L’athéisme dans le monde

Patrice Dartevelle

Quelques précautions sont à prendre avant d’aborder un sujet comme l’athéisme dans le monde.

Il va tout d’abord inéluctablement conduire à une avalanche de chiffres, que je vais réduire au nécessaire. Il s’agit toujours de sondages sur les croyances. Ils appellent une remarque méthodologique. Jusqu’il y a quelques décennies, on demandait aux sondés de cocher une case correspondant à une des différentes religions ou à l’athéisme, avec en plus une case de type « Je ne sais pas » ou « Pas d’opinion », très peu utilisée. L’évolution des mentalités, du moins dans le monde occidental, a fait qu’un changement s’est avéré indispensable sous peine de voir se gonfler la case « Je ne sais pas ». On a donc créé une case généralement appelée « Non-religieux » ou « Sans affiliation religieuse ». C’était significatif il y a quelques décennies en révélant l’importance de la désaffiliation, de la rupture par rapport aux religions dominantes traditionnelles. Dans les pays de l’Ouest européen, cette catégorie comprend aujourd’hui 20 à 30 % des individus. Le danger est de la regrouper trop facilement avec celle des athées. Ce changement reste à analyser en lui-même et quant à sa pérennité. Il est à mon sens devenu le principal enjeu dans le monde occidental. J’ai exposé mes vues sur cette question en 2013 dans une intervention publiée en 2015[1]. Je reviendrai brièvement in fine sur cette question. Certains instituts de sondage utilisent maintenant une autre manière de poser les questions et elle me semble la meilleure pour le monde occidental : on demande de cocher une des trois cases « Croyez-vous en un dieu personnel qui s’occupe du monde et de vous ? » ou « Croyez-vous qu’au-delà du monde matériel existe une force, un quelque part ou quelque chose d’autre, qui nous reste étranger ? » ou « Êtes-vous athée ? ».

Malheureusement ce type d’analyse n’est pas le plus fréquent[2].

Ensuite, ne pouvant tout couvrir, je parlerai essentiellement des pays ou des continents où la problématique de l’athéisme, tout comme celle des religions, se pose en des termes différents de l’Europe occidentale.

Enfin je ne peux manquer de dire ma dette dans beaucoup de cas à l’ouvrage – et à ses divers auteurs – L’athéisme dans le monde, publié en 2015 par l’Association Belge des Athées sous ma direction. Je cite chaque fois l’article concerné et son auteur.

Les pays orthodoxes et l’ethnophylétisme

Dans les pays orthodoxes comme la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie ou la Grèce, on se trouve devant un problème identitaire, qui conditionne le champ des croyances. La situation peut parfois aller jusqu’à l’absurde, comme le montre Olivier Gillet[3].

Ainsi en Serbie, lors du recensement de 2002, 85 % de la population se déclarent orthodoxes, 0,53 % athées. Après près d’un demi-siècle de communisme – non imposé de l’extérieur –, ces pourcentages sont surprenants. Mais si on questionne sur la croyance en Dieu, on n’obtient que 20 % de réponses positives ! On est manifestement devant un problème dont il faut trouver la clé. Celle-ci s’appelle en termes savants l’ethnophylétisme. Dans le monde orthodoxe, les relations entre l’Église et l’État sont réglées par l’harmonie entre le spirituel et le temporel. Il y a là comme un air de famille avec la tradition byzantine, qui remonte aux empereurs chrétiens, sinon au césaro-papisme des premiers siècles, rendu présentable, mais où l’Église est fortement influencée par l’État.

Progressivement, avec la constitution des États-nations, les Églises orthodoxes vont se lier étroitement à ces États et constituer des Églises nationales. Celles-ci sont dites autocéphales. L’orthodoxie ne se sépare pas de l’ethnicité en cause. La différence est profonde avec le catholicisme. Rome est restée « aphylétique » et l’autonomie des Églises nationales y est très faible. Le catholicisme polonais lui-même n’est pas réellement ethnophylétique.

