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Archives par mot-clé: mesliérisme

Du bon ou du mauvais usage du mesliérisme

Posté le 9 octobre 2021 Par ABA Publié dans Histoire Laisser un commentaire

Serge Deruette

Cette réflexion sur ce que nous retenons ou faisons du message d’un penseur m’est venue à la suite de la lecture du petit opuscule que Marcel Sylvestre vient de consacrer à Jean Meslier, le « bon curé Meslier », athée et matérialiste, communiste et révolutionnaire (1664-1729)[1].

C’est qu’il y a le message lui-même, brut, massif, incontestable laissé par un penseur.

Et puis il y a ce que l’on y voit, ce que l’on y emprunte, ce que l’on y trouve ou veut y trouver, ce que l’on en fait. Ce à quoi et pour quoi on l’utilise, en somme.

On peut le considérer pour ce qu’il est, un message de son temps, inscrit dedans, marqué, modelé par lui, en phase avec les enjeux d’alors.

Et puis il y a son actualisation, les leçons que l’on en tire pour aujourd’hui, la façon dont nous le faisons parler, ce qu’il nous dit et ce que nous lui faisons dire. Ce que nous voudrions, ce que nous voulons qu’il dise. Lui faire dire ce qui nous parle en fait.

C’est que le message, aussi brut et massif soit-il, se transforme en son interprétation.

Meslier défend, déploie et développe l’athéisme. Pas de doute à ce sujet et rien à redire là-contre.

Mais quel athéisme ? et pourquoi l’athéisme ? pourquoi cet athéisme-là, son athéisme, le sien propre, et pas un autre ?

Si l’on pose ces questions, se profilent bien des pistes, bien des chemins qu’empruntent ceux qui se trouvent à cette croisée, trois siècles après lui, et après que le monde fut transformé par la Révolution française et par la révolution industrielle, par le triomphe du capital et par l’impérialisme.

Ce que le penseur Meslier a dit se voit ainsi projeté dans la machinerie interprétative de ses lecteurs, faite de filtres et d’autant de transformateurs, d’accélérateurs, de convertisseurs, d’adaptateurs… Il y a ce qu’il a pensé en fonction d’objectifs qui étaient les siens, inscrits dans son époque, ceux de son choix de société, de sa conception du monde et de la vie. Et il y a ce que l’on pense qu’il a dit et voulu transmettre : souvent, ce que l’on croit et aussi ce que l’on veut croire qu’il a dit – ou aimerait qu’il ait dit – en fonction de préoccupations qui sont autres que ne l’étaient les siennes, à partir d’autres visées politiques, sociales, idéologiques, morales qui sont celles de notre temps, des enjeux de notre temps et des choix que l’on y opère, que l’on défend, et parfois pour lesquels on se milite aussi.

Dans son petit ouvrage qui se veut de vulgarisation, Sylvestre nous offre une belle illustration de cela. En tenant à actualiser le discours de Meslier, il nous montre par évidence – il n’en fait pas mystère tant il est clair là-dessus – que le Meslier dont il parle n’est rien d’autre que ce qu’il voit en lui, ce qu’il veut y voir plutôt : ce qu’il y cherche et donc ce qu’il dit en découvrir. Un peu comme si son œuvre était une auberge espagnole somme toute, où l’on trouve ce que l’on y apporte. C’est que le Meslier qu’il présente, il le modèle par omissions et déformations, anachronismes et décalages de perspectives à l’image de ses conceptions propres : il le construit par raccourcis historiques où, comme dans un rétroviseur, l’on jetterait un regard rétrospectif, à la fois entaché par la vision que l’on a du présent et que le présent nous offre, par exportation dans les temps passés des valeurs de notre époque, et par importation aussi dans les temps présents de ce que l’on trouve comme charmes à une époque révolue.

Cette interprétation de l’œuvre de Meslier, l’auteur québécois l’effectue également par occultation d’une large partie du message, multiple et radical, à la fois matérialiste, communiste et révolutionnaire de ce penseur, n’en retenant essentiellement que l’athéisme et la critique religieuse, glissant à sa surface, en lissant les vagues, ignorant le tsunami qu’il représente comme moment de l’histoire de la philosophie et de la pensée politique, pour le ramener à ses préoccupations propres, celles des débats actuels qui agitent le monde laïque québécois. Ainsi motivé, Sylvestre le fait par l’attention qu’il porte à ce qui est aujourd’hui le moins décisif et le plus consensuel dans le Mémoire[2] d’un penseur qui pourtant révolutionnait les idées à l’aube du siècle des Lumières, et dont il ne semble pas du tout avoir conscience de la force « ruptrice ».

