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Archives par mois : août 2020

Les Fêtes (laïques) de la jeunesse (laïque)

Posté le 1 août 2020 Par ABA Publié dans Laïcité 1 Commentaire

Patrice Dartevelle

Tout autant que celles des Églises, la vie et l’histoire du mouvement anticlérical, généralement appelé « laïque » en Belgique, ne sont pas un long fleuve tranquille. Bien des changements, subis ou voulus, s’y sont opérés.

La question des Fêtes de la jeunesse laïque, devenues voici très peu d’années Fêtes laïques de la jeunesse, peut donner une bonne illustration des évolutions historiques au sein du mouvement laïque.

Ces fêtes sont une des cérémonies de passage liées à la fin de l’enfance et à l’adolescence à l’instar de ce qui existe dans les religions, comme la communion solennelle chez les catholiques ou la bar mitzvah du côté juif. Elles sont créées par ceux qui ne peuvent plus se reconnaître dans les valeurs et les croyances des Églises traditionnelles.

C’est la Révolution française qui est la première confrontée à la situation. L’opposition entre la France révolutionnaire et l’Église catholique va susciter des tentatives de cérémonies civiles, voulues comme identiques pour tous, inaugurant par là une tension qui subsiste entre différentes conceptions de l’idéal laïque.

Les révolutionnaires organisent en 1794 le culte de l’Être suprême et dans cette logique veulent définir des rites communs, spécialement autour de la naissance et du parrainage. Tout cela disparaîtra même si des baptêmes civils auront lieu tout le XIXe siècle en France.

Des fêtes de la jeunesse seront également organisées. De telles fêtes sont attestées en Belgique en 1796, sans laisser de postérité[1]. Si les Fêtes de la jeunesse laïque ont aujourd’hui généralement lieu en mai ou en juin, elles le doivent sûrement aux dates traditionnelles des communions, mais aussi au fait que les révolutionnaires français avaient décidé de fixer les dates des fêtes de la jeunesse au mois de prairial (entre le 21 mai et le 17 juin).

Si le mouvement laïque belge a organisé des fêtes de naissance et de mariage ainsi que des cérémonies de funérailles, celles-ci ont par nature un caractère individuel et seules les fêtes, appelées jusqu’il y a peu « Fêtes de la jeunesse laïque » ont rencontré un écho collectif et public important.

Ces fêtes sont fortement liées dans leur naissance et leur développement l’histoire du mouvement laïque belge. « Laïque » est le nom donné aujourd’hui[2] au groupe de ceux qui dans un premier temps se sont opposés à l’Église et à son emprise sur la société civile et dans un second temps ont résolu de se fixer des règles de vie personnelle et collective en dehors de toute référence religieuse.

En fonction même de l’histoire du mouvement laïque, celle des Fêtes de la jeunesse laïque se déroule en deux temps.

De la fin du XIXe siècle au Pacte scolaire

C’est à partir du milieu du XIXe siècle que se créent les associations laïques. La première, L’Affranchissement, apparaît à Bruxelles en 1854 en se donnant pour but principal de garantir des funérailles civiles à ses membres.

En fait une opposition catholiques/non-catholiques se cristallise dans l’opinion au long du siècle. Le nombre des opposants à l’Église augmente à un point tel qu’on a pu soutenir qu’au sein de la population masculine vers 1900, les non-catholiques sont les plus nombreux[3], du fait de la grande opposition des milieux ouvriers à l’égard de l’Église. À cette époque, de nombreuses associations de libre pensée sont intégrées au sein du parti socialiste (Parti Ouvrier Belge à ce moment). On peut mesurer effectivement qu’entre 1900 et 1924, dans les communes ouvrières des bassins de Liège et de Charleroi, il y a de 20 à 30 % de non-baptisés, voire 40 % comme à Seraing en 1914, et 45 % de mariages purement civils.

Le groupe non-catholique est très inégalement réparti dans le pays. Il se concentre dans le sillon charbonnier et industriel de Liège au Borinage, à Bruxelles, à Anvers et Gand et dans le Sud-Luxembourg.

Concomitamment le nombre des associations laïques et celui de leurs membres va considérablement s’accroître. Dès 1877, on compte 35 groupes de libre pensée et 2 000 membres, en 1912, 370 groupes et 26 000 membres[4].

C’est dans ce contexte que les associations laïques débattent dans les années 1870 des cérémonies comme le baptême, la « communion laïque » comme diront certains, ou le mariage. Leur éventuelle organisation sur un mode laïque se heurte à une vive opposition interne.

Beaucoup dénoncent une inutile singerie de cérémonies catholiques dont les anticléricaux ont voulu se débarrasser. Plus profondément la philosophie rationaliste ne s’accommode pas aisément de manifestations rituelles qui posent vite des questions comme le statut des symboles ou celui d’un sacré jugé incompatible avec l’idéal scientifique guidé exclusivement par la raison ou encore celui d’une spiritualité non-religieuse souvent controversée[5].S’agissant de baptêmes et de fêtes de la jeunesse, des cérémonies laïques ne concordent pas avec une critique que libres penseurs et rationalistes adressent à l’éducation chrétienne : celle-ci est fondée sur l’inculcation précoce, avant l’âge de raison, de pratiques et de dogmes religieux comme le catéchisme en donne l’illustration.

Plus récemment des psychopédagogues qui ne s’opposent pas au principe d’une fête de passage à l’adolescence constatent que le moment d’une telle fête – douze ans, la dernière année d’enseignement primaire – ne devrait pas être calqué sur celui de la communion et du passage de l’enseignement primaire à l’enseignement secondaire (évidemment peu fréquent au XIXe siècle) et que solenniser le passage à l’adolescence impliquerait un report de deux ans.

En sens inverse, beaucoup de laïques ne manquent pas de relever que le christianisme a plus récupéré et aménagé qu’inventé des rites de passage qui sont une donnée anthropologique largement répandue dans l’espace et le temps. En outre parmi les laïques, on compte de nombreux francs-maçons, très sensibles aux symboles et aux rituels[6]. Les loges ont aussi coutume d’« adopter » des enfants de leurs membres et de les initier progressivement à la vie maçonnique.

L’histoire des Fêtes de la jeunesse laïque reste à faire[7] et on ne peut dater avec certitude leur première apparition.

Il est certain qu’une fête est organisée à Liège en 1888 (sous forte inspiration maçonnique) en 1889 à Charleroi[8] et dans la région du Centre[9], à Anvers en 1890[10] ou 1883[11]. Le succès est d’emblée considérable et il faut rapidement soit utiliser des salles de plus en plus grandes, soit décentraliser la Fête.

Celle-ci va parfois s’étendre sur deux jours (un dimanche et un lundi). Elle comprend une partie académique avec discours sur les principes de la libre pensée et ses revendications en matière de libertés, un repas avec les parents, la remise d’un diplôme et d’un cadeau. Le second jour peut être consacré à un voyage[12].

On sait peu de choses sur ce qu’il advient de ces fêtes dans l’entre-deux-guerres et l’immédiat après-guerre[13]. Plusieurs semblent maintenues. Celle de Bruxelles est attestée en 1927[14]. Beaucoup ont cessé. La cause de ce déclin est claire : elle est dans celui des associations laïques. Ainsi, de 1911 à 1937, la Fédération nationale de la libre pensée perd les deux tiers de ses membres et n’en compte plus que 9 000. Cette évolution peut sans doute être attribuée à la continuation des conflits entre libéraux et socialistes, que ce soit au sein des mêmes associations ou dans des associations différentes, mais il est surtout dû au revirement politique du Parti Ouvrier Belge qui, en 1913 met hors du parti les sociétés de libre pensée qui lui était affiliées[15].

La renaissance des Fêtes de la jeunesse laïque

Une décision essentielle en matière de politique scolaire belge va modifier la donne.

Après de longs conflits, ce qu’on appelle la « guerre scolaire », les trois grands partis politiques belges signent le 20 novembre 1958 le Pacte scolaire, document qui est traduit sous forme de loi le 29 mai 1959.

Cette loi comporte de nombreux aspects importants et prévoit notamment que tous les établissements scolaires primaires et secondaires, organisés par les pouvoirs publics, ce qu’on nomme l’enseignement officiel, devront obligatoirement prévoir des cours des différentes religions reconnues (mais la religion catholique est évidemment nettement majoritaire) et un cours de morale non-confessionnelle, c’est-à-dire ne faisant aucune référence à une religion, une divinité, une transcendance.

En contrepartie d’avantages importants pour l’enseignement catholique, le parti et les autorités catholiques renoncent à leur position traditionnelle selon laquelle il ne pouvait y avoir d’école même publique où l’enseignement de la religion catholique ne soit obligatoire. Auparavant l’enseignement officiel connaissait des situations très diverses allant de l’enseignement obligatoire de la religion catholique à l’absence de fait de tout enseignement religieux ou l’existence d’un cours de morale unique pour tous les élèves en passant par l’enseignement de la seule religion catholique mais avec dispense ou encore le système devenu obligatoire à partir de 1959.

En 2015-2016, dans l’enseignement officiel en Communauté française au niveau primaire, 36,4 % des élèves suivaient le cours de morale non-confessionnelle, 39,3 % le cours de religion catholique et 19,6 % le cours de religion islamique. Au niveau secondaire, ces chiffres deviennent 55% pour la morale, 20,5 % pour la religion catholique et 18,5 % pour la religion islamique (vu l’arrêt de la cour constitutionnelle, il y a déjà un « encadrement pédagogique alternatif » pour 2,5 % des élèves dans le primaire et 3 % dans le secondaire)[16].

Cette situation va exacerber un sentiment déjà présent autrefois. Le strict parallélisme entre les cours de religion et celui de morale va engendrer un malaise, une insatisfaction chez beaucoup d’enfants de dernière année primaire suivant le cours de morale et chez leurs parents : les enfants des cours de religion voient leur parcours comme « couronné » par la communion solennelle tandis que généralement rien n’existe pour ceux du cours de morale.

Dès lors, en 1964, à Bruxelles, des parents emmenés par Janine Lahousse[17] décident de (re)créer une fête de la jeunesse laïque. Cela se fait en connexion plus ou moins grande avec les enseignants de morale non-confessionnelle, sans obligation ni pour les élèves ni pour les enseignants. Les écoles et les pouvoirs qui les organisent ne jouent pas de rôle organique dans l’organisation des fêtes.

La conception de la Fête est confiée à Paul Damblon, journaliste très connu de la Télévision belge, musicien, compositeur et metteur en scène doué d’un grand talent de communication et à son épouse Tamara, spécialiste de littérature pour la jeunesse. Ils créent un scénario qui sera le plus souvent repris par les autres fêtes qui vont s’organiser et vont intervenir eux-mêmes pour dire leurs textes.

La première Fête a lieu à Bruxelles le 21 juin 1964 et rassemble d’emblée 450 enfants.

L’initiative connaît un vif succès et dès 1978 on compte plus de 80 Fêtes pour la Belgique francophone[18]. Des milliers d’enfants participent chaque année à ces Fêtes. En 2014, il y en avait 680 rassemblés à Bruxelles à Forest National[19] et même 240 en Province de Luxembourg.

Les parents des enfants qui participent aux Fêtes ont droit à un jour de congé avec maintien de la rémunération, comme pour la communion. Les grandes chaînes de supermarchés et de nombreux magasins accordent les mêmes avantages aux participants aux Fêtes de la jeunesse laïque qu’à ceux qui font leur communion.

Il est par ailleurs symptomatique que cette renaissance s’accompagne d’une modification de la structure du mouvement laïque. De nombreuses associations nouvelles, généralement, appelées « Amis de la morale laïque de telle ou telle commune », sont créées dès les années 1960 à côté et même souvent à la place de plus anciennes associations. Il y en a plus de 60, fédérées en 1969 par la Fédération des Amis de la Morale Laïque. Ce sont souvent elles qui organisent les Fêtes.

Celles-ci, dans leur modèle de 1964, comprennent une partie solennelle qui exalte les valeurs laïques et une partie récréative comportant un spectacle destiné aux enfants. Elles se clôturent par une invitation faite aux enfants à œuvrer en vue d’un monde meilleur et une sorte de proclamation commune.

Le contenu de cette deuxième forme de Fête de la jeunesse laïque revêt une tonalité assez différente de celles du XIXe siècle. Il ne s’agit plus de revendications (qui ont été rencontrées autant que le peuvent les lois et les pouvoirs publics), mais de l’expression de valeurs positives conformes à la philosophie laïque dans une acception large.

