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Archives par mot-clé: matérialisme

« Unissez-vous donc, peuples ! »
Le curé Jean Meslier, précurseur de Karl Marx

Posté le 21 octobre 2018 Par ABA Publié dans Histoire, Matérialisme, Religion Laisser un commentaire

Serge Deruette

Jean Meslier est un des précurseurs les moins connus du marxisme. Il est pourtant plus d’un siècle avant Engels et Marx – c’est-à-dire avant la Révolution française et la révolution industrielle, avant le triomphe de la bourgeoisie et la formation du monde ouvrier –, celui qui annonce avec le plus de force, le plus de profondeur et le plus de complicité dans les idées, la pensée marxiste.

Le marxisme est très clair sur la question de Dieu : Dieu est une création humaine ; non l’homme une création divine. Pour supprimer la religion, il faut supprimer la société qui a besoin de religion, c’est-à-dire supprimer la société de classes.

Cependant, comme la religion, à la fois émanation et soulagement de leur souffrance, est ancrée dans les masses – le christianisme, mais aussi l’islam –, c’est une erreur de placer le combat pour l’athéisme au premier plan de la lutte révolutionnaire, parce que c’est diviser les travailleurs entre eux. La lutte contre la religion doit être subordonnée à la lutte des classes, non l’inverse. C’est là, sur cette question, le message fondamental d’Engels et Marx, et aussi de Lénine qui, en 1905, dans son article « Socialisme et religion », la résumait en ces termes :

L’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel.

C’est également, on le verra, la position de Meslier.

Engels et Marx, pas plus que Lénine d’ailleurs, n’ont connu l’œuvre de Meslier. Mais on peut avancer sans crainte de se tromper que s’il l’avait connue, Marx aurait hésité avant d’écrire, au printemps 1845, sa fameuse onzième et dernière Thèse sur Feuerbach :

Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer.

Car c’est avec Meslier que la philosophie, pour la première fois de toute son histoire, s’assigne comme fin de révolutionner le monde. Meslier est, au XVIIIe siècle, le seul communiste à rompre avec la tradition utopique et à prôner la révolution en France. Il est le seul penseur révolutionnaire avant la Révolution – Marat, Robespierre, Saint-Just, Babeuf sont des révolutionnaires bien sûr, mais ils ne le deviennent qu’à la faveur de la Révolution, pas avant elle.

*

Né en 1664 et mort en 1729, à l’aube du Siècle des Lumières, Jean Meslier est un curé de village des Ardennes, en France. Il laisse à sa mort au moins quatre copies rédigées par ses soins exclusifs d’un très volumineux Mémoire de ses pensées et sentiments. Un Mémoire, également reproduit par des copistes, qui prendra les chemins aléatoires de la diffusion clandestine des idées les plus radicales au siècle des Lumières. Dans ce Mémoire, Meslier développe sa conception du monde et de la vie : une philosophie entière et achevée de la nature et de la société humaine, en rupture avec les idées de son temps, que celles-ci revêtent les oripeaux anciens de la pensée scolastique ou le vêtement moderne, plus fringant, du cartésianisme.

Meslier s’est lancé seul et solitaire dans cette entreprise gigantesque : dénoncer à la fois les causes et les raisons de la tyrannie des puissants et celle de l’imposture religieuse. Cette mission qu’il s’assigne, il la mènera à bien, et en se sentant le devoir de la mener à bien. Ainsi, cet obscur curé d’un petit village des Ardennes françaises, mué en théoricien éclatant de l’athéisme révolutionnaire, transgresse les frontières de sa terre féodale et les limites de l’Ancien Régime. Il anticipe Engels et Marx.

Meslier occupe, dans l’histoire des idées, une place unique. Il est d’abord et avant tout le premier penseur à réunir en une seule conception du monde et de la vie, l’athéisme, le matérialisme, le communisme et la pensée révolutionnaire. S’il y a bien sûr eu avant lui des révolutionnaires, des communistes, des matérialistes et des athées, il est le premier à réunir, combiner et articuler ces quatre positions intellectuelles de combat.

En cela, il prend une place exceptionnelle dans l’histoire du matérialisme et de l’athéisme d’une part, dans celle de la pensée révolutionnaire et de la critique sociale d’autre part : ce penseur que l’on ignore si souvent représente un moment capital de l’histoire de la pensée philosophique et politique.