Choisissant d’aborder l’œuvre de Meslier sous l’angle de la critique religieuse (le titre de son livre l’indique bien)[3], Sylvestre réduit à la portion congrue tant la méthode que la teneur de la construction de son matérialisme et les démonstrations qui constituent près de la moitié des pages de son volumineux Mémoire. De même, il traite sans s’y arrêter, comme à la hâte, sa réflexion sociale et politique, obombrant le projet et le programme révolutionnaires que Meslier expose pourtant avec force et clarté dans la conclusion de son ouvrage et qui constitue la raison même pour laquelle il l’a écrit. Quant au projet communiste qu’il prône, celui du partage en commun du travail et des richesses qui en découlent, il est carrément passé sous silence. Somme toute, là où Meslier est prolixe et décisif, Sylvestre est étonnamment laconique et évasif.

Les préoccupations de Meslier risquent fort, à ce jeu, d’être métamorphosées en celles de la manière dont ce militant laïque québécois d’aujourd’hui perçoit la laïcité à l’intérieur des enjeux qui agitent celle-ci au Québec[4]. C’est-à-dire transmuées et confisquées en ses préoccupations propres, celles de sa laïcité propre, celles de son athéisme à lui, de la manière dont il les conçoit et les interprète, les traduit et les mobilise.

Je ne m’attarderai pas ici sur la légèreté avec laquelle Sylvestre aborde le matérialisme de Meslier qu’il tend à confondre avec du « rationalisme »[5] et m’en tiendrai à la manière dont il traite sa pensée politique. S’il le fait, et ici à bon escient, au travers de la dénonciation du travestissement qu’en avait opéré Voltaire en publiant un Testament du curé Meslier mutilé et mensonger, c’est pour travestir lui-même pareillement la pensée communiste et révolutionnaire mesliériste, la transformant en une forme d’humanisme consensuel et de bon aloi.

C’est que, tel qu’il l’annonce d’entrée de jeu, l’angle de vue à partir duquel Sylvestre envisage cette œuvre pionnière est celui des rapports d’opposition entre raison et foi qu’il situe, écrit-il, « dans le contexte des débats contemporains sur la contestation de la laïcité de l’État au nom de ces mêmes prétendues vérités révélées » (celles que dénonçait Meslier) (p. 7). Dans ces débats, il prend ouvertement position pour une conception particulière. Non celle d’un État dont seraient séparées les religions, mais d’un État qui devrait les combattre sans pour autant être remis en cause en tant qu’appareil servant les intérêts des puissants, à l’opposé donc de ce qu’était la démarche de Meslier visant à renverser celui de son temps. Car si le curé d’Étrépigny revendiquait bien d’« abolir entièrement la tyrannie et le culte superstitieux des dieux », il ne le réclamait pas à l’intérieur de l’État d’Ancien Régime sous lequel il vivait, mais l’envisageait conjointement à l’abolition de l’État de son temps, une fois la révolution faite, et instaurée la dictature qu’il prônait des opprimés sur leurs oppresseurs [6]).

Ainsi, lui faire endosser la paternité de préoccupations laïques partisanes relève d’une instrumentalisation de son message et en dénature le sens. Ce l’est d’autant plus que Sylvestre réclame que l’État interdise ce qu’il appelle le « voile islamique »[7] dans l’ensemble de la fonction publique (pp. 43 et 95), des positions qui, loin d’être un héritage contemporain de ce que pensait Meslier, lui étaient absolument étrangères : s’il s’en attristait, il ne s’opposait en effet en rien aux manifestations de foi et de religiosité, qu’elles soient individuelles ou collectives, et l’on ne trouve nulle part dans son œuvre la moindre allusion à une éventuelle prohibition de signes qu’il aurait revendiquée que l’on impose au peuple, et aux femmes du peuple. Ce qu’il voulait éradiquer n’étaient pas les signes religieux ou ce que l’on considère comme tels, mais la raison profonde pour laquelle les gens du peuple (ses « paroissiens et tous leurs semblables »[8]) pouvaient éventuellement les arborer : la foi entretenue par les religions et les Églises qui maintenaient par celle-ci la soumission des peuples. Pour Meslier, ce sont les puissants qu’il faut renverser, non les femmes qu’il s’agirait de décoiffer.