Les Églises orthodoxes sont les garantes de l’identité nationale. En Ukraine, une Église nationale a été créée récemment par rupture avec Moscou. La dispute se fait paroisse par paroisse pour déterminer l’affiliation de chacune et la propriété de l’église.

Formellement les constitutions sont de type occidental mais, dans une telle situation, l’affirmation publique de l’athéisme est hors-sujet. Appartenir à l’Église orthodoxe veut surtout dire qu’on est un bon patriote, même si on était communiste.

De surcroît, dans l’ambiance actuelle de remontée des nationalismes, l’athéisme déclaré peut être vu plus encore que par le passé comme une forme d’hostilité à la nation, souvent de formation récente. Dans certains cas, il est vu comme une forme d’occidentalisation, voire une réminiscence du communisme. La situation est donc devenue souvent de plus en plus difficile.

La situation de la Russie n’est pas tout à fait régie par cette conception même s’il est visible que le président Poutine cherche à l’imposer.

En 1999, il y avait en Russie 55 % d’orthodoxes et 35 % d’athées. Progressivement un transfert s’est opéré. En 2012, Gallup donne toujours 55 % d’orthodoxes mais 26 % de non-religieux, 6 % d’athées et 13 % d’indécis, chiffre qui traduit une situation mouvante. Le recul athée est manifeste mais l’affiliation religieuse précise ne croît pas pour autant. Il y a maintenant des cas de poursuites judiciaires pour athéisme[4].

Le phénomène n’est pas général dans les pays ex-communistes. L’Est de Allemagne a conservé sa spécificité : il comprend près de 60 % d’athées ou d’agnostiques contre 10 % dans l’Ouest de l’Allemagne[5].

Les pays majoritairement musulmans

Les frémissements laïques sinon athées de la première partie du XXe siècle dans le monde musulman sont loin aujourd’hui, c’est-à-dire depuis une montée de l’islamisme radical que l’on fixe souvent à 1981, date de l’assassinat du Président égyptien El Sadate par des Frères musulmans. Pourtant en 1954 Nasser pouvait encore rire publiquement des Frères, comme le montre une vidéo devenue virale et toujours visible sur le web.

Et comme l’expose Dominique Avon[6], en 1937 l’écrivain égyptien Ismaïl Adham publie un texte intitulé « Pourquoi je suis athée ». Sur la question de la liberté d’expression, de la laïcité voire de l’athéisme, le Président tunisien Habib Bourguiba est certes un cas d’exception mais d’une exception possible, du moins pour certains dans une époque révolue. En 1974, il publie un texte en faveur du libre-arbitre en religion. Il y critique la méthode consistant à prendre dans le Coran et les Hadith des références pour appuyer telle ou telle position et s’en prend à la lecture littérale de ces textes. Diverses autorités islamiques exigent une repentance publique, mais Bourguiba refuse fermement et l’Arabie Saoudite renonce à lui faire un procès.

Dans les sondages, certains pays musulmans affichent des scores préoccupants pour les athées. Le Pakistan a 84 % de croyants et 2 % d’athées en 2012 mais, curieusement, l ’Arabie Saoudite ne compte que 75 % de croyants, 19 % de non-religieux et 5 % d’athées.

La montée d’un islam fondamentaliste est significative mais ses crimes mêmes montrent l’existence d’athées. En 1990, l’écrivain turc athée Turan Dursum est assassiné. En 1993, Taslima Nasreen doit fuir le Bangladesh du fait d’une fatwa, comme Salman Rushdie doit se cacher depuis 1989 après une fatwa de l’imam Khomeini.

Cependant, plus récemment, les nouvelles technologies ne permettent plus de réduire complètement les athées au silence.

Les télévisions satellitaires ont ouvert une porte dès les années 2000. En 2006, la chaîne Al-Jazira organise un débat entre un musulman traditionaliste et Wafa Sultan, une psychiatre d’origine musulmane installée en Californie. Elle y déclare qu’elle représente la raison et le XXIe siècle contre la barbarie et le Moyen-Âge. En Égypte Ahmad Harquan et sa femme, Nadia Madour, réalisent des émissions athées pour Free Mind TV, chaîne au nom explicite dirigée par un Irakien.