Leur formulation tient compte des contraintes propres à l’éducation laïque : ne pas endoctriner, mais libérer.

C’est sur l’autonomie à acquérir qu’est mis l’accent principal. Le rituel déclare : « Vous [les enfants] n’aurez de compte à rendre qu’à vous-mêmes […] quand vous serez adultes, pour tous les actes importants de la vie ». L’homme est vu comme perfectible et doté de la capacité de maîtriser son destin. Il a conscience de la diversité des valeurs dans la société et pratique la tolérance. La participation active de chacun à la réalisation des activités et entreprises du groupe auquel il appartient est essentielle, car l’homme n’est pas seul dans la société. Fondamentalement c’est un programme fondé sur la confiance en l’être humain et la préoccupation de son bonheur qui est proposé[20].

De la Fête de la jeunesse laïque à la Fête laïque de la jeunesse

Dès 2015, plusieurs éléments vont modifier un paysage qui, pour ce qui est des Fêtes, paraissait sans problème. Il en allait différemment du cours de morale et des cours de religion.

Le départ apparent est donné par un arrêt rendu le 12 mars 2015 par la Cour constitutionnelle à la suite d’une plainte de la famille De Pasquale. Celle-ci contestait pour des raisons de principe qu’on puisse assigner une religion ou une non-religion à un enfant et ses parents. Elle obtient gain de cause et ces cours ne peuvent plus être obligatoires.

Le problème posé n’est pas sans fondement mais, en réalité, dans beaucoup de milieux laïques, un autre problème est devenu prégnant.

Certes une forte tendance avait toujours existé au sein du mouvement laïque pour considérer que le cours de morale non-confessionnelle organisé dans l’enseignement officiel n’était qu’un pis-aller par rapport à la suppression de tout enseignement des différentes religions, comme en France, et donc également de tout enseignement d’une morale non-confessionnelle.

Dans beaucoup de milieux et de partis laïques, la thématique du « Vivre ensemble » est devenue centrale. Celui-ci est effectivement en vraie difficulté, tant du fait de la diversification ethnique et religieuse que de la généralisation d’un individualisme marqué. La séparation des élèves, ne serait-ce que deux heures par semaine, semble à ces milieux à l’opposé de l’objectif de la reconstruction d’un « Vivre ensemble ».

En fait l’occasion était belle pour ceux qui pensaient de la sorte, mais il faut constater que l’arrêt de la Cour constitutionnelle ne permettait pas le statu quo.

Même si on ne trouve pas d’expression publique de ce point de vue, il est également possible que la perspective de mettre fin au cours de religion musulmane ait réjoui d’aucuns.

Restait cependant un sérieux obstacle, celui posé par l’article 24 de la Constitution qui dispose en son § 1er que « Les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu’à la fin de l’obligation scolaire, le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non-confessionnelle ».

Insistons sur le fait que le caractère maintenant non-obligatoire de l’enseignement des religions ne vise pas les écoles confessionnelles, qui, en Belgique francophone, regroupent autant d’élèves que les écoles officielles[21].

Le Parlement de la Communauté française vote successivement deux décrets pour s’adapter à la décision de la Cour constitutionnelle ; le premier le 10 août 2016, relatif à la mise en œuvre d’un cours de philosophie et de citoyenneté dans l’enseignement fondamental, le second le 1er septembre 2017 portant sur le même objet dans l’enseignement secondaire. Dans les deux cas, le nouveau dispositif entre en fonction le 1er octobre qui suit l’adoption du décret.

Le Centre d’Action Laïque est plus que favorable au changement, tout comme la Fédération des Amis de la Morale laïque (FAML), ce qui est plus surprenant.

Le nouveau système crée des cours de philosophie et de citoyenneté ouverts à tous.

Sa base est un cours d’une heure hebdomadaire, les cours philosophiques étant réduits à une heure, Constitution oblige. Une seconde heure de philosophie et citoyenneté peut être donnée, si on renonce à l’heure de cours philosophique. Ce dernier système ne fait cependant guère recette pour l’instant : il n’est demandé en 2018-2019 que par 12,2 % des élèves de l’enseignement primaire officiel et 15,3 % des élèves du secondaire de même type, la part des élèves suivant le cours de morale tombant à 21,7 % en primaire et 43,3 %, en secondaire. Mais si on prend les chiffres de fréquentation de l’ensemble des réseaux, on arrive simplement à ce qu’en 2019, 43 650 élèves (en hausse de 6 000) sur 650 000 n’ont plus de cours de religion ni de morale, soit environ 6,7 %[22].

Dès lors, la filière, si imparfaite soit-elle (bien des enseignants de morale non-confessionnelle refusaient de préparer leurs élèves à la Fête de la jeunesse laïque), qui menait les élèves du cours de morale vers la Fête devenait illogique et presqu’impossible vu l’unique heure de morale au maximum.

Une mutation en Fête laïque de la jeunesse, proposée à tout élève terminant au niveau primaire le cours de philosophie et de citoyenneté est dès lors organisée à l’initiative du Centre d’Action Laïque, en plein accord avec la FAML – qui dans plusieurs cas renomme ses associations locales en « (nom de la commune) laïque » ou « Laïcité (nom de la commune) », au lieu de « Amis de la morale laïque de (nom de la commune) ». À Bruxelles, dès 2014, la régionale de Bruxelles du Centre d’Action Laïque, Bruxelles laïque, avait repris les choses en mains sous le nom d’« Impatiences » et dès 2016, elle passait à la Fête laïque de la jeunesse. Sur le plan local, il y a des protestations et, à croire son site, Laïcité Etterbeek n’accepte pas la nouvelle formule et se réserve d’organiser comme avant une Fête de la jeunesse laïque.

Dans l’état actuel des choses, la transformation est tout sauf un succès. Plusieurs articles de presse à propos de différentes régions sont clairs. Ainsi, en province de liège, à Spa le nombre d’élèves participant à la Fête laïque de la jeunesse a baissé 50 % et à Verviers on passe même de 105 à 5 élèves[23].

Le président des Amis de la morale laïque de Verviers, André Lepas, est désabusé et dit crûment le problème : « Nous n’avons pas de personne-relais » et conclut « Je ne vois pas comment améliorer la situation de manière immédiate. Ce qui se passe pour le moment est assez catastrophique pour la laïcité ». Un haut responsable du Centre d’Action Laïque de la province de Liège est moins défaitiste, mais ses propos sont néanmoins révélateurs : « Moi, je n’ai pas l’impression que ça va disparaître » et envisage pour l’avenir « de nouveau un peu plus d’enfants » et argumente que « Ce n’est pas notre objectif de remplir les salles ». De fait, pour l’ensemble de la province de Liège, il y avait d’habitude environ 1 000 élèves participants à la Fête traditionnelle, chiffre tombé à 350 en 2018 et à 250 en 2019[24].

La situation n’est pas différente en Hainaut. Ainsi à Saint-Ghislain, le 12 mai 2019, il y avait 87 enfants à la Fête contre 150 auparavant. Dans la région de Charleroi, on ne compte plus qu’une trentaine d’enfants à la Fête contre une centaine auparavant. La réduction des heures de morale est désignée comme la cause du problème. Les zones rurales semblent moins touchées cependant[25].

Les raisonnements qui ont poussé à maintenir la Fête tout en la transformant ne sont pas véritablement publics et on ne peut savoir si les dirigeants laïques s’attendaient à l’écroulement qui s’est produit. Le mécanisme et son enchaînement ne sont guère fréquents historiquement : ce sont bien les laïques eux-mêmes qui ont œuvré à la quasi-fin du cours de morale. Mais au lieu d’acter que dès lors la Fête n’avait plus de sens, ils ont tenté un remodelage bien difficile. Les raisons qui ont amené au cours de philosophie et citoyenneté ne sont certes pas minces, mais a-t-on bien pesé et annoncé les risques pris à l’égard d’un cours et de son corollaire, la Fête, qui étaient la meilleure manière de faire voir à ceux qui y participaient – et même à ceux qui n’y participaient pas – les valeurs et la présence du mouvement laïque ? N’est-on pas allé fort loin dans le hara-kiri ?

On ne manquera pas de relever que l’attitude du Centre d’Action Laïque peut avoir sa cohérence. En effet en 2017, il modifie dans ses statuts la définition de la laïcité pour ne donner en son article 4 une définition très générale, de type français, axée sur la séparation des Églises et de l’État, alors que la précédente, de 1997, comportait deux axes, l’un politique, accessible à tous, croyants compris, mais aussi un autre, philosophique, explicitement non-confessionnel.

Les réactions connues quant à la régression de la participation à la Fête semblent relever de l’euphémisation laborieuse d’un échec qui ne semblait pas prévu. L’inconscience est parfois plus apparente. Ainsi la régionale du Brabant wallon du Centre d’Action Laïque a demandé à la fin de décembre 2018 aux directions des écoles officielles de la province de pouvoir informer par leur canal les professeurs de philosophie et de citoyenneté de la nouvelle Fête laïque de jeunesse, comme si rien n’était changé par rapport à la situation ancienne et en donnant l’impression qu’en réalité le nouveau cours n’était que le moyen habile de ramener tout le monde au cours de morale non-confessionnelle. Le tollé dans la presse n’a pas manqué[26].

S’il y a au départ cohérence au prix du sacrifice majeur qu’est la disparition à terme souhaitée du cours de morale non-confessionnelle, pour la malheureuse Fête on ne sait la part d’illusion, d’incohérence ou d’indifférence.

Pour ma part je formulerais à l’encontre du processus une objection qui est utilisée depuis longtemps à l’encontre de religions dominantes.

Certes le cours de philosophie et de citoyenneté se veut ouvert et pluraliste, accessible à tous, quelles que soient leurs convictions – mais que va-t-on dire aux adolescents qui refusent le pluralisme démocratique ? Mais rassembler tout le monde, toutes convictions confondues avant même que chacun ait pu étudier et formaliser ses propres convictions, n’est-ce pas une manière d’aboutir à la formation d’une pensée unique, certes des plus molles ? Il n’y aura pas de catéchisme mais un cadre unique, conçu par des pouvoirs.

La diversité est-elle si néfaste ?

Le « Vivre ensemble » est un bel idéal mais faut-il le payer d’un effacement de soi ? Et, une fois encore, on charge l’enseignement de résoudre un problème qu’il n’a pas créé sans qu’il ait donné de bien grand exemple de réussite de ce système, sauf pour l’ignorance, mais c’est son vrai métier.