Égaré par ses propres préoccupations laïques partisanes, Sylvestre occulte le véritable message de Meslier :

Unissez-vous donc, peuples, si vous êtes sages ! Unissez-vous tous, si vous avez du cœur, pour vous délivrer de toutes vos misères communes ! Excitez-vous et encouragez-vous les uns les autres à une si noble, si généreuse, si importante et si glorieuse entreprise que celle-là ![9].

Et si, au travers de la dénonciation de la « trahison » du propos de Meslier par Voltaire, Sylvestre évoque « l’esprit révolutionnaire » de Meslier en ce qu’il avait « de quoi déplaire » à ce « riche notable » (p.84), et s’il note encore incidemment que le Mémoire « appelle à la révolte contre les politiques des tyrans comme le roi Louis XIV » (p. 88), alors que Meslier appelle à renverser les tyrans eux-mêmes – au tyrannicide donc –, Sylvestre passe sous silence le projet et le programme révolutionnaires que, pour la première fois en France – et la seule avant la Révolution –, le curé d’Étrépigny développe[10], de même que sa critique de l’Ancien Régime[11] et son plaidoyer pour une société sans classes[12]. Bien loin de la fidélité au message de Meslier, en prétendant s’appuyer sur celui-ci, Sylvestre s’en détourne et, précisément comme l’avait fait Voltaire, le dégrade et le dévoie.

C’est ainsi que, là où il condamnait la société de classes de son temps dans ses fondements mêmes (ceux de l’appropriation des richesses par la noblesse et le clergé), tout à ses préoccupations laïques, Sylvestre ne s’embarrasse pas de dénoncer la nôtre, constituée par l’appropriation privée et l’exploitation capitaliste que soutiennent et encadrent les États, qu’ils soient ou non laïques. Il se contente d’en réprouver ces quatre seuls abus que sont le « néolibéralisme », les « paradis fiscaux », la « délocalisation des entreprises favorisant l’exploitation des travailleurs » (non l’exploitation en tant que telle, qu’elle soit ou pas délocalisée) et la « société de consommation destructrice de notre planète » (non le capitalisme qui en est le fondement) (pp. 88-89). Meslier, en revanche, à mille lieues de tout discours réformiste, aussi laïque puisse-t-il être, visait à révolutionner la société. Il pensait que les inégalités sociales ne peuvent être éradiquées sans cette transformation radicale, il démontrait que richesse et pauvreté sont incompatibles, que l’une engendre l’autre, et qu’il s’agit donc de supprimer celle-ci pour éliminer celle-là.

On regrettera de même que Sylvestre conclue en ravalant le Mémoire à n’être que « l’engagement indéfectible d’un homme envers les vérités de la raison humaine », préludant à la pensée des Lumières (p. 91). C’est que Sylvestre, radical sur le plan de la critique religieuse mais modéré sur celui de la critique sociale, plutôt que de voir en Meslier ce penseur révolutionnaire qui dépasse en force tous les penseurs politiques français subséquents d’avant la Révolution, préfère le considérer d’abord et avant tout comme un défenseur de la raison en tant que telle, indépendamment de toute prise de position sociale et politique conséquente.

Embringuant de la sorte Meslier dans son combat laïque visant à ce que l’État troque sa « neutralité à l’égard des religions » au profit d’une posture plus combative (pp. 93 et 94-95), il conclut donc que le Mémoire « nous incite à aller au-delà de la neutralité de l’État inhérente à la laïcité » (p. 96 et dernière).

