Les Athées de Belgique
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Archives par mot-clé: vérité

Jeunes athées flamands enragés, une espèce nouvelle ?

Posté le 29 novembre 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Pierre Gillis

Jacques Hermans a signé dans La Libre Belgique du 26 août un petit article intitulé « L’athéisme “dogmatique” en hausse en Flandre ». Comme souvent, le titre en remet par rapport à l’article lui-même : il s’agit des résultats d’une enquête menée à la KULeuven et portant sur les jeunes Flamands de 18 à 25 ans, inscrits dans un établissement d’enseignement libre[1] ; onze cents jeunes ont été interrogés, ce qui constitue sans doute un échantillon significatif de cette tranche d’étudiants, mais pas de la population flamande dans son ensemble. Le raccourci est plus porteur.

Le journaliste oppose, dans son commentaire, le fait que « de nombreux jeunes Flamands, conscients de la diversité sociale, se disent ouverts aux convictions religieuses ou philosophiques, sans distinction », à l’augmentation du nombre d’athées « dogmatiques », prêts à en découdre avec toutes les religions.

On commencera par prendre acte d’une évolution qui, pour être graduelle et ne pas dater d’hier, mériterait presque qu’on lui accole un « r », tellement la nouveauté qu’elle révèle est profonde : je cite Hermans, « à peine plus de 6 % des répondants se disent catholiques, protestants ou orthodoxes. Un peu plus de 2 % se disent musulmans. Environ 20 % revendiquent l’appellation “chrétien” sans pour autant pratiquer leur foi. » Soit moins de 30 % des sondés pour accepter une étiquette religieuse précise, même si « près de 28,5 % revendiquent une “conscience religieuse”, mais refusent l’étiquette chrétienne ». Face à eux, les athées, qui, si je lis bien Jacques Hermans, ne refusent pas l’appellation mais s’en réclament et représentent 32,4 % des sondés – en plus grand nombre donc que les propriétaires d’une conscience religieuse. L’enquête répartit toutefois ces athées en deux catégories, les bons et les mauvais, ou encore les modérés (20,6 %) et les dogmatiques (11,8 %).

Les journalistes et les promoteurs de l’enquête ne cachent pas une certaine surprise, face à l’importance du groupe athée, et évitent soigneusement de commenter directement cette donnée. Ils préfèrent insister sur la distinction entre les modérés et les autres, les premiers seuls étant déclarés fréquentables, puisqu’ils prônent, nous dit-on, le dialogue et le respect des convictions.

Les autres sont la cible de commentaires sévères, notamment de la part d’Emmanuel Van Lierde, rédacteur en chef de la revue catholique Tertio, qui parle à leur sujet d’adhérents à une nouvelle religion – il doit savoir de quoi il parle. On notera, ce n’est pas anodin, la multiplicité des qualificatifs utilisés pour caractériser ces « autres », les mauvais athées : on a déjà cité le terme dogmatique, mais il faut ajouter « normatif » et « enragé », sous la plume du promoteur de l’enquête, le théologien de la KULeuven Didier Pollefeyt, et encore « fondamentaliste », dans l’article que le Standaard a consacré à la même enquête dans son édition du 25 août. Le terme « intolérant » ne fait pas partie de la liste, mais l’idée est plus qu’évoquée (ces athées « enragés » essaient d’imposer leurs opinions religieuses aux croyants, dit le professeur Pollefeyt). Bigre, le feu est nourri, et l’invective ne fait pas dans la nuance.

J’ai aussi éprouvé une certaine surprise en tombant, au détour d’un paragraphe de transition du polar louisianais de Joy Castro, Au plus près, sur la courte présentation d’un personnage secondaire, amie de la mère de l’héroïne, qualifiée d’athée pratiquante, vraisemblablement parce qu’elle s’abstient d’assister à l’office du dimanche matin[2]. Procédé fréquent, qui érige en rite le refus d’un rite. Je suppose que dans un autre contexte, le nôtre notamment (je veux dire européen plutôt qu’américain), il serait plutôt question d’athée rigoureux, ou militant. Pratiquant : un qualificatif de plus, qui rabat l’athéisme sur une religion, même si, dans ce cas, on ne sent aucune antipathie dans le chef de l’auteure.

