L’anticoncile de Naples (9-18 décembre 1869) vu de Belgique

Cornélie Mathys

Concile et anticoncile

Depuis 1861, le processus d’unification de l’Italie est en marche, au détriment du pouvoir pluriséculaire de l’Église catholique. Reste Rome comme dernier bastion des États pontificaux, protégée par les troupes impériales de Napoléon III. C’est dans ce contexte de tensions entre le nouveau royaume d’Italie et la papauté que Pie IX annonce l’ouverture du premier concile œcuménique du Vatican. Au programme notamment, la défense de la foi contre les erreurs de la modernité.

Le pape Pie IX avait déjà commis en 1864 une encyclique condamnant les erreurs modernes, Quanta cura, accompagnée d’un syllabus contenant une liste de quatre-vingts propositions de condamnations, parmi lesquelles on retrouve pêle-mêle : panthéisme, idéalisme, fatalisme, scepticisme, cynisme, naturalisme, libéralisme, rationalisme, mais aussi la condamnation du socialisme et des sociétés secrètes.

Dans ce contexte, l’annonce en 1867-1868 de l’ouverture prochaine d’un concile œcuménique fait réagir les milieux libres-penseurs et francs-maçons, qui voient dans le projet de Pie IX une volonté de rasseoir son pouvoir temporel et une radicalisation des dogmes catholiques. Le concile s’ouvrira le 8 décembre 1869, fête de l’Immaculée Conception, et sera interrompu le 20 septembre 1870 lors de l’entrée des troupes du royaume d’Italie dans Rome par la Porta Pia. C’est durant ce concile que sera proclamé le dogme de l’infaillibilité pontificale[1].

Giuseppe Ricciardi (1808-1882), notable napolitain et député à la Chambre, connu à l’époque pour ses discours anticléricaux et son engagement militant pour l’unification italienne, décide dès janvier 1869, de convoquer un anticoncile afin d’opposer aux forces cléricales raison, liberté et progrès. Les invitations officielles sont envoyées aux libres-penseurs et à de nombreux journaux du monde entier dès le 15 mars 1869  ; il est prévu que l’événement se déroule à Naples et débute le même jour que le concile[2].

L’anticoncile aura une courte durée de vie et se verra arrêté par les forces de l’ordre italiennes durant sa deuxième séance officielle, sous prétexte qu’un membre de l’assemblée aurait crié « Mort à l’empereur des Français ». Les discussions se poursuivront néanmoins de façon informelle jusqu’au 18 décembre, avec plusieurs changements au programme initial.

On peut s’étonner qu’un tel événement, avec des adhésions et des soutiens aussi nombreux, ayant réussi à regrouper à Naples entre cinq-cents et sept-cents personnes, dont une centaine d’étrangers, pour s’opposer aux visées temporelles de la papauté, n’ait eu une issue plus favorable. Les sociétés de libres-penseurs du monde entier envoyèrent des représentants, dont quatre sociétés belges en la personne de Victor Arnould, jeune avocat, libre-penseur et franc-maçon.

Le tournant que fut l’année 1870 en Italie et en Europe relégua l’anticoncile aux oubliettes  ; retenu comme un échec, on le retrouve mentionné dans quelques ouvrages spécialisés dans l’histoire de la libre pensée, de la franc-maçonnerie ou dans des ouvrages plus généraux concernant l’histoire de l’Italie moderne. Ricciardi publie pourtant en 1870 tous les documents utiles à la compréhension de ce congrès  ; on y retrouve de très nombreuses lettres d’adhésion, certains discours, la liste des sociétés de libres-penseurs et des loges maçonniques adhérant à l’anticoncile[3].

Dans ce bref exposé, nous tenterons de présenter l’anticoncile au travers des différentes adhésions et désapprobations qu’il reçut des milieux libres-penseurs et francs-maçons. Nous aborderons également son déroulement effectif au travers de sa narration dans la presse belge, ainsi que dans le rapport rédigé par Arnould à son retour en Belgique.