Notes

  1. C(laudine) Lefèvre et A(nne).M(arie) Muls, Les Fêtes de l’Enfance, Livret concernant l’exposition réalisée au Musée de la Haute Haine à Carnières du 11 octobre 1998 au 31 août 1999. ↑
  2. Au XIXe siècle, les qualifications et dénominations de « libre pensée » ou « rationaliste » sont plus fréquentes que celles de « laïque ». ↑
  3. Els Witte, « Déchristianisation et sécularisation en Belgique », in (sous la direction scientifique d’Hervé Hasquin), Histoire de la Laïcité, Bruxelles, 1979, pp. 159-175. L’ouvrage a été réédité en 1981 par les Éditions de l’ULB et en 1994 par Espace de Libertés Éditions du Centre d’Action Laïque. ↑
  4. John Bartier, « La franc-maçonnerie et les associations laïques en Belgique », Histoire de la Laïcité, pp. 177-200. ↑
  5. Le volume n° 69 (2008) de La Pensée et les Hommes, Les laïques, les rituels et la spiritualité, donne une bonne idée de cette tendance au sein du mouvement laïque. ↑
  6. Aujourd’hui encore on appelle « rituel » le schéma d’organisation de la Fête de la jeunesse laïque. ↑
  7. Pol Defosse, Dictionnaire historique de la laïcité, Bruxelles, 2005, s.v. Cérémonies laïques. ↑
  8. Ibid. ↑
  9. John Bartier, op. cit. ↑
  10. Pol Defosse, op. cit. ↑
  11. 1789-1989, 200 ans de libre pensée en Belgique, Catalogue de l’exposition tenue à Charleroi en 1989, Analyse des documents (IV, La libre pensée en action, document 17). ↑
  12. Lefèvre et Muls, op. cit. ↑
  13. Jeffrey Tyssens, « Les associations de libre pensée pendant l’entre-deux-guerres une période de crise », in 1789-1989 […], op. cit., pp. 43-47 écrit : « La littérature historique sur la libre pensée dans l’entre-deux-guerres est pratiquement inexistante ». La situation ne s’est guère améliorée depuis, malgré les efforts de Jeffrey Tyssens. ↑
  14. Pol Defosse, op. cit. ↑
  15. Jeffrey Tyssens, op. cit. ↑
  16. D’après Caroline Sägesser, « La fréquentation des cours de religion et de morale après l’introduction de l’enseignement de la philosophie et de la citoyenneté », ORELA, Observatoire des Religions et de la Laïcité, 8 avril 2019. ↑
  17. Juliette Bosse, La Fête de la Jeunesse Laïque, un rite de passage autour de la notion de libre-examen, Éduquer, N° 107 (juin 2014), pp. 38-40. ↑
  18. Robert Hamaide, L’affirmation de la laïcité en Belgique, in Histoire de la Laïcité, pp.257-273. ↑
  19. Le Soir du 16 mai 2014. Le chiffre est moins élevé qu’il y a quelques décennies, période où la Fête a rassemblé plus de 2 000 enfants, mais il faut voir qu’au même moment à Bruxelles 43 % des élèves de l’enseignement primaire officiel suivent le cours de religion islamique. ↑
  20. La meilleure description des valeurs laïques pour l’enfance et l’adolescence est donnée par Marcel Voisin, Vivre la laïcité, Éditions de l’Université de Bruxelles, Laïcité, Série « Recherche », 2, 1983 (2e édition). ↑
  21. Éric Burgraff, Le Soir du 2 mai 2019. ↑
  22. Didier Swysen, La Capitale du 9 septembre 2019. ↑
  23. Sudinfo.be, le 5 février 2019 (sous le titre explicite « Les associations laïques attirent moins d’ados à cause du cours de citoyenneté, en région verviétoise ») et La Meuse (édition de Verviers) le 5 février 2019. ↑
  24. Barbara Schaal, rtbf.be, le 14 mai 2019. ↑
  25. Rtbf.be, le 12 mai 2019, « Les fêtes de la jeunesse laïque attirent de moins en moins de monde ». ↑
  26. La Libre Belgique du 14 décembre 2018 et Le Soir du 19 décembre 2018. ↑
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L’anticoncile de Naples (9-18 décembre 1869) vu de Belgique

Posté le 1 août 2020 Par ABA Publié dans Anticléricalisme Laisser un commentaire

Cornélie Mathys

Concile et anticoncile

Depuis 1861, le processus d’unification de l’Italie est en marche, au détriment du pouvoir pluriséculaire de l’Église catholique. Reste Rome comme dernier bastion des États pontificaux, protégée par les troupes impériales de Napoléon III. C’est dans ce contexte de tensions entre le nouveau royaume d’Italie et la papauté que Pie IX annonce l’ouverture du premier concile œcuménique du Vatican. Au programme notamment, la défense de la foi contre les erreurs de la modernité.

Le pape Pie IX avait déjà commis en 1864 une encyclique condamnant les erreurs modernes, Quanta cura, accompagnée d’un syllabus contenant une liste de quatre-vingts propositions de condamnations, parmi lesquelles on retrouve pêle-mêle : panthéisme, idéalisme, fatalisme, scepticisme, cynisme, naturalisme, libéralisme, rationalisme, mais aussi la condamnation du socialisme et des sociétés secrètes.

Dans ce contexte, l’annonce en 1867-1868 de l’ouverture prochaine d’un concile œcuménique fait réagir les milieux libres-penseurs et francs-maçons, qui voient dans le projet de Pie IX une volonté de rasseoir son pouvoir temporel et une radicalisation des dogmes catholiques. Le concile s’ouvrira le 8 décembre 1869, fête de l’Immaculée Conception, et sera interrompu le 20 septembre 1870 lors de l’entrée des troupes du royaume d’Italie dans Rome par la Porta Pia. C’est durant ce concile que sera proclamé le dogme de l’infaillibilité pontificale[1].

Giuseppe Ricciardi (1808-1882), notable napolitain et député à la Chambre, connu à l’époque pour ses discours anticléricaux et son engagement militant pour l’unification italienne, décide dès janvier 1869, de convoquer un anticoncile afin d’opposer aux forces cléricales raison, liberté et progrès. Les invitations officielles sont envoyées aux libres-penseurs et à de nombreux journaux du monde entier dès le 15 mars 1869  ; il est prévu que l’événement se déroule à Naples et débute le même jour que le concile[2].

L’anticoncile aura une courte durée de vie et se verra arrêté par les forces de l’ordre italiennes durant sa deuxième séance officielle, sous prétexte qu’un membre de l’assemblée aurait crié « Mort à l’empereur des Français ». Les discussions se poursuivront néanmoins de façon informelle jusqu’au 18 décembre, avec plusieurs changements au programme initial.

On peut s’étonner qu’un tel événement, avec des adhésions et des soutiens aussi nombreux, ayant réussi à regrouper à Naples entre cinq-cents et sept-cents personnes, dont une centaine d’étrangers, pour s’opposer aux visées temporelles de la papauté, n’ait eu une issue plus favorable. Les sociétés de libres-penseurs du monde entier envoyèrent des représentants, dont quatre sociétés belges en la personne de Victor Arnould, jeune avocat, libre-penseur et franc-maçon.

Le tournant que fut l’année 1870 en Italie et en Europe relégua l’anticoncile aux oubliettes  ; retenu comme un échec, on le retrouve mentionné dans quelques ouvrages spécialisés dans l’histoire de la libre pensée, de la franc-maçonnerie ou dans des ouvrages plus généraux concernant l’histoire de l’Italie moderne. Ricciardi publie pourtant en 1870 tous les documents utiles à la compréhension de ce congrès  ; on y retrouve de très nombreuses lettres d’adhésion, certains discours, la liste des sociétés de libres-penseurs et des loges maçonniques adhérant à l’anticoncile[3].

Dans ce bref exposé, nous tenterons de présenter l’anticoncile au travers des différentes adhésions et désapprobations qu’il reçut des milieux libres-penseurs et francs-maçons. Nous aborderons également son déroulement effectif au travers de sa narration dans la presse belge, ainsi que dans le rapport rédigé par Arnould à son retour en Belgique.

Adhésions à l’anticoncile

D’après la documentation existante, nous pouvons affirmer qu’environ deux cents sociétés de libre pensée ont adhéré à l’anticoncile, et qu’une centaine de représentants étrangers étaient présents. Un délégué d’une société de libre pensée hongroise serait ainsi arrivé en présentant les signatures de quatre-vingt mille libres-penseurs[4]. Les listes publiées par Ricciardi démontrent en effet de l’adhésion de sociétés de libre pensée, de nombreuses loges maçonniques italiennes, d’adhésions individuelles de nombreux hommes, mais aussi de femmes. Parmi les adhésions de personnalités publiques nous citerons, à titre d’exemple, Giuseppe Garibaldi, Victor Hugo, Edgar Quinet, Émile Littré et Jules Michelet.

L’adhérent le plus notable à l’anticoncile est certainement Garibaldi, qui entretient à ce sujet une correspondance soutenue avec Ricciardi durant l’année 1869. Son soutien à l’anticoncile est visible tant dans la presse italienne qu’étrangère. Franc-maçon, il adresse à ses frères une lettre les appelant à soutenir le contre-concile napolitain[5], mais la franc-maçonnerie adopte néanmoins une attitude de retrait envers l’événement.

La franc-maçonnerie française réagit en convoquant un couvent maçonnique à l’été 1869, dont il en sortira un volume d’environ quatre-cents pages invitant à ce que les francs-maçons décident individuellement de leur adhésion à l’anticoncile[6]. Il n’empêche qu’Albert Regnard, militant socialiste français, libre-penseur et franc-maçon, s’y rend en tant que représentant officiel de six loges parisiennes[7].

La franc-maçonnerie italienne, par la voix de Lodovico Frapolli, alors grand maître du Grand Orient d’Italie, estime qu’il vaut mieux laisser les évêques du concile « cuire dans leur propre jus », et invite les francs-maçons italiens à se rendre à l’anticoncile afin d’éviter que celui-ci ne dégénère en « œuvre maléfique de mystification ». Pour Frapolli, il n’y a aucune raison à ce que la franc-maçonnerie italienne donne son concours officiel à l’anticoncile de Ricciardi, estimant que ce serait un échec de la franc-maçonnerie que de se préoccuper de la façon dont le pape, « un chef de secte », dispose de ses fidèles. Le grand maître indique que la franc-maçonnerie a les capacités de se réunir « chez elle » et qu’elle invitera prochainement ses membres à participer à une « action positive et sérieuse »[8]. L’information est répercutée dans la presse belge, qui qualifie la réaction de Frapolli de « plus que froide  ; […] presque hostile », avant de conclure : « En résumé, on sent que le grand-maître de la francmaçonnerie aurait voulu diriger ce mouvement. »[9].

Hormis le rapport rédigé par Arnould à son retour de Naples, qui fut communiqué à tous les membres de la Libre Pensée et que l’on retrouve dans les archives du Grand Orient de Belgique, la franc-maçonnerie belge semble muette au sujet de l’anticoncile. Arnould assiste à l’anticoncile en tant que représentant des Sociétés de Libre Pensée de Bruxelles, d’Anvers et de Liège et de l’Affranchissement de Bruxelles. On peut s’étonner du choix d’envoyer Arnould, avocat de profession, initié à la franc-maçonnerie en 1863, qui avait à peine trente ans en 1869[10]. L’unique mention que nous avons de la présence d’Arnould à l’anticoncile, outre dans le corpus publié par Ricciardi en 1870, est celle d’un correspondant envoyé par L’Indépendance belge qui dit du discours du Belge qu’il « […] affirme que tous les libres penseurs de la Belgique sont républicains. »[11].

Mis à part Arnould et le journaliste de L’Indépendance belge, il ne semble pas y avoir eu d’autres Belges présents à l’anticoncile. Nous notons cependant les adhésions de plusieurs autres Belges ; Ferdinand Eenens, libre-penseur bruxellois, qui envoie une lettre de soutien à Ricciardi en octobre, et lui communique par la même occasion trois exemplaires de sa dernière publication, Le Dieu personnel (1869) ; Nicolas Goffin, alors président de la Libre Pensée de Bruxelles ; Louis Goethals ; et Emanuele Peralta, dont Ricciardi nous dit qu’il est originaire d’Amérique latine, mais établi à Bruxelles où il dirige une feuille espagnole intitulée America latina[12].

L’anticoncile dans la presse belge

Déjà en juillet 1869, Ricciardi se plaignait dans une lettre publiée par le journal Il Popolo d’Italia du manque d’intérêt des journaux italiens envers le futur anticoncile[13]. C’est également l’avis d’Arnould qui dira dans son rapport que la plupart des journaux « […] affectèrent une indifférence qui pour être réelle aurait dû se montrer sous des dehors moins hostiles. ». Arnould impute l’échec de l’anticoncile à la « mollesse » des libres-penseurs dans l’organisation du concile, mais surtout aux journaux – et plus précisément aux journaux italiens – et à l’indifférence de la ville de Naples à l’égard de l’accueil d’un congrès international[14]. Nous nous contenterons d’exposer succinctement le ton adopté pour décrire l’événement dans la presse libérale et catholique de Belgique.

Presse libérale

Dans la presse libérale, on trouve surtout des articles informatifs, par exemple dans L’Avenir des Flandres de Bruges, L’Écho du parlement de Bruxelles ou encore dans La Meuse de Liège. Le journal libéral bruxellois L’Indépendance belge, qui se vend dans une librairie napolitaine[15], envoie pour l’occasion un correspondant à Naples qui nous narre l’anticoncile et ses enjeux en trois articles, sur un ton non dénué d’humour, de culture générale et d’analyses personnelles. Pour le journaliste, sceptique à l’égard de l’anticoncile, « Naples a besoin d’écoles, et surtout elle a besoin d’améliorer son personnel enseignant primaire  ; dotez-la de vingt bourses annuelles pour son école normale et vous aurez plus fait que tous vos discours ne feront jamais pour la destruction des superstitions. »[16].

Il est clair, à la lecture du récit de ce correspondant, que l’organisation de l’événement est bancale et sujette à des changements en cours de route. Par exemple, c’est lors de la deuxième séance seulement qu’il est décidé que les orateurs disposeront d’un quart d’heure chacun pour exposer leurs idées. Par moment il s’étonne aussi des exagérations de certains orateurs, par exemple l’avocat italien Carlo Gambuzzi qui prétend qu’il y a encore des esclaves en Suisse, pays où le correspondant aurait vécu trente ans. Ce même Gambuzzi dont le correspondant dit qu’il « […] a été le premier à se servir de cette appellation : citoyens  ! Il a même dit : citoyennes et citoyens  ! Jusqu’à lui on avait dit : mesdames et messieurs. »[17]. Les articles de ce journaliste sont ainsi ponctués d’observations semblant à première vue anodines, mais qui permettent de rendre un tableau précis du déroulement des séances de l’anticoncile.