De l’usage de noms d’oiseaux dans le débat

Les termes utilisés dans les articles de La Libre Belgique, du Standaard et dans le rapport d’enquête sont d’abord des noms d’oiseaux : enragé, certainement ; dogmatique, rarement un compliment ; fondamentaliste, sans aucun doute, surtout depuis les attentats islamistes ; normatif, un peu moins, mais cette « norme » fait cependant peur parce qu’elle pourrait être imposée. On est davantage dans la polémique que dans un compte rendu scientifique.

Le fondamentalisme, précise le dictionnaire Larousse, est

un courant théologique, d’origine protestante, développé aux États-Unis pendant la Première Guerre mondiale, et qui admet seulement le sens littéral des Écritures. (Il s’oppose à toute interprétation historique et scientifique et s’en tient au fixisme).

A ma connaissance, on n’a pas encore trouvé le texte fondateur que les athées brandiraient en guise d’écriture sainte, mais peut-être suis-je insuffisamment informé. L’Encyclopædia Universalis renchérit, à propos du fondamentalisme, et parle d’une réaction religieuse à la modernité :

« La loi de Dieu d’abord ». Par fondamentalisme, on désigne au sens large toutes les radicalités religieuses qui défendent une conception intransigeante de la religion, au risque d’une confrontation avec la société environnante.[3]

Je ne me sens décidément pas concerné, la modernité ne m’effraie pas, la preuve, je suis un cycliste quotidien.

Wikipedia élargit cependant la portée du terme[4] :

Le fondamentalisme se manifeste par un engagement envers des doctrines radicales et peu nuancées, généralement religieuses, mais aussi séculières ou même anti-religieuses. Ce mot peut faire référence à la politique.

Doctrine radicale, séculière ou anti-religieuse : à voir, sous réserve d’inventaire, en acceptant la référence au spectre politique. Ce qui serait en jeu, c’est la manière de s’affirmer athée, ou d’éviter de le faire – dans certains cas, on contourne le problème en se déclarant agnostique, et en se mettant ainsi à l’abri des noms d’oiseaux.

Philosophiquement, la différence entre les athées fréquentables et les autres est très mince. On pourrait, par exemple, s’accorder sur le point de vue qu’André Comte-Sponville a exposé dans Espace de libertés : « Je suis athée parce que je ne crois en aucun dieu. Non dogmatique, parce que je reconnais évidemment que mon athéisme n’est pas un savoir, c’est une opinion, une conviction, une croyance.[5] » En effet : les athées, jusqu’aux enragés, savent bien qu’on ne prouve pas plus l’inexistence de Dieu que son existence ; ils partagent aujourd’hui cette idée avec la plupart des théologiens contemporains[6]. Si le contraire était vrai, ça se saurait. Voici donc un dogme balayé.

On peut ensuite affiner le constat en s’emparant du premier commandement du NOMA (Non Overlapping MAgisteria) que le paléontologue américain Stephen Jay Gould adresse aux religieux – en s’en emparant, à condition de le compléter un rien :

Le premier commandement de toutes les versions du NOMA se résume comme suit : Tu ne mélangeras pas les magistères en affirmant que Dieu commande directement des événements importants dans l’histoire de la nature, via des interventions qui ne seraient connaissables que par une révélation, inaccessibles à la science.[7]

Première correction : le mot « importants » est manifestement problématique. Il est d’abord hautement subjectif – ce qui est important pour moi peut ne pas l’être pour toi. Je ne vois pas comment le commandement pourrait être pris au sérieux sans laisser tomber cet « importants » : l’histoire de la nature se comprend sans intervention divine, on s’en tiendra là. On pourrait aussi chipoter sur le « directement », qui ouvre la porte à bien des interprétations, mais ne chicanons pas. Ne boudons cependant pas notre plaisir, ce commandement coupe les ailes à l’intelligent design : l’histoire de la succession des espèces dans le monde vivant constitue sans conteste « un événement important dans l’histoire de la nature », que le commandement exclut de placer sous l’autorité divine.

