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Archives par mois : juillet 2017

Merci à Patrick Tort : il a raison

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Matérialisme Laisser un commentaire

Aucun scientifique rigoureux ne contestera le fait que la vie soit une possibilité réalisée de la matière – matière qu’il devient dès lors absurde de considérer comme essentiellement ou primitivement non vivante.

Patrick Tort

La thèse mise en exergue risque de désarçonner le lecteur accroché par le titre du livre de Patrick Tort (Qu’est-ce que le matérialisme ?) : elle a des relents vitalistes, qu’on rattache d’ordinaire plutôt à l’idéalisme. Ceci mérite bien un petit examen…

Commençons par nous réjouir d’un constat, que Patrick Tort dresse pour nous :

Si la « prémodernité » peut être décrite comme l’état au sein duquel la science, sous peine de condamnation, devait encore s’adapter à la théologie, la « modernité » peut en revanche se définir comme l’état au sein duquel la théologie, sous peine de discrédit, doit, de plus en plus, s’adapter à la science[1].

Pour qui en douterait, il suffit de noter que l’évolution n’est plus dénoncée en tant que telle, ou que l’historisation physique de l’univers ne provoque plus d’urticaire. Les théologiens modernes n’ont pas, pour autant, entamé une mue matérialiste. La règle de conduite de leur côté, c’est le NOMA, Non Overlapping Magisteria, du paléontologue Stephen Jay Gould. Jean-Paul II déclarait ainsi en 1981 à un groupe de prix Nobel :

La foi et la science appartiennent à deux ordres différents de connaissance qui ne peuvent se superposer l’un à l’autre.

Passons sur l’usage désinvolte du terme « connaissance » pour qualifier les deux domaines d’activité intellectuelle, pour retenir la bonne nouvelle que notre constat traduit : la ligne de démarcation entre les deux domaines s’est déplacée, et le territoire placé sous la juridiction des sciences s’étend. Mais le NOMA, même sous sa version pragmatique d’agreement politique entre gens de bonne compagnie[2], n’a de sens que si le tracé d’une frontière bénéficie d’un consensus, voire d’un traité en bonne et due forme. Alors, où se situe la nouvelle ligne Maginot ?

Jean-Paul II a clairement désigné la nouvelle ligne de défense, en 1996, en s’adressant aux membres de l’Académie pontificale des Sciences : c’est le principe immatériel de l’âme sur lequel il n’est pas question de reculer, le compromis n’est pas à l’ordre du jour.

Les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne.[3]

C’est la conscience humaine qui est désignée comme l’inconnaissable absolu ; le terme de conscience, que bien des biologistes contemporains attribuent à d’autres espèces que les humains et qui est susceptible de répondre à une définition insérée dans une histoire naturelle, est d’ailleurs évité au profit d’« esprit » ou d’« âme spirituelle ». Cette âme demeure le principe immatériel sur lequel aucun compromis n’est possible, dans la mesure où elle est l’émanation de l’esprit divin insufflé à « la seule de ses créatures qu’il aurait voulue à la fois “pour elle-même” et à son “image” » (Patrick Tort).

Le gros livre de Patrick Tort est un trésor, dont je suis convaincu qu’il fera date. Son ambition n’est pas mince : fournir le chaînon manquant du matérialisme, entre Darwin et Marx, entre l’approche matérialiste du vivant et celle des sociétés humaines. Ce n’est d’ailleurs pas seulement un chaînon manquant dont Tort déplore l’absence, mais au-delà du déficit – observable – de cohérence entre les percées darwinienne et marxienne, la construction d’une idéologie rendant impraticable le passage de l’une à l’autre. Cette idéologie porte un nom : le darwinisme social, d’autant plus mal nommé que son élaboration par Herbert Spencer (1820-1903) est antérieure à la publication par Darwin de L’origine des espèces. Les successeurs de Spencer s’emparèrent de l’idée de sélection naturelle pour l’appliquer à la société, plaidant contre toutes les mesures de protection sociale, susceptibles, selon eux, de biaiser la sélection naturelle et d’empêcher l’émergence des « meilleurs », des plus aptes à s’imposer. Il s’agit bien d’un détournement : Patrick Tort le montre pièces à l’appui, Darwin prit en son temps la peine de réfuter cette extrapolation abusive, dans La filiation de l’Homme, publié en 1871. Marx avait pour sa part découvert L’origine des espèces avec enthousiasme, célébrant l’abandon de la perspective téléologique qui, avant Darwin, dominait les tentatives de prendre en compte l’existence d’une évolution naturelle et de la succession des espèces vivantes. Il prit ensuite ses distances, précisément parce qu’il se méfiait dudit darwinisme social – comme Darwin lui-même, ce que manifestement, Marx a ignoré jusqu’à la fin de sa propre vie, n’ayant pas eu connaissance de l’ouvrage de Darwin qui réfute le darwinisme social. Les réticences exprimées par Marx ont de leur côté nourri un lourd héritage auprès de nombreux marxistes ou supposés tels, notamment lors de la fameuse affaire Lyssenko qui anéantit la biologie soviétique dans l’URSS stalinienne. Mais pas seulement, la lettre de Marx à Engels, si lapidaire soit-elle, a longtemps orienté la lecture de Darwin par les praticiens du social :

Il est curieux de voir comment Darwin retrouve chez les bêtes et les végétaux sa société anglaise avec la division du travail, la concurrence, l’ouverture de nouveaux marchés, les “inventions” et la “lutte pour la vie” de Malthus. C’est la bellum omnium contra omnes de Hobbes » (Lettre à Engels du 18 juin 1862).

Au contraire, Tort a épluché la réponse de Darwin aux « darwinistes sociaux », mettant en évidence ce qu’il appelle « l’effet réversif de l’évolution » :

Si importante qu’elle ait été, et soit encore, la lutte pour l’existence cependant, en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature de l’homme, il y a d’autres facteurs plus importants. Car les qualités morales progressent, directement ou indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l’habitude, aux capacités de raisonnement, à l’instruction, à la religion, etc., que grâce à la Sélection Naturelle ; et ce bien que l’on puisse attribuer en toute assurance à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ont fourni la base du développement du sens moral (Charles Darwin, La Filiation de l’Homme, chap. XXI)[4].

On ne réécrit pas l’Histoire, mais on peut regretter un rendez-vous manqué – même si Tort salue la perspicacité politique de Marx, qui avait un instinct politique assez sûr, ce qui l’avait conduit à prendre au sérieux et à ne pas sous-estimer l’impact idéologique de Spencer et de ses disciples. En d’autres termes, c’est l’amplification des tendances à l’altruisme et à la solidarité que l’évolution a favorisée chez les humains, et pas la capacité à se débrouiller dans un contexte régi par la loi de la jungle. Dans un langage plus moderne, cela revient à inscrire ces tendances altruistes dans le substrat biologique, voire génétique, des hommes, et pas seulement dans leur héritage culturel.

Mais revenons à nos moutons, et à un autre point nodal pour qui entend pourvoir sa vision matérialiste du monde en cohérence : la conscience humaine, à propos duquel Tort est loin d’enfoncer des portes ouvertes. On doit plutôt saluer l’exploit qui consiste à renouveler radicalement l’approche de la question, en suivant Faustino Cordón et Chomin Cunchillos, à qui Tort rend un hommage appuyé. Le premier (1909-1999) est le biochimiste espagnol qui a théorisé les unités de niveau d’intégration en biologie (pour faire bref, il s’agit de l’autonomie relative des sciences les unes par rapport aux autres), et le second a appliqué cette théorie à l’analyse des pratiques scientifiques en général.

Une conscience est une entité unitaire qui se définit par sa capacité à appréhender son environnement. Le terme « appréhender » a le mérite de faire d’une pierre trois coups, en incorporant dans la même définition

  • l’action : l’acte d’appréhender compris dans toutes les dimensions sémantiques de ce terme qui sont liées à l’appropriation et à la saisie ;
  • le ressentir : le fait d’éprouver sur soi un effet de l’environnement ou l’effet en retour de sa propre action sur l’environnement ;
  • l’apprentissage : le réglage de l’action en fonction de l’information livrée par le ressentir.[5]

Premier mérite de cette définition, dont la complexité ne doit pas nous arrêter : elle pulvérise la distinction si souvent répétée entre conscience et conscience de soi, dont je ne suis pas loin de penser qu’elle est de nature à nous plonger dans une mise en abyme dont il est bien difficile de trouver la sortie. L’apprentissage implique une capacité de correction qui me semble définir bien plus clairement les processus conscients que la démarche introspective et nombrilesque associée à la « conscience de soi ».

La définition enfonce ses racines dans la science du vivant – ce n’est évidemment pas pour rien que Darwin est aussi présent dans la réflexion et dans le livre. Avec à la clé une surprise de taille : non seulement l’espèce humaine n’est pas la seule à être dotée de conscience, mais tout le règne animal l’est, en remontant jusqu’à ses formes les plus simples :

la seule différence que l’on puisse trouver entre l’état le plus primitif de l’une [la conscience] et la forme la plus développée de l’autre [la connaissance] est une différence de degré, et non de nature[6].

Cordón définit l’être vivant comme un « foyer d’action et d’expérience », et la conscience naît là où se fait l’ajustement de l’action en fonction de l’expérience (je paraphrase Tort), à savoir dans l’unité vivante du premier niveau d’intégration biologique – c’est précisément cette conscience qui cimente l’unité du regroupement en question. On peut donc même parler d’une conscience cellulaire, certes élémentaire, mais aux yeux de Cordón et de Tort, ce n’est pas un contre-sens. Le métabolisme est la base biologique de la conscience.

Je me sens personnellement trop mauvais connaisseur de la biologie pour exprimer un avis péremptoire sur ce qui précède, en particulier sur l’éventualité d’une forme de conscience au niveau cellulaire, mais je me suis plus qu’à mon tour égaré dans des discussions sans fin sur la conscience de soi pour apprécier pleinement la définition « opérationnelle » de la conscience proposée ici. Je vous dois cependant un aveu : je doute qu’elle convienne aux penseurs de l’âme.

La définition iconoclaste de la conscience avancée par Cordón s’inscrit dans une critique circonstanciée du réductionnisme, que les sciences pratiquent par ailleurs toutes. Mais il y a réductionnisme et réductionnisme : il faut distinguer le réductionnisme méthodologique, qui analyse les objets soumis à investigation en leurs composants élémentaires, réductionnisme inhérent à toute démarche scientifique, et ce que Tort appelle le réductionnisme catachrétique, terme choisi à dessein pour en souligner la nocivité (en grec, katachrêsis signifie mauvais usage ou abus). Il n’est pas excessif de parler d’abus, car ce procédé restreint la compréhension et l’explication visant un niveau d’intégration à celles qui ont fait leurs preuves à un niveau inférieur. Certes, ce réductionnisme abusif procède souvent d’une volonté de bien faire et s’inspire des succès des sciences – mais au prix d’une mutilation qui peut s’avérer désastreuse. Exemple de catachrèse : en affirmant que « les cellules sont les atomes du monde vivant », on file une métaphore trompeuse, parce qu’elle escamote une propriété essentielle des cellules, leurs capacités adaptatives. Sous une forme plus élaborée, on retrouve ici une idée qui, pour ne pas être neuve, reste utile : le tout est autre chose que la somme de ses parties.

C’est un second anneau manquant que Patrick Tort s’efforce ici d’insérer dans la chaîne matérialiste. Et pour ce faire, il oppose deux sources reconnues et célébrées du matérialisme, le tandem Démocrite-Leucippe, côté catachrèse, et épicure-Lucrèce de l’autre, qui évitent l’écueil. Ils sont tous atomistes – c’est en général ce qu’on retient –, non finalistes, mais le mérite d’épicure, c’est d’attribuer à ses atomes des degrés de liberté internes « qui rendent possibles les rencontres et brisent la chaîne des transmissions passives » (Patrick Tort). épicure intègre la contingence ; paradoxalement, le matérialisme exclusivement mécanique de Démocrite-Leucippe bloque l’explication matérielle du vivant. Et Tort de s’interroger : les théologiens ont cessé de faire barrage à l’histoire physique de la matière, ce qui revient à accepter la version leucippo-démocritéenne du matérialisme, tout en cultivant le discrédit à l’encontre d’épicure. N’est-ce pas parce que le réductionnisme catachrétique (j’ai plaisir à écrire le mot… ) rend impossible l’explication matérielle du vivant, de l’humain, de la morale et de la liberté, préservant ainsi l’espace d’un Inconnaissable, et par là même l’emprise des religions ?[7]


Notes

  1. Patrick Tort, Qu’est-ce que le matérialisme ?, éd. Belin, Paris, 2016, p.561. ↑
  2. La seule à laquelle il nous semble possible d’accorder un certain crédit… ↑
  3. Message du Saint-Père Jean-Paul II aux membres de l’assemblée plénière de l’Académie pontificale des Sciences, lien ↑
  4. Cité par Patrick Tort, op. cit., p. 350. ↑
  5. Patrick Tort, ibid., p. 51 ↑
  6. Patrick Tort, ibid., p. 54. ↑
  7. Patrick Tort, ibid., p. 65. ↑
Tags : conscience Darwin darwinisme social épistémologie matérialisme

L’héritage des Lumières.
Une succession après inventaire

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Croyances Laisser un commentaire
Emmanuel Kant

Emmanuel Kant

Patrice Dartevelle

La question de l’actualité des Lumières, de la pertinence d’un retour aux Lumières n’est pas véritablement neuve, celle de l’obsolescence de ses principes va de pair.