Presse catholique

Les critiques de l’anticoncile dans la presse catholique sont partout assez semblables : moqueries du fait que l’événement ait lieu dans un théâtre, comparaison du comportement des libres-penseurs à des comportements religieux, mais parfois aussi de simples insultes[18]. La courte vie de l’anticoncile est du pain béni pour la presse catholique  ; on lit dans le Journal de Bruxelles qu’« À peine réuni, le voilà dissous, et dissous par la (sic) gouvernement dont Garibaldi, son plus illustre patron, a doté l’Italie. Quelle déconvenue  ! quelle ironie  ! et comme la main de Dieu est bien là pour qui sait voir  ! »[19].

On retrouve aussi dans le Journal de Bruxelles un amusant récit de voyage qui contient un passage s’intitulant « Voyage à la recherche d’un lazzarone et de l’Anticoncile »[20]. Le journaliste belge revient d’Égypte par la mer et fait escale à Naples, qu’il arpente accompagné d’un rédacteur du Siècle parisien. Voici in extenso le bref récit de la recherche du lieu de l’anticoncile par les deux compères :

— Signor, dit-il à un facchino, pourriez-vous me dire où siège le contreconcile  ?

Le facchino le regarda en ouvrant de grands yeux et une grande bouche, et ne répondit pas :

— C’est un imbécile, un ignorantin, fit le rédacteur du Siècle. Je vais m’adresser ailleurs.

Il posa successivement la même question, sans plus de succès, à un limonadier, à un cicerone et à un cocher de fiacre. Enfin, à un marchand de macaroni en plein vent, après avoir laborieusement réfléchi et consulté son voisin, poussa le cri d’Archimède en se frappant le front, et se mit à marcher devant nous à grands pas.

— Suivez-moi, signori, je vais vous y conduire  ; c’est tout près d’ici.

— Ah  ! fit le rédacteur du Siècle tout radieux, je savais bien que je finirais par le trouver.

Cependant, le marchand de macaroni, au bout d’une vingtaine de pas, avait pris une petite ruelle, puis une autre, puis une autre encore, et il finit par s’arrêter devant une maison borgne, décorée de lampions et de pancartes, en nous disant d’un air aimable :

— Vous y voilà, signori.

C’était un théâtre de Polichinelle. L’affiche annonçait en grosses lettres rouges : Il Contraconcilio, farce en deux actes avec danses et pétards.

Le rédacteur du Siècle ne jugea pas à propos d’entrer. Évidemment, Polichinelle était affilié aux jésuites.

Outre cet article, où nous voyons que l’anticoncile intéresse peu finalement, la presse catholique se contente surtout de communiquer des articles parus dans les journaux français ou italiens. La presse catholique, seule en Belgique à encore mentionner l’anticoncile début 1870, moque les « efforts impuissants » des libres-penseurs, qui n’ont « fait que mettre en relief la grandeur et la majesté du Concile. »[21].

Organisation et déroulement de l’anticoncile

Dans Le Bien Public du 20 novembre 1869, deux semaines à peine avant l’ouverture de l’anticoncile, est publiée une brève moqueuse annonçant que Ricciardi a essuyé un refus du ministre de l’instruction publique pour disposer d’une salle de l’université. L’événement se tiendra finalement dans le théâtre San Ferdinando, et le journal de commenter : « L’anticoncile établira donc sa tribune dans un théâtre. Il faut convenir que le lieu ne saurait être mieux choisi. »[22].

L’organisation de l’anticoncile ne fut pas chose aisée et la plupart des commentateurs de l’époque, mais aussi les quelques historiens qui l’étudièrent, reviennent tous sur le même point : comment une ville comme Naples, avec ses nombreux palais, ses salles universitaires, ses salles publiques grandioses – et ses églises – eut-elle autant de difficultés à offrir un lieu digne de ce nom à cette réunion internationale  ? Le correspondant de L’Indépendance belge commente le choix du théâtre San Ferdinando en ces termes :

un local excentrique, mais il paraît que c’est le seul dont les promoteurs aient pu disposer dans notre ville, où, vu la nature du régime déchu, il n’y avait guère d’assemblée possible que dans les églises ou les salles de spectacles. Des églises, il n’en fallait naturellement pas parler pour une réunion de cette nature, et quant aux salles de spectacle, la saison théâtrale étant commencée, il a bien fallu se contenter de celle qu’on a pu trouver. Une salle, très-convenable d’ailleurs, mais si malheureusement située, en dehors du rayon de la circulation napolitaine […][23].

L’anticoncile débute le 9 décembre, le lendemain de l’ouverture du concile Vatican à Rome. Le correspondant de L’Indépendance belge s’en étonne, l’annonce de l’événement prévoyant le 8 décembre :

C’est hier que les pères spirituels de la catholicité ont inauguré le concile de Rome. C’est aussi hier que l’anticoncile devait s’ouvrir à Naples  ; la solennité a été remise à aujourd’hui, faute d’un local disponible  ; ce qui, par parenthèse, est assez curieux, puisque l’assemblée était convoquée à jour fixe depuis tantôt neuf mois.[24].

Le Journal de Bruxelles commente aussi ce changement de date :

C’était par un raffinement d’impiété, le choix de ce jour ayant pour but d’insulter à la fois à la Vierge, Mère du Christ, et à l’Église assemblée dans ses assises solennelles. Mais on avait compté sans le directeur du théâtre Saint-Ferdinand, de Naples. Le 8 décembre étant jour férié, ce directeur refusa de livrer sa salle, ne voulant pas sans doute mécontenter le public en le privant du spectacle ordinaire. Force fut donc de renvoyer au lendemain.[25].

Du déroulement en lui-même de l’anticoncile, il y a peu de choses à dire : lecture des adhésions, des lettres de soutien et des discours. La première séance se passa sans heurts, et la seconde débuta le 11 décembre, toujours au théâtre San Ferdinando. Entre cinq-cents et sept-cents personnes sont présentes à ces deux séances. La composition de l’assemblée est variée, on y retrouve bien-sûr des libres-penseurs et des francs-maçons italiens et étrangers, mais aussi des curieux dont, par exemple, le consul des États-Unis[26].

Nous notons aussi la présence de femmes, « de ces dames qui prônent l’émancipation féminine et qu’on rencontre en amazone dans les camps garibaldiens lorsque les chemises rouges entrent en campagne. »[27]. Le correspondant de L’Indépendance belge nous indique qu’elles sont environ une trentaine, et consacre un long passage narrant l’exclusion des femmes lors de l’appel nominal du 9 décembre par Ricciardi, qui s’en excuse le 11 en invoquant « la modestie du sexe aimable »[28].

Lors de la séance du 11 décembre, une communication d’une loge maçonnique française demande « qu’une partie de la salle soit ouverte à un certain nombre d’ouvriers présentant des garanties debonne [sic] conduite. » La proposition est acceptée et le choix des ouvriers réservé au comité organisateur[29].

Peu après cette communication, le français Regnard monte à la tribune pour prononcer son discours dans lequel il invite les hommes du monde entier à se dégager de la servitude catholique, dont le représentant « se fait garder à Rome par les armes de la France, malgré le peuple français. ». C’est ce discours-là, semble-t-il, et les acclamations de la foule qui s’en suivirent, qui mena à ce qu’une personne dans la salle cria « Vive la France républicaine ». Il n’en fallut pas plus pour que le commissaire, présent dans la salle – certainement accompagné de policiers en habits de bourgeois – dissolve la réunion. Le journaliste de L’Indépendance belge nous informe qu’avant l’ouverture de cette deuxième séance, un important détachement d’agents de police avait été posté à proximité du théâtre. Ce dernier ne se retire qu’une fois la foule dissipée, et commente la fin de l’anticoncile en ces termes :

Je ne suis pas pressé de me retirer, je laisse écouler tranquillement l’assistance et j’écoute les propos.

— Un gendarme : Quel dommage  ! ces braves messieurs qui avaient commencé si tranquillement et qui parlent si bien.

— Un patriote : Un arbitraire pareil  ! Pour nous, ce n’est rien, mais en présence d’étrangers et de Français surtout  !

— Un membre du comité : C’est égal, l’effet est produit.

— Quel effet  ? Je ne comprends pas, je ne saisis pas le sens de cet accent de satisfaction. Je m’en tiens à l’appréciation du patriote, et, faut-il vous le dire  ? un peu aussi à celle du gendarme. [30].

Dans son troisième et dernier article relatant l’anticoncile, il nous assure « […] que les foules n’étaient point remuées, encore moins ameutées par ces réunions. L’ordre public n’était troublé en rien, et ne menaçait point de l’être. »[31]. Par la suite, dans la presse relatant les raisons de la fin de l’anticoncile, on lit presque partout que ce serait le cri de « Mort à l’empereur des Français » qui aurait provoqué l’intervention des forces de l’ordre. Pour preuve la dépêche datée du 11 décembre que nous retrouvons dans la presse tant catholique que libérale entre les 12 et 13 décembre, et qui lit : « L’anticoncile a été dissous par les autorités à cause des discours de divers orateurs, disant : « Mort à l’Empereur des Français  ! Vive la France républicaine  !! ». »[32]. Pour le journaliste de L’Indépendance belge, il n’en est rien :

Je vous affirme la parfaite exactitude de mon précédent récit : il n’a pas été poussé d’autre cri, et celui-ci par une seule personne, que : Vive la France républicaine  ! ce qui n’implique pas nécessairement, vous en conviendrez, une invocation à l’assassinat de l’Empereur. Simple avis à vos lecteurs pour qu’ils aient à se mettre en garde contre la véracité des télégrammes.[33].

Le Journal de Bruxelles, d’après un article de l’Unità cattolica, explique que la police avait reçu de Florence, alors capitale du royaume d’Italie, « […] l’ordre de tout permettre à l’anticoncile contre Dieu, l’Église, le Pape, les évêques, mais de ne rien tolérer contre Napoléon III. »[34]. Le Courrier de l’Escaut, journal catholique tournaisien, s’en amuse : « Les niais  ! que ne criaient-ils : Mort au Pape  ! On les aurait laissé faire et il y aurait eu bon nombre de journaux pour les applaudir. »[35].

Les jours suivants, les réunions reprendront dans un contexte très différent. On apprend, dans le rapport rédigé par Arnould, ainsi que dans les documents exposés par Ricciardi et le récit du correspondant de L’Indépendance belge, que les réunions se poursuivirent jusqu’au 18 décembre. Le 12 et le 14 ont lieu deux réunions privées dans le salon de Ricciardi, auxquelles assiste Arnould. L’ordre du jour est de rédiger une protestation commune à faire paraître dans la presse. Le 17 à l’hôtel New York, et le 18 dans un autre hôtel, une soixantaine de personnes se réunit pour rédiger une protestation et une déclaration de principes communes. Arnould quitte Naples le 16 et publie dans son rapport la protestation parue à l’issue des deux dernières réunions. À noter que le journaliste de L’Indépendance belge est présent à ces dernières séances publiques, qu’il relate dans son dernier article concernant l’anticoncile[36].

Conclusion

Il semble que l’échec de l’anticoncile soit à imputer à plusieurs facteurs. Tout d’abord, notons des divergences dans la façon d’aborder le concile œcuménique : les buts présentés à l’annonce de l’anticoncile n’étaient pas bien définis, Arnould parle de « l’absence d’une organisation préalable ». Le choix de la ville de Naples est également pointé du doigt, le symbole étant pourtant fort que d’opposer à la papauté un concile en Italie, « siège du mal », pour reprendre les termes d’Arnould[37].

L’attitude adoptée par la franc-maçonnerie italienne dénigrant ouvertement l’anticoncile de Ricciardi est aussi à noter  ; on en sait d’ailleurs peu sur l’appartenance de Ricciardi à la franc-maçonnerie. Pour le Journal de Bruxelles c’est aussi la figure de Ricciardi qui est en cause, commentée en ces termes à l’annonce de la publication de son corpus sur l’anticoncile :

L’histoire de l’Anticoncile devra donc commencer par l’histoire de l’excentricité de son président, et si Ricciardi veut donner sur ce point une histoire complète, j’estime qu’elle ne sera pas aussi courte qu’il l’annonce. Rien qu’en fouillant les actes officiels du Parlement italien, il trouvera sous son nom une provision de bouffonneries et d’excentricités suffisante pour composer un gros volume.[38].