La seconde correction est moins cosmétique. Pour Gould, seule l’histoire de la nature est soustraite aux interventions du Tout-Puissant. Et l’histoire des sociétés, et nos petites histoires personnelles ? La volonté de Gould de signer un armistice avec les religions se heurte ici à ses limites rationnelles. D’abord, si c’est bien là qu’on installe la frontière qui sépare l’accessible au pouvoir divin de ce qui lui est inaccessible, entre nature et sociétés humaines, on instaure une séparation radicale entre ce qu’on place sous un label naturel et ce qui relève du culturel et du social. Pas besoin d’être détenteur d’un prix Nobel pour se rendre compte que cette séparation s’oppose radicalement à des acquis loin d’être « inaccessibles à la science », en reprenant les termes de Gould : sans revenir sur les discussions récurrentes sur les parts de l’inné et de l’acquis dans nos comportements, toute la géographie s’inscrit en faux contre cette séparation, éléments physiques et humains inextricablement mêlés. Et pour faire dans le plus chaud, sans mauvais jeu de mots, qu’est-ce qui pourrait être d’origine divine dans le réchauffement climatique, et qu’est-ce qui ne peut pas l’être ?

On n’oubliera pas non plus que depuis quelques siècles, depuis que les religions ont appris à composer avec le récit scientifique de l’histoire cosmologique, la confrontation s’est clairement focalisée sur les sociétés humaines et sur les conflits dont elles sont le siège. Gott mit uns, clamaient les chevaliers teutoniques marchant à la conquête de l’Est, bénits soient les avions qui s’envolent pour massacrer les paysans abyssiniens, déclaraient les évêques italiens en appui au fascisme mussolinien… Georges Bernanos, dans Les Grands Cimetières sous la lune, s’indignait de la participation de l’Église en Majorque à la croisade franquiste :

On vous voit, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, bénir des arguments à répétition qui sortent tout luisants, bien graissés, des célèbres bibliothèques de M. Hotchkiss. J’ai vu, par exemple, Mgr l’évêque-archevêque de Palma agiter ses mains vénérables au-dessus des mitrailleuses italiennes – l’ai-je vu, oui ou non ?…

Ou encore God is on our side, rappelé par Bob Dylan à propos du Vietnam. Dieu n’a que trop souvent été recruté en soutien aux pires causes, avec des résultats inégaux qui, heureusement, ne témoignent pas de sa toute-puissance. S’abstenir de ce genre d’intervention serait la moindre des choses.

Bref, ma conclusion est simple : un athée exclut toute intervention divine dans la réalité du monde, qu’on vise le monde physique, nos architectures sociales ou nos psychés. On n’aura pas la cruauté d’évoquer le soutien divin si ardemment souhaité pour remporter la Champions League ou le tournoi de Wimbledon. Notre affirmation, pour ferme et précise qu’elle soit, ne confirme nullement le jugement péremptoire de Didier Pollefeyt, le théologien qui a dirigé l’enquête que je commente : « Ce groupe [les athées dogmatiques] montre également une attitude moins tolérante à leur égard. Comme les vieux catholiques d’autrefois, il n’y a qu’une seule vérité pour eux. »

Non, il n’y a pas qu’une seule vérité. Qu’on s’intéresse au cosmos (que sont l’énergie et la matière noires ?), aux conditions présidant à l’émergence des formes de vie ou à l’extinction des dinosaures, à la reproduction des systèmes de domination dans nos sociétés ou aux effets de l’hypertrophie des réseaux sociaux, à la compréhension fine des processus biologiques qui font que l’un décède du Covid 19 et l’autre pas, ou à ce qui fonde notre identité, les athées ne prétendent pas, et certainement pas plus que d‘autres, détenir des réponses définitives à ces multiples questions. Quand ils tentent de trouver des réponses, le spectre de leurs propositions est aussi large que possible, et sans doute aussi divergent. A ceci près qu’ils ne répondent pas que c’est « parce que Dieu l’a voulu ». Je pense dès lors qu’il est légitime d’annexer Spinoza parmi les athées, lui pour qui Dieu et la nature étaient deux concepts équivalents : que reste-t-il de l’idée divine si Dieu existe sans se manifester ? Je ne crois pas me tromper en affirmant que ce refus d’explication surnaturelle vaut aussi bien pour les fréquentables que les infréquentables parmi les athées.