Que l’on est loin, bien loin, aux antipodes même, de Meslier ! Lui s’opposait à la fois aux puissants de son monde et aux religions qui en bénissaient les exactions, qui écrivait de la façon la plus limpide qui soit :

La religion soutient le gouvernement politique si méchant qu’il puisse être et, à son tour, le gouvernement politique soutient la religion si vaine et si fausse qu’elle puisse être.[13]

Oublier cette motivation, c’est le ravaler à bien peu. L’athéisme de Meslier est une chose, celui de Sylvestre en est une autre. L’athéisme du premier est vu d’en bas[14], il est révolutionnaire, radical, social. Celui du second est vu d’en haut, il est réformiste, laïque, personnel. Tant il est vrai que Meslier s’en prend à un État qui défend les puissants et les oppresseurs, là où Sylvestre, réclamant que l’État défende la laïcité avec plus de pugnacité, nourrit l’idée qu’il serait au-dessus des classes. Et celle que combattre les religions et promouvoir la rationalité et la science suffirait au bonheur des peuples.


Notes

  1. Marcel Sylvestre, Jean Meslier et l’imposture spirituelle, Presses de l’Université Laval, 2021, 103 p. ; et en ligne : http://www.pulaval.com/commandes/998016e279b24093b37b8a07b632b2df. ↑
  2. Un Mémoire qu’il persiste à appeler « Testament », ce sur quoi là où tous les historiens des idées s’accordent aujourd’hui pour le distinguer de la publication tronquée et frelatée que Voltaire avait intitulée. Je passe aussi sur les nombreuses erreurs, approximations et naïvetés que l’on trouve dans le petit ouvrage de Sylvestre. J’en donne un aperçu dans le compte rendu que j’en fais dans les Cahiers Internationaux de Symbolisme, Ciéphumons, Université de Mons, n° 155-156-157, 2021). ↑
  3. « J’ai choisi, expose-t-il, de l’aborder en mettant l’accent sur l’imposture spirituelle que constituant toutes les religions » (p.18) ↑
  4. Le Québec, déjà agité depuis longtemps par la question des « accommodements raisonnables » auxquels s’opposent avec force certains partisans de la laïcité, l’est encore récemment par la « loi sur la laïcité de l’État » votée en juin 2019 qui, disposant que « l’État du Québec est laïque », interdit le port de signes religieux aux employés de l’État exerçant une position d’autorité et aux enseignants du secteur public. ↑
  5. Voir à ce propos mon compte rendu du livre dans les Cahiers Internationaux de Symbolisme, op. cit. ↑
  6. Il s’agissait bien, tel qu’il écrit explicitement, d’« opprimer tous les oppresseurs » (Conclusion du Mémoire, chap. 96). ↑
  7. Des sociologues, parmi lesquels par exemple Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar (dans Le Foulard et la République, La Découverte, 1995) et Saïd Bouamama (L’Affaire du foulard islamique : production d’un racisme respectable, Le Geai bleu, 2004), ont montré depuis belle lurette pourtant que l’islam était loin d’être la seule motivation des femmes à porter le voile. ↑
  8. À qui il adresse expressément son Mémoire, ainsi qu’il l’indique dans son titre même de celui-ci. ↑
  9. Conclusion du Mémoire, chap. 96. ↑
  10. Ibid., « Conclusion », chap. 96. Je résume ce programme dans mon livre Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire. Introduction au mesliérisme et extraits de son œuvre (Aden, 2008), pp. 354-355. N’oublions pas que Meslier écrit souhaiter « que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres » (dans l’« Introduction » de son Mémoire), vœu que Sylvestre s’abstient d’invoquer. ↑
  11. Celle-ci couvre l’ensemble de sa « Sixième Preuve ». ↑
  12. Meslier en traite dans sa « Sixième Preuve » et conclut sur elle son Mémoire (chap. 96). Il en détaille aussi la stratégie dans ses « lettres aux curés du voisinage ». ↑
  13. Dès l’« Introduction » du Mémoire, chap. 2. ↑
  14. Je le montre dans mon étude « Jean Meslier ou l’athéisme vu d’en bas », dans A. Staquet (dir.), Athéisme voilé/dévoilé aux Temps Modernes, actes du colloque des 1er et 2 juin et des 26 et 27 octobre 2012, Académie royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, Bruxelles, 2013, pp. 215-238. ↑
Tags : instrumentalisation d’un auteur interprétation historique laïcité Marcel Sylvestre Meslier mesliérisme voile islamique

