Mon coming out athée

Benjamin HEYDEN

Longtemps je me suis présenté – quand on me le demandait – comme agnostique. L’agnosticisme me semblait plus sophistiqué et mieux acceptable socialement qu’un athéisme radical. Il recouvrait aussi d’un élégant vernis spirituel mon athéisme un peu brut : c’est que je me sentais dépourvu face aux chrétiens, juifs et musulmans de mon entourage. Sur le plan des sciences, nous pouvions dialoguer. Sur le plan des émotions ou des sentiments, nous pouvions nous rejoindre ou nous opposer. Sur le plan de la raison, nous pouvions nous comprendre ou tenter de nous convaincre mutuellement. Sur le plan matériel ou physique, les cinq sens nous permettaient d’entrer en contact. Sur les plans politique, philosophique, sportif, esthétique etc., nous pouvions échanger, entrer en compétition ou nous écharper. Mais sur le plan spirituel, je restais à quai : le passionné de morale, d’éthique et d’esthétique que je suis n’entendait rien à la métaphysique ou à la transcendance et ne comprenait pas la pertinence qu’il pouvait bien y avoir à distinguer religion et superstition ou encore croyance et foi.

Biberonné à la laïcité par des parents sortis de la religion, élevé à bonne distance des lieux de culte et de prière, enfant de l’école publique, instruit dans l’idéologie du progrès (scientifique, moral et social) de l’humanité, j’ai été façonné par un enseignement héritier des Lumières et de deux siècles qui avaient vu les connaissances scientifiques exploser et les mouvements d’émancipation s’enchaîner et se combiner à l’échelle mondiale : fin des anciens régimes, révolutions populaires, indépendances et décolonisations, féminisme, luttes syndicales, communisme, libéralisme, socialisme, écologie, conquêtes des minorités…

Même si je n’en perçois la logique globale qu’aujourd’hui, l’athéisme représentait pour moi non pas un aboutissement, mais la dernière étape nécessaire de l’émancipation de l’homme : la condition de la lucidité. Au début étaient les mythologies et l’animisme : les hommes attribuaient des fonctions magiques et sacrées à la nature et à ses phénomènes, et les mythes expliquaient tout. Puis vinrent le paganisme, les polythéismes, à la fois plus abstraits et plus humanisés. Ensuite, Dieu créa les monothéismes, qui se firent la guerre pendant des siècles mais apportèrent aussi leurs messages de sagesse et leur lot d’évolutions. À la fin, Dieu était fatigué et il se reposa. L’homme occidental en profita alors pour séparer le bon grain de l’ivraie : il se débarrassa de la magie et des superstitions, des dogmes et des pouvoirs divins, royaux et dictatoriaux, et ne garda que la République, la science, l’humanisme et la philosophie. Tellement plus exigeants, car à réinterroger et à réinventer sans cesse, mais tel était le prix de la modernité, le prix de la liberté.

Bref, l’homme moderne, l’homo scientificus ne me paraissait plus avoir besoin de dieu(x). Autant je percevais la nécessité d’une éthique et d’une morale (pour élever ses enfants, par exemple, mais aussi, plus largement, pour vivre en société), ainsi que d’un engagement citoyen et politique, autant je ne percevais pas la valeur ajoutée de la spiritualité. Puisant mes repères moraux ailleurs que dans la religion, je constatai, comme l’écrit Pierre Gillis2, « l’inutilité de l’hypothèse divine » pour mener ma barque dans la vie tout en me demandant sincèrement pourquoi il y avait si peu d’athées.

J’étais donc athée, mais je ne me l’avouais pas, n’en étais pas particulièrement fier et n’étais pas spécialement militant. À vrai dire, j’avais d’autres préoccupations ou, comme le croque très justement le dessinateur Pascal Gros :

Il faut dire aussi que les rares fois où j’avais affiché mon athéisme, cela ne s’était pas toujours bien passé. Des croyants de tous bords m’ont pris pour un provocateur, m’ont écarté comme un blasphémateur, m’ont refusé la compréhension qu’ils avaient pour les croyants d’autres religions. Je me suis vu reprocher d’être impie, ingrat, matérialiste, immoral… par des gens avec qui j’avais parfois eu des conversations passionnantes et pointues jusqu’à ce qu’ils apprennent mon athéisme.

« Ha, you are one of those? » (« Quoi ! Tu fais partie de ces gens-là ? ») s’était par exemple exclamée avec dégoût une étudiante grecque brillante, orthodoxe, titulaire d’un master en théologie à Thessalonique et doctorante à Oxford, avec qui je discutais pour la deuxième soirée consécutive d’histoire et de culture européennes. Elle croyait que j’étais « au moins chrétien, comme elle !», la pauvre…

― « Quoi ! vous êtes athée ? Mais que faites-vous là, alors, vous nous… espionnez ?! » s’était quant à lui publiquement exprimé le cheikh qui venait donner un cycle de conférences sur le dialogue interreligieux dans le lycée romain où je donnais cours de français, qui prônait la tolérance mutuelle entre religions du Livre, avec trois jours saints par semaine. J’avais lu un de ses livres et eu quelques conversations bien agréables avec cet homme érudit, soufi converti, issu d’une vieille famille de la noblesse italienne. Naïvement, je n’avais pas compris que l’alliance interreligieuse qu’il proposait se fondait notamment sur la haine commune des athées. Jamais plus il ne m’adressa un regard : je devais sentir le soufre…