Un clivage politique, pas philosophique

Au contraire, la distinction relevée par les enquêteurs, entre les fondamentalistes et les réalistes (amusant de s’approprier un clivage que les politologues attribuent à la mouvance écolo), ou entre les enragés et les tolérants, est un argument à l’appui de la thèse que je défends. C’est bien d’une attitude politique qu’il est question, et être athée ne vous définit pas politiquement. En revanche, la revendication de l’étiquette constitue bien une affirmation politique – c’est une caractéristique commune à toutes les appellations impliquées dans des polémiques, comme le féminisme, par exemple. Certains athées, au sens large avancé plus haut (quoi qu’il se passe dans le monde réel, Dieu n’y est pour rien), refusent de porter le label, pour des raisons qui, le plus souvent, ne sont que très peu philosophiques. Hervé Hasquin est une personnalité représentative de ce courant, il se dit d’ailleurs agnostique. Pour lui – et je l’ai entendu s’exprimer en ce sens –, l’athéisme est associé aux campagnes menées avec le soutien de l’État soviétique à partir des années 20 du siècle passé, et il refuse avec horreur toute forme de proximité à l’égard de ces campagnes.

On retrouve une trace de cette réserve jusque dans le (très bon) livre sur l’histoire de l’athéisme en Belgique, récemment édité par l’ABA : en raison du fait que Rops ne s’est jamais affirmé athée, Michel Draguet s’interroge sur son athéisme[8], qui me semble indubitable au regard des critères que je crois pertinents. Individualiste forcené, Rops a toujours refusé de risquer de s’effacer au sein d’un groupe, fût-il celui des athées, et ceci explique cela. La perspective tracée par Anne Staquet, dans le même ouvrage, montre bien à quel point la signification de l’étiquette a subi les outrages du temps, même en se limitant à l’époque moderne, de l’insulte pure (et on voit qu’il en reste quelque chose) à la constitution d’un courant de pensée plus ou moins cohérent[9].

Ainsi en est-il aussi du clivage fréquentables/infréquentables parmi les athées : il est de nature politique. Certains sont enclins au compromis, d’autres moins ; certains font du combat pour l’athéisme l’axe central de leur vie politique, d’autres se contentent d’être ce qu’on appelle parfois des athées tranquilles, considérant que la question de l’existence de Dieu est sans intérêt, parce qu’elle est réglée.

On trouve dans les conclusions de l’enquête une idée étonnante, dont on peut se demander d’où elle sort : pour le groupe « athée-normatif », « tout ce qui touche à la religion ou à la religion devrait être interdit et l’athéisme est la seule vérité »… De l’athéisme, même « normatif », à l’interdiction des religions, il y a plus qu’une marge. On préférera retenir une conclusion plus nuancée de la même enquête : « le groupe pluraliste-athée ne revendique pas publiquement la vérité, alors que le normatif-athée le fait ». Excepté les cyniques et les manipulateurs, chacun se réfère sans doute à la vérité lorsqu’il exprime un avis. Publiquement, tout est là : question d’opportunité.