En Algérie des intellectuels athées comme Kamel Daoud et Rachid Boudjedra prennent la parole comme tels.

Ce sont les réseaux sociaux qui vont véritablement ouvrir la porte beaucoup plus largement. Grâce à eux il ne s’agit plus d’intellectuels athées, de gens qui parlent et écrivent, mais de simples citoyens, le plus souvent jeunes. Ils vont jusqu’à s’organiser en réseaux de « cercles de sans-religion ». Il y a un « Cercle des athées de l’université du Caire ».

Mais évidemment arrestations et condamnations vont vite. En Égypte, la police a arrêté le blogueur Karim Amer (en 2007, quatre ans de prison), l’étudiant Sharif Jâbir (en 2013, un an de prison), Karim al-Banna, étudiant également (en 2015, trois ans de prison)…

Sur le plan qui nous occupe, malgré un texte constitutionnel sans exemple dans ces pays, la Tunisie n’est qu’un modèle relatif : trois athées y ont été condamnés à sept ans de prison en 2012. L’un des trois sera accueilli en France, tout comme l’a été le palestinien Waleed Al Husseini, l’auteur d’un essai autobiographique publié en français en 2015, Blasphémateur ! Les prisons d’Allah, ou le réalisateur iranien Mehran Tamadon.

Au Pakistan et au Bangladesh, les assassinats d’athées se comptent par dizaines ces quelques dernières années. Asia Bibi, chrétienne pakistanaise, d’abord condamnée à mort pour un blasphème de pure invention, a été finalement acquittée et définitivement innocentée par la Cour suprême le 20 janvier 2019. Le gouvernement a préféré attendre pour la libérer et favoriser son départ à l’étranger, manifestement par peur de la vindicte populaire[7]. Il ne s’agit pas d’une poignée de religieux, l’opinion entière est subjuguée par les fondamentalistes.

Partout dans le monde musulman depuis la fin des années 1970, la liberté d’expression en matière religieuse – cela ne va pas vraiment mieux pour le reste – a été restreinte. Tout athée peut y être condamné pour blasphème ou apostasie.

Le contrôle du ramadan est particulièrement strict (sauf en Tunisie), mais une contestation existe, notamment en Algérie. Elle y est réprimée (en 2010, deux ans de prison). En 2013, un déjeuner de plein air a réuni 300 à 500 personnes à Tizi Ouzou, en pleine Kabylie, il est vrai, pendant le ramadan. Deux mouvements existent aussi au Maroc pour la liberté du jeûne. Cela n’implique pas forcément l’athéisme, mais à coup sûr une contestation radicale de la religion traditionnelle.

En Égypte, El Sadate avait introduit dans la Constitution les principes de la Sharia comme source principale de la législation, mais sans donner de contenu à la référence (obscure par elle-même). Il a été précisé en 2012, mais en 2014, le Président Sissi a supprimé le texte détaillant le contenu de la Sharia. Pour sa part, en 2014, l’Arabie Saoudite a ajouté à sa législation la condamnation de tout appel en faveur de l’athéisme.

En Occident, des athées issus de familles musulmanes commencent à s’organiser. Le Forum des Ex-Musulmans affichait 20 000 abonnés sur Twitter et 5 000 sur Facebook en 2011.

De ce ceci il ne faut pas conclure que le monde musulman fonctionne, a fonctionné et fonctionnera d’une manière que l’Occident ne connaît pas, n’a jamais connue et ne connaîtra jamais. Il a raté le virage de la modernité voici un demi-millénaire, a essayé de le prendre dans la première partie du XXe siècle et connaît depuis un retour vers le théologico-politique d’antan. Plusieurs islamologues renommés soutiennent depuis vingt ans que tout cela n’est que passager. Pour l’instant, le mouvement rétrograde continue de s’amplifier et de gagner tous les groupes musulmans dans le monde, même là où l’islam est minoritaire, comme à Ceylan. Patience…

Le Japon et l’Extrême-Orient

La lecture brute des chiffres sur les croyances en Chine et au Japon pourrait remplir les athées d’une joie immense, mais bien trop rapide.