« Unissez-vous donc, peuples ! »
Le curé Jean Meslier, précurseur de Karl Marx

Posté le 21 octobre 2018 Par ABA Publié dans Histoire, Matérialisme, Religion Laisser un commentaire

Serge Deruette

Jean Meslier est un des précurseurs les moins connus du marxisme. Il est pourtant plus d’un siècle avant Engels et Marx – c’est-à-dire avant la Révolution française et la révolution industrielle, avant le triomphe de la bourgeoisie et la formation du monde ouvrier –, celui qui annonce avec le plus de force, le plus de profondeur et le plus de complicité dans les idées, la pensée marxiste.

Le marxisme est très clair sur la question de Dieu : Dieu est une création humaine ; non l’homme une création divine. Pour supprimer la religion, il faut supprimer la société qui a besoin de religion, c’est-à-dire supprimer la société de classes.

Cependant, comme la religion, à la fois émanation et soulagement de leur souffrance, est ancrée dans les masses – le christianisme, mais aussi l’islam –, c’est une erreur de placer le combat pour l’athéisme au premier plan de la lutte révolutionnaire, parce que c’est diviser les travailleurs entre eux. La lutte contre la religion doit être subordonnée à la lutte des classes, non l’inverse. C’est là, sur cette question, le message fondamental d’Engels et Marx, et aussi de Lénine qui, en 1905, dans son article « Socialisme et religion », la résumait en ces termes :

L’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel.

C’est également, on le verra, la position de Meslier.

Engels et Marx, pas plus que Lénine d’ailleurs, n’ont connu l’œuvre de Meslier. Mais on peut avancer sans crainte de se tromper que s’il l’avait connue, Marx aurait hésité avant d’écrire, au printemps 1845, sa fameuse onzième et dernière Thèse sur Feuerbach :

Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, ce qui importe, c’est de le transformer.

Car c’est avec Meslier que la philosophie, pour la première fois de toute son histoire, s’assigne comme fin de révolutionner le monde. Meslier est, au XVIIIe siècle, le seul communiste à rompre avec la tradition utopique et à prôner la révolution en France. Il est le seul penseur révolutionnaire avant la Révolution – Marat, Robespierre, Saint-Just, Babeuf sont des révolutionnaires bien sûr, mais ils ne le deviennent qu’à la faveur de la Révolution, pas avant elle.

*

Né en 1664 et mort en 1729, à l’aube du Siècle des Lumières, Jean Meslier est un curé de village des Ardennes, en France. Il laisse à sa mort au moins quatre copies rédigées par ses soins exclusifs d’un très volumineux Mémoire de ses pensées et sentiments. Un Mémoire, également reproduit par des copistes, qui prendra les chemins aléatoires de la diffusion clandestine des idées les plus radicales au siècle des Lumières. Dans ce Mémoire, Meslier développe sa conception du monde et de la vie : une philosophie entière et achevée de la nature et de la société humaine, en rupture avec les idées de son temps, que celles-ci revêtent les oripeaux anciens de la pensée scolastique ou le vêtement moderne, plus fringant, du cartésianisme.

Meslier s’est lancé seul et solitaire dans cette entreprise gigantesque : dénoncer à la fois les causes et les raisons de la tyrannie des puissants et celle de l’imposture religieuse. Cette mission qu’il s’assigne, il la mènera à bien, et en se sentant le devoir de la mener à bien. Ainsi, cet obscur curé d’un petit village des Ardennes françaises, mué en théoricien éclatant de l’athéisme révolutionnaire, transgresse les frontières de sa terre féodale et les limites de l’Ancien Régime. Il anticipe Engels et Marx.

Meslier occupe, dans l’histoire des idées, une place unique. Il est d’abord et avant tout le premier penseur à réunir en une seule conception du monde et de la vie, l’athéisme, le matérialisme, le communisme et la pensée révolutionnaire. S’il y a bien sûr eu avant lui des révolutionnaires, des communistes, des matérialistes et des athées, il est le premier à réunir, combiner et articuler ces quatre positions intellectuelles de combat.