Les auteurs de l’enquête dirigée par le professeur Pollefeyt, dans leurs commentaires, mélangent les genres : certaines de leurs invectives, « enragés » notamment, sont bien situées dans le registre politique, et la tolérance est davantage une vertu politique qu’un trait du droit canonique – je laisse à Claudel la responsabilité d’avoir dit qu’il y a des maisons pour ça. Mais le terme « fondamentaliste » n’est pas spécialement enraciné dans un terreau politique, et l’accusation de se comporter en fondateurs d’une nouvelle religion est encore plus précise. C’est bien sûr à cette fondation que renvoie le terme « dogmatique », dont on admettra cependant qu’il ne peut s’appliquer à des athées que dans un sens très figuré – en l’absence évidente de texte sacré. On l’a vu, Comte-Sponville récuse le terme à titre personnel, mais sa manière de se dire non dogmatique laisse ouverte la possibilité que d’autres athées le soient. Sa citation place sur le même pied opinion, conviction et croyance ; les mots ne sont pourtant pas synonymes, et je préfère conviction aux deux autres. Mais j’aurais tendance à en utiliser un quatrième, certes plus savant, mais mieux adapté à mes yeux, celui de paradigme, emprunté à l’épistémologie.

Un paradigme est un préalable à l’émergence d’une théorie scientifique ; il rend possible une révolution scientifique en définissant les questions pertinentes, celles qui méritent qu’on leur cherche une réponse, et celles qui sont vaines, mal posées. Exemple : Galilée, Descartes, Newton, et j’en oublie, ont compris que la question qui avait titillé les scientifiques-philosophes pendant de longs siècles (quelle est l’origine du mouvement ?) était absurde, du type sexe des anges, et qu’il fallait la remplacer par une autre (pourquoi et comment le mouvement se modifie-t-il ?), ce qu’exprime le principe d’inertie. L’athéisme est un paradigme pour une vision moderne du monde, pleinement compatible avec les sciences, et désaliénée.


Notes

  1. Pour consulter l’enquête, https://www.kuleuven.be/thomas/nieuwsbrief/20210824/ ↑
  2. Joy Castro, Au plus près, traduction de Thomas Bauduret, Paris, Gallimard, coll. « Série noire », 2016, p. 157. ↑
  3. https://www.universalis.fr/encyclopedie/fondamentalisme/ ↑
  4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Fondamentalisme ↑
  5. Espace de libertés, septembre 2018 (n° 471). ↑
  6. Cette impuissance à démontrer, sous la forme d’un constat en miroir, n’est cependant pas le reflet d’une symétrie intrinsèque : jusqu’à nouvel ordre, la charge de la preuve incombe à celui qui avance une proposition qu’aucune évidence empirique ne soutient, pas à celui qui demande à voir. C’est donc l’existence de Dieu qui devrait être prouvée. ↑
  7. Stephen J. Gould, Rocks of Ages: Science and Religion in the Fullness of Life, Ballantine Publishing Group, 1999. ↑
  8. Michel Draguet, « Rops à l’épreuve de l’athéisme », in Histoire de l’athéisme en Belgique, sous la direction de Patrice Dartevelle et Christophe De Spiegeleer, Bruxelles, ABA Editions, 2021, pp. 241-259. ↑
  9. Anne Staquet, « Plurivocité de l’athéisme », in Histoire de l’athéisme en Belgique, sous la direction de Patrice Dartevelle et Christophe De Spiegeleer, Bruxelles, ABA Editions, 2021, pp. 19-35. ↑
Tags : dogmatisme fondamentalisme paradigme tolérance vérité

Peut-on croire sans raison ?

Posté le 10 juillet 2018 Par ABA Publié dans Philosophie Laisser un commentaire

William Clifford et William James

Jean Bricmont

Au XIXe siècle, le mathématicien britannique William Clifford (1845-1879) et le psychologue et philosophe américain William James (1842-1910) abordaient, chacun au travers d’un texte, un débat sur ce que veut dire « croire » et sur ce qui peut justifier une croyance[1]. Bien que datant de la fin du XIXe siècle, ces deux textes importants de la philosophie anglo-américaine nourrissent un débat qui est toujours contemporain.

Pour l’illustrer, je vais commencer par une anecdote : mon cours de religion en dernière année d’humanités (la terminale en France) était divisé en trois parties : d’abord les preuves de l’existence de Dieu, ensuite les preuves que, parmi toutes les religions, la catholique était la meilleure, et enfin la doctrine de l’Église en matière sociale et sexuelle. La dernière partie était vue comme un corollaire de ce qui avait été « démontré » précédemment.