En effet, toujours selon Gallup 2012, la Chine comporterait 47 % d’athées et le Japon 31 %, soit les deux chiffres les plus élevés du monde. La contrepartie pour les autres croyances va de pair : pour la Chine 14 % de croyants et 30 % de non-religieux et pour le Japon 16 % de croyants et 31 % de non-religieux.

On peut certes considérer que les sondages sur les opinions en Chine sont à prendre avec précaution et que dans les deux cas, diront certains Européens, il est possible que certains bouddhistes aient coché la case « athée ». Il est vrai aussi que l’on a souvent glosé sur l’éclectisme religieux des Japonais qui vivraient en shintoïstes, se marieraient en catholiques et mourraient en bouddhistes. Remarquons que ces mariages catholiques au Japon sont généralement des mises en scène commerciales, un acteur professionnel faisant le prêtre.

Mais à seconde lecture des chiffres, le problème éclate. Dans les deux cas le nombre de non-réponses est anormal : 9 % pour la Chine et surtout 29 % pour le Japon. Ceci indique que la question n’est pas bien comprise, voire incomprise dans le cas du Japon, qu’elle est mal posée et qu’il faut pousser plus loin l’analyse.

Faisons-le avec Jean-Michel Abrassart[8] et commençons par examiner les termes utilisés. Ainsi le terme utilisé en japonais pour dire « religion » a été doté de ce sens à la fin du XIXe siècle. Auparavant il désignait l’art de gouverner. Le terme « agnosticisme » a été créé en japonais mais il ne s’emploie pas… parce qu’aucun Japonais ne s’est jamais déclaré agnostique.

Historiquement, le shintoïsme est la première « religion » japonaise et le bouddhisme n’arrive au Japon qu’aux Ve-VIe siècles de notre ère.

En fait le pays va développer un shinto-bouddhisme. Même les sanctuaires des deux cultes empruntent des éléments des deux religions.

À l’époque Meiji, après 1868, on va ajouter un élément en justifiant la réinstallation de l’empereur sur base du shintoïsme, précisément parce qu’il n’est pas vu comme une religion, mais le meilleur signe et cadre de l’identité japonaise. En 1945, les Américains gommeront autant que possible la doctrine impériale. L’empereur cessera d’être un fils de Dieu. Ce que veulent aujourd’hui certains hommes politiques japonais est de rétablir l’ancienne position impériale et le plein rôle du shintoïsme.

Mais pour ce qui est de l’ordinaire, les Japonais pratiquent en général un mélange des deux ; ils se marient en shintoïstes et meurent en bouddhistes. En outre, le culte revêt au Japon un fort aspect domestique, témoin de la même dualité : les gens ont un autel shintoïste ou un autel bouddhiste, mais très souvent les deux.

Le shintoïsme est essentiellement une religion pratique, à l’instar de la Rome antique et de son do ut des (je donne pour que tu donnes) : on va au sanctuaire faire des vœux pour obtenir quelque chose. Être athée dans ce cadre, c’est alors être sceptique face aux superstitions.

Le bouddhisme japonais pour sa part développe un fort aspect funéraire. L’autel bouddhiste sert essentiellement aux hommages aux ancêtres, qui au fond sont toujours présents, et se transmet au fils aîné.

Les spécialistes s’accordent pour dire qu’au Japon, il s’agit d’être sans religion dans une culture religieuse.

