22 à 26%.

Et ici aussi, le virage pris par les jeunes va dans le même sens et est encore plus marqué. Pour les 18-29 ans, la croyance en une vie après la mort passe de 30 à 47 %, la croyance au paradis de 18 à 38 %, celle à l’enfer de 11 à 32% et celle en la réincarnation de 19 à 33%. Dans ce groupe d’âge, il faut évidemment tenir compte d’une plus forte proportion de musulmans mais celle-ci ne peut tout expliquer.

Pour un rationaliste, la situation actuelle est au moins ambiguë et celle qui s’annonce nous promet un recul vers le monde d’autrefois, d’il y a bien longtemps, celui de la superstition et de la crétinerie. Laissons le questionnement sur le rôle et le fonctionnement actuels de l’enseignement, spécialement secondaire.

Lors des États Généraux de l’athéisme en octobre 2013, j’avais exposé mes raisons de créer une association d’athée[2]. Il ne s’agissait pas, selon moi, de craindre une remontée du catholicisme mais bien de considérer que le groupe des « sans appartenance religieuse » (32,6% des Belges selon le sondage EVS de 2009) créait plus qu’une incertitude. Il laissait poindre un risque de dérives irrationnelles dont j’avais fait de Frédéric Lenoir le porte-drapeau le plus significatif, le plus dangereux et le plus répandu. On peut voir maintenant que je n’étais nullement pessimiste. Le risque s’est concrétisé et est devenu majeur. L’Ouest européen lui-même, qui semblait jusqu’il y a quelques décennies la partie du monde la plus immunisée contre l’irrationnel, a pratiquement cédé et se prépare à une incroyable régression dont bien évidemment les musulmans ne nous aideront pas à nous sauver (mais ils ne sont pas la source du problème).

Un paysage religieux modifié

On peut aussi éclairer le problème d’une autre manière ou l’aborder sous un autre angle, ce qu’envisagent Ph. Portier et J.-P. Willaime, que je rejoins facilement sur ce point. On peut effectivement voir deux blocs, mais différemment, de l’opposition classique.

Dans le premier, on peut mettre ceux qui ont des convictions affirmées, chacune classiques de leur côté mais dont l’ancienne opposition semble bien moins farouche que par le passé ; et dans l’autre, le groupe dangereux des sans religion, au sein duquel se recrute largement les tenants des thèses irrationnelles.

Dans le premier, on met les athées convaincus et les catholiques, qu’ils soient rationalistes ou théologiquement traditionnels, ce qui fait 63 %, contre 82 % en 1981 et donc 37 % du groupe incertain des sans religion. Reste le cas des catholiques non pratiquants, qui ne sont sans doute pas si éloignés des sans religion. Si on les agglomère avec les sans religion, on aboutit à un bloc de 56%, qui peut être une majorité. Il n’est pas impossible de voir ainsi une forme de proximité entre les deux groupes historiquement les plus antagonistes, que sont les athées et les croyants traditionnels.

Étrangement, ce clivage nouveau correspond à celui qu’établit Frédéric Lenoir, qui range en deux camps opposés ses amis et ses ennemis. Ces derniers sont à ses yeux les croyants comme autrefois et les athées, qu’il appelle toujours dogmatiques, c’est-à-dire les athées convaincus de Portier et Willaime (sans doute repris de l’étude EVS). Les deux sociologues français en imaginent une possibilité de voir les athées reconsidérer la présence des religions dans l’espace public. Cela me semble par contre une illusion : les croyants traditionnels sont un groupe qui se réduit comme une peau de chagrin. Ce sont bien les athées qui vont se retrouver seuls pour mener la lutte contre un irrationnel primaire comme jamais.

Les « nones »

La question des sans religion est donc cruciale. On peut l’examiner plus avant sur la base d’un ouvrage plus récent encore que celui de Portier et Willaime, celui de Guillaume Cuchet, un historien de l’Université de Paris-Est Créteil[3].

Celui-ci consacre un chapitre à la question sous le titre explicite « Spirituels mais pas religieux. La montée des sans religion (“nones”) » (pp. 79-96). G. Cuchet, attitude particulièrement rare en France, se présente comme un catholique traditionnel, sans lien avec les fondamentalistes.

Il est intéressant de constater que la révolution qu’est le phénomène des « nones » – terme américain, choisi pour écarter l’appellation de « non-affilié » qui connotait l’idée d’une séparation d’une norme préalable – lui « paraît à terme un phénomène plus important que l’islam », islam dont il regrette qu’en France, 40 % des thèses en cours en histoire et sciences sociales des religions lui soient consacrées, aux dépens de l’explosion des « nones ». Selon les cas, G. Cuchet étudie ceux-ci en y incluant ou non les athées, la pratique américaine étant de les globaliser.

Il remarque tout d’abord que le phénomène n’est pas si récent, sans même parler de l’histoire des anticléricaux et des libres penseurs. Mais il est vrai que je pense qu’il a raison quand il dit que « les “nones” n’ont qu’un rapport de filiation assez lointain avec les libres penseurs du XIXe siècle (sic) », du moins si on en écarte les athées convaincus. Pour les autres, en effet, je doute que la lecture des Lumières ait pu les influencer, d’autant plus qu’ils n’ont pas procédé à pareilles lectures.

En fait, G. Cuchet veut tenir compte de ce que les 4/5e des jeunes « nones « n’ont pas reçu d’éducation religieuse. Ce ne sont donc pas des « décrocheurs » mais des « décrochés » de deuxième génération ou plus. Sans doute, mais il resterait alors à expliquer la rapide croissance de leur nombre. La conséquence de cette situation, c’est que toute perspective de retour à la religion d’origine doit être écartée. Tout à l’inverse, les « nones » sont, pour cette raison, particulièrement disponibles pour d’autres parcours.