Meslier est le premier théoricien systématique de l’athéisme à se lancer dans une attaque aussi complète et radicale contre la religion et la croyance en Dieu. Il est premier athée à sortir l’athéisme de sa culture élitaire et à le revendiquer comme pensée libératrice des masses populaires. C’est pour libérer les masses qu’il prône l’athéisme ! Il est le premier athée communiste. De même, il est le premier communiste athée connu dans l’histoire universelle de la pensée. Le premier philosophe à vouloir « transformer le monde », donc.

Il est également le premier matérialiste systématique et conséquent depuis l’Antiquité, le premier à développer aussi complètement le point de vue que la matière, de même que le temps, sont incréés. Pour cela, il conçoit que le mouvement est indissolublement lié à la matière, que « la matière a d’elle-même son mouvement », comme il le dit. C’est le premier penseur aussi à concevoir que le monde s’explique par lui-même et qu’il faut cependant agir sur lui pour le transformer.

Prônant le communisme, il est là encore le premier à vouloir fonder une société sans classes par la révolution. À la différence de tant d’autres auteurs de son temps qui l’envisagent au travers de l’imagination utopique, Meslier, s’il ne décrit pas les formes politiques de la société qu’il prône, forge pour la réaliser un projet et un programme révolutionnaires qui passent par l’action des masses asservies.

Il est le premier critique social à considérer la religion comme le produit et la preuve de l’oppression et de l’exploitation sociales. C’est parce que la propriété privée est la cause de l’inégalité et de la domination, parce que toute la richesse vient du travail, qu’il s’agit, pour lui – comme ce sera le cas pour Engels et Marx – de transformer la société.

*

Il formule pour ce faire un projet révolutionnaire et il énonce un programme révolutionnaire.

Son programme pratique, concret, militant d’action révolutionnaire, le voici :

– l’union des damnés de la terre :

Secouez d’un commun accord et consentement le joug insupportable [des] tyranniques dominations,
Unissez-vous donc, peuples ;

– le renversement de l’oppression politique et religieuse :

Secouez […] le joug de la tyrannie et des superstitions,
Renversez partout ces trônes d’injustices et d’impiétés ! ;

– l’internationalisme des masses asservies :

Si tous les peuples conspiraient ensemble,
Excitez-vous et encouragez-vous les uns les autres ;

– l’organisation clandestine de la révolution :

[Il s’agit de] vous communiquer secrètement vos pensées et vos désirs,
[De] conspirer […] unanimement tous à vous délivrer de ce commun esclavage ;

– la propagation de la conscience révolutionnaire dans les masses :

Répandez partout […] des écrits semblables ;

– la transformation de la guerre des nations en guerre des classes :

[Non] combattre les uns contre les autres pour le choix des tyrans,
[mais] vous joindre tous ensemble pour les détruire ;

– la grève générale révolutionnaire :

Privez-les [les nobles et les riches] de ce suc abondant qu’ils tirent par vos mains,
Retenez vous-mêmes par vos mains toutes ces richesses,
Abandonne[z] entièrement leur service

Et voici son projet révolutionnaire, tout aussi pratique, concret, militant :

– l’instauration d’une sage autorité publique :

Établir […] des bons, des sages et des prudents magistrats ;

– la dictature sur les oppresseurs :

Rendre esclaves vos tyrans mêmes,
Excommuniez-les entièrement de votre société ;

et, on ne peut plus clairement, pour ceux qui douteraient de la formule, il écrit :

Opprimer tous les oppresseurs ;

– l’établissement et le maintien de la liberté :

Combattre pour la liberté publique,
Maintenir toujours la liberté publique ;

– l’exclusion des religions et des cultes :

Point d’autre religion […] que celle de la véritable sagesse et de la probité des mœurs,
Abolir entièrement la tyrannie et le culte superstitieux des dieux ;

– le partage en commun du travail :

S’occuper tous à quelques honnêtes et utiles exercices,
Il n’est nullement juste que les uns portent seuls toutes les peines du travail ;

– le partage en commun des richesses :

Vous serez misérables […] tant que vous ne posséderez pas et que vous ne jouirez pas tous en commun des biens de la terre.