Bouddhisme et shintoïsme populaires sont vécus par les Japonais comme des religions naturelles tandis que les religions occidentales et le shintoïsme d’État sont par contre des religions révélées. Au fond, les religions naturelles ne sont pas perçues comme des religions et les gens peuvent se réclamer d’une « religion » sans rien croire de ses affirmations théologiques. Au Japon, se dire athée veut probablement dire « je n’adhère ni au culte impérial ni aux religions occidentales »…

En Chine, il faut tenir compte du confucianisme, qui va se confondre avec le pouvoir impérial[9]. La situation y est assez comparable à celle du Japon : les Chinois s’adressent au bouddhisme pour la mort, au taoïsme pour le mariage, etc., l’analyse de l’athéisme restant incertaine.

Pour l’ordinaire populaire, la rupture entre dimension divine et dimension humaine qui nous semble si naturelle n’est pas vécue en chine. On s’y adresse à des divinités et à des ancêtres.

L’Afrique noire

L’idée prévaut aisément que l’Afrique noire traditionnelle, avant évangélisation ou islamisation, ne connaissait que des pratiques rituelles, éloignées de la moindre rationalité, sans l’ombre d’une contestation de la part d’une population adhérant sans faille à un obscurantisme religieux dépassé.

Ce dogme a été mis en question par un théologien dominicain, professeur à l’Université de Yaoundé, Éloi Messi Metogo, aujourd’hui décédé. En 1997, il publie Dieu veut-il mourir en Afrique ? Essai sur l’indifférence religieuse et l’incroyance en Afrique noire.

Pour lui, il y a bien de l’indifférence religieuse voire de l’athéisme dans l’Afrique noire précoloniale.

Il y a là des mythes sur l’explication du monde, mais certains parlent d’une hostilité à Dieu qui peut aller jusqu’au meurtre de Dieu. On y parle par exemple d’un complot visant à l’assassinat de Ngül Mpwo, le « Dieu » du ciel chez les Congolais. Bien souvent les gens constatent des décès malgré les rites dûment effectués – ce ne doit pas être rare – ou l’inefficacité des rites magiques. On s’en prend dès lors au Dieu (« il a pris mon enfant ! »). Souvent le Dieu est considéré comme bon ou comme mauvais.

En réalité, il n’y a pas d’« âme africaine », comme l’a bien dit Aimé Césaire.

Les discussions théoriques sont vives à ce sujet. Un très important anthropologue africaniste, professeur à l’Université catholique de Louvain, Michael Singleton, a donné en 2018 à la tribune de l’Association Belge des Athées une conférence qu’il a intitulée « L’Afrique n’a jamais connu de dieux ». Il parle en fait de l’Afrique des « villages », d’avant la colonisation. Pour lui, le village africain n’a jamais connu de dieux ; il est seulement en symbiose avec les ancêtres, qui ne sont pas vraiment morts. Il n’y rien de plus.

M. Singleton professe certes une théorie plus générale qui conforte ou mine sa position. Il est dubitatif sur l’existence et même la possibilité d’une définition intemporelle ou universelle de la religion. Il défend cette idée dans ses contributions à un important volume récent de la Revue du MAUSS[10], avec un article intitulé « Pourquoi je ne crois pas à la religion en général, ni même au religieux ». Il fait la comparaison avec un oignon et ses couches de pelures : à chaque tentative de définition de la religion, il faut enlever une pelure ; à la fin il ne reste quasi rien. Faut-il baptiser « religion » la toute dernière pelure ?

L’historien congolais Elikia M’Bolkolo ( notamment directeur à l’EHESS à Paris) rappelle pour sa part que les siècles qui ont précédé la colonisation ont été riches en mouvements religieux, comme de premières christianisations. Il déclare avoir le sentiment « qu’au cours des années 1950, l’athéisme faisait bien partie de l’espace spirituel du Congo ». Bien entendu la politique du ministre libéral et très laïque des colonies en 1954-1958, Auguste Buisseret, avait ouvert les esprits[11].

Mais aujourd’hui les Églises, le plus souvent chrétiennes et plus particulièrement évangéliques ont progressé et l’univers de l’« Afrique des villages » s’est rétréci. Dans les villes surtout, les Églises de réveil sont fortes et s’opposent à une Église chrétienne dominante, rivalisant selon les aléas de l’histoire avec l’Église catholique en ce qui concerne la République démocratique du Congo.