En cela, il prend une place exceptionnelle dans l’histoire du matérialisme et de l’athéisme d’une part, dans celle de la pensée révolutionnaire et de la critique sociale d’autre part : ce penseur que l’on ignore si souvent représente un moment capital de l’histoire de la pensée philosophique et politique.

Meslier est le premier théoricien systématique de l’athéisme à se lancer dans une attaque aussi complète et radicale contre la religion et la croyance en Dieu. Il est premier athée à sortir l’athéisme de sa culture élitaire et à le revendiquer comme pensée libératrice des masses populaires. C’est pour libérer les masses qu’il prône l’athéisme ! Il est le premier athée communiste. De même, il est le premier communiste athée connu dans l’histoire universelle de la pensée. Le premier philosophe à vouloir « transformer le monde », donc.

Il est également le premier matérialiste systématique et conséquent depuis l’Antiquité, le premier à développer aussi complètement le point de vue que la matière, de même que le temps, sont incréés. Pour cela, il conçoit que le mouvement est indissolublement lié à la matière, que « la matière a d’elle-même son mouvement », comme il le dit. C’est le premier penseur aussi à concevoir que le monde s’explique par lui-même et qu’il faut cependant agir sur lui pour le transformer.

Prônant le communisme, il est là encore le premier à vouloir fonder une société sans classes par la révolution. À la différence de tant d’autres auteurs de son temps qui l’envisagent au travers de l’imagination utopique, Meslier, s’il ne décrit pas les formes politiques de la société qu’il prône, forge pour la réaliser un projet et un programme révolutionnaires qui passent par l’action des masses asservies.

Il est le premier critique social à considérer la religion comme le produit et la preuve de l’oppression et de l’exploitation sociales. C’est parce que la propriété privée est la cause de l’inégalité et de la domination, parce que toute la richesse vient du travail, qu’il s’agit, pour lui – comme ce sera le cas pour Engels et Marx – de transformer la société.

*

Il formule pour ce faire un projet révolutionnaire et il énonce un programme révolutionnaire.

Son programme pratique, concret, militant d’action révolutionnaire, le voici :

– l’union des damnés de la terre :

Secouez d’un commun accord et consentement le joug insupportable [des] tyranniques dominations,
Unissez-vous donc, peuples ;

– le renversement de l’oppression politique et religieuse :

Secouez […] le joug de la tyrannie et des superstitions,
Renversez partout ces trônes d’injustices et d’impiétés ! ;

– l’internationalisme des masses asservies :

Si tous les peuples conspiraient ensemble,
Excitez-vous et encouragez-vous les uns les autres ;

– l’organisation clandestine de la révolution :

[Il s’agit de] vous communiquer secrètement vos pensées et vos désirs,
[De] conspirer […] unanimement tous à vous délivrer de ce commun esclavage ;

– la propagation de la conscience révolutionnaire dans les masses :

Répandez partout […] des écrits semblables ;

– la transformation de la guerre des nations en guerre des classes :

[Non] combattre les uns contre les autres pour le choix des tyrans,
[mais] vous joindre tous ensemble pour les détruire ;

– la grève générale révolutionnaire :

Privez-les [les nobles et les riches] de ce suc abondant qu’ils tirent par vos mains,
Retenez vous-mêmes par vos mains toutes ces richesses,
Abandonne[z] entièrement leur service

Et voici son projet révolutionnaire, tout aussi pratique, concret, militant :

– l’instauration d’une sage autorité publique :

Établir […] des bons, des sages et des prudents magistrats ;

– la dictature sur les oppresseurs :

Rendre esclaves vos tyrans mêmes,
Excommuniez-les entièrement de votre société ;

et, on ne peut plus clairement, pour ceux qui douteraient de la formule, il écrit :

Opprimer tous les oppresseurs ;

– l’établissement et le maintien de la liberté :

Combattre pour la liberté publique,
Maintenir toujours la liberté publique ;

– l’exclusion des religions et des cultes :

Point d’autre religion […] que celle de la véritable sagesse et de la probité des mœurs,
Abolir entièrement la tyrannie et le culte superstitieux des dieux ;

– le partage en commun du travail :

S’occuper tous à quelques honnêtes et utiles exercices,
Il n’est nullement juste que les uns portent seuls toutes les peines du travail ;

– le partage en commun des richesses :

Vous serez misérables […] tant que vous ne posséderez pas et que vous ne jouirez pas tous en commun des biens de la terre.