Et lorsque Meslier lance son mot d’ordre :

Unissez-vous donc, peuples, si vous êtes sages !

celui-ci résonne aujourd’hui avec une étrange modernité, comme répercuté par l’écho célèbre d’un autre, énoncé au cœur du monde industriel, quelque cent vingt années plus tard, celui d’Engels et de Marx :

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

*

Meslier est aussi le seul en son siècle à appeler au tyrannicide, à l’élimination du roi, dans cette époque où la monarchie est épargnée par les critiques bourgeoises et même populaires. Meslier est un des très rares à récuser formellement la magie noire, dans un siècle où même les plus libres de pensée, y compris Holbach par exemple, s’adonnent à l’astrologie et à l’occultisme.

Précurseur du féminisme, il se prononce contre l’indissolubilité des mariages et ses conséquences néfastes tant pour les époux, hommes comme femmes, que pour les enfants, mais également, de façon générale, pour les pauvres. Sans être aucunement libertin, il défend l’union libre et s’indigne que l’Église condamne « ce doux et violent penchant de la nature », qu’elle dénonce « comme vicieuse et comme criminelle, dans les hommes et dans les femmes, une inclination qui leur est si naturelle et qui leur vient même du fond le plus intime de leur nature ».

Des idées novatrices à l’évidence, explosives ! Pour que la pensée accède à nouveau, en un seul mouvement, à la conjonction de ces quatre domaines que sont l’athéisme, le matérialisme, le communisme et la révolution, il faudra attendre Engels et Marx, c’est-à-dire plus d’un siècle de transformations profondes de la société, parmi lesquelles, je l’ai dit, la Révolution française et la révolution industrielle, le triomphe de la bourgeoisie et la constitution du prolétariat industriel. Et cette « distance historique » qui sépare le précurseur de ses successeurs offre une bonne mesure de l’avance que Jean Meslier avait sur son temps.

La profondeur de sa pensée est à la mesure de l’ampleur de son horizon dans chacun de ces quatre domaines avancés des idées philosophiques et politiques. Meslier dépasse en radicalité et en conséquence tous les théoriciens qui, avant lui, les avaient abordés séparément, et l’ensemble des penseurs des Lumières et des réformateurs et des utopistes qui, dans le XVIIIe siècle, les aborderont après lui.

Que l’on me permette d’insister sur le public paysan auquel Meslier destine son ouvrage, ainsi que sur la conjonction de son athéisme avec son communisme agraire révolutionnaire. Au XVIIIe siècle, il n’est aucun athée qui s’adresse aux masses asservies. Tous au contraire élaborent leur critique subversive de la religion dans un cadre libertin, c’est-à-dire aristocratique et grand-bourgeois, qui exclut sinon même méprise ouvertement tout ce monde laborieux et pauvre des villes et des campagnes. En cela aussi, en cela surtout, Jean Meslier se distingue et se singularise des autres auteurs clandestins de la littérature subversive du XVIIIe siècle.

Son athéisme, Meslier le conçoit comme un moyen de libérer les masses, non comme un amusement des puissants. C’est la collusion de l’Église et de l’État qu’il dénonce, et c’est pour cela qu’il prône l’athéisme. Il l’énonce avec clarté :

La religion soutient le gouvernement politique si méchant* qu’il puisse être et, à son tour, le gouvernement politique soutient la religion si vaine et si fausse qu’elle puisse être.

C’est parce qu’il veut détruire la féodalité et la monarchie qu’il veut détruire l’Église qui les soutient et les bénit. C’est pour cela qu’il veut détruire la religion, et donc détruire Dieu.

Son originalité et sa radicalité, il la doit à son expérience pratique de la vie et de la condition paysannes de l’Ancien Régime dans laquelle il est ancré, et qu’aucun autre penseur de son temps ne prend en considération ni même ne connaît.