Sur ce dernier aspect, la naïveté scientiste, les massacres des deux guerres mondiales, provenant de surcroît des trois ou quatre grands pays réputés les plus civilisés, ont dû logiquement ouvrir les yeux des plus confiants. C’est généralement le cas. Mais aujourd’hui beaucoup vont bien au-delà dans la critique de la science, même si sporadiquement on entend encore de péremptoires affirmations positivistes.

Je suis pour ma part quelque peu circonspect.

Comme le dit Paul Veyne «ne pouvant croire à bien des choses, on les ignore pour conserver sa foi et la chaleur qu’elle donne au cœur »[1]. C’est également mon sentiment spontané et quand on me parle de « retour aux fondamentaux », je peux difficilement m’empêcher de voir là autre chose que le refus de prendre en considération des faits qui vous donnent mille fois tort.

Plusieurs publications récentes montrent l’actualité du questionnement sur les Lumières.

En mai-juin 2016, L’Obs sort un hors-série sur le sujet[2], en février-mars 2017, Philosophie Magazine lui emboîte le pas[3]. Sans parler des Lumières dans son titre, Le Magazine littéraire de septembre 2016 publie un dossier sur un sujet lié, intitulé « Pourquoi les religions reviennent »[4]. On y voit une différence de tonalité avec ceux des magazines cités auparavant : « Les Lumières, un héritage en péril » ou « Les Lumières face au retour de l’obscurantisme ». Pour faire bonne mesure, le philosophe français souvent vu comme le plus rationaliste, Jacques Bouveresse, publie au début de 2017 un opuscule intitulé Le mythe moderne du progrès[5].

Du côté des hommes politiques, la problématique est également présente, évidemment en des sens divers.

Dans son dernier discours présidentiel, le 10 janvier 2017, le président Obama déclare :

C’est cet aspect, né des Lumières, qui a fait de nous une puissance économique. […] C’est cet esprit – une foi dans la raison, dans l’entreprise, et dans la primauté du droit sur la force – qui nous a permis de résister aux leurres du fascisme et de la tyrannie pendant la Grande Dépression, et de construire après la Seconde Guerre mondiale […]un ordre pas seulement fondé sur la puissance militaire ou des affiliations nationales, mais sur une série de principes : l’État de droit, les droits humains, les libertés de religion, d’expression et de réunion, l’indépendance de la presse[6].

Moins d’un mois après, le conseiller du nouveau président américain, Steve Bannon, formule un espoir inverse et dit à un responsable français, avant de lui demander s’il a lu Charles Maurras : « Nous sommes à la fin des Lumières »[7].

Qu’est-ce que les Lumières ?

Pour voir où sont les problèmes, il faut d’abord définir les Lumières. La définition qu’en donne Kant en 1784 en réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » posée par une revue berlinoise est peut-être la meilleure comme synthèse. Pour Kant « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de son état de minorité ».

Dans son discours, Barack Obama liste une série de thèmes. L’essentiel est dans la raison, la valorisation de la science, la foi (le mot est significatif) en le progrès (qu’il reste à définir). Il faut y ajouter la liberté d’expression, la démocratie et le souci du bonheur de l’humanité, venu de la Cons-titution américaine. À cela s’ajoute la lutte contre l’adversaire le plus durable : la religion. Tous ces thèmes sont associés et la philosophie des Lumières porte sur un ensemble lié et structuré. Des progrès de la raison et de la science, on déduit la critique de la religion jusqu’à sa disparition.

La matière est vaste et je n’aborderai pas la question de la démocratie ni celle de l’universalité des droits de l’homme ni quelques autres, malgré leur importance.

Les religions, la liberté d’expression et le droit

Les dernières années du XXe siècle auraient dû voir un accroissement de la liberté d’expression du fait de l’effritement des Églises traditionnelles. Celui-ci s’est produit mais paradoxalement la liberté de religion et d’expression a suivi le même chemin, menée par des groupes constitués, on peut dire péjorativement des officines, très souvent sur base religieuse ouverte ou camouflée pour revendiquer différentes formes de censure, domaine passé comme d’autres de l’État aux mains du privé.

Le résultat, dans lequel la religion n’occupe qu’une part, est, comme l’explique le juriste Emmanuel Pierrat qu’on a dû constituer au Tribunal de Paris une chambre réservée aux questions de presse[8].

Le professeur de droit des Églises de l’Université catholique de Louvain, Louis-Léon Christians, ne peut que constater

De 1950 à 1993, la Cour européenne des Droits de l’Homme n’avait prononcé qu’un seul arrêt véritable en matière de liberté des religions. Depuis lors, en moitié moins de temps, la Cour a prononcé plus de 250 arrêts au sens strict et rendu près de 500 décisions en matière religieuse. La cadence de la Cour en cette matière ne cesse d’augmenter, plusieurs décisions étant rendues chaque mois dorénavant[9].

Le moins qu’on puisse dire est que la religion est là. Si l’étouffante pression cléricale et sociale n’est plus, les tribunaux ont pris le relais. Confiner la religion au domaine privé est donc un mirage qui s’est éloigné.

Le retour du religieux ?

La question de l’échec des Lumières face aux religions et du retour du religieux ou des religions est l’un des leitmotive de la dénonciation d’un courant qui se serait illusionné.

En nous limitant essentiellement aux sources annoncées en tête de ce texte, on voit un tir groupé, parfois attendu, parfois surprenant. Si la célèbre phrase attribuée à Malraux nous est épargnée, derrière la dénonciation des Lumières (sauf Voltaire, sauf Rousseau) pour leur négation de la religion, la question du retour de la religion est tapie dans l’ombre des critiques.

Dans son introduction au hors-série de L’Obs, la directrice de la rédaction, Aude Lancelin, n’y va pas par quatre chemins. Pour elle, l’esprit des Lumières a même engendré un « nouvel obscurantisme » dans la mesure où il nous a rendus incapables de comprendre le fondamentalisme islamique :

à force de considérer que nous sommes la lumière et que tout qui n’embrasse pas nos convictions relève de la barbarie, nous n’aurons eu de cesse de rendre toujours plus indécelable, toujours plus incompréhensible donc, le retour en force du fondamentalisme religieux partout à travers le monde […] Favorisé par les Lumières, ce grand mouvement de déspiritualisation rend l’homme contemporain impuissant et sidéré face à un retour de la foi virulent qui lui semble inexplicable.

L’affirmation est vraie mais ne peut rien contre les Lumières.

Il est effectivement vrai que l’éloignement de la religion chez les Européens leur rend difficile la compréhension d’éléments d’autrefois ou d’ailleurs. C’est à mon sens la cause principale du curieux comportement de judiciarisation des sectes chez beaucoup d’incroyants.

Mais Aude Lancelin veut en arriver à l’une de ses principales conclusions (l’autre est mondialiste, les Lumières nous empêchent d’admirer l’irrationalisme du reste du monde devant lequel il nous faudrait sans doute nous incliner) à savoir que Rousseau et Voltaire avaient eux bien compris qu’aucune société n’était vouée à se maintenir longtemps sans une forme ou une autre de religion, postulat qu’elle n’a démontré nulle part ailleurs.

Mona Ozouf aussi déplore que « L’ordre politique des Lumières s’est vite montré incapable de fournir aux citoyens le secours spirituel d’une croyance commune.»[10]

Si elle voit que la religion de jeunes radicalisés « flatte les bas instincts et les pulsions mortifères », elle considère qu’elle « constitue une réponse à la honte » et adresse le reproche aux Lumières qu’elles « ont décrété que la religion est archaïque, or elle est toujours vivante »[11]. Sous la réserve du cas des jeunes radicalisés et ceux de petits groupes, c’est faux. La religion n’est plus vivante en Europe de l’Ouest et là où elle joue encore un rôle structurant, elle ne peut guère se vanter de l’état de déréliction des pays où cela se produit.

Un intervenant au moins, ne se cache pas, le philosophe Jean-Luc Nancy[12]. Il cite Kant, pour qui la pulsion de la raison finit nécessairement par l’amener vers ce que la raison pure ne saurait expliquer, vers « l’inconditionné ». Il invoque le sublime, évidemment non-rationnel en esthétique, et reproche aux Lumières de s’être tues sur la question de la mort, qui serait le grand impensé des Lumières. De fait, les Lumières n’ont pas inventé de roman consolateur sur notre condition de mortel …

Mais la critique des Lumières a chez Nancy la fonction principale de retrouver sous une forme certes modifiée la foi chrétienne dans ce qu’elle a d’essentiel, à son sens. Sa vision n’a rien à voir avec le dogmatisme d’autrefois, sous peine du ridicule. Le problème chez lui, comme chez d’autres, est même là. On tue l’Église et la religion pour faire vivre un irrationalisme mystique, avec tout ce que cela comporte de flou, de subjectif, d’affirmation gratuite. Pour J-L Nancy, il faut « déclore la fermeture entre raison et non-raison » et passer à la voie de l’adoration. Nancy se dit fasciné « par la révolution de la pensée opérée par le christianisme, qui a su […] apporter une consolation, un sens, à des hommes que les religions antiques ne suffisaient plus à apaiser. » Cette adoration serait « ce qui reste du christianisme une fois qu’on a gommé tous ses aspects religieux et théologiques » et il faut le prendre dans sa dimension amoureuse. « Adorer, c’est être dans ce monde mais, selon un certain esprit, c’est apprendre à accepter l’infinité du sens ». Pour lui « la puissance du geste spirituel que ce Grec-juif [Jésus] a inauguré est intacte ». Pour moi, c’est pure foi incommunicable et passablement logomachique.

Je suis incapable de voir là quoi que ce soit de convaincant. Jésus ne sera jamais Platon, Aristote ou évidemment Épicure.

On peut aussi ajouter ceux qui pensent qu’il n’y a pas de retour de la religion parce qu’elle n’est jamais partie et que les idées ou valeurs modernes ne sont que les religieuses dûment sécularisées.

C’est assez l’idée de Vincent Delecroix, dans le dossier du Magazine littéraire, pourtant triomphalement intitulé « Pourquoi les religions reviennent »[13].

Il voue aux gémonies la thèse « moderne » selon laquelle le progrès de la science force la religion à se retirer, jusqu’à sa disparition, fondée sur l’incompatibilité entre science et religion : « Comme si les croyants étaient des idiots, des névrosés ou des enfants, et à tout le moins des pauvres. Comme si, aussi, l’on continuait de regarder la croyance religieuse comme un résidu qui ne subsiste qu’en vertu de zones non explorées par la science, d’un retard technologique ou d’une certaine primitivité des mœurs politiques ». Certes, V. Delecroix ne peut nier le retrait de la religion mais celui-ci, dit-il, s’accompagne de métamorphoses.

Il paraît se rallier à Gianni Vattimo, c’est-à-dire à une « hyper modernité antimétaphysique, où toutes les idoles se voient déconstruites au profit d’une ère de l’interprétation généralisée, comme un christianisme réalisé ».

L’accrochage au christianisme me semble bizarre mais ce maintien ne me rassure pas. Les formules creuses servent à une chose effective : rejeter le rationalisme, le matérialisme philosophique au profit de cauchemars (pour moi) théologico-métaphysiques.

Ce qui doit être pris en considération, c’est que comme le montrent tous les sondages, le recul considérable des religions traditionnelles jusqu’à l’effondrement, si on prend comme critère l’assistance à la messe dominicale, ne profite pas massivement à l’athéisme mais bien à une catégorie de « non religieux » difficile à cerner ou de personnes qui tout en ne se reconnaissant pas dans un Dieu personnel, estiment qu’il y a « quelque part quelque chose d’autre ». Mais ces « spirituels » peuvent professer un irrationalisme qui peut aller jusqu’à un mysticisme personnel. Il n’y a pas là d’argument en soi nouveau contre la position des Lumières[14].

Autre argument sur le retour du religieux, le fondamentalisme musulman. Je ne partage pas forcément le point de vue d’Olivier Roy dans la querelle qui l’oppose à Gilles Kepel sur l’interprétation du fondamentalisme musulman, spécialement en Europe mais sa position ici me paraît de bon sens, du moins pour la part de son argumentation qui intéresse directement mon propos[15].