Ricciardi, qui était plutôt connu comme un personnage original faisant rire les députés de la droite de la Chambre, y avait dit à plusieurs reprises qu’« on ne peut aller à Rome que par le schisme », ce que Le Bien Public commente en mai 1869 de façon presque prémonitoire :

Se figurer qu’en prenant Rome, qu’en tenant le Pape captif, qu’en créant un anti-pape, qu’en essayant de faire un schisme à l’aide de quelques apostats, on parviendra à mettre sous le joug cette immense société religieuse répandue sur toute la terre, est, au seul point de vue humain, une vraie folie.[39]

Au vu des événements qui secouèrent l’Italie en 1870, on peut pourtant se demander si l’anticoncile avorté eut un impact sur la société italienne. On peut supposer que l’anticoncile, « étranglé au berceau, dès ses premiers vagissements »[40], affecta les milieux libres-penseurs de l’époque  ; il serait en effet difficile de croire que les milliers de signataires représentés par les différents délégués italiens et étrangers n’aient pas discuté de l’issue de l’anticoncile dans leurs groupuscules respectifs.

L’anticoncile semble désormais oublié, et pourtant, vers 1970, nous voyons plusieurs publications sur le sujet à l’occasion du centenaire de la prise de Rome, et en 2019, des francs-maçons italiens commémorèrent les cent cinquante ans de l’anticoncile lors d’un colloque sur « La maçonnerie de l’anticoncile au futur »[41].

L’anticoncile fut un congrès assez humble, comme le sont ceux de la libre pensée encore aujourd’hui. Une table servant de tribune au-devant d’une scène, une organisation parfois hasardeuse et des difficultés à s’accorder sur des idées communes au niveau international, tant les réalités sont différentes de part et d’autre. Il n’empêche qu’il s’agit d’un exemple de mobilisation importante de libres-penseurs, et que l’issue de l’anticoncile est assez représentative des dissensions présentes dans la société européenne de l’époque.


Notes

  1. L’infaillibilité pontificale est le dogme proclamant la primauté papale en matière de foi et de morale. Voir la constitution dogmatique Pastor Æternus (1870). ↑
  2. Aristide Rici, Giuseppe Ricciardi e l’Anticoncilio di Napoli del 1869, Napoli, Regina, 1975. ↑
  3. Giuseppe Ricciardi, L’Anticoncilio di Napoli del 1869, Naples, Stab. tip. S. Pietro a Majella, 31, 1870, 320 p. ↑
  4. Concernant le nombre d’adhésions et de participants à l’anticoncile voir le chapitre intitulé « L’Anticoncilio di Napoli » dans Cosimo Ceccuti,, Il Concilio Vaticano I nella stampa italiana (1868-1870), Rome, Éd. Cinque Lune, 1970, pp. 152 et 166. Voir aussi Victor Arnould, L’anti-concile – Rapport présenté par M. V. Arnould aux Sociétés la Libre Pensée de Bruxelles, d’Anvers et de Liège et l’Affranchissement de Bruxelles, dont il a été délégué à Naples, Bruxelles, 1870, p. 8. ↑
  5. Voir la lettre de Garibaldi à la Maçonnerie italienne du 12 octobre 1869. Ricciardi, op. cit., pp. 34-36. ↑
  6. Enquête maçonnique sur la proposition d’un Couvent extraordinaire au 8 décembre 1869. Réponse des Ateliers, Paris, 1869 ; Ceccuti, op. cit., pp. 127-183. ↑
  7. Ricciardi, op. cit., p. 265. ↑
  8. Voir les deux circulaires adressées à la Maçonnerie italienne par le député et Grand Maître Frapolli les 22 septembre et 17 octobre 1869. Ricciardi, op. cit., pp. 34-36 ; Friz, Luigi Polo, La massoneria italiana nel decennio post unitario: Lodovico Frapolli, Milan, Angeli, 1998. ↑
  9. « Nouvelles de l’Étranger », La Meuse, 26 octobre 1869, p. 1. ↑
  10. Pol Defosse, « Arnould Victor (1839-1893) », dans Pol Defosse, et al., Dictionnaire historique de la laïcité en Belgique, Bruxelles, Fondation rationaliste, Éditions Luc Pire, 2005, p. 25 , Gustave Vanzype, « Arnould (Victor) », dans Biographie nationale, t. 30, suppl. t. 2, fasc. 1, 1959, col. 83-84. ↑
  11. « Nouvelles d’Italie. (Correspond. particulière de l’Indépendance). Naples, 9 décembre. L’anticoncile », L’Indépendance belge, 16 décembre 1869, p. 3. ↑
  12. 12 Pol Defosse, « Eenens Ferdinand (1811-1882), dans Defosse, op. cit., p. 109. À propos des autres Belges, nous n’avons malheureusement pas plus d’information. Ricciardi, pp. 193194. ↑
  13. En Belgique, la lettre de Ricciardi au Popolo d’Italia, datée du 30 juin 1869, est publiée en partie dans trois journaux catholiques, Le Bien Public de Gand et le Journal de Bruxelles le 13 juillet 1869, et dans Le Courrier de l’Escaut le 14 juillet 1869. Il Popolo d’Italia (1860-1873) est un journal italien fondé par Giuseppe Mazzini  ; à ne pas confondre avec son homonyme fondé en 1914 par Benito Mussolini. ↑
  14. Arnould, op. cit., pp. 5-6. ↑
  15. L’Indépendance belge est un journal libéral bruxellois qui paraît de 1831 à 1933. À Naples, on le retrouve chez le libraire germano-napolitain Detken, connu pour se procurer des ouvrages et journaux étrangers. ↑
  16. L’Indépendance belge, op. cit., 16 décembre 1869, p. 3. ↑
  17. « Nouvelles d’Italie. (Correspond. particulière de l’Indépendance). Naples, 11 décembre. L’anticoncile », L’Indépendance belge, 18 décembre 1869, p. 2. ↑
  18. Le Journal de Bruxelles qualifie les libres-penseurs de l’anticoncile de « braillards » (12 décembre), le discours de Ricciardi d’« homélie » (19 décembre), et les diverses interventions de « déclamations bouffonnes » (21 décembre). ↑
  19. « Italie », Journal de Bruxelles, 19 décembre 1869, p. 2. ↑
  20. V.F., « Lettres égyptiennes », Journal de Bruxelles, 17 décembre 1869, pp. 1-2. ↑
  21. « État-Pontifical. Correspondance particulière. Rome, 30 décembre. », Journal de Bruxelles, 4 janvier 1870, pp. 2-3. ↑
  22. Le Bien Public, 20 novembre 1869, p. 3. ↑
  23. L’Indépendance belge, op. cit., 16 décembre 1869, p. 3. ↑
  24. Ibid. ↑
  25. « Italie », Journal de Bruxelles, 19 décembre 1869, p. 2. ↑
  26. L’Indépendance belge, op. cit., 16 décembre 1869, p. 3. ↑
  27. « Italie, L’anti-concile », Le Bien Public, 20 décembre 1869, p. 3. ↑
  28. L’Indépendance belge, op. cit., 16 et 18 décembre 1869. ↑
  29. L’Indépendance belge, op. cit., 18 décembre 1869, p. 2. ↑
  30. Ibid. ↑
  31. « Nouvelles d’Italie. (Correspond. particulière de l’Indépendance). Naples, 18 décembre. L’anticoncile », L’Indépendance belge, 24 décembre 1869, pp. 2-3. ↑
  32. L’Étoile belge, 12 décembre 1869  ; Le Bien Public, 12 décembre 1869  ; Journal de Bruxelles, 12 décembre 1869  ; Le Courrier de l’Escaut, 13 décembre 1869  ; Journal de Charleroi, 13 décembre 1869  ; La Meuse, 13 décembre 1869. ↑
  33. L’Indépendance belge, op. cit., 24 décembre 1869, pp. 2-3. ↑
  34. « Italie », Journal de Bruxelles, 20 décembre 1869, p. 3. ↑
  35. « Intérieur. Tournay, 17 déc. 1869. », Courrier de l’Escaut, 18 décembre 1869, p. 1. ↑
  36. Arnould, op. cit., pp. 10-15  ; L’Indépendance belge, op. cit., 24 décembre 1869, pp. 2-3. ↑
  37. Arnould, ibid., p. 7 et 12. ↑
  38. Journal de Bruxelles, op. cit., 4 janvier 1870, pp. 2-3. ↑
  39. Le Bien Public, 23 mai 1869, p. 3. ↑
  40. L’Indépendance belge, op. cit., 24 décembre 1869, pp. 2-3. ↑
  41. « La Massoneria dall’Anticoncilio al futuro: tra contrasti antichi e odierne convergenze », colloque tenu à Naples le 27 avril 2019, organisé par le Cercle Darwin. Notons ici l’intervention de Pierfrancesco del Mercato, intitulée « La massoneria nel XIX secolo e l’Anticoncilio Massonico ». ↑
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Fiction et fake news : depuis toujours et à jamais ?

Posté le 1 août 2020 Par ABA Publié dans Laïcité Laisser un commentaire

Pierre Gillis

En général, je suis spontanément prudent à l’égard des champions de l’édition planétaire – peut-être un sédiment d’une attitude aristocratique insuffisamment refoulée ? J’ai cependant oublié ces réserves mentales lorsque j’ai lu Sapiens, de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui bouscule bien des idées reçues sur l’histoire de l’humanité. Harari vient de tenter de récidiver ses succès passés en en nous proposant 21 leçons pour le XXIe siècle, chez Albin Michel[1], dans la foulée de ses ouvrages précédents auxquels il se réfère, mais avec un enjeu plus normatif, comme son titre l’indique. Et tant qu’à faire, autant discuter des idées qui ont touché et stimulé un public large, plutôt que de se complaire dans une forme de confidentialité.

Harari revient sur l’idée que le ciment social est fait d’histoires partagées, de fictions communes à des multitudes, et cette grille de lecture l’amène forcément à nous parler des religions, de la vérité, de la laïcité.

Je voudrais commencer par relever un paradoxe qui traverse tout son discours. Sans conteste, Harari se situe dans la cohorte des tenants classiques du progrès, pourtant mis à mal depuis quelques années, si pas des décennies, en particulier par le courant écologiste. Bien que conscient de l’ampleur du défi environnemental qui nous fait face, il est un partisan pas du tout honteux d’une mondialisation heureuse, il suffit par exemple de consulter la tribune qu’il a publiée dans Le Monde[2] et qui s’insurge contre l’idée qu’à la suite de la crise du Covid-19, des mesures puissent être prises qui iraient à l’encontre des dynamiques globalisatrices. Ses livres sont parsemés de réflexions qui comparent nos malheurs modernes à ceux des générations qui nous ont précédés, pour conclure à chaque fois à notre bonheur relatif, au prix, à l’occasion, d’un soupçon de désinvolture, euphémisme offert gracieusement par la rédaction, face à l’explosion des inégalités contemporaines.

Le paradoxe que j’évoquais plus haut concerne la première révolution sociale analysée par Harari, celle qui a transformé les heureux chasseurs-cueilleurs qu’étaient nos ancêtres en malheureux agriculteurs – la pire des catastrophes advenue à l’humanité, selon l’auteur de Sapiens : les heureux fourrageurs (chasseurs-cueilleurs) des anciens temps bénis se condamnent – rien ne les y obligeait – à un labeur pénible, peu adapté à ce que l’évolution naturelle avait fait de leur corps, chronophage, destructeur de leur ancienne et relative sécurité alimentaire. Seule l’espèce Sapiens en tant que telle est sortie gagnante de la Révolution, puisque son explosion démographique lui assure une domination sur la planète, sur les autres espèces animales et sur le paysage, inimaginable jusqu’alors. Mais cette Révolution aliène les Sapiens, elle réduit l’ampleur des connaissances (celles-ci se spécialisent au profit des variétés végétales cultivées, au détriment de tout le reste), et elle leur fait connaître les joies nouvelles de la famine, en cas de mauvaise saison ou de maladie des plantes cultivées, la fin du nomadisme les privant d’aller chercher plus loin ce qui leur aurait fait défaut. L’âge d’or s’offre ainsi un retour en force dans une histoire… sérieuse de l’humanité. À part ça, les tendances lourdes de notre Histoire, relevées par notre essayiste, suivent le fil du progrès des connaissances et des sciences, elles-mêmes indissolublement liées aux progrès de nos architectures sociales – à l’exception notable du clap initial.