Sa réflexion sur la vie et sur le monde est fondée sur peu de lectures, celle de Montaigne notamment, qu’il admire. Elle est marquée dans sa démarche par le cartésianisme, pensée philosophique nouvelle en son temps, qu’il utilise à la fois comme tremplin et comme repoussoir :

– tremplin pour aller plus loin, bien plus loin, dans la compréhension rationaliste et matérialiste du monde et de la vie ;
– repoussoir, car il s’oppose à cette manie cartésienne de vouloir prouver l’existence de Dieu, et à séparer pour cela le corps et l’âme, c’est-à-dire à l’époque, les pensées, les sentiments, les sensations, la parole…

La pensée de Descartes était à la fois rationnelle et religieuse. Meslier la critique et en dépasse les contradictions. Il le fait en combattant pied à pied les disciples chrétiens de Descartes que sont Fénelon et Malebranche. Ainsi par exemple s’oppose-t-il avec acharnement à la distinction cartésienne entre la « substance étendue » (la res extensa) et la « substance pensante » (la res cogitans) pour être en mesure de démontrer la matérialité de la pensée et des sentiments. Pour Meslier, ceux-ci ne sont rien d’autres que des « modifications de la matière ». Loin d’être éternelle, cette âme matérielle est mortelle, comme le corps, avec le corps.

Et là où Descartes réservait à l’Homme seul, l’âme (c’est-à-dire les pensées, les sentiments, les sensations, la parole) et la refusait aux animaux, Meslier s’empresse de la leur accorder. S’affirmant là aussi un précurseur de la défense des animaux et de la cause animale, il s’oppose avec virulence, conviction et argumentation à la fameuse, à la fumeuse théorie cartésienne des « animaux-machines », celle d’un monde animal qui serait incapable de sensations, de langage, de sentiments et de conscience. Il va pour ce faire jusqu’à convoquer les cartésiens devant le « tribunal » de ses paysans. Écoutons-le :

Dites un peu à des paysans que leurs bestiaux n’ont point de vie ni de sentiment, [qu’ils] ne sont que des machines aveugles et insensibles au bien et au mal, et qu’ils ne marchent que par ressorts, comme des machines et comme des marionnettes, sans voir et sans savoir où ils vont. […] Dites-leur qu’ils boivent et qu’ils mangent sans plaisir et même sans faim, sans soif et sans appétit, dites-leur encore qu’ils crient sans douleur quand on les frappe et qu’ils fuient devant les loups sans aucune crainte, et vous verrez comme ils se moqueront de vous ! »Brandissant contre les cartésiens, crânement, l’expérience paysanne, Meslier affirme que les hommes comme les animaux sont, les uns comme les autres, des manifestations de la matière organisée en autant d’êtres matériels sensibles et pensants.

Là où Descartes, pour pouvoir élever l’homme au rang de création particulière de Dieu, abaissait les animaux, Meslier les élève, lui, pour abaisser Dieu au rang de création particulière de l’homme.

En cela comme en tant d’autres arguments qu’il développe sur des centaines de pages, il exprime dans toute sa profondeur philosophique cette conception de la vie et du monde que s’est formée une paysannerie confrontée aux contraintes confondues de la nature et de l’asservissement féodal. Il exprime, pourrait-on dire, l’irruption du peuple paysan brandissant sa misère au sein des salons huppés où se formait en son temps une pensée philosophique moderne et tout en raffinements.

Là aussi réside la raison pour laquelle – sauf dans le monde soviétique où il a joui de la place qu’il mérite – Meslier a été occulté si longtemps dans l’histoire des idées du XVIIIe siècle : il représente de façon aussi brutale qu’achevée cette intrusion du matérialisme athée, et de l’action révolutionnaire des masses faisant valoir ouvertement leurs droits au sein même d’une pensée que, à l’accoutumée, l’élite se réserve pour elle seule. En cela également, Meslier est le digne précurseur d’Engels et de Marx.

Ce texte reproduit en l’adaptant légèrement la communication faite au nom de l’association des Amis de Jean Meslier au colloque « 200 Jahre Karl Marx », organisé à Trèves le 6 mai 2018 par la Rosa Luxemburg Stiftung, sous le titre « “Unissez-vous donc, peuples !”. Le curé Jean Meslier, athée, matérialiste, communiste et révolutionnaire au XVIIIe siècle, précurseur de Karl Marx ».

Tags : athéisme communisme Marx marxisme matérialisme Meslier mesliérisme pensée révolutionnaire précurseur du marxisme

Merci à Patrick Tort : il a raison

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Matérialisme Laisser un commentaire

Aucun scientifique rigoureux ne contestera le fait que la vie soit une possibilité réalisée de la matière – matière qu’il devient dès lors absurde de considérer comme essentiellement ou primitivement non vivante.