Il rappelle l’évidence :

En Occident, le sécularisme a gagné la partie. Au début du XXe siècle, les États ont une fois pour toutes la lutte pour le pouvoir politique qui les opposait aux Églises depuis le Moyen Âge […] et depuis cette victoire […], le sécularisme a triomphé dans le domaine sociologique et culturel […].

D’où vient alors l’impression d’un retour du religieux ? De fait, jamais depuis un siècle, admet-il, les tensions et les violences liées au religieux n’ont été aussi vives. C’est un fait depuis trente ou quarante ans. Mais O. Roy a raison de dire que la cause n’est en rien un retour, une remontée des Églises et des religions d’avant, celles-ci sont en crise. Les mouvements religieux qui ont l’air de fonctionner sont nouveaux : le salafisme est un mouvement nouveau. Les Frères musulmans naissent en 1928. C’est la naissance d’Israël qui les dope mais en 1954, Nasser peut encore en rire publiquement à gorge déployée.
YouTube a rendu célèbre son intervention. Les charismatiques sont récents au sein du christianisme.

Nous trouvons ces nouveaux religieux très visibles parce que les soutanes ont disparu de nos rues et qu’inversement les groupes minoritaires radicaux ont tous bien vu que se doter d’un habit particulier donnait de la visibilité, de l’unité interne, que ce soient les fondamentalistes musulmans ou les Loubavitch juifs. Il faut aussi avouer que les idées se répandent dans des milieux modestes, des quartiers-ghettos que l’européen classique ne connaît pas. L’idée d’un retour des fondamentalistes est parfois gonflée par le fait que la déchristianisation a laissé les Églises au seul clan conservateur, compétent coupé de la modernité[16]. O. Roy insiste – et je partage son avis – sur le rôle d’une récente évolution ou révolution culturelle que je pourrais qualifier de « mai 1968 ». Si les Lumières ont mis l’homme et ses droits au centre de tout, mai ’68 et son temps ont étendu cet individualisme au désir, ce qui a bouleversé les conceptions de la famille, de la vie sexuelle, etc. Des croyants qui n’étaient pas initialement fermés à la modernité y ont vu une transgression du sacré religieux. On dit Benoît XVI représentatif de ce demi-tour.

Si au total, en matière de religion, les fondements des Lumières ne sont pas contestés par des arguments nouveaux et convaincants comme on essaie souvent de nous le faire croire, la méprise est de taille sur l’évolution de l’esprit humain et les attitudes à prendre par les rationalistes auraient dû être reconsidérées depuis longtemps. La source de la difficulté réside sans doute pour une grande partie dans l’évolution des esprits vis-à-vis de la science et du progrès.

Le progrès

Ces deux domaines constituent en fait le principal centre d’attaque contre l’idéologie des Lumières.

Encore faut-il distinguer le progrès lui-même et la croyance en le progrès ou le mythe du progrès. En outre, le lien est ici très fort avec la raison et la science.

Il faut l’admettre, il y a eu une religion du progrès.

Son premier théoricien (ou prédicateur diront certains) est sans doute Condorcet dans L’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de 1793. Pour lui, le progrès est indéfini. Il prophétise qu’« il arrivera ce moment où le soleil n’éclairera plus que les hommes libres, ne connaissant d’autre maître que leur raison. »[17]

Ernest Renan, sur ton authentiquement mystique, écrit en 1890 : « … le but de la société est la plus grande perfection possible de tous, et le bien-être n’a de valeur qu’en tant qu’il est dans une certaine mesure la condition indispensable de la perfection intellectuelle … [l’État] est une machine de progrès. Tout sacrifice de l’individu … est permis pour atténuer cette fin ; car, dans ce cas, le sacrifice n’est pas fait à la jouissance d’un autre, il est fait à la société tout entière. C’est l’idée du sacrifice antique, l’homme pour la nation. »[18]

Il n’est pas bien difficile dans ces conditions de justifier les souffrances des travailleurs pour développer la production.

Fait remarquable et rare : la justification du progrès ne réside pas dans les améliorations matérielles. Le vrai but est la perfection intellectuelle. Il y a chez Renan une foi aveugle en le progrès comme but et sens de l’histoire. La Révolution française n’est pas légitime parce qu’elle s’est accomplie : mais elle s’est accomplie parce qu’elle était légitime. Le droit c’est le progrès de l’humanité : il n’y a pas de droit contre ce progrès, le progrès suffit à tout légitimer »[19]

Le mythe moderne (comprenez d’avant le post moderne) est bien cela : « Pas seulement des progrès hasardeux ou des progrès dépendant de la bonne volonté des hommes, mais des progrès illimités et éternels : le progrès comme quelque chose de naturel et nécessaire », comme le définit le philosophe finlandais Georg Henrik von Wright, né en 1916, dans un ouvrage qui est l’une des bases de celui de J. Bouveresse.[20]

Certes des critiques de type philosophique ont toujours été formulées par des conservateurs, des nostalgiques de la civilisation agraire d’avant la révolution industrielle. Wittgenstein les prolonge, bien que plutôt homme de gauche. Il admettra lui-même qu’il était « un être humain qui était fait pour vivre dans l’ancien environnement.»[21]

En fait, les arguments contre le progrès et le mythe d’un progrès infini sont résumés par von Wright : l’espèce humaine est soumise à la même précarité et la caducité comme les autres espèces, rien ne garantit que la forme industrielle de la production soit biologiquement adaptée à l’être humain, rien ne garantit que l’être humain soit encore capable de s’adapter à un environnement qu’il a contribué à transformer et continue de transformer de façon aussi spectaculaire et aussi rapide.[22]

Mais ce sont les massacres de la Grande Guerre qui vont aiguiser les critiques. Les plus virulentes venant de l’École de Francfort, liée à la gauche politique, vont apparaître dès les années ’30 et seront théorisées en 1944 et en 1947 par Adorno et Horkheimer dans
La dialectique de la Raison, véritable réquisitoire contre la raison :

À présent que la science nous a aidés à surmonter la terreur de l’inconnu dans la nature, nous voilà esclaves des contraintes de notre propre création sur notre vie en société. Pressés d’agir de manière indépendante, nous implorons qu’on nous fournisse des modèles, des systèmes et des autorités. Si par Lumières et progrès intellectuels nous voulons dire libérer l’homme de la croyance superstitieuse en des forces mauvaises, aux démons et aux fées, au destin aveugle, bref, l’émanciper de toute peur, alors la dénonciation de ce qui est communément appelé raison est le plus grand service que la raison puisse rendre.[23]

La charge est radicale. On remarquera l’emploi final, peut être ambigu de « raison ». Obsédée par les moyens, la rationalité ne se préoccupe pas des principes et des fins.

L’argument est le même chez von Wright, mais sous une forme plus nuancée : s’il n’est donc pas question de contester que des progrès divers puissent et doivent être réalisés dans de nombreux domaines, il s’agit de « dissiper le brouillard qui plane sur la notion de « progrès », de récupérer la prétention qu’a le moyen lui-même de se transformer en un but, alors que le but supposé reste, pour l’essentiel, indéfini et le devient de plus en plus. »

Avec la Seconde Guerre mondiale, certains vont désigner la science comme la vraie coupable des camps d’extermination auxquels on a assimilé la bombe d’Hiroshima.

Il y a un problème qu’on ne peut nier. Les développements de la science ont augmenté sa puissance et maîtriser celle-ci ne peut plus être un aspect accessoire de la science. Il faut aussi prendre conscience que Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2010 ont fait perdre de sa validité à l’opposition entre le « bon » atome, civil et le « mauvais » atome, militaire.

Pourtant dans cette critique de la science, il y a selon moi une part d’inexactitude, d’à peu près et de romantisme. Ce dernier est typique d’intellectuels, de gauche comme de droite, très éloignés de ce qui a été la révolution industrielle.

Pour ce qui est de l’arme atomique, le caractère unique des bombes qui anéantissent Hiroshima et Nagasaki a un aspect scientifique. Mais le bombardement de Dresde a fait un nombre de morts comparable. Les deux avaient en commun, avec les bombardements allemands de l’Angleterre un peu plus tôt, de viser fondamentalement des civils. C’était un choix posé par des responsables civils, qui ont utilisé d’une certaine manière les possibilités qui leur étaient offertes.

La dénonciation des contraintes de l’industrie, de la science et des techniques me semble un romantisme par excellence. Dès le début de la révolution industrielle, ces contraintes ont été considérables mais ce qu’il y a de plus pénible en elles s’est sensiblement adouci. J’ai le clair souvenir que quand les mines fonctionnaient encore en Wallonie, dans les années 1950, bien rares étaient les jours où la presse régionale ne mentionnait pas un accident dans l’un ou l’autre charbonnage, avec toujours des blessés et, plusieurs fois par semaine, quelques morts. Le confort amélioré dont nous jouissons en Occident a un prix, payé essentiellement par les travailleurs pauvres. Nous avons tous préféré ce progrès rapide et il y a de l’hypocrisie à se lamenter sur les contraintes.

J. Baubérot voit juste, la crise du progrès est une crise de la réussite[24] mais les deux mots sont présents, réussite et crise.

La foi en le progrès existe certes encore[25] mais on voit bien que son affirmation est plutôt discrète alors que la plupart tirent profit de ses avancées.

Et parfois, dans des domaines essentiels, on n’hésite, dans l’ambiance actuelle, à manifester par le même acte son désir de la science et la jouissance de ses bienfaits.

Puisque les maladies contagieuses sont (presque) éradiquées, on refuse le vaccin, même parmi le personnel médical[26]. Mais dans d’autres cas, il s’agit d’hostilité à la science. Si Bill Gates s’est donné la peine de parler au nouveau président Trump de la question du refus de vaccination, c’est bien parce que c’était nécessaire … Lui sait que l’hypothèse du lien avec l’autisme vient d’une étude réfutée depuis vingt ans[27].

Les limites de la science

Curieusement, on s’interroge beaucoup moins sur des blocages, des incertitudes de fait qui sont pourtant de plus en plus évidentes.

Peu se soucient d’un phénomène particulièrement préoccupant pour le progrès, l’effondrement de la hausse de la productivité. Celle-ci progressait de 3 % par an entre 1947 et 1973, soit pendant les Trente glorieuses. Elle est tombée à 1,5 % entre 1974 et 1995. Depuis 2010, elle n’est plus que de 0,20 %. Inutile de dire, par exemple, qu’à ce compte, maintenir les salaires en cas de réduction du temps de travail, veut dire payer en monnaie de singe.

Les bienfaits éventuels du numérique sur la productivité ne sont pas perceptibles. Les spécialistes se posent des questions sur leurs indicateurs mais jusqu’à présent, ils ne voient pas la faille.[28] Le prix Nobel d’économie 2006 Edmund Phelps confirme ces données et en donne une interprétation aussi inquiétante[29]. Le commissaire général de France Stratégie (ex-Commissariat général au Plan), l’économiste Jean Pisani-Ferry, fait le même constat. Mais, à l’échéance de dix ans, il espère un changement (« de bonnes surprises ») car il ne croit pas « à l’épuisement du progrès technique ».

La foi semble plus sûre que la raison…[30]

Plus préoccupantes peut-être, les difficultés de l’industrie pharmaceutique sont révélatrices d’un problème gênant pour qui croit au caractère infini du progrès.

Si les montants nécessaires à la mise au point et au développement d’une molécule réellement nouvelle ont grimpé en flèche et atteignent des sommets, c’est parce que c’est de plus en plus difficile d’y arriver. Il faut aujourd’hui 3 milliards pour une nouvelle molécule, soit un doublement en peu d’année. Ce prix est certes conventionnel (la molécule commercialisable doit supporter le coût des échecs dans la recherche d’autres molécules)[31]. Quand la directrice d’un des plus grands groupes pharmaceutiques mondiaux se voit encensée parce que grâce à elle, la firme a réussi pour la première fois après neuf ans à mettre sur le marché un médicament nouveau[32], il faut conclure que cette partie de la science a un problème de fond.

Ce n’est pas généralisable mais n’oublions pas que la dernière des six expéditions humaines sur la lune a eu lieu en 1972. Certes ces voyages avaient plus un but symbolique – la victoire sur l’URSS – qu’un réel intérêt scientifique.

Il faut aussi probablement accepter la finitude de l’espèce humaine.

Le record d’espérance de vie – 122 ans – a été atteint en 1997 et n’a pas été dépassé en vingt ans. Même si des motifs particuliers sont en cause, l’espérance de vie a diminué aux États-Unis, pour la première fois à l’époque contemporaine, entre 2014 et 2015. On va sans doute continuer à mourir plus tard mais sans dépasser les maximums atteints.

Il en va de même pour la taille de l’homme. Dans les pays habitués aux plus hautes tailles, notamment aux Pays-Bas, la taille des jeunes de 20 ans n’a plus augmenté depuis une décennie et la taille moyenne des humains les plus grands (1,83 pour les hommes et 1,71 pour les femmes aux Pays-Bas) ne devrait plus augmenter. Il est vrai que la progression de la taille humaine n’est pas linéaire (elle a baissé du néolithique au XVIIIe siècle).