Et lorsque Meslier lance son mot d’ordre :

Unissez-vous donc, peuples, si vous êtes sages !

celui-ci résonne aujourd’hui avec une étrange modernité, comme répercuté par l’écho célèbre d’un autre, énoncé au cœur du monde industriel, quelque cent vingt années plus tard, celui d’Engels et de Marx :

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

*

Meslier est aussi le seul en son siècle à appeler au tyrannicide, à l’élimination du roi, dans cette époque où la monarchie est épargnée par les critiques bourgeoises et même populaires. Meslier est un des très rares à récuser formellement la magie noire, dans un siècle où même les plus libres de pensée, y compris Holbach par exemple, s’adonnent à l’astrologie et à l’occultisme.

Précurseur du féminisme, il se prononce contre l’indissolubilité des mariages et ses conséquences néfastes tant pour les époux, hommes comme femmes, que pour les enfants, mais également, de façon générale, pour les pauvres. Sans être aucunement libertin, il défend l’union libre et s’indigne que l’Église condamne « ce doux et violent penchant de la nature », qu’elle dénonce « comme vicieuse et comme criminelle, dans les hommes et dans les femmes, une inclination qui leur est si naturelle et qui leur vient même du fond le plus intime de leur nature ».

Des idées novatrices à l’évidence, explosives ! Pour que la pensée accède à nouveau, en un seul mouvement, à la conjonction de ces quatre domaines que sont l’athéisme, le matérialisme, le communisme et la révolution, il faudra attendre Engels et Marx, c’est-à-dire plus d’un siècle de transformations profondes de la société, parmi lesquelles, je l’ai dit, la Révolution française et la révolution industrielle, le triomphe de la bourgeoisie et la constitution du prolétariat industriel. Et cette « distance historique » qui sépare le précurseur de ses successeurs offre une bonne mesure de l’avance que Jean Meslier avait sur son temps.

La profondeur de sa pensée est à la mesure de l’ampleur de son horizon dans chacun de ces quatre domaines avancés des idées philosophiques et politiques. Meslier dépasse en radicalité et en conséquence tous les théoriciens qui, avant lui, les avaient abordés séparément, et l’ensemble des penseurs des Lumières et des réformateurs et des utopistes qui, dans le XVIIIe siècle, les aborderont après lui.

Que l’on me permette d’insister sur le public paysan auquel Meslier destine son ouvrage, ainsi que sur la conjonction de son athéisme avec son communisme agraire révolutionnaire. Au XVIIIe siècle, il n’est aucun athée qui s’adresse aux masses asservies. Tous au contraire élaborent leur critique subversive de la religion dans un cadre libertin, c’est-à-dire aristocratique et grand-bourgeois, qui exclut sinon même méprise ouvertement tout ce monde laborieux et pauvre des villes et des campagnes. En cela aussi, en cela surtout, Jean Meslier se distingue et se singularise des autres auteurs clandestins de la littérature subversive du XVIIIe siècle.

Son athéisme, Meslier le conçoit comme un moyen de libérer les masses, non comme un amusement des puissants. C’est la collusion de l’Église et de l’État qu’il dénonce, et c’est pour cela qu’il prône l’athéisme. Il l’énonce avec clarté :

La religion soutient le gouvernement politique si méchant* qu’il puisse être et, à son tour, le gouvernement politique soutient la religion si vaine et si fausse qu’elle puisse être.

C’est parce qu’il veut détruire la féodalité et la monarchie qu’il veut détruire l’Église qui les soutient et les bénit. C’est pour cela qu’il veut détruire la religion, et donc détruire Dieu.

Son originalité et sa radicalité, il la doit à son expérience pratique de la vie et de la condition paysannes de l’Ancien Régime dans laquelle il est ancré, et qu’aucun autre penseur de son temps ne prend en considération ni même ne connaît.