Adhésions à l’anticoncile

D’après la documentation existante, nous pouvons affirmer qu’environ deux cents sociétés de libre pensée ont adhéré à l’anticoncile, et qu’une centaine de représentants étrangers étaient présents. Un délégué d’une société de libre pensée hongroise serait ainsi arrivé en présentant les signatures de quatre-vingt mille libres-penseurs[4]. Les listes publiées par Ricciardi démontrent en effet de l’adhésion de sociétés de libre pensée, de nombreuses loges maçonniques italiennes, d’adhésions individuelles de nombreux hommes, mais aussi de femmes. Parmi les adhésions de personnalités publiques nous citerons, à titre d’exemple, Giuseppe Garibaldi, Victor Hugo, Edgar Quinet, Émile Littré et Jules Michelet.

L’adhérent le plus notable à l’anticoncile est certainement Garibaldi, qui entretient à ce sujet une correspondance soutenue avec Ricciardi durant l’année 1869. Son soutien à l’anticoncile est visible tant dans la presse italienne qu’étrangère. Franc-maçon, il adresse à ses frères une lettre les appelant à soutenir le contre-concile napolitain[5], mais la franc-maçonnerie adopte néanmoins une attitude de retrait envers l’événement.

La franc-maçonnerie française réagit en convoquant un couvent maçonnique à l’été 1869, dont il en sortira un volume d’environ quatre-cents pages invitant à ce que les francs-maçons décident individuellement de leur adhésion à l’anticoncile[6]. Il n’empêche qu’Albert Regnard, militant socialiste français, libre-penseur et franc-maçon, s’y rend en tant que représentant officiel de six loges parisiennes[7].

La franc-maçonnerie italienne, par la voix de Lodovico Frapolli, alors grand maître du Grand Orient d’Italie, estime qu’il vaut mieux laisser les évêques du concile « cuire dans leur propre jus », et invite les francs-maçons italiens à se rendre à l’anticoncile afin d’éviter que celui-ci ne dégénère en « œuvre maléfique de mystification ». Pour Frapolli, il n’y a aucune raison à ce que la franc-maçonnerie italienne donne son concours officiel à l’anticoncile de Ricciardi, estimant que ce serait un échec de la franc-maçonnerie que de se préoccuper de la façon dont le pape, « un chef de secte », dispose de ses fidèles. Le grand maître indique que la franc-maçonnerie a les capacités de se réunir « chez elle » et qu’elle invitera prochainement ses membres à participer à une « action positive et sérieuse »[8]. L’information est répercutée dans la presse belge, qui qualifie la réaction de Frapolli de « plus que froide  ; […] presque hostile », avant de conclure : « En résumé, on sent que le grand-maître de la francmaçonnerie aurait voulu diriger ce mouvement. »[9].

Hormis le rapport rédigé par Arnould à son retour de Naples, qui fut communiqué à tous les membres de la Libre Pensée et que l’on retrouve dans les archives du Grand Orient de Belgique, la franc-maçonnerie belge semble muette au sujet de l’anticoncile. Arnould assiste à l’anticoncile en tant que représentant des Sociétés de Libre Pensée de Bruxelles, d’Anvers et de Liège et de l’Affranchissement de Bruxelles. On peut s’étonner du choix d’envoyer Arnould, avocat de profession, initié à la franc-maçonnerie en 1863, qui avait à peine trente ans en 1869[10]. L’unique mention que nous avons de la présence d’Arnould à l’anticoncile, outre dans le corpus publié par Ricciardi en 1870, est celle d’un correspondant envoyé par L’Indépendance belge qui dit du discours du Belge qu’il « […] affirme que tous les libres penseurs de la Belgique sont républicains. »[11].