Les performances sportives, qui sont faciles à vérifier depuis longtemps pour ce qui est des records, plafonnent également.

Les deux derniers records du saut en longueur remontent à 1968 et 1991, celui du saut en hauteur de 1993. En athlétisme, 64 % des épreuves plafonnent.

Et, cerise sur le gâteau, les tests d’intelligence commencent à enregistrer des reculs. Certes la définition de l’intelligence n’est pas univoque mais nous n’avons rien changé d’important aux tests depuis longtemps.

Le quotient intellectuel moyen de la population avait augmenté durant tout le XXe siècle mais depuis quelques décennies, les choses tournent autrement. Entre 1996 et 2002, le QI des recrues de l’armée norvégienne a baissé de 0,38 points, résultat confirmé dans sept autres pays européens. Il n’est pas impossible que des facteurs environnementaux (les effets de la production chimique sur la fonction thyroïdienne) jouent.[33]

Bref, sur le progrès infini des progrès scientifiques, la question n’est pas close mais… j’ai des doutes.

Retourner aux Lumières ?

Sur la valeur des Lumières pour nous, les opinions divergent donc. J’en ai rapporté plusieurs qui sont défavorables comme celles de Jean-Luc Nancy. Élisabeth de Fontenay, philosophe, préfacière de Lucrèce et auteur d’un livre sur Diderot, est très négative. Elle n’accepte au fond que la laïcité et la démocratie (on dit en France : la République) comme héritage des Lumières et ne jure que par la philosophie allemande postérieure comme source d’une représentation dialectique; « Pour autant qu’on ne la laisse pas confisquer par Dieu ou la loi morale », la transcendance ne lui est pas étrangère[34].

Mona Ozouf n’est pas très enthousiaste : « Tant que nous n’aurons pas su imaginer autre chose, on peut parier que [c’est dire le risque] […] c’est l’héritage des Lumières qui continuera à gouverner le cours de nos pensées » (cf.10, p. 35). L’historien professeur au Collège de France, Daniel Roche, l’est davantage mais reste critique et préfère citer son collègue spécialiste de Montesquieu, Benrekassa : « Aujourd’hui, il faut combattre pour les Lumières sans être victime de leurs illusions. »[35]

Pour s’en tirer, plusieurs, et c’est la ligne dominante, ne voient essentiellement dans la philosophie des Lumières qu’une méthode qui au nom même de la raison, peut servir à la critique même des Lumières;

C’est J. Bouveresse qui est le plus net dans cette voie. Sur le progrès, il rejoint certes Zeev Sternhell qui écrit en 2014 :

Je ne pense pas que le progrès soit un vain mot ou un objectif impossible. Il doit certes être maîtrisé par la raison humaine et utilisé pour le bien de la société[36].

Ce qui au fond veut dire qu’on privilégie la volonté progressiste (le mythe ?) par rapport aux problèmes et qu’on postule comme Sternhell : « Je ne pense pas que le monde tel qu’il est soit le seul possible » mais Sternhell range cette phrase dans ses « illusions progressistes », auxquelles il reste attaché.

Pour Bouveresse, le mythe moderne du progrès « pourrait bien être en train de se transformer en un obstacle le plus sérieux qui s’apparente aujourd’hui au progrès » et il voit bien qu’il y a des maux guérissables mais qu’il ne faut pas oublier ceux qui ne le sont pas, c’est-à-dire le tragique de la vie ».

Professeur de philosophie de l’École polytechnique, Michaël Foessel, dit aussi qu’« il ne s’agit pas d’être fidèle à la « Tradition des Lumières » (une formule qui est à la limite de la contradiction), mais d’essayer de retrouver, dans les conditions du présent, leur impulsion initiale. »[37]

En fait, seule Élisabeth Badinter reste pratiquement inflexible : « La rationalité doit rester l’objectif majeur de l’humanité ». Elle considère que l’École de Francfort fait un mauvais procès aux Lumières.[38]

Seul Bouveresse parle des problèmes écologiques, de la surconsommation de la planète et donne une place certaine à la question. L’univers des philosophes et celui de la presse sont bien cloisonnés.

En conclusion, je dirais que du côté de la religion, je ne vois rien de fondamental dans la critique des Lumières. Je n’ai rien trouvé hors d’essais de replâtrage peu inspirés. Mais reste le fait que la croyance est toujours là.

Pour la raison, la science et le progrès, la situation n’est pas la même.

Il n’est pas nécessaire de trancher toutes les discussions. Il est facile de refuser l’absurdité qu’il y a à relire les Lumières comme d’autres la Bible pour y trouver la solution à des problèmes que les Lumières n’ont pas pu connaître ni même imaginer.

Sur bien des plans, les Lumières restent notre source d’inspiration, parfois très directe. Mais comme je n’ai pas le sens du sacré, je préfère dire qu’il faut affronter par nous-mêmes les questions d’aujourd’hui.

Notes

  1. Paul Veyne, Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas. Souvenirs, Paris, Éditions Albin Michel, 2014, que je cite d’après l’édition en Livre de poche, 2016, p. 110. ↑
  2. L’Obs, Hors-série n° 9, mai-juin 2016, Les Lumières, un héritage en péril, 98 p. ↑
  3. Philosophie Magazine, Hors-série n° 32, février-mars 2017. Les Lumières. Face au retour de l’obscurantisme, 98 p. ↑
  4. Le Magazine littéraire, n° 56, septembre 2016, Pourquoi les religions reviennent, pp. 70-97. ↑
  5. Jacques Bouveresse, Le Mythe moderne du progrès. La critique de Karl Marx, de Robert Musil, de Georges Orwell, de Ludvig Wittgenstein et de Georg Henrik von Wright, Marseille, Éditions Agone / Cent mille signes, 2017, 111 p. ↑
  6. Le Monde du 12 janvier 2017, traduction de Gilles Berton. ↑
  7. Philippe Gélie, Steve Bannon, le « Raspoutine » de Trump, sort de l’ombre, Le Figaro du 9 février 2017. ↑
  8. Emmanuel Pierrat. Vous avez dit liberté d’expression ?, L’Obs, op. cit., pp. 57-59. ↑
  9. Louis-Léon Christians, Les mutations européennes de la liberté de religion. Brèves remarques sur un avenir incertain, in Marc Dandoy [sous la direction de], Ath 1572-1573. Mémoires pour l’Avenir. De la Tolérance vers la Liberté (Études et documents du Cercle royal d’Histoire et d’Archéologie d’Ath et de la région et Musées athois), Tome 27 (2015), pp. 131-136, spécialement p. 133. ↑
  10. Mona Ozouf, Révolution : la faute à Voltaire ?, L’Obs, op.cit, pp. 33-35, spécialement p. 33. ↑
  11. Interview de Kerenn Elkaïm, Le Soir du 22 décembre 2016. ↑
  12. Jean-Luc Nancy, « La raison ne suffit plus », L’Obs, op.cit, pp. 48-51. ↑
  13. Vincent Delecroix, Vous avez dit athée ?, Le Magazine littéraire, op.cit, pp. 93-95. ↑
  14. Sur la question des « non-religieux », des « spirituels », je me suis exprimé dans mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », La Pensée et les Hommes, n° 99 [Francs-Parlers 2015] , 2015, pp. 59-70. ↑
  15. Olivier Roy, « La Laïcité doit réapprendre la tolérance », L’Obs, op.cit, pp. 62-64, le titre visant la partie de l’article dont je ne traite pas. ↑
  16. Un cas assez représentatif de la déconnexion des catholiques fondamentalistes est la destruction en 2011 à Avignon de l’œuvre Piss Christ, d’Andres Serrano, par des fondamentalistes manifestants envoyés par l’évêque du lieu. L’ennui est que Serrano est un artiste chrétien et que l’œuvre visée représente pour lui le scandale de l’Incarnation ! On ne peut mieux affirmer par cette destruction son ignorance totale de la culture contemporaine. ↑
  17. Je le cite d’après Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Éditions de la Maison de la science de l’homme, 2015, pp. 145. ↑
  18. Ernest Renan, L’avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, 1890, p. 378. Je le cite d’après J. Bouveresse, op.cit, p. 73. ↑
  19. Ernest Renan, ibid., p. 381. ↑
  20. Georg Henrik von Wright, Le mythe du progrès, première édition en suédois en 1993, traduction française, Paris, 2000. ↑
  21. D’après O.K. Bouwsma, Wittgenstein-Conversations 1949-1951, que je cite d’après J. Bouveresse, op.cit, p. 63. ↑
  22. D’après J. Bouveresse, op.cit, p. 37. ↑
  23. Je cite d’après Élisabeth de Fontenay, Des usages particuliers de l’universel, L’Obs, op. cit, pp. 54-56, spécialement p. 56. ↑
  24. J. Baubérot, op.cit, p. 143. ↑
  25. Je pense à Michel Serres et à son livre Darwin, Bonaparte et le Samaritain, 2016, voir son interview dans Le Monde des 11-12 septembre 2016. ↑
  26. Cf. Le Soir du 18 janvier 2017. Après un mois de campagne interne au CHU de Liège, on ne dépasse pas les 30 % de vaccinés au sein du personnel. ↑
  27. Le Soir du 23 février 2017. ↑
  28. Voir Marie Charrel, États Unis : la Fed face à une reprise atypique, Le Monde du 26 août 2016 et Patricia Artus et Marie Paule Virard, Croissance zéro, Paris, Fayard, 2015 ↑
  29. Le Monde des 4-5-6 juin 2017. ↑
  30. cf. Le Monde du 17 décembre 2016. ↑
  31. Les données de Vincent Gringoire de l’UCL dans Le Soir du 27 février 2017 et celle de P. Artus, op.cit concordent. ↑
  32. Marcel Linden dans La Libre Belgique du 17 juin 2017. ↑
  33. Je tire ces informations d’un dossier, L’être humain a-t-il atteint ses limites ?, publié dans Le Monde du 4 janvier 2017 par Sandrine Cabut et Nathaniel Herzberg. ↑
  34. Élisabeth de Fontenay, Philosophie Magazine, op.cit, pp. 54-56. ↑
  35. Daniel Roche, « L’intention du débat public », L’Obs, op.cit, pp. 7-9, spécialement p. 9. ↑
  36. J. Bouveresse, op.cit, p. 95. ↑
  37. Michaël Foessel, « Les enfants soldats de la raison », L’Obs, op.cit, pp. 45-47. ↑
  38. Élisabeth Badinter, Reprendre le flambeau, Philosophie Magazine, op.cit, pp. 8-15. ↑
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Le NOMA, l’entropie et la poésie

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Yves Ramaekers

Je connais une jeune femme – j’en connais beaucoup, mais ce qu’il importe de comprendre, c’est que toutes sont jeunes par rapport à moi.

Donc, je connais une jeune femme bien plus diplômée que moi et dans un domaine scientifique où je ne pénètre pas – en l’occurrence, elle est docteur en sciences et peu importe pour mon propos, sa spécialité.

Nous divergeons particulièrement en ceci qu’elle est farouchement attachée au Noma. Tel que défini par Stephen Gould, le « NOMA » est un acronyme de langue anglaise : Non-Overlapping Magisteria, non-recouvrement des magistères, qui entend séparer de manière étanche deux domaines : à savoir le magistère (ou le domaine) de la science, d’un côté ; le magistère de la religion, de l’autre. Quant à moi, j’y suis fort rétif, car je trouve ce Noma spécialement restrictif et oblitérant du point de vue de la pensée humaine (à mes yeux, la seule pensée acceptable pour nous autres, les humains ; peut-être existe-t-il d’autres espèces douées de pensée et capables d’élaborer des supputations ou des théories à propos du monde, mais jusqu’à présent, personne ne les a jamais décelées).

Pour rappel, en pratique, le Noma auquel il est fait allusion ici et qui fait l’objet d’une solide dispute au niveau mondial, est cette suggestion ou ce principe qui établit que la science (les sciences) et la religion (etc., c’est-à-dire les religions, Dieu, les dieux, la foi et tout ce bazar) relèvent de deux mondes différents et ne peuvent donc rien dire l’une de l’autre.

C’est évidemment une manière prudente de défendre le domaine de l’une et de l’autre et pour les scientifiques de défendre la science des ingérences de la religion, etc. Tout cela serait fort bien si on étendait cette défense des ingérences de la religion (etc.) dans d’autres domaines qu’elle-même à l’ensemble de la société et qu’on en préservait les enfants (il n’en est malheureusement rien) et qu’on laisse la science et la pensée rationnelle libres de leurs champs d’investigation. Or, il n’en est rien non plus dans la conception du Noma ; bien au contraire.

On voit tout de suite qu’une des premières conséquences du Noma, c’est d’empêcher de penser tout ce qui concerne le domaine de la déité et ses extensions religieuses, constituant ainsi une chasse gardée, impénétrable et intouchable au profit des religions. Noli me tangere !