Jean Musway a étudié le phénomène des Églises de réveil dans un travail universitaire en 2017, synthétisé dans une Newsletter de l’Association Belge des Athées[12].

Dans cette étude, restreinte à Kinshasa, 98,3 % des personnes interrogées ont répondu percevoir Dieu comme le créateur de tout ce qui existe et comme seul maître et 98,9 % déclarent ne pas respecter une vision athée de l’explication de la vie et du monde.

Du scepticisme ancien, il ne reste presque rien et l’influence occidentale a surtout apporté l’intolérance du véritable obscurantisme.

Les États-Unis

Le stéréotype des États-Unis en matière de religion est qu’il ne comporte pas d’athées, sauf dans le corps académique des universités des deux côtes et que pour le reste, si le nombre d’Églises est incommensurable, tout le monde croit.

Pourtant, si, en 2012, Gallup ne compte que 5 % d’athées aux États-Unis, il enregistre déjà 30 % de « non religieux ».

Les sondages en la matière sont particulièrement fragiles et contradictoires aux États-Unis. Répondre « Je suis athée » dans un sondage par téléphone y reste difficile.

Selon des enquêtes de la General Social Survey, si l’on regroupe athées et « sans religion » – ce qu’on appelle les nones, les « sans » –, on arrive à 8 % en 1970, 15 % en 1998 et 22 % en 2018[13].

Un sondage du Pew Research Center montre qu’en 2012, 20 % des Américains s’affirmaient sans affiliation religieuse contre 15 % en 2007. Pour mémoire, dans la même étude, les catholiques représentent 22 % de la population américaine. En 2012, ces nones représentent 46 millions de personnes dont 13 millions sont athées ou agnostiques déclarés, soit ± 6 % du total [14].

Un autre sondage du même Pew Research Center publié en 2017 [15] porte sur une question intéressante, régulièrement testée aux États-Unis, l’estime de la population à l’égard des différents groupes religieux. Les opinions favorables à l’égard des athées passent de 2014 à 2017 de 41 à 50 %. Les protestants « classiques » obtiennent 65 % tandis que les évangéliques plafonnent à 60 %. Mais n’oublions que dans la Bible Belt, la situation des athées reste très difficile et que dans sept États, les athées sont inéligibles[16].

La situation des athées s’améliore donc, surtout dans les grandes villes, Dans ce cas, l’accroissement des « sans religion » reprend sans doute des personnes de plus en plus nombreuses qui se sécularisent, mais dans un contexte différent de celui de l’Europe, sans doute avec plus de force sinon d’hostilité à l’égard des Églises, qu’habituellement elles finançaient directement. Il faut voir aussi que du côté catholique (cf. Boston), le scandale et l’écœurement dus à la pédophilie de trop de prêtres (environ 6 %) et au « laxisme » des évêques sont plus anciens et plus forts qu’en Europe. Peut-être l’afflux d’hispaniques compense-t-il les défections.

Une question centrale, souvent évoquée dans la presse sous l’angle politique, est l’authentique cultural war qui règne sur les plans politiques et religieux depuis plus d’une génération. Cette guerre est menée par les évangéliques et d’autres fondamentalistes et est relayée par le Tea Party, qui a pris le dessus au sein du Part républicain pour imposer un retour du religieux dans sa face rétrograde et intolérante. Ils mènent une lutte constante, spécialement en ce qui concerne le droit à l’avortement, devenu un marqueur central en politique américaine. Même chez les démocrates, des candidats aux investitures se mettent à disputer le terrain religieux aux républicains [17].