Patrick Tort

La thèse mise en exergue risque de désarçonner le lecteur accroché par le titre du livre de Patrick Tort (Qu’est-ce que le matérialisme ?) : elle a des relents vitalistes, qu’on rattache d’ordinaire plutôt à l’idéalisme. Ceci mérite bien un petit examen…

Commençons par nous réjouir d’un constat, que Patrick Tort dresse pour nous :

Si la « prémodernité » peut être décrite comme l’état au sein duquel la science, sous peine de condamnation, devait encore s’adapter à la théologie, la « modernité » peut en revanche se définir comme l’état au sein duquel la théologie, sous peine de discrédit, doit, de plus en plus, s’adapter à la science[1].

Pour qui en douterait, il suffit de noter que l’évolution n’est plus dénoncée en tant que telle, ou que l’historisation physique de l’univers ne provoque plus d’urticaire. Les théologiens modernes n’ont pas, pour autant, entamé une mue matérialiste. La règle de conduite de leur côté, c’est le NOMA, Non Overlapping Magisteria, du paléontologue Stephen Jay Gould. Jean-Paul II déclarait ainsi en 1981 à un groupe de prix Nobel :

La foi et la science appartiennent à deux ordres différents de connaissance qui ne peuvent se superposer l’un à l’autre.

Passons sur l’usage désinvolte du terme « connaissance » pour qualifier les deux domaines d’activité intellectuelle, pour retenir la bonne nouvelle que notre constat traduit : la ligne de démarcation entre les deux domaines s’est déplacée, et le territoire placé sous la juridiction des sciences s’étend. Mais le NOMA, même sous sa version pragmatique d’agreement politique entre gens de bonne compagnie[2], n’a de sens que si le tracé d’une frontière bénéficie d’un consensus, voire d’un traité en bonne et due forme. Alors, où se situe la nouvelle ligne Maginot ?

Jean-Paul II a clairement désigné la nouvelle ligne de défense, en 1996, en s’adressant aux membres de l’Académie pontificale des Sciences : c’est le principe immatériel de l’âme sur lequel il n’est pas question de reculer, le compromis n’est pas à l’ordre du jour.

Les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne.[3]

C’est la conscience humaine qui est désignée comme l’inconnaissable absolu ; le terme de conscience, que bien des biologistes contemporains attribuent à d’autres espèces que les humains et qui est susceptible de répondre à une définition insérée dans une histoire naturelle, est d’ailleurs évité au profit d’« esprit » ou d’« âme spirituelle ». Cette âme demeure le principe immatériel sur lequel aucun compromis n’est possible, dans la mesure où elle est l’émanation de l’esprit divin insufflé à « la seule de ses créatures qu’il aurait voulue à la fois “pour elle-même” et à son “image” » (Patrick Tort).

Le gros livre de Patrick Tort est un trésor, dont je suis convaincu qu’il fera date. Son ambition n’est pas mince : fournir le chaînon manquant du matérialisme, entre Darwin et Marx, entre l’approche matérialiste du vivant et celle des sociétés humaines. Ce n’est d’ailleurs pas seulement un chaînon manquant dont Tort déplore l’absence, mais au-delà du déficit – observable – de cohérence entre les percées darwinienne et marxienne, la construction d’une idéologie rendant impraticable le passage de l’une à l’autre. Cette idéologie porte un nom : le darwinisme social, d’autant plus mal nommé que son élaboration par Herbert Spencer (1820-1903) est antérieure à la publication par Darwin de L’origine des espèces. Les successeurs de Spencer s’emparèrent de l’idée de sélection naturelle pour l’appliquer à la société, plaidant contre toutes les mesures de protection sociale, susceptibles, selon eux, de biaiser la sélection naturelle et d’empêcher l’émergence des « meilleurs », des plus aptes à s’imposer. Il s’agit bien d’un détournement : Patrick Tort le montre pièces à l’appui, Darwin prit en son temps la peine de réfuter cette extrapolation abusive, dans La filiation de l’Homme, publié en 1871. Marx avait pour sa part découvert L’origine des espèces avec enthousiasme, célébrant l’abandon de la perspective téléologique qui, avant Darwin, dominait les tentatives de prendre en compte l’existence d’une évolution naturelle et de la succession des espèces vivantes. Il prit ensuite ses distances, précisément parce qu’il se méfiait dudit darwinisme social – comme Darwin lui-même, ce que manifestement, Marx a ignoré jusqu’à la fin de sa propre vie, n’ayant pas eu connaissance de l’ouvrage de Darwin qui réfute le darwinisme social. Les réticences exprimées par Marx ont de leur côté nourri un lourd héritage auprès de nombreux marxistes ou supposés tels, notamment lors de la fameuse affaire Lyssenko qui anéantit la biologie soviétique dans l’URSS stalinienne. Mais pas seulement, la lettre de Marx à Engels, si lapidaire soit-elle, a longtemps orienté la lecture de Darwin par les praticiens du social :