Mis à part Arnould et le journaliste de L’Indépendance belge, il ne semble pas y avoir eu d’autres Belges présents à l’anticoncile. Nous notons cependant les adhésions de plusieurs autres Belges ; Ferdinand Eenens, libre-penseur bruxellois, qui envoie une lettre de soutien à Ricciardi en octobre, et lui communique par la même occasion trois exemplaires de sa dernière publication, Le Dieu personnel (1869) ; Nicolas Goffin, alors président de la Libre Pensée de Bruxelles ; Louis Goethals ; et Emanuele Peralta, dont Ricciardi nous dit qu’il est originaire d’Amérique latine, mais établi à Bruxelles où il dirige une feuille espagnole intitulée America latina[12].

L’anticoncile dans la presse belge

Déjà en juillet 1869, Ricciardi se plaignait dans une lettre publiée par le journal Il Popolo d’Italia du manque d’intérêt des journaux italiens envers le futur anticoncile[13]. C’est également l’avis d’Arnould qui dira dans son rapport que la plupart des journaux « […] affectèrent une indifférence qui pour être réelle aurait dû se montrer sous des dehors moins hostiles. ». Arnould impute l’échec de l’anticoncile à la « mollesse » des libres-penseurs dans l’organisation du concile, mais surtout aux journaux – et plus précisément aux journaux italiens – et à l’indifférence de la ville de Naples à l’égard de l’accueil d’un congrès international[14]. Nous nous contenterons d’exposer succinctement le ton adopté pour décrire l’événement dans la presse libérale et catholique de Belgique.

Presse libérale

Dans la presse libérale, on trouve surtout des articles informatifs, par exemple dans L’Avenir des Flandres de Bruges, L’Écho du parlement de Bruxelles ou encore dans La Meuse de Liège. Le journal libéral bruxellois L’Indépendance belge, qui se vend dans une librairie napolitaine[15], envoie pour l’occasion un correspondant à Naples qui nous narre l’anticoncile et ses enjeux en trois articles, sur un ton non dénué d’humour, de culture générale et d’analyses personnelles. Pour le journaliste, sceptique à l’égard de l’anticoncile, « Naples a besoin d’écoles, et surtout elle a besoin d’améliorer son personnel enseignant primaire  ; dotez-la de vingt bourses annuelles pour son école normale et vous aurez plus fait que tous vos discours ne feront jamais pour la destruction des superstitions. »[16].

Il est clair, à la lecture du récit de ce correspondant, que l’organisation de l’événement est bancale et sujette à des changements en cours de route. Par exemple, c’est lors de la deuxième séance seulement qu’il est décidé que les orateurs disposeront d’un quart d’heure chacun pour exposer leurs idées. Par moment il s’étonne aussi des exagérations de certains orateurs, par exemple l’avocat italien Carlo Gambuzzi qui prétend qu’il y a encore des esclaves en Suisse, pays où le correspondant aurait vécu trente ans. Ce même Gambuzzi dont le correspondant dit qu’il « […] a été le premier à se servir de cette appellation : citoyens  ! Il a même dit : citoyennes et citoyens  ! Jusqu’à lui on avait dit : mesdames et messieurs. »[17]. Les articles de ce journaliste sont ainsi ponctués d’observations semblant à première vue anodines, mais qui permettent de rendre un tableau précis du déroulement des séances de l’anticoncile.

Presse catholique

Les critiques de l’anticoncile dans la presse catholique sont partout assez semblables : moqueries du fait que l’événement ait lieu dans un théâtre, comparaison du comportement des libres-penseurs à des comportements religieux, mais parfois aussi de simples insultes[18]. La courte vie de l’anticoncile est du pain béni pour la presse catholique  ; on lit dans le Journal de Bruxelles qu’« À peine réuni, le voilà dissous, et dissous par la (sic) gouvernement dont Garibaldi, son plus illustre patron, a doté l’Italie. Quelle déconvenue  ! quelle ironie  ! et comme la main de Dieu est bien là pour qui sait voir  ! »[19].