À la fin des années 1960, cette façon de défendre le catholicisme pouvait déjà paraître comme passablement « conservatrice ». Mais on a tendance à oublier que, pendant des siècles, cette démarche a été celle de l’Église : la croyance en Dieu et en la doctrine catholique n’était pas présentée comme une croyance aveugle et encore moins un choix subjectif, mais quelque chose de rationnel.

Néanmoins, au moins depuis le XVIIIe siècle, de nombreux penseurs ont montré qu’aucune des « preuves » de l’existence de Dieu (la cause première, l’argument de la finalité ou la preuve ontologique) ne démontrait quoi que ce soit. Face à cela, trois réactions étaient possibles : défendre ces preuves malgré tout (la tactique des bons pères qui pensaient m’éduquer), devenir athée ou inventer de nouveaux arguments en faveur de la religion.

C’est cette troisième attitude qui domine très largement le monde chrétien occidental contemporain. Mais ces arguments sont radicalement différents des arguments traditionnels en ce sens qu’ils ne cherchent pas à démontrer que les doctrines religieuses sont vraies mais qu’elles sont moralement utiles ou subjectivement satisfaisantes et ces arguments font principalement appel au sentiment plutôt qu’à la raison.

Tout le monde a déjà rencontré ce type de raisonnement : si Dieu n’existe pas, alors tout est permis. La croyance en Dieu nous console des misères de ce monde, nous permet de « nous sentir bien ». La croyance en Dieu est bonne pour les opprimés (théologie de la libération), pour les femmes (féminisme chrétien ou musulman) ou pour les peuples ex-colonisés (islam ou hindouisme politique).

Le mathématicien britannique William Clifford a avancé un argument allant exactement en sens inverse : un argument moral contre les croyances irrationnelles et qui est purement philosophique, en ce sens qu’il ne ressasse pas les critiques habituelles des incroyants à propos de l’Inquisition ou des Croisades qui, elles, dépendent de l’histoire[2].

Clifford donne l’exemple d’un propriétaire de navire qui sait ou devrait savoir que le bateau qu’il va mettre à la mer avec un certain nombre de migrants n’est pas très sûr. Il se convainc néanmoins que son bateau sera capable de faire le voyage. Malheureusement, celui-ci coule et les migrants se noient. Clifford en déduit qu’il était immoral pour l’armateur de se convaincre de la sécurité du bateau alors qu’il n’avait pas de bonnes raisons d’y croire.

Clifford insiste sur le fait que ce n’est pas simplement l’action du propriétaire (mettre le navire à la mer) qui est immorale, mais également la croyance non justifiée dans la sûreté du navire qui l’est. Et de là découle son éthique de la croyance : « on a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire sur la base d’éléments de preuve insuffisants. » (L’immoralité de la croyance religieuse p. 13)

Dans le reste de son texte, Clifford se défend de tomber dans le scepticisme et indique comment procéder pour arriver à des opinions justifiées, même si elles ne sont pas absolument certaines (Clifford accepte le caractère incertain de nos connaissances). Il n’y a là rien de très original : Clifford explique simplement comment procéder à des inductions raisonnables et sa démarche n’est pas différente de celle de la plupart des scientifiques.

La volonté de croire de William James est en partie une réponse à Clifford, bien que se voulant d’une portée plus générale. Pour James, l’éthique de la connaissance de Clifford est inapplicable parce que, dans bon nombre de situations, nous sommes obligés en pratique de choisir de croire une proposition ou sa négation sans disposer de preuves suffisantes pour effectuer ce choix. Si on suit l’éthique de Clifford, dit James, on évitera de tomber dans l’erreur mais on ratera également la possibilité de croire en des propositions vraies mais non prouvées. Le genre d’exemple que James aime donner c’est celui d’une demande en mariage : on ne peut pas attendre d’avoir de bonnes raisons de croire que la demande sera acceptée avant de la faire, sinon presqu’aucune demande de ce type ne serait formulée.