Il est curieux de voir comment Darwin retrouve chez les bêtes et les végétaux sa société anglaise avec la division du travail, la concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés, les “inventions” et la “lutte pour la vie” de Malthus. C’est la bellum omnium contra omnes de Hobbes » (Lettre à Engels du 18 juin 1862).

Au contraire, Tort a épluché la réponse de Darwin aux « darwinistes sociaux », mettant en évidence ce qu’il appelle « l’effet réversif de l’évolution » :

Si importante qu’elle ait été, et soit encore, la lutte pour l’existence cependant, en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature de l’homme, il y a d’autres facteurs plus importants. Car les qualités morales progressent, directement ou indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l’habitude, aux capacités de raisonnement, à l’instruction, à la religion, etc., que grâce à la Sélection Naturelle ; et ce bien que l’on puisse attribuer en toute assurance à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ont fourni la base du développement du sens moral (Charles Darwin, La Filiation de l’Homme, chap. XXI)[4].

On ne réécrit pas l’Histoire, mais on peut regretter un rendez-vous manqué – même si Tort salue la perspicacité politique de Marx, qui avait un instinct politique assez sûr, ce qui l’avait conduit à prendre au sérieux et à ne pas sous-estimer l’impact idéologique de Spencer et de ses disciples. En d’autres termes, c’est l’amplification des tendances à l’altruisme et à la solidarité que l’évolution a favorisée chez les humains, et pas la capacité à se débrouiller dans un contexte régi par la loi de la jungle. Dans un langage plus moderne, cela revient à inscrire ces tendances altruistes dans le substrat biologique, voire génétique, des hommes, et pas seulement dans leur héritage culturel.

Mais revenons à nos moutons, et à un autre point nodal pour qui entend pourvoir sa vision matérialiste du monde en cohérence : la conscience humaine, à propos duquel Tort est loin d’enfoncer des portes ouvertes. On doit plutôt saluer l’exploit qui consiste à renouveler radicalement l’approche de la question, en suivant Faustino Cordón et Chomin Cunchillos, à qui Tort rend un hommage appuyé. Le premier (1909-1999) est le biochimiste espagnol qui a théorisé les unités de niveau d’intégration en biologie (pour faire bref, il s’agit de l’autonomie relative des sciences les unes par rapport aux autres), et le second a appliqué cette théorie à l’analyse des pratiques scientifiques en général.

Une conscience est une entité unitaire qui se définit par sa capacité à appréhender son environnement. Le terme « appréhender » a le mérite de faire d’une pierre trois coups, en incorporant dans la même définition

  • l’action : l’acte d’appréhender compris dans toutes les dimensions sémantiques de ce terme qui sont liées à l’appropriation et à la saisie ;
  • le ressentir : le fait d’éprouver sur soi un effet de l’environnement ou l’effet en retour de sa propre action sur l’environnement ;
  • l’apprentissage : le réglage de l’action en fonction de l’information livrée par le ressentir.[5]

Premier mérite de cette définition, dont la complexité ne doit pas nous arrêter : elle pulvérise la distinction si souvent répétée entre conscience et conscience de soi, dont je ne suis pas loin de penser qu’elle est de nature à nous plonger dans une mise en abyme dont il est bien difficile de trouver la sortie. L’apprentissage implique une capacité de correction qui me semble définir bien plus clairement les processus conscients que la démarche introspective et nombrilesque associée à la « conscience de soi ».

La définition enfonce ses racines dans la science du vivant – ce n’est évidemment pas pour rien que Darwin est aussi présent dans la réflexion et dans le livre. Avec à la clé une surprise de taille : non seulement l’espèce humaine n’est pas la seule à être dotée de conscience, mais tout le règne animal l’est, en remontant jusqu’à ses formes les plus simples :

la seule différence que l’on puisse trouver entre l’état le plus primitif de l’une [la conscience] et la forme la plus développée de l’autre [la connaissance] est une différence de degré, et non de nature[6].