La guerre se prolonge en Amérique latine où les évangéliques se comptent en dizaines de pourcents de la population, aux dépens des catholiques. Ceux-ci sont passés de 1970 à 2014 de 92 à 69 % de la population, les évangéliques de 4 à 19 %. Les « sans affiliation » progressent de 1 à 8 % [18]. La politique brésilienne n’est plus guère qu’un simulacre qui dissimule mal les luttes religieuses. Le maire évangélique de Rio a même coupé les subventions aux écoles de samba et au carnaval[19].

Globalement et demain ?

Donner une interprétation globale, mondiale de la situation de l’athéisme est difficile. Quand certains s’y essaient, c’est le plus souvent pour faire prévaloir l’idée de retour du religieux, parfois à l’aide de la formule prêtée à Malraux « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », soit une ou deux idées que rien ne corrobore sur le plan mondial.

Il faut tenir compte de ce qu’en dehors des zones de religion du Livre, comme l’Extrême-Orient, on se trouve devant un univers de croyances très différent de l’occidental. Même dans celui-ci des données politiques, identitaires ou linguistiques, peuvent jouer, comme dans le monde orthodoxe.

On ne peut traiter le monde que par partie, par continent, et encore.

Si la situation de l’athéisme au Japon et très probablement en Chine semble positive ou nullement inquiétante, il n’en va pas de même pour l’Inde. Or Chine et Inde dépassent chacune le milliard d’habitants ; ce sont des zones-clefs. Pakistan, Bangladesh voire Indonésie sont des pays où l’athéisme, déjà rare, est en danger. Ils sont des cas importants d’expansion de l’islam et de sa forme radicale, l’islamisme.

L’islam pose un problème général, à commencer dans sa zone d’origine où il mène une forte régression des idées. Seule la Tunisie paraît moins touchée. Mais même dans ces pays on repère des poches de rébellion à l’encontre de la religion, spécialement chez les jeunes, grâce aux réseaux sociaux.

L’Amérique latine et l’Afrique subsaharienne ne sont pas non plus des continents de rêve pour les athées. Les évangéliques y mènent une lutte pour l’obscurantisme comparable à celle des islamistes, les attentats en moins. C’est le catholicisme qui leur fait face, du moins sa partie qui a fini par éliminer la théologie de la libération. Mais avouons qu’il n’en a pas été souvent autrement en Amérique latine, Mexique excepté.

Pour ce qui est du monde occidental et notamment de l’Europe, un cas est clair : les religions dominantes d’autrefois sont occupées à mourir et il n’y a pas le moindre signe significatif en faveur d’un renouveau.

Comme le dit l’historien Paul Veyne :

Je ne peux croire au rétablissement d’une religiosité s’étendant à toute une société. Il faudrait pour cela un conformisme de masse ou une morale d’État, ce qui n’est plus de notre temps.

Déjà en France, [le catholicisme] est devenu une « secte » ou chacun choisit d’entrer ou de demeurer, plus qu’il n’est encore une religion au sens sociologique du terme. [20]

Mais les ex-Églises dominantes conservent des privilèges (financement, personnel, écoles, institutions sociales) dus au passé et dont elles cherchent à jouer sur le thème des « racines chrétiennes ».

Comme je l’ai dit (cf. note 1), la question centrale en Europe est l’évolution des « spiritualistes » qui croient en quelque chose… Ce groupe subsistera-t-il de manière permanente dans sa force actuelle ? Une nouvelle religion apparaîtra-t-elle ? Deviendront-ils athées ? Une partie sans doute, mais je la dirais petite.

Mais reste l’épée de Damoclès de l’islam, avec le problème démographique.

Prenons la ville de Vienne. Elle comptait en 1971, 79 % de catholiques et 10 % de personnes sans affiliation religieuse. En 2011, on y est passé à 43 % de catholiques, 30 % de personnes sans affiliation religieuse, 9 % d’orthodoxes et 11 % de musulmans. Ceux-ci devraient monter à 20 % en 2046, pour des raisons de pure mécanique démographique.