Et s’ils ne me sont pas directement adressés, les avis des plus hautes autorités religieuses officielles vont dans le même sens. Ainsi, Benoît XVI, rappelait, dans un message adressé aux jeunes du monde entier afin de les inviter aux XXVIe journées mondiales de la jeunesse en 2011 à Madrid, tout le mal qu’il pensait de l’athéisme, « un danger pour l’humanité » :

or l’expérience enseigne qu’un monde sans dieu est un enfer où prévalent les égoïsmes, les divisions dans les familles, la haine entre les personnes et les peuples, le manque d’amour, de joie et d’espérance. à l’inverse, là où les personnes et les peuples vivent dans la présence de Dieu, l’adorent en vérité et écoutent sa voix, là se construit, très concrètement, la civilisation de l’amour, où chacun est respecté dans sa dignité, où la communion grandit avec tous ses fruits3.

Le pape suivant, François, présenté comme beaucoup plus ouvert et tolérant, a rapidement fait savoir ce qu’il pensait lui aussi de l’athéisme. « Dans une société marquée de plus en plus par la sécularisation et menacée par l’athéisme, nous courons le risque de vivre comme si Dieu n’existait pas », s’est-il inquiété. Jusque-là, il était dans son droit, mais rien ne justifiait qu’il présente l’athéisme, en recevant la conférence des rabbins européens au Vatican, comme une des deux menaces qui pesaient sur l’Europe, avec l’antisémitisme4. Rien de moins. L’Église prouvait ainsi qu’elle était à la page et que comme le premier commentateur venu sur Facebook, elle pouvait sans vergogne rapidement atteindre le point Godwin. Si l’on pense que les athées ou les apostats encourent par ailleurs la peine de mort dans 13 pays musulmans, on peut sans être paranoïaque penser que les religions ne nous veulent pas que du bien…

Plus près de moi, sur un ton plus léger, des amis croyants ne peuvent parfois s’empêcher de me toiser : « C’est bien beau, tout ça. Mais comment peut-on comprendre les cantates de Bach ou les cathédrales s’il n’y a pas de dieu ? Toute ta science répond au comment, mais pas au pourquoi ! »

Admettons5, mais aujourd’hui plus que jamais, j’ose le dire : je me fiche du pourquoi. À l’heure où toutes les religions revendiquent des droits et des aménagements raisonnables, je me sens obligé d’être athée militant à cause de toute cette athéophobie, que David Rand définit comme suit :

l’athéophobie est fondée sur la croyance que la divinité serait la source et le garant de toute morale. Il s’agit probablement de la plus répandue et de la plus dangereuse de toutes les croyances religieuses6.

Être athée militant comme on est gay militant : pas pour provoquer, ni pour convertir, mais pour avoir le droit de le dire et de le vivre. Pleinement, sereinement. Sans se faire juger ou menacer.

Aujourd’hui, cela suffit. J’en ai assez de m’autocensurer, d’écouter poliment ce qui n’est pour moi qu’une somme d’élucubrations et d’insultes à la Raison et de me faire traiter de pervers en retour. Assez d’essayer d’expliquer sans ironie la Trinité à mes enfants curieux. Assez de leur chercher une réponse sensée et respectueuse quand ils me demandent pourquoi des pèlerins meurent chaque année écrasés dans des bousculades à la Mecque, pourquoi d’autres pratiquent l’autoflagellation au Mexique à Pâques, pourquoi d’autres encore montent les dernières marches de l’église de Tinos à genoux…

J’en ai assez de recevoir des leçons de morale et de moralité données par des autorités spirituelles autoproclamées, qui prêchent l’amour et la bonté, mais n’ont que les fatwas et les anathèmes à la bouche. Aujourd’hui, je revendique le droit de me tenir à distance de toute religion et de ne pas devoir m’en justifier ni en rougir. En vérité, je vous le dis : je suis athée. Nous sommes athées. N’ayez pas peur, nous venons en paix. Mais nous sommes légion.


Notes

  1. Cet article devait au départ s’intituler « Dieu qu’il est difficile d’être athée – en société », car sa rédaction m’avait été directement inspirée par l’opinion « Mon Dieu, que c’est dur d’être catholique aujourd’hui », publiée dans La Libre quelques jours après le meurtre du père Hamel. À la fin de mon article, j’y ai vu plus clair et ce nouveau titre s’est imposé.
  2. « Pour en finir avec Saint-Nicolas », dans Les Chemins de l’athéisme – Naître ou devenir athée, Association Belge des Athées, Bruxelles, 2014, p. 29 à 34.
  3. Olivier Bach, « L’athéisme, un danger pour l’humanité ? », le 5 nov. 2010.
  4. Sébastien Maillard, « Avec les rabbins d’Europe, le pape François déplore antisémitisme et athéisme », La Croix, le 20/4/2015.
  5. Pour faire court, car malgré la phrase célèbre de Cioran selon laquelle « la musique de Bach est la seule preuve tangible de l’existence de Dieu », des chercheurs soutiennent aujourd’hui que Bach était athée. Voir par exemple Wolfgang Eube, « Was J. S. Bach an Atheist? ».
  6. David Rand, « Athéophobie : un préjugé très ancien et pourtant très actuel ».