Une autre conséquence, qui touche plus directement notre sujet, c’est que cette idée de Noma empêche a priori toute réflexion scientifique ou rationnelle sur cette chasse gardée des théologiens et des croyants, même si ces théologiens, prêcheurs, prophètes, croyants en tous genres ne se privent pas de la faculté de critiquer ou de dénigrer la science, les sciences et toute réflexion rationnelle.

C’est ce déséquilibre, l’existence de ce domaine religieux couvert par une sorte d’immunité scientifique ou diplomatique ou d’omerta qui me paraît inacceptable.

D’autant qu’au nom de la religion (etc.), on impose à l’humanité des lois et des règles de vie extrêmement contestables et dangereuses.

J’en suis donc venu à considérer le Noma pour ce qu’il est : une forme aiguë d’intolérance, directement secrétée par l’intolérance religieuse, une dérivée de cette intolérance qui se développe et s’étend un peu à la manière de l’entropie telle que la concevait Plotin. Plotin (un des Pères de l’Église grecs) soutenait, c’est le souvenir que j’en garde et on voudra bien en retenir la métaphore, que le monde surgissait de Dieu un peu comme par surplus, comme une sorte de corollaire involontaire et en quelque sorte, accidentel de l’Être suprême.

En l’espèce, pour ceux qui par ailleurs, athées ou se disant tels, promeuvent le Noma ou à tout le moins, s’y réfèrent et s’y réfugient pour ne rien dire (dans nos régions, on dit : « Je suis en commerce » ; c’est plus direct et plus net), le Noma agit comme une véritable autocensure, du genre de celles que devaient pratiquer les maranes dans l’Espagne inquisitoriale. En clair, le Noma interdit à la science de parler de Dieu ; cependant, il n’interdit pas et le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas d’ailleurs, à la religion de mépriser la science ou de museler, y compris physiquement jusque et y compris par l’assassinat, les porteurs de science ou de pensée divergente par rapport à la « doxa ».

Le Noma est ce « religieusement correct » qui, insidieusement, finit par s’étendre, faire tache d’huile et qui conduit immanquablement celui qui l’accepte ou que l’on somme de l’accepter (il ne fait pas bon d’oser être antinomiste dans certaines sociétés) à se taire face aux prétentions et aux exactions religieuses. Il met directement en danger la liberté de pensée et celle d’exploration sans entrave de l’anthropocosme – traduisez « du monde à portée de l’homme » – ce qui soit dit en passant est le champ de recherche de la biologie, de la physique, de la géographie, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de la médecine et d’autres disciplines encore.

Pour en revenir aux fondements de ma réflexion et élucider l’instrument principal de « recherche », de découverte et in fine, le mode de pensée qui est la source principale de l’intuition du monde tel qu’il est, ce moyen est la poésie, même si elle est difficile à intégrer dans le monde actuel.

Dans tous les cas, la poésie n’est pas moins pertinente que l’« intuition » à laquelle se réfèrent les physiciens et d’autres scientifiques, on verra que la poésie et la science, filles de la pensée, sont de même nature, si ce n’est la même chose. En tout cas, elles opèrent dans le même sens dans la mesure où de notre point de vue (vu d’ici, de la Terre), le monde est monde, l’homme est l’homme (ce sont là toutes choses vérifiables) et, mesure pour mesure, le macrocosme (relatif), le microcosme (quantique) et l’anthropocosme (univers à portée de l’homme) sont à leur échelle, pour ainsi dire, concevables et vérifiables.

Par contre, l’éventuelle objection de la pertinence parallèle d’une « intuition religieuse » ne tient pas, car cette « intuition religieuse, issue de la foi » est forcément secondaire, dérivée, médiate et dès son origine, détournée de l’objet essentiel de l’intuition poétique et scientifique, qui est la compréhension du monde. En deux mots, la religion cherche à comprendre, interpréter, répandre, diffuser la parole de Dieu, à faire connaître la pensée, le dessein de Dieu, en quoi elle est seconde. Seconde puisque l’idée-même, la conception éventuelle d’un Dieu ou de toute entité semblable (et par conséquent tout discours divin) est seconde par rapport à l’existence préalable de la pensée et dès lors, d’un être pensant – en l’occurrence, l’homme.

Pour élucider cette conception de la poésie comme instrument de connaissance de l’anthropocosme et confirmer sa pertinence, voici une citation qui propose une expression de la conception scientifique contemporaine du monde, du moins celle de certains physiciens des plus informés de la chose : « Il se trouve que lorsque la nature est laissée tranquille, tout ce qui peut arriver, arrive »[1].On croirait lire une version de la célèbre Loi de Murphy ou un mot de poète.

Mais à propos d’intuition et de poésie, voici un extrait de ce que raconte Christophe Galfard :

C’est ce que disent tous les humains qui entrent ici pour la première fois. Oubliez vos sens et ne faites pas confiance à votre intuition… Vos sens et votre intuition ne servent ici à rien. Oubliez-les[2].

Je note l’étrange similitude avec un texte écrit en italien entre 1307 et 1321[3] :

« Laissez toute espérance, vous qui entrez. »Ces mots de couleur obscure
Moi, je les vis écrits en haut d’une porte ;De sorte que moi [je dis] : « Maître, leur sens est dur [à comprendre] ».Et lui me [dit], comme une personne savante :« Ici, il convient de laisser tout doute. »

(Celui qui parle est Dante et le maître auquel il s’adresse est Virgile).

Et certainement, ce texte est poétique.

Je dis tout ceci, car on ne saurait interdire à l’intuition poétique de pénétrer tous les champs et je le dis pour montrer sa parenté avec l’intuition scientifique ou celle de la raison, qui sont toutes les trois la stessa cosa – la « même chose ». La pensée est poétique par nature, elle crée du sens, de la perception, de l’intuition et elle est tout cela. Et par réversion, la poésie crée de la pensée et donc, du sens, de la perception, de l’intuition ; elle est au cœur de la démarche scientifique, dont elle est la phase première. Quand un chercheur, un savant, interroge le monde, y réfléchit, quand il accouche d’une théorie, il est dans la démarche poétique et il le fait au travers du langage ; dès lors, il a grandement besoin de mots. De ce point de vue, il faut considérer le champ des mots comme lieu de l’élaboration de la pensée et comme un monde en soi, et la poésie comme méthode d’exploration de cet univers particulier.

Dans un deuxième temps, la démarche scientifique entend bien ne valider que ce qui peut être effectivement saisi ; sinon, dans l’intervalle, la théorie reste ce qu’elle est, à savoir une hypothèse poétique.

Dès lors, tant pour nourrir l’intuition que pour la créer et la développer, la démarche poétique offre la capacité d’exploration de l’inconnu et de tous ses champs. Elle est de la plus grande utilité du simple fait qu’on ne sait pas ce qu’on ne sait pas et qu’on ne sait pas non plus ce qu’on pourra savoir quand on saura. La progression à rebonds est sans limites.


Notes

  1. Galfard Christophe, L’univers à portée de main, Flammarion, 2016, p. 335. ↑
  2. Idem, p.337. Ces deux courtes citations pour inviter à lire le livre. ↑
  3. Dante Alighieri, à l’entrée de l’Enfer de la Divine Comédie : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate »./ Queste parole di colore oscuro /vid’ ïo scritte al sommo d’una porta; /per ch’io: «Maestro, il senso lor m’è duro». /Ed elli a me, come persona accorta:/«Qui si convien lasciare ogne sospetto. » La traduction française est de ma main et suit autant que possible l’italien. ↑
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L’Italie, colonie du Vatican

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Anticléricalisme Laisser un commentaire
Garibaldi devant Rome

Garibaldi devant Rome

Lucien Lane

Suite aux Accords du Latran et au Concordat signés en 1929 par Mussolini avec le Vatican, l’Italie était devenue une colonie du Vatican.

Garibaldi se retournait dans sa tombe.

En 1948, à la création de la République italienne, après la chute du régime fasciste, ces accords furent introduits dans la Constitution du nouvel État.

Garibaldi se retournait une fois encore.

En 1984, le gouvernement Craxi modifia la donne et mit fin aux effets dommageables du Concordat.

Où en est-on aujourd’hui ?

La question est complexe et la réponse simple : l’Italie est toujours une colonie du Vatican.

Garibaldi se tourne et se retourne… Quand sera-t-il enfin libéré de ce cauchemar ?

La Saint-Valentin à l’italienne

Cette année, on a fêtéc entre officiels vaticanesques et italiens – cet événement le 14 février, jour consacré à la Saint-Valentin et aux amours conjugaux ou illicites, quand on en connaît.

On avait récemment publié ici un article circonstancié intitulé « L’Athée et la Constitution ou la Trahison des Clercs en Italie »[1] dans lequel on faisait place à l’analyse de Piero Calamandrei, écrivain, juriste et homme politique italien, membre de l’Assemblée constituante. Il s’agissait d’une analyse relative à l’introduction des Accords du Latran, dans la Constitution italienne par le biais de l’article 7 – en une sorte de coup d’État rampant que Calamandrei fut parmi les premiers à dénoncer.

Piero Calamandrei présageait une évolution désastreuse pour la République italienne. Le temps ne lui a certes pas donné tort.

Revendications laïques – 2017

En Italie, des voix s’élèvent pour exiger une « révision du Concordat » et la remise en cause de cette monstruosité qu’est l’État du Vatican.

Mardi 14 février (2017), à partir de 16 heures, devant l’Ambassade d’Italie près le Saint Siège (une ambassade d’Italie en plein cœur de l’Italie ; absurde n’est-il pas ?), viale delle Belle Arti, 2, s’est déroulée la rencontre annuelle entre les représentants du gouvernement italien et les hauts représentants du Vatican pour « célébrer » l’anniversaire des Accords du Latran et du Concordat (« le baiser à la pantoufle »)[2].

Les Radicaux italiens et de nombreuses associations laïques ont donc organisé – ce même jour de Saint-Valentin 2017 au même endroit (mais devant le bâtiment) – une manifestation pour réclamer de l’État italien de :

  • revoir la norme du 8 ‰, qui donne à l’Église catholique plus d’un milliard d’euros par an ;
  • obtenir le payement de l’IMU par l’Église catholique – il s’agit de la taxe immobilière sur les biens ecclésiastiques : deux milliards d’euros par an ;
  • garantir des activités alternatives aux élèves qui demandent à être exemptés de l’heure de religion.

Les Accords du Latran

Les Accords du Latran avaient été un mirifique cadeau de Saint-Valentin fait par Mussolini à son amante religieuse. Ces Accords ne scellaient pas une rencontre d’amour, mais un mariage de dupes, sur le dos de la population italienne.

Par ces accords, la partie de bras de fer entre l’État italien et l’Église catholique, qui durait depuis 1870, se terminait par une victoire de l’Église vaticane qui reconquérait l’essentiel de ce qui avait été perdu lors de l’épisode de la Porta Pia, qui vit l’armée italienne abattre – le 20 septembre – la muraille d’enceinte de Rome, créant une brèche dans les fortifications, reprendre la Ville, abolir le pouvoir temporel des Papes et récupérer les États pontificaux.

Les Accords de 1929 stipulent que la prise en charge de ces frais avait été accordée « comme dédommagement de la fin du pouvoir temporel du pape lors de l’annexion de Rome au Royaume d’Italie après l’épisode de la Porta Pia de 1870 », mettant un terme à la « question romaine ».

L’Église catholique se voyait attribuer de nouveaux avantages substantiels et renforçait sa position.

Les Accords du Latran imposaient à l’Italie :

  1. la reconnaissance de la religion catholique comme unique religion d’État ;
  2. l’enseignement obligatoire de la religion (exclusivement catholique) dans les écoles publiques italiennes. Par obligatoire, il faut comprendre le double sens de ce mot : il y a pour l’école publique l’obligation de donner un cours de religion strictement catholique, mais aussi l’obligation d’imposer à tous les élèves la présence à ce cours ;
  3. le payement des émoluments des prêtres (catholiques exclusivement) – le tout à charge de l’État.

En droit, on parlerait d’un contrat léonin ; un type de contrat où une partie est manifestement lésée (en l’occurrence, l’Italie) et, en bon droit, l’Italie pourrait de ce fait légitimement en demander la résiliation.

1929 – Le donnant-donnant

Qu’avait lâché Mussolini (représentant l’État italien fasciste et le Royaume d’Italie) dans cette partie de donnant-donnant avec l’Église catholique et la papauté ?

Quelle concession avait-il dû faire (comme devra le faire presque vingt ans après, Togliatti, secrétaire général du PCI – Parti Communiste Italien) pour avoir une entente avec la vieille institution catholique ?

Il échangeait donc la neutralité (relative) de l’Église catholique à l’égard du fascisme contre le « baiser à la pantoufle », à savoir la reddition au souverain pontife de tout le peuple italien (on effaçait ainsi le
Risorgimento) et sa mise sous tutelle par l’Église catholique pour une durée indéterminée.