On pourrait répondre que cette objection ignore toute la partie du texte de Clifford où celui-ci explique comment nous pouvons arriver à des opinions justifiées, au moins en partie. Mais le but de James est de défendre les croyances religieuses, dont Clifford ne parle pas mais qu’il ne partageait manifestement pas. James estime que, concernant ces croyances, demander des preuves comme le fait Clifford, revient à adopter une position agnostique ou athée. Pour James, le fait de croire ou de ne pas croire est essentiellement une question pratique qui, comme pour d’autres questions, doit être décidée sans attendre d’avoir des preuves suffisantes pour trancher entre croyance et non-croyance. Suspendre son jugement en attendant de telles preuves revient pour James à faire un choix, celui de la non-croyance.

Cette attitude est reliée à la philosophie pragmatiste de James. Bien qu’il existe différentes versions du pragmatisme et que celle de James n’est pas entièrement claire, la partie la plus centrale mais aussi la plus problématique de cette doctrine consiste à ne pas voir une proposition vraie comme exprimant un état de fait, mais comme remplissant une fonction pratique, étant satisfaisante, utile, s’accordant au reste de nos pensées, etc. Une version radicale de cette idée (bien plus radicale que chez James[3]) est exprimée par le philosophe américain contemporain Richard Rorty lorsqu’il écrit : « Ce que des gens comme Kuhn, Derrida et moi pensons, c’est qu’il est inutile de se demander s’il existe réellement des montagnes ou s’il est simplement pratique de parler des montagnes. »[4]

Dans le chapitre qu’il consacre à James dans son Histoire de la philosophie occidentale[5], Bertrand Russell démolit cette notion pragmatique de la vérité : par exemple, si je me demande s’il est vrai que Christophe Colomb est parti pour l’Amérique en 1492, et que j’adhère à la notion ordinaire de vérité, comme reflétant un fait, je pourrais simplement consulter un livre d’histoire. Mais si je suis pragmatiste, je dois me demander s’il est utile de croire que Christophe Colomb est parti pour l’Amérique en 1492, plutôt qu’en 1491 ou 1493. Comment faire ? Et même si on résout ce problème (par exemple en se disant que donner 1492 comme date du départ permet de réussir des examens), il faut, pour être cohérent appliquer la notion pragmatique de vérité à l’assertion « il est utile de croire que Christophe Colomb est parti pour l’Amérique en 1492 », ce qui veut dire qu’il est utile de croire que cette assertion est vraie. On tombe ainsi dans une régression à l’infini.

Discutons des croyances irrationnelles

Pour finir, que penser de l’éthique de la vérité de Clifford et de la réponse de James ? La maxime de Clifford (« on a tort, partout, toujours et qui que l’on soit, de croire sur la base d’éléments de preuve insuffisants ») est correcte mais avec une nuance importante : il devrait ajouter « du moins, lorsque de tels éléments de preuve existent et nous sont accessibles », ce qui permet d’éviter l’objection de James concernant les nombreuses décisions pratiques, comme une demande en mariage, où un choix doit être fait sans nécessairement disposer de preuves allant dans un sens ou l’autre.

Pour ce qui est de James, la vision pragmatique de la vérité se heurte, comme le montre Russell, à des objections bien plus sérieuses que celle de la vérité comme correspondant à des faits. Mais, en ce qui concerne les croyances religieuses, il tombe dans le travers fréquent qui consiste à ne pas préciser de quelles croyances il s’agit. James était protestant ; donc, il ne croyait pas au dogme de l’immaculée conception ni aux autres dogmes spécifiquement catholiques. Il ne croyait pas non plus à la venue du Mahdi (croyance islamique) ni à celle du Messie (croyance juive) ni aux dieux de l’Olympe, amérindiens ou africains. Mais pourquoi au juste ? Comme pour le pari de Pascal, il ne suffit pas de croire, mais de croire dans la vraie foi, vu que la plupart des religions promettent un sort funeste, ici-bas ou dans l’au-delà, à ceux qui adhèrent à une religion autre que la « vraie », c’est-à-dire la leur. Justifier la croyance religieuse en invoquant ses bienfaits ne permet pas de se débarrasser de la question de la vérité (quelle est la vraie religion ?), du moins si on pense aux bienfaits résultant d’une action divine.