Une étude globale sur l’avenir des religions jusqu’en 2050 a été menée en 2015 par le Pew Research Center. Ses conclusions en sont la croissance de la population musulmane et le déclin des « sans affiliation religieuse ». Il ne s’agit pas pour ces derniers de diminution en chiffres absolus. Ils représentaient 16,4 % de la population mondiale en 2010 et cette proportion devrait descendre à 13,2 % en 2050 sans pour autant qu’il y ait diminution en chiffres absolus.[21]

Le problème est démographique. Les athées – hors Chine (où la natalité est sous contrôle de l’État) – sont des occidentaux, des privilégiés culturels, et leur descendance est rare, plus rare que celle des religieux.

Démographie et athéisme ont donc un lien pour les prochaines décennies, ce qui n’exclut en rien les luttes et les conflits, notamment de la part des athées.

Cet article est le texte légèrement remanié d’une conférence que j’ai donnée le 3 mai 2019
à la tribune de la Maison de la Laïcité Hypathia à Ottignies-Louvain-la-Neuve.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », La Pensée et les Hommes, « Francs-Parlers 2015 », pp. 59-70.
  2. J’ai le plus souvent utilisé, faute d’enquête globale plus récente, les chiffres du Global Index of Religiosity and Atheism de Win- Gallup International de 2012. Il utilise le système avec des non-religieux, sans créer de discordances significatives avec d’autres chiffres pour l’Europe qui utilisent le troisième système.
  3. Olivier Gillet, « Athéisme et orthodoxie en Europe orientale et du Sud-Est, Patrice Dartevelle [ sous la direction de], L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, 2015, pp. 11-25.
  4. Site du Guardian le 3 mars 2016, même pour une simple déclaration lors d’un »chat » sur Internet.
  5. D’après Violette Bonnebas, Le Figaro du 25 avril 2019 et La Tribune des athées N° 143-2013-1 (par A.-M. D.-G.).
  6. Dominique Avon, « L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans », L’athéisme dans le monde, op. cit., pp. 87-123, que je suis pour cette partie.
  7. Le Figaro du 9 mai 2019.
  8. Jean-Michel Abrassart, « Le Japon est-il un pays athée? Religions, superstitions et incroyances au Pays du Soleil Levant », L’athéisme dans le monde, op. cit., pp. 71-83.
  9. Cf. l’interview d’Anne Cheng, titulaire de la chaire d’histoire intellectuelle de la Chine au Collège de France, par Nicolas Weil, Le Monde des 7-8 août 2016.
  10. Revue du MAUSS, N° 49 (2017/1) intitulé Religion. Le retour? Entre violence, marché et politique.
  11. Le texte d’Elikia M’Bokolo a été publié dans la revue Congo – Libertés. Il est reproduit dans Croire ou ne pas croire. L’état de l’athéisme en Belgique et dans le monde, CAL-Charleroi, 2019, pp. 35-43.
  12. Newsletter N° 22 ( 16 (19)) décembre 2018, reproduite dans Croire ou ne pas croire, op. cit., pp. 44-51.
  13. Thomas Mahler, site Le Point, le 19 janvier 2019.
  14. Je cite d’après Philippe Bernard, « Une Amérique sans Dieu, c’est peut-être pour bientôt », Le Monde des 14-15 octobre 2012.
  15. Site du New York Times du 15 février 2017.
  16. Cf. Maria Udrescu, « Être athée aujourd’hui : Aux États-Unis, la religion reste un gage de moralité », La Libre Belgique du 13 août 2017.
  17. Cf. Nadia Marzouki, « Jésus est un personnage à part entière de la campagne démocrate américaine », Le Monde du 10 mai 2019.
  18. Cf. El País du 14 avril 2018.
  19. Claire Gatinois, « L’austère maire évangélique de Rio sonne la fin de la fête », Le Monde du 29 août 2017.
  20. Paul Veyne, Et dans l’éternité, je ne m’ennuierai pas, Paris 2014, republié en Livre de poche en 2016, p. 116.
  21. Cf. Jean-François Mayer, « Europe : recherches sur les perspectives démographiques et l’avenir des religions, Religioscope, 18 juin 2017.