On retrouve aussi dans le Journal de Bruxelles un amusant récit de voyage qui contient un passage s’intitulant « Voyage à la recherche d’un lazzarone et de l’Anticoncile »[20]. Le journaliste belge revient d’Égypte par la mer et fait escale à Naples, qu’il arpente accompagné d’un rédacteur du Siècle parisien. Voici in extenso le bref récit de la recherche du lieu de l’anticoncile par les deux compères :

Signor, dit-il à un facchino, pourriez-vous me dire où siège le contreconcile  ?

Le facchino le regarda en ouvrant de grands yeux et une grande bouche, et ne répondit pas :

— C’est un imbécile, un ignorantin, fit le rédacteur du Siècle. Je vais m’adresser ailleurs.

Il posa successivement la même question, sans plus de succès, à un limonadier, à un cicerone et à un cocher de fiacre. Enfin, à un marchand de macaroni en plein vent, après avoir laborieusement réfléchi et consulté son voisin, poussa le cri d’Archimède en se frappant le front, et se mit à marcher devant nous à grands pas.

— Suivez-moi, signori, je vais vous y conduire  ; c’est tout près d’ici.

— Ah  ! fit le rédacteur du Siècle tout radieux, je savais bien que je finirais par le trouver.

Cependant, le marchand de macaroni, au bout d’une vingtaine de pas, avait pris une petite ruelle, puis une autre, puis une autre encore, et il finit par s’arrêter devant une maison borgne, décorée de lampions et de pancartes, en nous disant d’un air aimable :

— Vous y voilà, signori.

C’était un théâtre de Polichinelle. L’affiche annonçait en grosses lettres rouges : Il Contraconcilio, farce en deux actes avec danses et pétards.

Le rédacteur du Siècle ne jugea pas à propos d’entrer. Évidemment, Polichinelle était affilié aux jésuites.

Outre cet article, où nous voyons que l’anticoncile intéresse peu finalement, la presse catholique se contente surtout de communiquer des articles parus dans les journaux français ou italiens. La presse catholique, seule en Belgique à encore mentionner l’anticoncile début 1870, moque les « efforts impuissants » des libres-penseurs, qui n’ont « fait que mettre en relief la grandeur et la majesté du Concile. »[21].

Organisation et déroulement de l’anticoncile

Dans Le Bien Public du 20 novembre 1869, deux semaines à peine avant l’ouverture de l’anticoncile, est publiée une brève moqueuse annonçant que Ricciardi a essuyé un refus du ministre de l’instruction publique pour disposer d’une salle de l’université. L’événement se tiendra finalement dans le théâtre San Ferdinando, et le journal de commenter : « L’anticoncile établira donc sa tribune dans un théâtre. Il faut convenir que le lieu ne saurait être mieux choisi. »[22].

L’organisation de l’anticoncile ne fut pas chose aisée et la plupart des commentateurs de l’époque, mais aussi les quelques historiens qui l’étudièrent, reviennent tous sur le même point : comment une ville comme Naples, avec ses nombreux palais, ses salles universitaires, ses salles publiques grandioses – et ses églises – eut-elle autant de difficultés à offrir un lieu digne de ce nom à cette réunion internationale  ? Le correspondant de L’Indépendance belge commente le choix du théâtre San Ferdinando en ces termes :

un local excentrique, mais il paraît que c’est le seul dont les promoteurs aient pu disposer dans notre ville, où, vu la nature du régime déchu, il n’y avait guère d’assemblée possible que dans les églises ou les salles de spectacles. Des églises, il n’en fallait naturellement pas parler pour une réunion de cette nature, et quant aux salles de spectacle, la saison théâtrale étant commencée, il a bien fallu se contenter de celle qu’on a pu trouver. Une salle, très-convenable d’ailleurs, mais si malheureusement située, en dehors du rayon de la circulation napolitaine […][23].