On dira qu’il avait échangé le droit à l’indépendance du peuple italien contre un plat de lentilles bibliques.

1948 – La trahison des clercs

En 1948, les démocrates-chrétiens, avec la complicité des communistes, confirmèrent tout cela en l’imposant dans la Constitution du jeune État, via l’article 7, qui dispose :

L’État et l’Église catholique sont, chacun dans son propre domaine, indépendants et souverains. Leurs rapports sont réglés par les Accords du Latran. Les modifications aux Accords, acceptées par les deux parties, ne requièrent pas de révision constitutionnelle.

Et c’est ainsi que l’Italie est devenue un Catholikistan.

1984 – La Révision manquée

En 1984, sous la conduite du socialiste Bettino Craxi, président du Conseil, il y eut une révision qui aurait pu arranger (partiellement) les choses.

Cette révision entraîna la disparition des trois points les plus controversés :

  • la religion catholique cessait d’être la religion d’État ;
  • l’enseignement de la religion (catholique) devenait facultatif ;
  • le financement des prêtres par toute la population était aboli.

La révision faite, on y mit immédiatement obstacle et en pratique, on ne l’appliqua que très imparfaitement.

Par parenthèse, Bettino Craxi dut fuir l’Italie quelque temps plus tard ; on trouva pour l’exiler d’autres (bonnes ?) raisons.

La conclusion de la révision de 1984 ?

À l’analyse, il se révèle qu’il y eut d’énormes concessions de l’État au profit de l’Église catholique et du Vatican.

Et même plus encore

Ainsi l’Italie, partie lésée, fut obligée de céder des avantages compensatoires encore plus élevés à la partie adverse – l’Église catholique.

Par exemple, et ce n’est pas exhaustif :

  • l’introduction de l’enseignement de la religion catholique dans les écoles maternelles ;
  • le passage à deux heures de religion catholique à l’école primaire (au lieu d’une seule précédemment) ;
  • le traitement « équivalent » (« équipollent ») à celui des écoles de l’État pour l’Enseignement catholique (privé) – en clair, le financement de l’enseignement catholique ; alors que la Constitution italienne prévoit la possibilité d’un enseignement privé, mais elle précise bien « sans coût pour les pouvoirs publics » ;
  • la reconnaissance de la « culture religieuse » et du catholicisme comme « patrimoine historique » (à quand un musée des conversions forcées, des bûchers et de l’Inquisition ?) ;
  • le financement de la construction et de l’entretien du « patrimoine religieux » par l’État ou les pouvoirs publics en dépit du fait que la propriété des biens en question a été rendue à l’Église par la même révision ;
  • l’extra-territorialité qui protège les membres de l’Église catholique ;
  • l’exemption des taxes sur les biens (IMU), mais aussi de la TVA sur les activités, y compris commerciales, de l’Église catholique et sur les dons faits à celle-ci ;
  • les privilèges accordés aux banques vaticanes.

La discrimination des non-catholiques est anticonstitutionnelle

Toutes ces concessions à l’Église catholique vont à l’encontre de la séparation de l’État par rapport aux religions (au pluriel) et surtout, à l’encontre de l’égalité entre tous les citoyens. Ce pour quoi, elles sont anticonstitutionnelles.

En effet, l’article 3 de la Constitution italienne stipule :

Tous les citoyens ont une égale dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinions politiques, de conditions personnelles et sociales.

Il est clair que ces concessions instituent ou perpétuent un grave déséquilibre au détriment des citoyens qui ne se réclament pas de La religion catholique.

Il y a là une situation de discrimination qui dans certaines de ses dispositions vont jusqu’à la mise au ban des athées et des autres citoyens non-catholiques.

La religion d’État et la diffusion virale des catholiques dans les partis

En Italie, la religion catholique continue à être pratiquement la « religion d’État » dans l’esprit et les comportements de la classe politique, qui reprend fidèlement en écho les exigences et les veto des autorités vaticanes.

En Italie, à présent et depuis de longues années, les politiciens de tendance catholique sont omniprésents et influents quasiment dans tous les partis et même au sein du plus grand parti de la gauche parlementaire, à savoir le PD, sigle pour le Parti Démocratique. Il n’y a quasiment plus de parti qui se proclame laïque et anticlérical et plus de politicien qui se déclare athée.

Fin de la Démocratie chrétienne

De son côté, le grand parti de la Démocratie chrétienne, qui avait dominé l’Italie de l’après-guerre pendant près de trente ans, a disparu du paysage politique italien et infiltré les autres partis.

On peut supposer qu’il ne s’agit pas là d’un mouvement fortuit et que cette dissémination virale correspond à une stratégie venue du plus haut, lequel « plus haut » doit s’être dit deux choses :

  • à force de durer au pouvoir, la Démocratie chrétienne perdait de sa crédibilité et tendait un peu trop à s’autonomiser.
  • pour contrôler l’ensemble de l’échiquier politique, il est prudent et d’un meilleur rendement de ne pas avoir tous ses œufs dans le même panier.

La Chaire ne suffit plus pour porter le message

Une autre forme d’ingérence vaticane, c’est la présence lourde et massive de l’Église catholique dans l’Italie d’aujourd’hui ; elle se fait voir et entendre quotidiennement dans et par les médias.

Historiquement, l’Église était à peu près le seul grand média dans la mesure où elle disposait du plus grand réseau de diffusion qu’étaient les chaires de ses églises et les prêches de ses officiants. Mais depuis longtemps, d’autres réseaux plus tonitruants se sont mis en place.

Il s’agissait donc d’user de techniques plus contemporaines, de procéder à un
aggiornamento, de mettre la main sur les médias ou de les amener à relayer la parole divine et celle de ses serviteurs.

Qu’en est-il sur le terrain ?

En tout premier lieu, on note l’omniprésence de l’Église, de ses messages et de ses représentants dans quasiment tous les programmes de la RAI – une radiotélévision (soi-disant) de Service public – mais c’est aussi le cas dans les radiotélévisions privées. Il en va de même de la presse qui pour l’essentiel se conduit en agence publicitaire de la catholicité.

L’enseignement de « La religion »

Dans les faits, l’enseignement de la religion catholique est toujours obligatoire en raison de la politique du ministère de l’Éducation
(Pubblica Instruzione), qui ne fait rien pour remplacer le cours d’endoctrinement religieux.

Pour les élèves qui demandent l’exemption du cours de religion catholique, quasiment rien n’est prévu, de sorte que la plupart du temps, ces enfants passent le temps de ces cours dans le couloir (les veinards !) comme s’ils étaient punis et expulsés de la classe.

Il s’agit là d’une mesure d’ostracisme et de discrimination qui n’a pas lieu d’être dans une école publique.

Que l’État réserve ses faveurs à l’Église catholique est tout aussi nettement visible dans le fait qu’il lui laisse la désignation des enseignants de son choix passant ainsi par-dessus toutes les règles et par-dessus les droits des milliers de jeunes enseignants, maintenus dans des situations précaires en attente d’un emploi.

Telle est la Catholie.

1984 – les nouveaux bénéfices de l’Église catholique

Comme la révision des accords en 1984 risquait de faire mal à la « pauvre » Église catholique, on remplaça immédiatement les aides perdues par le mécanisme du 8 ‰ et on y ajouta une série de bénéfices économiques et fiscaux, pour faire bonne mesure. Le tout « à charge » de tous les citoyens d’Italie, catholiques ou non, d’accord ou non.

Les subtilités du 8 ‰

Le 8 ‰ est un impôt dédié d’une valeur de 0,8 % que le contribuable peut attribuer à certaines institutions ou laisser à l’État, s’il ne spécifie rien. En gros, il suffit de cocher (ou de faire cocher) une case sur la feuille d’impôt.

La majeure partie du 8 ‰ (plus de 80 %) est reversée à l’Église catholique. Le mécanisme est simple et se résume à un véritable tour de passe-passe.

La subtilité qui favorise l’Église catholique (qui attire moins de 35 % du choix global), c’est que ce qui n’est pas spécifiquement dédié doit rentrer dans les caisses publiques, mais est ristourné par l’État aux institutions bénéficiaires prévues par la loi au
pro rata de l’importance de ce qui leur a été dédié. C’est ainsi que 35 % se convertissent en plus de 80%.

L’Église catholique qui quadrille de sa propagande millénaire le territoire, qui investit les médias et qui manipule les contribuables les plus faibles en les « aidant » à remplir leurs déclarations d’impôt, tire une fois encore le gros lot. Et il est énorme : en 2016, environ un milliard d’euros.

Une étude publiée en 2007 montrait que les financements directs ou indirects de l’État et des pouvoirs locaux, la rétrocession à l’Église catholique de la majorité du 8 ‰ et les exemptions de taxes, les salaires des enseignants de religion catholique, le financement des « grands événements » (religieusement encadrés par l’Église catholique) se montaient au total à plus de 4 000 000 000 d’euros par an, soit pour ceux qui se souviennent des francs belges, la bagatelle de 160 milliards par an, soit un pont sur le Détroit de Messine chaque année, soit encore les dédommagements d’un ou deux tremblements de terre.

Et c’était il y a dix ans. Aujourd’hui, ce « budget » a dû plus que doubler ; on parle, en effet, de huit milliards en 2016.

L’Église catholique et l’occupation de l’Italie

Il est un fait qui est rarement noté par les observateurs, c’est la place « physique » de l’Église dans un pays.

Dans le cas de l’Italie, (chiffres de 2000), l’Église catholique y compte plus de 16 500 instituts religieux (comprenons établissements d’enseignement), 27 000 paroisses et environ 16 000 institutions de natures diverses. Il y a donc sur le territoire italien environ 60 000 lieux où l’Église catholique affirme sa présence.

En contrepartie, l’Italie se compose de 7 983 communes.

Que penser de la place de l’Église catholique, comme institution temporelle, physique, occupant ainsi le territoire ?

Tout simplement qu’elle a établi, au cours des siècles, un véritable quadrillage de la société, une toile parallèle à l’organisation administrative du pays, un réseau qu’elle fait financer par les fonds publics, y compris par les citoyens non-catholiques.

Dans les pays démocratiques, aucun parti politique n’a jamais disposé d’une telle imprégnation territoriale.

Sans compter le rôle d’agence de renseignement, de propagande et de persuasion psychologique et mentale que constitue le réseau des paroisses et la pratique un peu particulière de la confession.

Sans compter les crucifix dans les écoles et les lieux publics, les calvaires, les chapelles, les monuments, les cloches, les processions, les bénédictions, les pèlerinages et autres manifestations publiques.

Par ailleurs, un tel maillage et un tel harcèlement, opérés depuis des siècles, ne sont pas sans raison, ni sans effet.

Alors même que les paroisses sont désertées, il s’agit d’occuper le terrain pour saturer les esprits, d’éviter que les citoyens n’oublient les appels à la transcendance.

Les effets sur les gens

Quant aux effets, ils sont considérables pour tous les citoyens. Les conséquences financières colossales (sans compter le recel et l’accumulation de ce qui a été engrangé par le passé), la pression sociale discriminatoire – il y a toujours une église près de chez vous et si vous n’y allez pas au moins pour certaines cérémonies ou circonstances, vous êtes mis à l’écart de ce système communautaire, pointé du doigt et l’objet de toutes sortes de racontars. D’autant qu’en raison de votre mécréance, il y a peu de chance que l’Église catholique puisse capter votre héritage.

C’est une atmosphère étouffante à laquelle il est difficile de se soustraire. Mes biens chers frères…
Big Brother is watching you.

Bref, il y a là un monde orwellien, au plein sens du terme.

Trop, c’est trop !

Trop, c’est trop et pèse fort lourd en ces temps où le pays est en passe de sombrer.

De plus, ce détournement des finances publiques va à l’encontre de deux tendances de la société :

  • le fait que la société italienne s’est largement sécularisée – en français : laïcisée ;
  • le fait qu’en raison du phénomène de l’immigration (5 millions d’immigrés « en règle »), l’Italie devient un pays multiculturel, avec une présence non négligeable d’adeptes d’autres religions.

L’Italie divisée

Quand on examine le mouvement de sécularisation – la laïcisation de l’Italie et le fait que le public des paroisses se réduit au point que les églises ferment–, on peut se demander ce que ça recouvre.

Il y a là une Italie divisée avec d’une part, l’Italie institutionnelle, c’est-à-dire le monde politique et religieux (essentiellement la hiérarchie catholique), très attachée au maintien de l’ordre traditionnel et d’autre part, une Italie civile où les gens ne se reconnaissent plus dans les instances.

Cette confrontation dépasse la simple sécularisation « religieuse » et oppose la société civile en évolution (les gens, le commun, le peuple…) à la structure politico-religieuse, que les gens appellent le « système » ou la « caste ».