Laïcité à l’israélienne ?

L’adhésion aux récits qui nous identifient constitue le liant de nos sociétés. Les récits religieux ne sont pas les seuls à jouer ce rôle, mais la place qu’ils occupent reste énorme. Ce point de vue sur les religions est une pierre de touche de l’athéisme (ce n’est pas Dieu qui a créé les hommes, ce sont les hommes qui ont créé Dieu), dont Harari ne se réclame cependant pas – son souci de se tenir au-dessus de la mêlée n’est pas la moindre de ses coquetteries. N’empêche que ses leçons Religion, Dieu, Laïcité, Ignorance et Post-vérité renouent avec un discours qui, pour n’être pas absolument nouveau, est formulé avec un punch et une distance ironique tels que mon moral parfois fatigué par le sentiment de devoir remplir le tonneau des Danaïdes s’en trouve ragaillardi.

Le terme laïcité, sous la plume d’Harari, embrasse large. On comprend rapidement qu’il n’est pas familier des distinguo que nous avons l’habitude de pratiquer – ou qu’il n’a pas grand-chose à en cirer, entre laïcité à la française ou à la belge, ou encore entre laïcité et athéisme, qui se recouvrent partiellement dans son propos. La leçon « Laïcité » est celle dans laquelle l’auteur s’engage le plus, allant jusqu’à se rapprocher de nous en abandonnant quelque peu le positionnement, qu’il affectionne, d’observateur depuis Sirius. La laïcité est traitée comme un code, un code éthique, idéal inspirant plutôt que réalité sociale, ce qui la situe sur son volet philosophique plutôt que sur son volet politique, que certains États concrétisent, même si les coups de canif dans le contrat de la part de ces États sont indéniables. Les laïques sont crédités de nombreuses qualités : attachés à la vérité, distinguant vérité et croyance, promoteurs de l’essor des sciences, particulièrement compatissants (précisément parce que leur compassion ne leur est pas imposée par un dieu, et donc pas motivée par l’obéissance, mais bien à cause de leur profonde appréciation de la souffrance). L’opposition à l’inceste est justifiée par les nombreuses études psychologiques qui démontrent que « les liens romantiques ne font pas bon ménage avec les liens parentaux » (H 225). Nul besoin d’un interdit divin pour le comprendre ! Le même idéal mis en œuvre dans l’enseignement n’implique « aucun endoctrinement négatif qui apprendrait aux gosses à ne pas croire en Dieu » (H 228), pas plus qu’il n’interdirait les signes d’appartenance religieuse. La laïcité à l’israélienne, en quelque sorte… Question posée au cours de la leçon : Staline était-il laïque ? Ici aussi, le seul fait de poser la question (quand bien même la réponse est-elle négative, « Staline était un prophète de la religion stalinienne, athée mais dogmatique à l’extrême », alors que « Marx était une lumière de la laïcité » (H 229)) donne une idée de l’extension potentiellement attribuée au concept.

Le Dieu du feu de camp et celui du bûcher

Le rôle des religions est appréhendé sous trois modalités : techniques, politiques et identitaires. Aujourd’hui sans intérêt pour les deux premières (contrairement à ce qui fut le cas par le passé), les religions sont très présentes dans le volet identitaire, mais « dans la plupart des cas, elles sont une part majeure du problème plutôt qu’une solution potentielle » (H 146). Illustration à propos de l’agriculture : « un prêtre n’est pas un homme qui sait accomplir la danse de la pluie et mettre fin à la sécheresse, mais un homme qui sait dire pourquoi cette danse a échoué et pourquoi nous devons continuer de croire en notre Dieu quand bien même il paraît sourd à nos prières ». (H 147)

Mais de quel Dieu parle-t-on ? Du Dieu des philosophes, celui dont l’invocation est censée transcender notre méconnaissance du mystère cosmique, ou du législateur de notre monde, celui des croisés et des djihadistes, des inquisiteurs, des misogynes et des homophobes ? Attention au sens donné ici au vocable « législateur » : on pourrait le comprendre comme l’édicteur des lois de la nature, ce qui le renverrait au flou cosmique, mais il répond au contraire au sens plus mesquin de législateur de la mode, de la nourriture, du sexe et de la politique. Harari a décidément l’art de décocher les images qui font mouche : le Dieu des philosophes, c’est celui « dont nous parlons la nuit autour d’un feu de camp quand nous nous demandons quel est le sens de la vie » (H 215), alors que le législateur, c’est celui dont nous parlons « autour d’un bûcher tout en lançant des pierres et des injures sur les hérétiques qui y sont brûlés » (H 216). Cette distinction a une histoire : déjà présente chez Spinoza, elle a été formalisée par Bertrand Russell.

Le glissement du Dieu cosmique vers l’ordonnateur de nos petites pratiques quotidiennes et de nos bonnes mœurs est abusif et donc malhonnête, et c’est précisément la fonction des livres saints d’arrimer solidement l’un à l’autre :

C’est le créateur de l’espace et du temps qui l’aurait composé, mais Il s’est surtout préoccupé de nous éclairer sur d’obscurs rituels du Temple ou tabous alimentaires. […] Pour autant que les chercheurs le sachent, tous ces textes sacrés ont été écrits par un Homo sapiens imaginatif. Ce ne sont que des histoires inventées par nos ancêtres pour légitimer les normes sociales et les structures politiques. (H 216)

Indéniable prise de parti athée, qui ne renvoie cependant pas les religions systématiquement du côté obscur de l’histoire de l’humanité, puisque Harari leur reconnaît, à l’occasion, un rôle ambivalent, et parfois positif dans la moralisation de nos sociétés. Mais la morale n’est pas l’apanage des religions, « la morale est quelque chose de naturel. La morale, c’est réduire la souffrance. » Et les laïques y prennent leur part, et plus qu’un peu.

Des millénaires de post-vérité

Les laïques sont très attachés à la vérité, je l’ai relevé plus haut. On ne sera donc pas surpris de voir aborder le thème de la post-vérité, en vogue chez de nombreux commentateurs de l’actualité. Harari évite d’emblée les simplismes qui ont trop souvent cours, en raillant ceux qui croient repérer un phénomène tout récent dans la foison de contre-vérités qui nous submergent, notamment sur les réseaux sociaux. Il évoque l’histoire politique un peu moins récente, en particulier la dénégation de l’existence du peuple palestinien par les dirigeants successifs de l’État israélien ou de nombreuses déclarations de Poutine, mais prend du recul en rappelant que

Les humains ont toujours vécu à l’âge de la post-vérité. […] Des millénaires durant, ce qui passait pour des « nouvelles » et des « faits » étaient des histoires de miracles, d’anges, de démons et de sorcières, avec des journalistes audacieux qui faisaient des reportages en direct du fin fond des enfers. […] Quand un millier de gens croient une histoire inventée un mois durant, ce sont des fake news. Quand un milliard de gens y croient un millénaire, c’est une religion, et on nous somme de ne pas parler de fake news pour ne pas froisser les fidèles (ou encourir leur courroux). » (H 253-254)

Choquant, isn’t it? Pourtant, c’est dès à présent le statut de chaque religion sous le regard des autres, de chacune sous le regard de toutes les autres : pour les chrétiens, le Coran n’est pas la parole de Dieu, et aucune raison impérieuse n’oblige à se conformer à ses prescrits – pour un chrétien, le Coran annonce une fake news. On peut généraliser : le statut des révélations est ainsi fermement établi. Meslier avait déjà fait appel à cet argument au début du XVIIIe siècle.

Les révélations sont des fake news, c’est entendu, mais leur dénonciation en tant que telle ne débouche pas pour autant sur une condamnation sans appel. Le propre des hommes, c’est de se raconter des histoires, et ils l’ont toujours fait – au moins depuis qu’ils se civilisent. Le dollar est mis sur le même pied : c’est un bout de papier, et ça marche parce que tous y croient, et comme ça marche, sa valeur est avérée. Puissance de la fiction partagée !

On flirte avec la pensée magique, ce dont le langage témoigne d’une manière inattendue pour moi – je ne connaissais pas l’information linguistique suivante. Chacun sait, sans doute, que le mystère de la transsubstantiation du pain et du vin, leur transformation en corps et sang du Christ, a fait couler beaucoup d’encre, et même de l’hémoglobine authentique. Durant la messe,

sous les yeux ébahis des paysans assemblés, le prêtre levait le pain en disant : « Hoc est [meus] [sic, il fallait meum]corpus ! » – » ceci est mon corps ». Et le pain était censé devenir le corps du Christ. Dans l’esprit des paysans illettrés qui ne parlaient pas latin, Hoc est corpus ! s’est transformé en Hocus pocus. Ainsi est née la puissante formule magique qui transforme une grenouille en prince charmant, et une citrouille en carrosse. (H 303)

Ou un aveugle en voyant…

Ces croyances partagées sont aussi la source de tragiques dérapages. Exemple :

Le schisme millénaire entre chrétiens d’Orient (les orthodoxes) et d’Occident, et qui s’est manifesté récemment dans la boucherie mutuelle des Croates par les Serbes et des Serbes par les Croates, est né d’un différend autour d’un seul petit mot, filioque, « et du fils » en latin. Les chrétiens d’Occident voulaient insérer ce mot dans le credo chrétien, ce que refusaient absolument leurs frères d’Orient. (H 302)

Pas vraiment faux, mais cependant, je cale. Certes, Harari ne dit pas que les Serbes et les Croates se sont étripés à cause de filioque, mais le raccourci qu’il se permet (un saut d’un millénaire) est vertigineux. Ce n’est pas la passion religieuse qui a jeté les peuples de l’ex-Yougoslavie les uns sur les autres, mais la fureur nationale – ce qui ne vaut sans doute pas mieux. Les appartenances religieuses n’ont servi qu’à conforter les sentiments nationaux exacerbés, lesquels sont manipulés dans le grand jeu géopolitique, qu’on ne gagne rien à négliger, du point de vue de la compréhension du conflit.

Mais revenons-en au filioque. Je me sens en accord avec Harari quand il ajoute que les sous-bassements théologiques du schisme échappent à son entendement – au mien aussi. Mais je conclus autrement que lui : j’ai beaucoup de mal à me convaincre que les conciliaires de 1054 croyaient eux-mêmes à l’irréductible importance de ce choix, à son caractère décisif pour le salut des âmes chrétiennes. En essayant de comprendre, il me paraît beaucoup plus rationnel de situer autrement l’enjeu de la bataille théologique : l’essentiel, ce qui vaut un conflit et une division du monde chrétien, ce n’est pas en soi l’introduction ou non d’un mot dans le credo, mais la question de savoir qui possède le pouvoir de toucher au credo et de fixer ou modifier les rituels, symboles du pouvoir tout court, comme l’écrit d’ailleurs Harari deux pages plus loin, en citant Confucius (« la stricte observance des rites est la clé de l’harmonie sociale et de la stabilité politique », H 304). Et en fin de compte, que les conciliaires aient ou non cru à leurs propres arguties théologiques n’est que d’un intérêt marginal.

Le prix d’un succès planétaire

On peut se demander, légitimement me semble-t-il, pourquoi Harari se refuse à aller au-delà de ce premier degré dans la description de l’évènement. Je crois deviner une réponse plausible à ma question. Toute l’œuvre de notre auteur est articulée sur l’idée que les communautés humaines font société, et société durable le cas échéant, sur base de l’adhésion à des récits qui sont autant de fictions. En utilisant une autre terminologie, il met en évidence le rôle socialement actif des idéologies, qu’il qualifie de fictions. On ne peut manquer un constat en le lisant : il se refuse à avancer ne fût-ce qu’un orteil dans ce qui pourrait apparaître comme une nouvelle construction idéologique, ou, pour s’exprimer comme lui, une nouvelle fiction. Or, interpréter l’introduction de filioque dans le credo comme un prétexte à une lutte de pouvoir passe nécessairement par le recours à une grille de lecture qui, fatalement, se réfère à une théorie plus ou moins élaborée de l’histoire humaine – elle-même renvoyée au domaine de la fiction. La boucle est bouclée, pas question !

Apprécier le rôle objectif des idéologies, enfouies dans la diversité des subjectivités, est certes une question difficile[3]. Elles sont cependant amenées, à la longue, à composer avec l’état d’avancement des connaissances, d’abord empiriques, ensuite scientifiques. On peut parler de fake news à leur propos, ce qui favorise un point de vue critique, mais toutes ne sont pas équivalentes face à un critère de vérité et de conformité au réel, et, par conséquent, toutes les grilles de lecture ne sont pas à écarter sans autre forme de procès.