Cordón définit l’être vivant comme un « foyer d’action et d’expérience », et la conscience naît là où se fait l’ajustement de l’action en fonction de l’expérience (je paraphrase Tort), à savoir dans l’unité vivante du premier niveau d’intégration biologique – c’est précisément cette conscience qui cimente l’unité du regroupement en question. On peut donc même parler d’une conscience cellulaire, certes élémentaire, mais aux yeux de Cordón et de Tort, ce n’est pas un contre-sens. Le métabolisme est la base biologique de la conscience.

Je me sens personnellement trop mauvais connaisseur de la biologie pour exprimer un avis péremptoire sur ce qui précède, en particulier sur l’éventualité d’une forme de conscience au niveau cellulaire, mais je me suis plus qu’à mon tour égaré dans des discussions sans fin sur la conscience de soi pour apprécier pleinement la définition « opérationnelle » de la conscience proposée ici. Je vous dois cependant un aveu : je doute qu’elle convienne aux penseurs de l’âme.

La définition iconoclaste de la conscience avancée par Cordón s’inscrit dans une critique circonstanciée du réductionnisme, que les sciences pratiquent par ailleurs toutes. Mais il y a réductionnisme et réductionnisme : il faut distinguer le réductionnisme méthodologique, qui analyse les objets soumis à investigation en leurs composants élémentaires, réductionnisme inhérent à toute démarche scientifique, et ce que Tort appelle le réductionnisme catachrétique, terme choisi à dessein pour en souligner la nocivité (en grec, katachrêsis signifie mauvais usage ou abus). Il n’est pas excessif de parler d’abus, car ce procédé restreint la compréhension et l’explication visant un niveau d’intégration à celles qui ont fait leurs preuves à un niveau inférieur. Certes, ce réductionnisme abusif procède souvent d’une volonté de bien faire et s’inspire des succès des sciences – mais au prix d’une mutilation qui peut s’avérer désastreuse. Exemple de catachrèse : en affirmant que « les cellules sont les atomes du monde vivant », on file une métaphore trompeuse, parce qu’elle escamote une propriété essentielle des cellules, leurs capacités adaptatives. Sous une forme plus élaborée, on retrouve ici une idée qui, pour ne pas être neuve, reste utile : le tout est autre chose que la somme de ses parties.

C’est un second anneau manquant que Patrick Tort s’efforce ici d’insérer dans la chaîne matérialiste. Et pour ce faire, il oppose deux sources reconnues et célébrées du matérialisme, le tandem Démocrite-Leucippe, côté catachrèse, et épicure-Lucrèce de l’autre, qui évitent l’écueil. Ils sont tous atomistes – c’est en général ce qu’on retient –, non finalistes, mais le mérite d’épicure, c’est d’attribuer à ses atomes des degrés de liberté internes « qui rendent possibles les rencontres et brisent la chaîne des transmissions passives » (Patrick Tort). épicure intègre la contingence ; paradoxalement, le matérialisme exclusivement mécanique de Démocrite-Leucippe bloque l’explication matérielle du vivant. Et Tort de s’interroger : les théologiens ont cessé de faire barrage à l’histoire physique de la matière, ce qui revient à accepter la version leucippo-démocritéenne du matérialisme, tout en cultivant le discrédit à l’encontre d’épicure. N’est-ce pas parce que le réductionnisme catachrétique (j’ai plaisir à écrire le mot… ) rend impossible l’explication matérielle du vivant, de l’humain, de la morale et de la liberté, préservant ainsi l’espace d’un Inconnaissable, et par là même l’emprise des religions ?[7]


Notes

  1. Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ?, éd. Belin, Paris, 2016, p.561. ↑
  2. La seule à laquelle il nous semble possible d’accorder un certain crédit… ↑
  3. Message du Saint-Père Jean-Paul II aux membres de l’assemblée plénière de l’Académie pontificale des Sciences, lien ↑
  4. Cité par Patrick Tort, op. cit., p. 350. ↑
  5. Patrick Tort, ibid., p. 51 ↑
  6. Patrick Tort, ibid., p. 54. ↑
  7. Patrick Tort, ibid., p. 65. ↑
Tags : conscience Darwin darwinisme social épistémologie matérialisme

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