Pour contredire la propagande du « système », d’autres voies se sont ouvertes pour véhiculer l’information libre et pour animer la société civile. Ces voies de résistance se développent en dehors des médias « traditionnels » dans le champ culturel et social et sourdent par tous les canaux et sous toutes les formes possibles – associations, rencontres, concerts, groupes musicaux, chansons, théâtres, centres sociaux, radios libres, Internet (sites, blogs), articles, journaux, livres…

Les ingérences vaticanes

Quant aux ingérences vaticanes dans les affaires italiennes, le commentateur Carlo Troilo déclare : « la liste des “ingérences” serait malheureusement infinie ».

Cependant, on peut tirer une indication d’une aussi énorme pénétration catholique : l’Italie est une colonie vaticane, une sorte de province perdue qu’il convient de garder sous tutelle. Le commentateur précise :

Ces ingérences et la faiblesse de notre classe politique sont la cause première de l’arriération sur le plan des droits civils de notre pays, maillon noir de l’Europe. Il suffit de penser à l’effort inhumain qu’il a fallu faire pour arriver à mettre au jour une loi décente sur les unions civiles […], ou à la bataille qui commence seulement à présent au Parlement, non pour légaliser l’euthanasie – proposition renvoyée à une date indéterminée – mais pour obtenir au moins une loi sur le testament biologique.

Bergoglio, les mots et les faits

On ne peut nier que le pape Bergoglio fasse l’objet – et pas seulement en Italie – d’une perpétuelle séance de frotte-manche, de cirage de pompes et de laudations
ad hominem. C’est à qui lustrera le mieux le parquet où se pose la pantoufle. Au-delà de tous ces panégyriques et de ces dithyrambes, qu’y a-t-il vraiment ?

Reprenons l’erre de notre Virgile, alias Carlo Troilo.

Au début du pontificat, le pape argentin sembla apporter un air nouveau, déclarant sa ferme volonté de ramener de la moralité dans un Vatican secoué par les scandales et en assumant des positions courageuses sur les maux du monde, la misère, le drame des immigrés.Même sur les thèmes sensibles, Bergoglio semblait vouloir innover (son « qui suis-je pour juger ? », à propos des homosexuels).Le problème est que trop souvent le pape n’a pas la capacité de donner une suite concrète à ses annonces retentissantes.

Le discours utile

Il est une hypothèse plus crédible. Sachant que le pape est d’abord un homme d’État, il existe une possibilité logique conforme à la tradition ecclésiastique : celle du discours démagogique volontaire, du mensonge utile, de la parole de propagande.

Il y a derrière tout ça près de deux millénaires d’une expérience madrée et le fait qu’un pape est la figure de proue d’un vaisseau lancé à la conquête du monde des humains, à commencer par l’Italie, puisqu’il (et l’Église catholique) y demeure.

Le pape jésuite

Il convient ici de se souvenir que l’actuel Pontife est le premier pape jésuite et en tant que tel un combattant du Christ, formé à certaine gymnastique mentale et morale.

Ainsi, aux dires de notre commentateur italien :

Dans les rapports avec l’État italien, Bergoglio s’était engagé à ne pas intervenir en personne, mais ensuite, il laissa aux Cardinaux le soin de parler et d’attaquer avec force les lois non conformes. Et les Cardinaux ne se sont pas fait prier […]. Parfois, toutefois, le pape ne peut se retenir et « descend dans l’arène », condamnant sans appel l’avortement (et incitant à l’objection de conscience), les unions civiles, la théorie du « genre », qui aux dires du pape serait « une guerre mondiale pour détruire le mariage ».

Concernant le mariage et l’avortement, il y a lieu de poser quelques questions élémentaires : le pape est-il marié ? N’est-il pas meilleure manière de faire la guerre mondiale au mariage que le célibat volontaire ? Ou le célibat imposé ?

En Italie, l’Église catholique mène sans désemparer une campagne contre la loi (194) autorisant l’avortement, une loi votée il y a quarante ans. Activée en cela par le Vatican (qui est un État étranger), l’Église pousse les médecins et le personnel paramédical à refuser d’appliquer la loi italienne et vilipende les femmes que la vie a poussées à recourir à cet acte (dans le meilleur des cas) médical.

Cependant, aucun pape ne devra recourir à l’avortement. Retournons-lui sa question à ce pape : « Qui es-tu toi pour oser juger ? Et inciter les médecins à ne pas soigner ? ».

Pour conclure

Face à ce système orwellien, discriminatoire et oppressif, on se demande comment sortir de ce bourbier institutionnel et clérical et on ne peut conclure qu’à la nécessité de l’abrogation du Concordat et d’une profonde révision de la place de l’Église catholique ainsi qu’à la remise en cause et à la suppression des avantages discriminatoires qui lui sont accordés.

En somme, il s’agit de décoloniser l’Italie.

Alors, Garibaldi pourra enfin dormir tranquille.


Notes

  1. Marco Valdo M.I. – L’Athée et la Constitution ou la Trahison des Clercs en Italie – https://www.athees.net/lathee-et-la-constitution-ou-la-trahison-des-clercs-en-italie/ – 29 décembre 2016 – ABA – Lettre périodique – 2016. ↑
  2. Carlo Troilo, « Date a Cesare quel che è di Cesare. Per una revisione del Concordato ». (Rendez à César ce qui est à César. Pour une révision du Concordat), 14 février 2017, MicroMega, 2017. ↑
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Isaac Asimov : un humain, humaniste et athée face au futur de l’humanité

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Humanisme Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Isaac Asimov est un des fondateurs de la SF – la science-fiction, cette littérature qui a introduit le paramètre de la logique scientifique dans l’élaboration d’histoires. La SF s’est autonomisée à partir de la fin des années ‘30 du siècle dernier.

Formé à l’école scientifique (Asimov est docteur en biochimie), il va en transporter la « culture » dans cette littérature et à partir de là, développer une vision totalisante. Ce sera le monde des Fondations, où l’humaine nation et le monde des robots vers l’infini, sont deux mondes coextensifs, qui s’étendent à la galaxie (avant d’aller au-delà) et sur une période de 30 000 ans, dimension qu’on devine purement arbitraire. Une chose est certaine : Asimov voyait grand.

Une telle conception du monde, présupposant des mondes et le substrat évolutionniste des sciences, met à mal toute tentative de fonder une religion quelle qu’elle soit.

Comme dans de précédentes entrevues fictives, un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouvera face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Isaac Asimov. Les réponses attribuées à Isaac Azimov dans ce texte sont des paraphrases assez fidèles de ce qu’il écrit dans son autobiographie Moi, Azimov (I Azimov – 1994).

Je m’appelle Juste Pape. Je suis l’enquêteur de l’OVRAAR[1] , Œuvre Vaticane de Recherche des Athées et des Anarchistes, en mission spéciale aux États-Unis. Asinovus, c’est bien votre nom ?

Asinovus ? Non, pas vraiment ; moi, c’est Asimov, Isaac Asimov. Je n’ai jamais changé de nom.

Soit, votre nom est Isaac Asimov. Un nom étrange pour un citoyen des États-Unis. Au fait, que dit votre certificat de naissance ? Je n’y comprends rien ; ce sont des caractères… russes, peut-être ?

Moi, c’est Isaac Asimov[2], citoyen des États-Unis depuis l’année 1928. Alors, qu’est-ce que ça peut faire que je sois né à Petrovichi dans l’oblast de Smolensk en Russie en octobre 1919 ou en janvier 1920. Ma date de naissance est incertaine à cause du calendrier russe. Et, qu’est-ce que ça peut faire que le nom acté à ma naissance fut Izaak Ozimov ? Ce qui compte aujourd’hui, c’est mon passeport américain et le nom qui y figure est Isaac Asimov. Point final. Isaac Asimov, le même nom que celui qu’on trouve sur plus de 500 livres et des centaines de nouvelles et d’articles que j’ai écrits et qui ont été publiés dans des dizaines de langues, dans le monde entier[3].

D’accord. Mais dites-moi un peu, n’était-ce pas le pays des Soviets d’où vous êtes venus, vous et vos parents ? J’aimerais savoir pourquoi.

De fait, je suis né en Russie, mais je n’ai aucun souvenir de là-bas ; je ne parle même pas le russe. Ce que je sais, c’est ce que m’ont raconté mes parents. La situation n’était pas bonne au village, c’était le chaos économique et mes parents ne voyaient pas d’issue sur place. C’est mon oncle Berman, le demi-frère de ma mère, qui était arrivé ici à New York auparavant, qui nous a fait venir. Pour ce qui est de notre départ de Russie, nous sommes partis dans de bonnes conditions, on n’a pas fui des persécutions ou des choses du genre. Arrivés ici, on a pu entrer sans problème ; tout était en règle. Au début, mon père a fait toutes sortes de « jobs ». Au bout de trois ans, il a pu rassembler assez d’argent et mes parents ont ouvert à Brooklyn, une sorte de bazar où on vendait des bonbons, des cigarettes, des journaux et des revues. La famille a vécu de ça.

Mais vous, vous étiez, paraît-il, un enfant surdoué.

Je vais vous répondre ce que je réponds à chaque fois : « Mais oui et je le suis toujours. »[4]

Alors, dites-moi un peu : vous êtes professeur ?

Si vous voulez, je suis Docteur en chimie, en biochimie et en effet, j’ai enseigné à l’Université, mais il y a longtemps que je ne le fais plus.

Ah oui, je vois, vous avez quitté l’Université ! Pourquoi ?

J’ai quitté l’université, car si j’avais le tempérament de l’enseignant, je n’avais pas du tout celui du chercheur et on me demandait d’abandonner mes cours pour me consacrer uniquement à la recherche. Et puis, je voulais quitter Boston et revenir à New York. Je ne me sens bien qu’ici à Manhattan.

Alors, je reviens à ma question. De quoi vous vivez, si vous ne travaillez plus à l’Université et que vous restez chez vous ?

J’écris des livres, des nouvelles, des articles et je les vends. Je gagne plus comme écrivain que comme professeur. Notez qu’il m’a fallu bien des années pour en arriver là. L’écriture est un travail de titan et de moine copiste.

Avez-vous eu une éducation religieuse ?

J’ai grandi sans religion et comme vous le voyez, je m’en porte fort bien et ça ne m’a pas empêché de réussir ma vie.

Et quelle langue vous parliez avec vos parents ?

Eh bien, le yiddish, naturellement, car mes parents ne maîtrisaient pas trop bien l’anglais, mais j’écris en anglo-américain, qui est ma langue d’adoption et de communication.

Vous avez admis publiquement que vous êtes incroyant, athée, humaniste ou d’autres convictions du genre. N’avez-vous jamais été interpellé à ce sujet ?

Oh si ! Et souvent même ! J’ai été interpellé à cause de mon « absence de sentiment religieux » ; ça intriguait certains, ça indisposait d’autres. J’ai reçu des lettres de gens qui m’assuraient qu’ils priaient pour moi. Je ne trouvais rien à y redire et je les trouvais fort aimables ; qu’ils en soient remerciés. En revanche, je suis fâché quand je reçois des feuillets vantant les mérites d’une secte qui espère me faire « voir la lumière ». Ces gens-là ne pensent pas un instant que je pourrais avoir des convictions personnelles peu susceptibles d’être ébranlées par ce genre de propagande. J’ai écrit à un de ces fanatiques : « Je suis certainement destiné à aller directement en enfer et à y souffrir éternellement des mille supplices que votre déité ingénieusement sadique peut imaginer. Mais est-il nécessaire que vous m’insultiez ? »

Je vois ici que vous avez contribué à écrire des manuels de biologie pour les enfants en âge scolaire en rassemblant des textes sur l’origine des espèces. Est-ce exact ?

Certainement. Je dois vous dire qu’ils ont été interdits dans divers États et que les troglodytes du Texas qui tenaient à enseigner les sciences exclusivement à la sauce biblique refusèrent de les utiliser. Qu’ai-je fait face à ces conseils d’écoles serviles, face à ces ignares fanatiques qui interdisaient mon livre et qui brimaient ainsi la liberté de la population ? J’ai écrit des articles pour dénoncer le « créationnisme » avec sa foi en un Adam, une Ève, un serpent qui parle et un Déluge planétaire, le tout dans le cadre d’un univers de 6 000 à 10 000 ans, assorti d’une croyance en une origine surnaturelle des espèces vivantes qui postule qu’elles étaient toutes distinctes dès le départ. Comment peut-on postuler un univers d’au maximum 6 000 à 10 000 ans alors qu’on vient encore de découvrir des traces de vie humaine ici en Amérique remontant à des dizaines de milliers d’années ?

Vous connaissez la Bible et les principales conceptions religieuses. Vous avez écrit, me dit-on, des livres à ce sujet.