L’anticoncile débute le 9 décembre, le lendemain de l’ouverture du concile Vatican à Rome. Le correspondant de L’Indépendance belge s’en étonne, l’annonce de l’événement prévoyant le 8 décembre :

C’est hier que les pères spirituels de la catholicité ont inauguré le concile de Rome. C’est aussi hier que l’anticoncile devait s’ouvrir à Naples  ; la solennité a été remise à aujourd’hui, faute d’un local disponible  ; ce qui, par parenthèse, est assez curieux, puisque l’assemblée était convoquée à jour fixe depuis tantôt neuf mois.[24].

Le Journal de Bruxelles commente aussi ce changement de date :

C’était par un raffinement d’impiété, le choix de ce jour ayant pour but d’insulter à la fois à la Vierge, Mère du Christ, et à l’Église assemblée dans ses assises solennelles. Mais on avait compté sans le directeur du théâtre Saint-Ferdinand, de Naples. Le 8 décembre étant jour férié, ce directeur refusa de livrer sa salle, ne voulant pas sans doute mécontenter le public en le privant du spectacle ordinaire. Force fut donc de renvoyer au lendemain.[25].

Du déroulement en lui-même de l’anticoncile, il y a peu de choses à dire : lecture des adhésions, des lettres de soutien et des discours. La première séance se passa sans heurts, et la seconde débuta le 11 décembre, toujours au théâtre San Ferdinando. Entre cinq-cents et sept-cents personnes sont présentes à ces deux séances. La composition de l’assemblée est variée, on y retrouve bien-sûr des libres-penseurs et des francs-maçons italiens et étrangers, mais aussi des curieux dont, par exemple, le consul des États-Unis[26].

Nous notons aussi la présence de femmes, « de ces dames qui prônent l’émancipation féminine et qu’on rencontre en amazone dans les camps garibaldiens lorsque les chemises rouges entrent en campagne. »[27]. Le correspondant de L’Indépendance belge nous indique qu’elles sont environ une trentaine, et consacre un long passage narrant l’exclusion des femmes lors de l’appel nominal du 9 décembre par Ricciardi, qui s’en excuse le 11 en invoquant « la modestie du sexe aimable »[28].

Lors de la séance du 11 décembre, une communication d’une loge maçonnique française demande « qu’une partie de la salle soit ouverte à un certain nombre d’ouvriers présentant des garanties debonne [sic] conduite. » La proposition est acceptée et le choix des ouvriers réservé au comité organisateur[29].

Peu après cette communication, le français Regnard monte à la tribune pour prononcer son discours dans lequel il invite les hommes du monde entier à se dégager de la servitude catholique, dont le représentant « se fait garder à Rome par les armes de la France, malgré le peuple français. ». C’est ce discours-là, semble-t-il, et les acclamations de la foule qui s’en suivirent, qui mena à ce qu’une personne dans la salle cria « Vive la France républicaine ». Il n’en fallut pas plus pour que le commissaire, présent dans la salle – certainement accompagné de policiers en habits de bourgeois – dissolve la réunion. Le journaliste de L’Indépendance belge nous informe qu’avant l’ouverture de cette deuxième séance, un important détachement d’agents de police avait été posté à proximité du théâtre. Ce dernier ne se retire qu’une fois la foule dissipée, et commente la fin de l’anticoncile en ces termes :

Je ne suis pas pressé de me retirer, je laisse écouler tranquillement l’assistance et j’écoute les propos.

— Un gendarme : Quel dommage  ! ces braves messieurs qui avaient commencé si tranquillement et qui parlent si bien.

— Un patriote : Un arbitraire pareil  ! Pour nous, ce n’est rien, mais en présence d’étrangers et de Français surtout  !

— Un membre du comité : C’est égal, l’effet est produit.