Selon les pays, la situation peut varier. L’éloignement d’avec la religion est plus ancré chez les « nones » européens qu’aux États-Unis. Dans ce pays, 30% des « nones » enregistrés une année ne le sont plus l’année suivante. Dans un pays habitué à un « marché » du religieux, renoncer à toute affiliation religieuse peut donc vouloir dire qu’on est en train de chercher une religion à son goût. C’est moins vrai en Europe mais, sur notre continent aussi, une partie des sans religion est en recherche sinon d’une religion, du moins d’une spiritualité plus ou moins bricolée. Mais une autre catégorie des sans religion pourrait comprendre des indifférents complets, vis-à-vis de la religion comme de son contraire.

G. Cuchet voit bien que nous sommes en présence d’une demande de « spiritualité », qui est manifeste. J’ai déjà traité du cas de Frédéric Lenoir[4]. Mais il faut y ajouter, comme le fait G. Cuchet, l’attrait pour les religions orientales, attitude dont Matthieu Ricard est le plus connu et lu en milieu francophone, où il peut compter sur des centaines de milliers de lecteurs.

Dans un autre chapitre consacré à la mode du bouddhisme, intitulé « Le Bouddha a plus la cote que Jésus », G. Cuchet ne ménage pas ses critiques à l’encontre de cette « spiritualité ». Il cite notamment Marcuse dans L’homme unidimensionnel dès 1964, qui analyse que « Les nouvelles « spiritualités font partie du “régime de santé” de la « société unidimensionnelle »[5].

S’emparant d’un cas, dont il reconnaît qu’il est « un peu extrême mais pas marginal », G. Cuchet se moque :

Les Européens qui partent dans des cahutes amazoniennes mâchonner des racines hallucinogènes sous la direction de chamans locaux ou importés pour tirer de leur inconscient quelque fantôme susceptible d’expliquer leur mal-être ou de leur tenir lieu de religion me paraissent les plus déshérités des hommes et des femmes. J’y vois moins l’annonce d’une nouvelle renaissance qu’un signe de prolétarisation métaphysique[6].

G. Cuchet rejoint Nietzsche quand celui-ci expliquait que l’Occident finirait dans un mélange de christianisme dédramatisé et de néo-bouddhisme psychothérapeutique.

Sa conclusion, explicitée dans une interview, dit bien le retournement de la situation : « Autrefois il y avait des spiritualités… dans la religion. Désormais, c’est l’inverse : les religions sont perçues comme des modalités particulières, locales et au fond un peu arbitraire de ce phénomène plus large et plus originel qu’est la spiritualité. »[7] Certes, il y a là une part de la nostalgie d’un catholique traditionnel mais la formule reste juste.

Ultramodernité ?

Reste maintenant à analyser la situation religieuse contemporaine dans un cadre plus global. L’évolution générale remonte à plusieurs décennies et de toute manière, l’évolution économique et sociale des Trente Glorieuses ne peut qu’y être pour beaucoup. Remarquons d’ailleurs que l’état général de satisfaction de l’époque contraste avec le mécontentement généralisé d’aujourd’hui en Europe.

Différentes interprétations ont déjà été proposées. Philippe Portier et Jean-Paul Willaime proposent la leur. Si Z. Bauman attribue les changements à la post-modernité, les deux sociologues français mettent l’accent sur l’ultramodernité.

Ph. Portier et J.-P. Willaime estiment que « la situation religieuse ne nous confronte nullement à un retour du religieux prenant sa revanche sur un séculier qui serait en perte de vitesse[8].

Il veut dire en fait que dans la société moderne – qui n’est plus la nôtre – l’esprit de sécularisation était « mythologisé » et comme absolutisé. L’ultramodernité, c’est la modernité mais désenchantée, auto-relativisée. Elle est dominée par l’éclatement et l’individualisation des croyances. La sécularisation a finalement atteint le séculier lui-même. II est maintenant sécularisé, il est devenu un objet comme un autre.

Jusque-là, je peux suivre le raisonnement. Portier et Willaime en déduisent que cette révolution pourrait à terme être favorable à plus de religion, à plus de religion dans l’espace public. Cela me semble pure illusion de croyants impénitents. La religion du passé meurt sans qu’en Europe, on repère le moindre signe contraire. Mais il faut l’admettre : le religieux et la spiritualité vont par contre bien nous donner du fil à retordre.

À cela il faudra ajouter la progression de l’islam et des musulmans, un groupe en progression démographique et à la pratique religieuse en croissance parmi ses jeunes.

De toute évidence, nous n’en avons pas fini avec un univers qui s’éloigne à grands pas de la raison et qui, dès lors, a besoin des athées, un groupe qui manifestement se porte plutôt bien en nombre et en cohérence.


Notes

  1. Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, 316 p.
  2. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », La Pensée et les Hommes, Francs-Parlers, 2015, vol. 99, pp. 59-70. On peut retrouver le texte en version électronique sur le site athees.net, Newsletter n°34 (1er déc. 2021). Il sera imprimé à nouveau dans L’Athée n°9 (2022) fin 2022).
  3. Guillaume Cuchet, Le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France ? Paris, Éditions du Seuil, 2021, 249 p.
  4. Voir note 2.
  5. Il cite l’ouvrage dans la traduction de Monique Wittig (2015), pp. 38-39.
  6. G. Cuchet, op. cit., pp. 116-117.
  7. Interview de l’auteur par Marie-Lucile Kubacki, site lavie, le 6 septembre 2021.
  8. Ph. Portier et J.-P. Willaime, op. cit., p. 19.