Cette question me titille depuis longtemps, et j’ai en mémoire la réponse que m’a donnée, il y aura bientôt trente ans, l’anthropologue Maurice Godelier[4], dont l’autorité en ce domaine n’est pas celle du premier venu. Il désignait un objectif méthodologique récurrent : forcer la pensée à se tourner dans une certaine direction afin de mettre l’accent sur des éléments occultés par la pratique scientifique et politique de son époque. Pour lui, il fallait se focaliser sur le rôle des conditions matérielles de la vie en société et du contrôle social de ces conditions :

parmi les grandes forces de décomposition comme de recomposition de la société, l’économique et le politique, en forces associées, jouent le rôle principal – et non pas l’économique seul. […] L’économie et le pouvoir sont les forces motrices de la société.

Injonction idéologique de la part de Godelier ? On peut admettre que sa proposition n’a pas le statut d’un énoncé scientifique, et en tant que telle, la renvoyer dans la nébuleuse des fictions et des fake news qu’Hariri met au centre de la vie en société, pour le pire et pour le meilleur, mais elle fonde un paradigme qui porte l’analyse, et je n’ai pas fini d’y voir une ouverture pour une approche scientifique. On peut se tromper en proposant une méthodologie, mais elle ne sert pas pour autant à la légitimation d’une fiction ; c’est à l’usage qu’elle s’avère fructueuse – ou pas.

À l’insu de son plein gré, Harari se retrouve poussé vers une mise en abyme : il analyse/dénonce tous les récits qui donnent sens aux comportements sociaux comme des fictions, des petites et grandes religions au libéralisme et au communisme. Par rapport à ces fictions, il produit un métadiscours, supposé échapper au statut fictionnel des objets de sa réflexion. Je suis pourtant certain que son métadiscours ne fait pas l’unanimité et qu’il suscite(ra) des contestations, émanant par exemple de religieux refusant de mettre Dieu hors-jeu, ou de praticiens de disciplines en sciences humaines, comme les économistes, d’ailleurs d’obédiences diverses, pour qui les lois de l’économie sont aux sociétés humaines ce que la gravitation est au mouvement des planètes. Je connais quelques juristes qui réifient sans hésitation leurs codes, et dont les poils se dresseraient à l’idée que leur monde est une fiction.

Ces réfractaires aux généralisations d’Harari pourraient, ce serait cohérent, taxer Harari de promoteur d’une nouvelle fiction, ajoutant un nouveau récit à tous ceux que l’humanité a produits pour raconter son histoire – ce contre quoi l’œuvre d’Harari s’inscrit en faux, page après page. D’où la mise en abyme.

L’idée des fictions comme liant social me séduit cependant. À condition d’acter de notables différences entre les systèmes de pensée unifiés sous le même vocable « fictions ». La théorie du Big Bang n’est pas démontrée dans ses moindres détails, il est possible que des pans entiers en soient modifiés à l’avenir, mais elle constitue un récit, si on veut lui accorder cette qualification, dont la teneur en vérité l’emporte haut-la-main sur celle de la Genèse et d’Adam et Ève. Sur un autre plan, les fictions plus récentes comme l’État de droit sont des conventions, ou des contrats – qui n’existent, c’est une évidence, que s’ils sont reconnus et acceptés. Ces conventions pourraient s’effondrer, certes, mais leur composante fictionnelle n’est pas de la même nature que celle de la cosmologie hindouiste.

Je conclurai en revenant à Godelier. Son paradigme – l’association du politique et de l’économique est le facteur principal de décomposition et de recomposition des sociétés – me semble plus puissant, comme guide de la pensée, que la seule succession (arbitraire ?) des fictions qui ont connu le succès, le risque étant alors de lire les massacres mutuels de Serbes et de Croates comme l’aboutissement de la dispute autour de filioque. Un peu court, à mes yeux… Mais c’est peut-être le prix à payer pour s’offrir un best-seller à l’échelle mondiale : nombreux sont ceux qu’Harari égratigne de sa verve imagée, mais les seuls qu’il atomise vraiment sont les adeptes d’une lecture littérale des textes saints, les dogmatiques incorrigibles et les fanatiques de leur nation. Pour que tous les autres puissent s’y retrouver, il faut éviter les prises de position qui fâchent…


Notes

  1. Yuval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 2018. Dans la suite de mon texte, les citations en provenance de cet ouvrage sont signalées entre parenthèses, comme (H 215) pour un passage apparaissant à la page 215. ↑
  2. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/05/yuval-noah-harari-le-veritable-antidote-a-l-epidemie-n-est-pas-le-repli-mais-la-cooperation_6035644_3232.html (texte initialement publié dans Time). ↑
  3. J’ai consacré ailleurs un article plus long à cette problématique. Pour davantage de détails, Pierre Gillis, « L’insoutenable légèreté de l’idéologie », Cahiers Internationaux de Symbolisme 146-147-148, 2017, pp. 131-155. ↑
  4. Un entretien avec Maurice Godelier, « Le couple infernal de l’économie et du pouvoir », Cahiers Marxistes 178, 1991, pp. 27-37. ↑
Tags : cohésion sociale fake news idéologies laïcité post-vérité religions

La Confession libertine de la Marquise Émilie du Châtelet

Posté le 1 août 2020 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession libertine, comme dans les précédentes entrevues fictives [1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrante ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, la suspecte Marquise Émilie du Châtelet, née Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, à Paris en 1706 – femme de lettres, femme de haute éducation et de grande culture, mathématicienne et physicienne ; renommée pour avoir fait connaître en France les travaux de Newton et Leibniz. À côté de sa personnalité de femme savante, la Marquise avait aussi une vie de femme mariée, elle a eu quatre enfants ; coquette, portée sur les robes, les pompons, les rubans, les fanfreluches et les nœuds ; une femme forte, libre et libertine ; elle eut des amants, dont Voltaire (elle fut avec lui comme cul et chemise pendant quinze ans), le Duc de Richelieu et Maupertuis. Elle avait le goût des idées, de la conversation instructive, un solide penchant à l’indépendance et à la liberté de pensée.

Bonjour, Madame la Marquise. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar [3] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien, Madame, la Marquise Émilie du Châtelet, née Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, à Paris en 1706.

Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur, je le suis en effet et assez ravie de l’être.

À vrai dire, Madame la Marquise, je ne sais pas trop comment vous le dire, mais avec la circonspection la plus respectueuse, et pour tout dire, à ma grande consternation, on m’a demandé de vous recevoir et de vous poser principalement une question. Je vais aller tout droit au fait : mon dossier vous définit comme athée et c’est ce point-là qu’il me faut éclaircir. Je doute d’ailleurs très fort que vous le soyez du fait que vous êtes d’une famille catholique et que vous avez été inhumée en l’église paroissiale de Lunéville, petite ville dans l’est de la France.

C’est tout à votre honneur et à celui de votre congrégation, Monsieur l’Inquisiteur, de me dédouaner si habilement, car Lunéville à l’époque n’était pas en France, mais bien en Lorraine et croyez-moi, ça faisait toute la différence. À la cour de Lorraine, sous le règne de Stanislas qui, quoique officiellement catholique, était ouvert aux idées nouvelles et pratiquait la tolérance à l’égard des protestants et des athées. Il avait accueilli les francs-maçons persécutés à Paris. C’est d’ailleurs à proximité de la Lorraine, en mon château de Cirey, que je me suis réfugiée avec mon ami Voltaire, quand ses idées philosophiques menaçaient de le conduire une fois de plus en prison ; il vivait dans la hantise de la Bastille ; je ne pouvais supporter ce tracas, il gâchait nos soirées. Par ailleurs, pour répondre à votre interrogation, au moins sur un point et selon mon habitude, de manière un peu énigmatique, je vous rappellerai la fin de mon amie, la Baronne de Fontaine-Martel, qui n’avait jamais eu la foi. (L.28)[4]

Nous savons fort bien, dit l’Inquisiteur, que cette Baronne était tourmentée par une ombre et sa fille, Madame d’Estaing, disait : « C’est son irréligion qui la tourmentait, c’était le fantôme de sa perdition, le remords de son athéisme, les prémices de l’enfer ! » (L.53)

Monsieur l’Inquisiteur, il ne faut pas vous laisser aller à vous fier aux commérages et je vous conseille vivement de vous informer à meilleure source.

Justement, dit l’Inquisiteur, c’est ce que je fais. Alors, qu’en était-il vraiment de la Baronne ?

Ce qui la tourmentait au plus profond d’elle-même, Monsieur l’Inquisiteur, c’était d’avoir commis un enfant illégitime et secret avec un cocher ; c’était aussi de l’avoir abandonné dès son jeune âge. Elle l’avoua en une ultime et unique confession à un philosophe qu’elle logeait en sa demeure, je veux dire Voltaire. Au décès de la baronne, qui avait été assassinée, le lieutenant général René Hérault, pour des raisons de sûreté nationale et de secret policier, avait fait venir le curé de Saint-Eustache afin que ce dernier confirme qu’il l’avait lui-même confessée et qu’elle avait reçu de lui l’absolution, ce qui permettait à la baronne athée d’être inhumée dans les formes – entendez en terre chrétienne (L.44-45). Pour le premier policier de France, il s’agissait aussi d’étouffer dans l’œuf tout scandale, ce qui était nécessaire à la tranquillité publique ; l’État et la Religion y tenaient. On pouvait être athée tant qu’on voulait, mais ce devait être confidentiel. En somme, on était athée caché ; mais la façade devait être religieuse ou à l’extrême limite, déiste.

Hum, je vois, dit l’Inquisiteur. Il paraît que pour l’inhumation, on a fait de même avec le corps de Voltaire. Par ailleurs, le baron d’Holbach tout comme Diderot, tous deux athées affichés, furent enterrés à l’église Saint-Roch à Paris[5].

Ça, je ne le sais pas, dit la Marquise, j’étais déjà sous la paroisse. Assurément, personne n’avait envie de finir jeté à la voirie. En ce qui me concerne, on certifia tout ce qu’il fallut, surtout mon frère l’abbé Élisabeth-Théodose Le Tonnelier de Breteuil, qui comme vous le savez certainement, fut prieur commendataire de Saint-Martin-des-Champs et agent général du clergé de France jusqu’à sa mort en 1781. Cependant, je vous ferai remarquer que si je suis en un lieu consacré, c’est sous un épais marbre noir et sans aucune mention de mon nom. Mais dites-moi, Monsieur l’Inquisiteur, selon vous, selon vos dossiers, j’entends, du point de vue de l’Église, quelle fut la fin de Voltaire ?

Je comprends, Madame la Marquise, votre souci. Eh bien, voici. Voltaire, sentant sa fin prochaine, a voulu se prémunir contre un refus de sépulture, car lui non plus n’aimait pas l’idée d’être jeté à la voirie et comme l’avaient fait avant lui d’autres philosophes impies ou athées comme Fontenelle ou Montesquieu, il a fait venir un prêtre à qui il a remis une confession de foi minimale en échange de son absolution. Bref, on trouva là aussi un arrangement et son neveu l’Abbé Mignot l’emporta discrètement en son abbaye de Sellières, près de Romilly et le fit tout aussi secrètement inhumer dans un caveau sous l’église. Après une Révolution et maintes tribulations, Voltaire finira au Panthéon. La chose est amusante : en le mettant au Panthéon, on a rangé Voltaire parmi les dieux. Pour ce qui est de l’Église, une vraie conversion finale, écrite et signée de la main impie, aurait été un triomphe et même, non écrite, l’Église aurait bien voulu faire croire à cette conversion du philosophe.

Oh, dit la Marquise, la conversion de Voltaire, c’est comme l’existence de Dieu. Si l’Église veut y faire croire, on a tout lieu de penser que c’est un mensonge (L.41)[6]. En fait, malgré toutes ses nombreuses dénégations et ses affirmations nébuleuses, filles d’une grande prudence, Voltaire était, en la matière, comme qui dirait, un athée clandestin. C’est par diplomatie que le philosophe s’était résolu au déisme.

Madame la Marquise, dit l’Inquisiteur, il me semble que vous étiez mariée et que ce n’était pas avec Monsieur Voltaire avec qui vous avez pourtant vécu jusqu’à la fin de votre vie.