Il est vrai que James n’est pas très explicite sur ce en quoi consistent, pour lui, les bienfaits de la croyance. Est-ce la vie éternelle ou des consolations ici-bas ? Dans le deuxième cas, il suffirait de croire, peu importe la foi à laquelle on adhère. Mais reste la question, qui est une question de fait, du caractère bénéfique de la croyance : James ne semble pas se demander, par exemple, si la croyance à l’enfer pourrait avoir quelques inconvénients psychologiques. Par ailleurs, l’immense majorité des croyants n’adhèrent pas à une justification pragmatique de leur croyance. Pour eux, elle est vraie au sens de la vérité correspondant à des faits, d’où les infinis conflits entre croyances mutuellement contradictoires, conflits qui ne sont pas particulièrement bienfaisants.

Dans le débat entre Clifford et James, même si les arguments du second sont faibles, ce sont eux qui dominent l’opinion intellectuelle de notre temps, qui semble entièrement conquise à une vision de la vérité indifférente aux faits et qui se concentre uniquement sur les effets supposés de la croyance. Bien sûr, cette attitude a d’autres sources que le pragmatisme de James, la philosophie de Nietzsche par exemple, ou certaines versions du marxisme, et ce pragmatisme, comme dit Russell, « n’est qu’une forme de la folie subjectiviste qui caractérise la plupart des philosophies modernes »[6], mais ses ravages ne s’en font pas moins sentir : il est devenu quasiment impossible dans notre « culture » de discuter objectivement des croyances irrationnelles, en particulier religieuses. Reste à voir ce qui à terme fera le plus de tort : le subjectivisme contemporain ou les dogmatismes du passé.


Notes

  1. Ces deux textes viennent d’être republiés sous le titre L’immoralité de la croyance religieuse (Marseille, Agone, 2018, 125 p.). Il s’agit d’une nouvelle traduction en français, introduite et commentés par leur traducteur, le philosophe Benoît Gaultier, de L’éthique de la croyance de William Clifford et de La volonté de croire de William James qui en constitue une sorte de réponse.Clifford est connu (des spécialistes) pour ses travaux à l’intersection de la géométrie et de l’algèbre et qui a notamment suggéré, bien avant Einstein, un lien entre la force de gravitation et la géométrie de l’espace, idée qui est à la base de la relativité générale (1915). ↑
  2. Quand on avance ce genre d’arguments, les croyants répondent souvent en parlant d’Hitler, Staline, etc. et on arrive vite à une impasse. ↑
  3. Notons que James dit quand même : « Ici, dans cette salle, nous croyons tous à la réalité des molécules et à la conservation de l’énergie, à la démocratie et au progrès nécessaire, au christianisme protestant et au devoir de combattre pour la “doctrine de l’immortel Monroe”. Mais toutes ces croyances ne reposent sur aucune raison digne de ce nom ». (L’immoralité de la croyance religieuse pp. 55-56). Lorsqu’il écrivait ces lignes (1897), la conservation de l’énergie était quand même bien établie. Le fait qu’il la mette sur le même plan que le christianisme protestant et la doctrine de Monroe illustre son indifférence aux arguments scientifiques. ↑
  4. Richard Rorty, Truth and Progress. Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, pp 71-72. Je ne sais pas si Rorty reflète correctement l’opinion de Kuhn ou Derrida, mais il reflète sûrement la sienne. ↑
  5. Bertrand Russell, Histoire de la philosophie occidentale. En relation avec les événements politiques et sociaux de l’Antiquité jusqu’à nos jours, traduit de l’anglais par Hélène Kern, Paris, Les Belles Lettres, 2011, chapitre XXIX, pp. 923-931. ↑
  6. Ibid., p. 931. ↑
Tags : croyance éthique pragmatisme vérité

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