Je vous confirme, Monsieur Pape, que je connais assez bien les Testaments – l’ancien et le nouveau – qui sont les textes de référence des judaïsmes et des christianismes, ainsi que naturellement des islamismes. Toutes ces croyances s’en sont nourries. J’ai en effet écrit plusieurs livres à leur propos, dont je rappelle les titres :
Le Vocabulaire de la Genèse (1962) et le
Vocabulaire de l’Exode (1963) et un Asimov’s Guide to the Bible (Le Guide Asimov de la Bible) en deux volumes (1967-1969 ; republiés en un volume de 1 300 pages en 1981). C’est vous dire si je connais le sujet. En gros, il s’agissait d’étudier des récits fantasmatiques de populations moyen-orientales d’il y a plus de deux mille ans et je ne pense pas que la science et la raison puissent conforter ces fadaises prophétiques et évangéliques. Je précise que je n’ai jamais cru un instant de ma vie que les textes de la Bible, comme tous les autres textes sacrés, aient pu être dictés par un Dieu, pour la raison que ce dernier n’existe tout simplement pas.

Que pensez-vous de l’enfer et du paradis ?

Ces deux lieux – l’enfer et le paradis – ont été conçus par des gens, croyant en un Dieu, unique et exclusif. Ces gens sont désireux d’être récompensés personnellement et de voir leurs ennemis recevoir un châtiment mémorable. Pour leurs ennemis et les non-croyants, ils ont donc imaginé un séjour post mortem. Cet enfer est un lieu de supplices éternels, un délire de sadique bavant de cruauté. Ils ont aussi imaginé un paradis ; plus exactement, plusieurs enfers et plusieurs paradis, correspondant à leurs multiples Dieux uniques. À l’instar de leur Dieu, ces postulants ont chacun leur paradis de sorte que vous avez le choix. Le paradis est très inconfortable ou en contradiction avec la morale divine et toutes les règles que le croyant est censé respecter. Vous avez le paradis de l’islam avec ses « houris » toujours prêtes à satisfaire les penchants pervers des impétrants, ainsi, ce paradis vu par le prophète est-il un bordel éternel ; les Ases nordiques n’arrêtent pas de banqueter et de se battre : leur Walhalla est un champ clos dans un restaurant perpétuel ; quant aux chrétiens, leur paradis est un pays où les gens ont des ailes et chantent des hymnes sans fin à la gloire de leur Dieu, un monastère peuplé de volatiles beuglants. Je vous retourne la question : « Quel être doté d’une intelligence moyenne supporterait longtemps de tels lieux ? »

Ici, c’est nous qui posons les questions. Je ne vous répondrai donc pas. Finalement, que croyez-vous ?

Ce que je crois, moi, Isaac Asimov ? En fait, je suis athée, je ne crois ni à Dieu, ni à Diable et je pars du principe qu’à ma mort, je retrouverai le néant. Avant ma naissance, l’univers existait déjà et depuis longtemps ; disons quelque quatorze milliards d’années, un monde où il y eut quelque chose qui devint, après des milliards de combinaisons d’errances que soit la nature de ce « je »). Il serait plus simple de se rallier à la légende d’Adam et Ève, mais vous reconnaîtrez évidemment le peu de moralité et l’absurdité de cet inceste perpétuel. Moi, je suis né du néant et même, j’y retournerai, comme vous d’ailleurs.

Dites, vous ne trouvez pas ça désespérant d’être sous ce spectre du néant ?

Vraiment, non ! D’abord, mettons-nous d’accord sur le mot spectre. S’agit-il d’un spectre au sens scientifique ou d’un ectoplasme ?

Dans le cas d’un spectre au sens scientifique, disons un spectre de couleurs, il ne peut exister dans le néant. Quant aux autres spectres, j’attends toujours d’en rencontrer. Vous savez, l’éternité tranquille n’a rien d’effrayant et c’est toujours mieux que de rôtir dans un enfer, de s’ennuyer dans un paradis ou de s’épuiser dans un harem rempli d’érotomanes.

Mais si vous arriviez quand même au ciel ?

Comme auteur de science-fiction, je suis un peu un spécialiste des élucubrations impossibles. Je vais vous révéler deux choses. La première est que j’y suis déjà allé, moi, Asimov, au Paradis. J’y ai croisé un ange à l’entrée. Il m’a dit : « Bonjour, Monsieur Asimov. Je vous attendais. Votre chambre est réservée ». Je lui ai répondu : « Ce n’est pas possible, je suis athée ». « Et alors ? », m’a-t-il dit. « On a nos dossiers sur tout le monde, ici. La chose ne nous avait pas échappée, mais vous pouvez entrer. On a même prévu une machine à écrire, un de ces nouveaux ordinateurs portables – rien à voir avec
Multivac ; vous m’en direz des nouvelles. Dans sa mémoire, qui est gigantesque, il y a tout ce que vous avez écrit. La seule chose qu’on vous demande, c’est d’écrire la suite de Fondation, car ici, on finit par manquer d’idées, surtout après la fin de l’éternité. »

Je sais bien que vous êtes athée, mais juste une supposition, celle que vous soyez un croyant monothéiste ?

Si je prends comme base votre hypothèse : je crois en un Dieu unique, etc., je ne suis donc pas (provisoirement, j’insiste) athée. Il me paraît que je ne pourrais croire qu’en un Dieu intelligent, honnête, juste, qui sachant qu’il m’aurait créé et façonné ma vie, n’aurait pas l’inintelligence de me sanctionner pour ses propres erreurs. Comme il tiendrait ses dossiers à la perfection, on reviendrait à l’histoire avec l’ange. Il me dirait : « Pour vous, c’est OK ; je n’ai plus le temps de penser, ni de créer l’histoire de l’avenir. En tant que Dieu créateur, je m’étais arrêté à la fin de l’éternité. Mais au-delà ? Que faire ? Asimov, mon ami, mon fils, je compte sur vous pour régler ça. »

« À propos », avait-il ajouté, « je m’en fous que vous soyez athée ; je préfère de loin un athée intelligent, correct et sympathique à un croyant pisse-vinaigre et même pas foutu d’admettre que Newton et Darwin avaient raison. Vous me voyez en train de bricoler des milliards de milliards de milliards d’étoiles, de planètes et des milliards de milliards de milliards d’insectes ou de corpuscules sur la seule Terre ? Vous me voyez passer mon temps à espionner les humains jusque dans leur lit ou dans celui des autres. Il me faudrait explorer leurs pensées les plus intimes ; rien que d’y songer, j’en ai la nausée. Croyez-moi, vous en avez de la chance vous, Asimov, de ne pas croire… Moi, je suis obligé de croire en moi, sinon qui le ferait ? Quand même, quelle situation que d’être Dieu ; c’est pas une vie, croyez-moi.

Alors, Monsieur Asimov, après ça, qu’avez-vous conclu ?

Mon pauvre monsieur Pape, de cette confrontation théorique, je n’ai rien pu tirer du tout. Je suis et je reste athée et pour moi, la mort n’est définitivement suivie que d’un éternel sommeil, sans rêve et sans machine à écrire.

Oui, peut-être. Cependant, que pensez-vous de la réincarnation et du Nirvana ?

La réincarnation ? La réincarnation fait partie du grand panthéon des croyances. Elle suppose l’éternel retour ou la polygénésie. La question est de savoir comment on a commencé. En bactérie ? En ion ? En quoi exactement ?

Justement, qui étiez-vous avant ? Ou à l’opposé, qui souhaitez-vous être après la réincarnation ?

En matière de réincarnation, beaucoup s’imaginent avoir été, dans une vie précédente, Jules César, Napoléon ou Don Juan, Shakespeare ou Florio, Colomb ou Cartier, Horn ou Vasco ou Robespierre, Lénine, Mao ou Mahomet ou Hitler, peut-être ? Je n’en sais rien. Cela pour un homme, car pour une femme, on trouverait plus volontiers Cléopâtre, Mata Hari, Mae West, la papesse Jeanne, Mère Teresa ou l’impératrice de Chine, qui connut personnellement le Juge Ti. Toutes ces histoires de réincarnation sont des fumisteries. Si je devais être réincarné, moi, vous, on serait la réincarnation d’un quidam quelconque dont la vie aurait été quelconque, dramatique et pauvre. C’est purement statistique. Il suffit de considérer qu’auparavant, l’écrasante majorité des gens ont connu des vies plus misérables que les nôtres. On aurait pu être une réincarnation de Dolcino ou de Bruno ou d’un gars proche de mes aïeux, un juif biélorusse brûlé vif dans un pogrom. Pour le futur, la réincarnation est aussi problématique. Je n’ai pas de penchant à la transmigration et vous n’ambitionnez pas de vous réveiller en lézard ou en rat d’égout. Considérez d’abord la vie que j’ai eue et qui me paraît réussie et satisfaisante. Comme il faut croire que si cette vie-ci a été bonne, la suivante sera meilleure, je bénéficierai d’une vie meilleure encore. Mais si je me réincarne en une vie meilleure, quelle réincarnation pourrait être meilleure que de me réincarner en Isaac Asimov ? Et la vie suivante ? Ainsi de suite, jusqu’au Nirvana, moment essentiel pour éviter d’être réincarné à nouveau et de devoir vivre dans l’Éternité, dont j’ai d’ailleurs décrit la fin[5]
. L’éternel recommencement ? Très peu pour moi !

Finalement, comment vous définiriez-vous ?

Voyez-vous, Monsieur, depuis toujours, je me définis allègrement comme : « moi, Asimov » ou « moi, Isaac » ou tout simplement, « moi ». Malgré d’intenses efforts pour me penser différemment, je suis persuadé que c’est la seule réponse possible.

Oui, mais Dieu dans tout ça ? Comment vous définiriez-vous par rapport à Dieu ?

Vous me demandez de me définir par rapport à Dieu. Il faut être sérieux et poser la question dans le bon sens. Autrement dit : « Comment définir Dieu par rapport à moi ? ». Et là, j’ai une réponse : Dieu est un épiphénomène inventé par d’autres et qui pour moi, est carrément inexistant.

Mais auriez-vous une définition positive à proposer dans ce cas ?

Je précise que je suis citoyen des États-Unis et que je me réfère à ce qui se fait ou ce qui se dit aux États-Unis. J’insiste, car je sais que c’est quelquefois différent en Europe où les mots humanisme et humaniste font l’objet de détournements assez pervers. Un jour, j’ai appris l’existence d’un mouvement appelé « humanisme ». Ce nom venait de ses fondateurs, qui se considéraient comme humanistes du fait qu’à leurs yeux, la vie des humains appartient aux humains et qu’il appartient aux humains de mener leur vie dans la nature, sans se référer à une quelconque « surnature » ou à une entité « surnaturelle ». J’ai lu le manifeste humaniste, il correspondait à ce que je pensais ; je l’ai signé. Je vous propose donc cette définition positive de la vie de l’homme, à savoir que rien d’extra-humain ne peut contraindre l’homme à renier sa nature et la nature.

Donc vous vous définissez comme « humaniste » ?

Je suis humaniste et athée. Au fil du temps, je suis devenu le président de l’Association Humaniste Américaine, en abrégé AHA.

Quand êtes-vous devenu président de cette association et que représente-t-elle ?

C’était en 1984, l’année George Orwell. Nous les humanistes, nous sommes peu nombreux, du moins ceux qui se reconnaissent officiellement dans cette appellation. Par ailleurs, dans les sociétés contemporaines, beaucoup de gens vivent en humanistes ou aimeraient le faire, mais le conditionnement et la pression sociale les obligent à s’incliner devant la religion. Parmi les membres de l’association, il y a : Linus Pauling (Prix Nobel de chimie, prix Nobel de la paix), Julian Huxley (biologiste, théoricien du transhumanisme), Erich Fromm (psychanalyste humaniste), Benjamin Spock (pédiatre humaniste), Burrhus Frederic Skinner (psychologue, théoricien du comportementalisme), Jonas Edward Salk (médecin, biologiste, inventeur du vaccin contre la poliomyélite), Andreï Sakharov (physicien nucléaire russe, prix Nobel de la Paix), Carl Sagan (astronome, astrophysicien, astrobiologiste). Comme vous voyez, je suis en bonne compagnie.

Pour conclure cet agréable entretien, je vous invite à noter qu’un astéroïde porte mon nom, il s’appelle Asimov 5020 et qu’il existe également un cratère sur la planète Mars[6], qui m’est personnellement dédié. Comme vous pouvez le constater, je me serai donc bien réincarné plusieurs fois.


Notes

  1. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer. ↑
  2. Isaac Asimov, fils de Judah Asimov et de Anna Rachel Berman. ↑
  3. Seiler Edward, Hatcher, Richard (2014), Just how many books did Asimov write ? (Combien au juste Asimov a-t-il écrit de livres ?) ↑
  4. Isaac Asimov, Moi, Asimov, Denoël, Folio, 2004 (1996), p.16. ↑
  5. Asimov Isaac, La Fin de l’Éternité, Denoël, Folio, 2016 (1967). ↑
  6. USGS Gazeetteer of Planetary Nomenclature, Mars, Asimov, 4 sept. 2012. ↑
Tags : athéisme libre-pensée littérature Science-fiction Sciences

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