Oui, Monsieur l’Inquisiteur, j’étais mariée avec le Marquis Florent-Claude du Châtelet-Lomont ; j’ai eu quatre enfants. Mariée, évidemment ! Et Monsieur de Voltaire était célibataire ! Que voulez-vous, c’était une nécessité et ce fut une grande chance que mon époux fut militaire, lieutenant général des armées du Roi.

Et pourquoi donc une chance ?, demande l’Inquisiteur. Et pour qui ?

Oh, Monsieur l’Inquisiteur. D’abord pour le Marquis : il aimait surtout jouer avec ses soldats ; moi, j’étais plus intéressée par les mathématiques et la philosophie. Le Marquis venait me faire des enfants, puis il retournait à ses affaires guerrières ; il s’agissait de perpétuer la lignée des Chastelet. Moi, je retournais aux miennes qui furent principalement scientifiques, mathématiques et philosophiques ; je m’y suis adonnée des années en compagnie de Voltaire : on s’intéressait particulièrement aux travaux de Newton ; je me chargeais de l’aspect physique et mathématique ; Voltaire s’intéressait plus à la philosophie. On se disputait à propos de Leibniz. Finalement, j’ai rallié le point de vue de Voltaire. Mais il y en avait d’autres ; ainsi, pour les mathématiques, Pierre Louis Moreau de Maupertuis et Alexis Claude Clairaut ; pour ma dernière flamme amoureuse, le Marquis de Saint-Lambert. Je vous révèle tout ceci sous le sceau de la confidence, évidemment.

Ainsi, Madame la Marquise, je vois qu’en dehors de l’apparence et des convenances, dans vos relations avec certains de ces messieurs, vous ne respectiez en rien la morale chrétienne et je soupçonne de plus en plus la vérité de votre athéisme.

Oh, Monsieur l’Inquisiteur, si le fait d’avoir des amants ou des maîtresses, ne fût-ce seulement qu’une ou un, est une preuve d’athéisme, alors, vous pouvez me croire, le monde est peuplé d’athées. Cependant, je ne vais pas éluder la véritable question de l’athéisme et de mon supposé athéisme. Voilà donc : l’être ou si vous préférez, l’étant – en fait, tout ce qui est présent au monde – le réel, est par sa nature même athée. C’est une certitude ; tout le reste est sujet au doute. L’humain, par son imagination, ajoute – hors du réel – des objets et des entités ; pour les faire exister, il doit leur offrir ou leur insuffler l’assurance de leur existence, il doit les gonfler d’une certitude forcément artificielle : ce sont des croyances. La croyance se fonde sur un principe de certitude, elle est affirmation sans preuve, sans preuve possible et sans même, la nécessité de l’établissement de cette preuve. Elle se fonde sur elle-même, elle est pure création, mais une création de l’homme évidemment ; en somme, c’est une élucubration. Quant à moi, je ne suis que doute, ce qui est une sage résolution, mais aussi une précaution dont on ne devrait jamais se départir. J’ai bien essayé la certitude, je la voyais fille de la passion. Comme principe, la certitude est une fausse assurance auto-confirmée sans retour sur elle-même. J’ai expérimenté cette voie toute ma vie ; chez moi, la passion est la source de l’amour (et comme vous le savez, selon les religions, Dieu est amour, son message est amour), elle est le fondement de la croyance en l’amour ; mise à l’épreuve du réel, elle se dissout plus ou moins lentement, pour renaître ailleurs ; autrement, parfois. Ainsi, j’ai mis, j’ai accepté de la croyance dans ma vie, c’était la passion, la passion amoureuse ; elle voulait donner un sens à l’existence ; l’amour était censé donner certaine consistance à ma vie. À la fin, la passion ne me donnait même plus de satisfaction. En fait, ma seule vraie croyance fut cette passion, la passion amoureuse, mais elle n’était là que parce que je voulais y croire. À l’opposé, le moteur de mon intelligence du monde est le doute, porté par la liberté et l’effort de comprendre. Soumise à cet examen libre de préjugés, la passion se révélait pour ce qu’elle était : une ivresse du sentiment. On dirait maintenant, une tempête neuro-physiologique. J’en reviens à votre question sur mon supposé athéisme. D’abord, une définition, si vous permettez : l’athéisme résulte d’une absence de réalité de Dieu ; l’athéisme est la constatation et l’affirmation de cette absence. Pour établir la réalité de quelque chose, il faut une certaine consistance. Un Dieu, si personne ne le loue, si personne ne l’enseigne, si personne ne le proclame, il n’est tout simplement pas. C’est une croyance ; a priori, il n’existe pas. Pour qu’un Dieu existe, il faut qu’au moins, un humain y croie ; il faut y croire, c’est d’ailleurs le commandement des religions et leur fondement essentiel ; elles n’hésitent pas à user de la force pour en convaincre les incrédules. À la réflexion, si la croyance peut se satisfaire des histoires bibliques, face au principe du doute, compris comme point de départ nécessaire, face à l’incertitude de telles fantaisies, moi, je ne peux suivre la croyance en de tels errements. Les dieux, Dieu, les croyances et toutes ces sortes de choses, ce sont des histoires, racontées par un idiot et ne signifiant rien[7].

Ça commence mal, dit l’Inquisiteur. Soit, mais au-delà ?

Mais au-delà ? Précisément, au-delà ? Quel au-delà, Monsieur l’Inquisiteur ? Laissons-le là, cet au-delà, il est hors champ ; le doute le submerge totalement. Cet au-delà-là n’est pas sérieux. J’ai suivi les travaux de Wilhelm Leibniz et j’ai traduit et commenté les Principes mathématiques d’Isaac Newton. Je l’avais d’ailleurs fait à l’instigation et grâce à Voltaire. Enfin, dans le meilleur des mondes possibles, celui de la croyance, la passion est infinie ; dans le monde réel, comme j’ai dû m’y résigner, même avec Voltaire, elle se meurt, elle s’évanouit, elle s’anéantit complètement. Ensuite, il reste le goût et c’est ainsi que nous avons écrit à quatre mains à propos de philosophie et de science.

Exactement, Madame la Marquise, on vous a vue vivre durant des années en compagnie de ce philosophe, réputé pour cacher son athéisme sous le voile d’un déisme improbable ; il traitait Dieu d’architecte.

Ce n’est pas le cas, répond la Marquise, Voltaire penchait plutôt vers la Suisse. En vérité, il était surtout question d’horlogerie, d’un monde plus en accord avec un univers mécanique, une sorte de grande machine auto-régulée, une grande histoire mathématiquement décodable.

Tout va donc très bien, Madame la Marquise, dit l’Inquisiteur, mais la croyance en Dieu est objet de foi. De ce point de vue, que dites-vous de Dieu, de la croyance en Dieu ?

La question, Monsieur l’Inquisiteur, est que la foi est croyance et que la croyance relève de l’émotion. Il convient de savoir ce qu’est l’émotion, comment elle se forme et d’où elle vient ? Pour ce que j’en ai perçu et ce que j’en sais, c’est un processus intime à chaque personne, elle ressemble à une sorte de processus chimique. Dieu est une réponse à la peur, à l’angoisse face au monde réel et à ses incertitudes et à sa certitude de la mort ; cette réponse crée une illusion pour donner le visage du bonheur au monde, pour lui fournir un analgésique face à l’angoisse existentielle, née de l’ignorance. Vouloir proposer Dieu et la croyance comme explication du monde ne m’a jamais paru une démarche acceptable et je pense qu’elle est malsaine. Face aux choses que nous ne comprenons pas, la seule voie qui tienne, c’est la Science, entendue comme l’étude de la Nature ; elle est la clef de toutes les découvertes ; et s’il y a encore plusieurs choses inexplicables en Physique, c’est qu’on n’a pas été assez loin dans cette Science.[8]

Et que faites-vous de la cause nécessaire ?, demande l’Inquisiteur.

Vous faites bien de poser la question, Monsieur l’Inquisiteur, et je vous en remercie, car il est temps de dégonfler cette baudruche. Certes, cette cause nécessaire figure dans mes Institutions de Physique, livre destiné à mon fils, dans le chapitre où je lui expose les idées de Leibniz[9], dont cette histoire de cause nécessaire est la clé de voûte ; une clé nécessaire pour mettre fin au vertige de la mise en abyme de la création du monde. Ce sont les ruminations de Leibniz, ce qui n’en fait pas les miennes pour autant ; il est donc inexact de m’attribuer cette croyance et on est plus dans l’erreur encore, si on y voit une preuve de l’existence de Dieu. Ainsi, c’est dit.

À propos de bonheur, Madame la Marquise, dit l’Inquisiteur, vous avez bien écrit un Discours sur le Bonheur [10] ; il est, je vous l’assure, fort apprécié des dames de nos temps[11] ?

En effet, j’ai écrit un tel ouvrage, Monsieur l’Inquisiteur, mais à titre strictement personnel et je suis un peu fâchée qu’il ait été publié.

Pour ce que j’en sais de ce Discours, dit l’Inquisiteur, vous y développez votre conception des choses et des manières de vivre et je voudrais savoir quelle place vous faites à Dieu, à ses conseils, à ses injonctions ; bref, aux commandements qu’il nous a faits. Quelle est au fond votre morale ?

Alors là, Monsieur l’Inquisiteur, pour la place de Dieu dans ma vie, ma réponse est simple : aucune. Dieu n’a rien à faire dans ma vie ; il n’a pas à régenter ma vertu et je me charge de trouver moi-même ma paix intérieure et mon contentement, notamment, ne vous en déplaise, en compagnie de Voltaire. Ma liberté de vie et de sentiment, mon bonheur sont pour moi, une tranquille évidence. Mes passions et mes goûts sont la boussole de mon existence. Il n’y a rien là que de naturel. Dès lors, vous comprendrez que je ne peux être une prosélyte, une apôtre ou une sectatrice. Pour que vous compreniez mieux encore ma disposition très féminine, je vous propose un petit saut dans le temps, chose que nous pouvons nous permettre à présent et de lire quelques lignes de ce poème de votre contemporain (ou presque) Jacques Prévert – poème adapté à une interprète féminine tout à fait remarquable : Juliette Gréco[12]. Ce poème s’intitule : « Je suis comme je suis » et je m’y reconnais pleinement. Tenez, je vous en sers un morceau :

Je suis comme je suis,

Je suis faite comme ça.

Quand j’ai envie de rire,

Oui, je ris aux éclats.

J’aime celui qui m’aime,

Est-ce ma faute à moi,

Si ce n’est pas le même

Que j’aime chaque fois ?


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. ↑
  4. Frédéric Lenormand, La Baronne meurt à cinq heures, J.C. Lattès, Paris, 2011, 285 p., p. 28.Dans le texte, les chiffres entre parenthèses, comme ici (L.28), renvoient au numéro de page correspondant ↑
  5. Voir le site Cimetières de France et d’ailleurs, animé par Philippe Landru, professeur agrégé d’histoire, spécialiste des cimetières, empêcheur d’oublier en rond, organisateur de visites pour tous les publics. ↑
  6. Il s’agit en réalité d’une paraphrase d’une réplique de Voltaire au lieutenant de police Hérault, qui disait : « Les vampires ne me dérangent pas… Les Valaques ont leurs suceurs de sang, nous avons nos jansénistes et nos jésuites… Si l’Église n’y croit pas, nous avons lieu de penser qu’ils existent. » ↑
  7. William Shakespeare, « It is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing. » – Macbeth : Act V, scène V, 26-28, in Complete Works, Oxford University Press, London, 1966, p. 868. ↑
  8. Émilie du Châtelet, Institutions de Physique, Prault fils, Quai de Conty, vis-à-vis la descente du Pont-neuf, à la Charité, Paris, 1740, 511 p., p. 2. ↑
  9. Ibidem, Chapitre II, De l’Existence de Dieu, p.p. 38 sqq. ↑
  10. Émilie du Châtelet, Discours sur le Bonheur, Édition critique et commentée par Robert Mauzi, Les belles Lettres, Paris, 1961, 203 p. ↑
  11. Voir notamment, Élisabeth Badinter, Émilie Émilie, l’ambition féminine au XVIIIe siècle, Flammarion, Paris, 490 p., 1983 et Florence Mauro, Émilie du Châtelet, Plon, Paris, 2006, 188p. ↑
  12. Jacques Prévert « Je suis comme je suis », Paroles, Gallimard, Paris, 1947, 256 p., chanson interprétée par Juliette Gréco. ↑
Tags : athées athéisme confession création dieu Émilie femme homme libertine libre Madame du Châtelet Marquise mathématicienne Philosophie physique Voltaire

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