Sa réflexion sur la vie et sur le monde est fondée sur peu de lectures, celle de Montaigne notamment, qu’il admire. Elle est marquée dans sa démarche par le cartésianisme, pensée philosophique nouvelle en son temps, qu’il utilise à la fois comme tremplin et comme repoussoir :

– tremplin pour aller plus loin, bien plus loin, dans la compréhension rationaliste et matérialiste du monde et de la vie ;
– repoussoir, car il s’oppose à cette manie cartésienne de vouloir prouver l’existence de Dieu, et à séparer pour cela le corps et l’âme, c’est-à-dire à l’époque, les pensées, les sentiments, les sensations, la parole…

La pensée de Descartes était à la fois rationnelle et religieuse. Meslier la critique et en dépasse les contradictions. Il le fait en combattant pied à pied les disciples chrétiens de Descartes que sont Fénelon et Malebranche. Ainsi par exemple s’oppose-t-il avec acharnement à la distinction cartésienne entre la « substance étendue » (la res extensa) et la « substance pensante » (la res cogitans) pour être en mesure de démontrer la matérialité de la pensée et des sentiments. Pour Meslier, ceux-ci ne sont rien d’autres que des « modifications de la matière ». Loin d’être éternelle, cette âme matérielle est mortelle, comme le corps, avec le corps.

Et là où Descartes réservait à l’Homme seul, l’âme (c’est-à-dire les pensées, les sentiments, les sensations, la parole) et la refusait aux animaux, Meslier s’empresse de la leur accorder. S’affirmant là aussi un précurseur de la défense des animaux et de la cause animale, il s’oppose avec virulence, conviction et argumentation à la fameuse, à la fumeuse théorie cartésienne des « animaux-machines », celle d’un monde animal qui serait incapable de sensations, de langage, de sentiments et de conscience. Il va pour ce faire jusqu’à convoquer les cartésiens devant le « tribunal » de ses paysans. Écoutons-le :

Dites un peu à des paysans que leurs bestiaux n’ont point de vie ni de sentiment, [qu’ils] ne sont que des machines aveugles et insensibles au bien et au mal, et qu’ils ne marchent que par ressorts, comme des machines et comme des marionnettes, sans voir et sans savoir où ils vont. […] Dites-leur qu’ils boivent et qu’ils mangent sans plaisir et même sans faim, sans soif et sans appétit, dites-leur encore qu’ils crient sans douleur quand on les frappe et qu’ils fuient devant les loups sans aucune crainte, et vous verrez comme ils se moqueront de vous ! »Brandissant contre les cartésiens, crânement, l’expérience paysanne, Meslier affirme que les hommes comme les animaux sont, les uns comme les autres, des manifestations de la matière organisée en autant d’êtres matériels sensibles et pensants.

Là où Descartes, pour pouvoir élever l’homme au rang de création particulière de Dieu, abaissait les animaux, Meslier les élève, lui, pour abaisser Dieu au rang de création particulière de l’homme.

En cela comme en tant d’autres arguments qu’il développe sur des centaines de pages, il exprime dans toute sa profondeur philosophique cette conception de la vie et du monde que s’est formée une paysannerie confrontée aux contraintes confondues de la nature et de l’asservissement féodal. Il exprime, pourrait-on dire, l’irruption du peuple paysan brandissant sa misère au sein des salons huppés où se formait en son temps une pensée philosophique moderne et tout en raffinements.

Là aussi réside la raison pour laquelle – sauf dans le monde soviétique où il a joui de la place qu’il mérite – Meslier a été occulté si longtemps dans l’histoire des idées du XVIIIe siècle : il représente de façon aussi brutale qu’achevée cette intrusion du matérialisme athée, et de l’action révolutionnaire des masses faisant valoir ouvertement leurs droits au sein même d’une pensée que, à l’accoutumée, l’élite se réserve pour elle seule. En cela également, Meslier est le digne précurseur d’Engels et de Marx.

Ce texte reproduit en l’adaptant légèrement la communication faite au nom de l’association des Amis de Jean Meslier au colloque « 200 Jahre Karl Marx », organisé à Trèves le 6 mai 2018 par la Rosa Luxemburg Stiftung, sous le titre « “Unissez-vous donc, peuples !”. Le curé Jean Meslier, athée, matérialiste, communiste et révolutionnaire au XVIIIe siècle, précurseur de Karl Marx ».

Tags : athéisme communisme Marx marxisme matérialisme Meslier mesliérisme pensée révolutionnaire précurseur du marxisme

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