— Quel effet  ? Je ne comprends pas, je ne saisis pas le sens de cet accent de satisfaction. Je m’en tiens à l’appréciation du patriote, et, faut-il vous le dire  ? un peu aussi à celle du gendarme. [30].

Dans son troisième et dernier article relatant l’anticoncile, il nous assure « […] que les foules n’étaient point remuées, encore moins ameutées par ces réunions. L’ordre public n’était troublé en rien, et ne menaçait point de l’être. »[31]. Par la suite, dans la presse relatant les raisons de la fin de l’anticoncile, on lit presque partout que ce serait le cri de « Mort à l’empereur des Français » qui aurait provoqué l’intervention des forces de l’ordre. Pour preuve la dépêche datée du 11 décembre que nous retrouvons dans la presse tant catholique que libérale entre les 12 et 13 décembre, et qui lit : « L’anticoncile a été dissous par les autorités à cause des discours de divers orateurs, disant : « Mort à l’Empereur des Français  ! Vive la France républicaine  !! ». »[32]. Pour le journaliste de L’Indépendance belge, il n’en est rien :

Je vous affirme la parfaite exactitude de mon précédent récit : il n’a pas été poussé d’autre cri, et celui-ci par une seule personne, que : Vive la France républicaine  ! ce qui n’implique pas nécessairement, vous en conviendrez, une invocation à l’assassinat de l’Empereur. Simple avis à vos lecteurs pour qu’ils aient à se mettre en garde contre la véracité des télégrammes.[33].

Le Journal de Bruxelles, d’après un article de l’Unità cattolica, explique que la police avait reçu de Florence, alors capitale du royaume d’Italie, « […] l’ordre de tout permettre à l’anticoncile contre Dieu, l’Église, le Pape, les évêques, mais de ne rien tolérer contre Napoléon III. »[34]. Le Courrier de l’Escaut, journal catholique tournaisien, s’en amuse : « Les niais  ! que ne criaient-ils : Mort au Pape  ! On les aurait laissé faire et il y aurait eu bon nombre de journaux pour les applaudir. »[35].

Les jours suivants, les réunions reprendront dans un contexte très différent. On apprend, dans le rapport rédigé par Arnould, ainsi que dans les documents exposés par Ricciardi et le récit du correspondant de L’Indépendance belge, que les réunions se poursuivirent jusqu’au 18 décembre. Le 12 et le 14 ont lieu deux réunions privées dans le salon de Ricciardi, auxquelles assiste Arnould. L’ordre du jour est de rédiger une protestation commune à faire paraître dans la presse. Le 17 à l’hôtel New York, et le 18 dans un autre hôtel, une soixantaine de personnes se réunit pour rédiger une protestation et une déclaration de principes communes. Arnould quitte Naples le 16 et publie dans son rapport la protestation parue à l’issue des deux dernières réunions. À noter que le journaliste de L’Indépendance belge est présent à ces dernières séances publiques, qu’il relate dans son dernier article concernant l’anticoncile[36].

Conclusion

Il semble que l’échec de l’anticoncile soit à imputer à plusieurs facteurs. Tout d’abord, notons des divergences dans la façon d’aborder le concile œcuménique : les buts présentés à l’annonce de l’anticoncile n’étaient pas bien définis, Arnould parle de « l’absence d’une organisation préalable ». Le choix de la ville de Naples est également pointé du doigt, le symbole étant pourtant fort que d’opposer à la papauté un concile en Italie, « siège du mal », pour reprendre les termes d’Arnould[37].

L’attitude adoptée par la franc-maçonnerie italienne dénigrant ouvertement l’anticoncile de Ricciardi est aussi à noter  ; on en sait d’ailleurs peu sur l’appartenance de Ricciardi à la franc-maçonnerie. Pour le Journal de Bruxelles c’est aussi la figure de Ricciardi qui est en cause, commentée en ces termes à l’annonce de la publication de son corpus sur l’anticoncile :

L’histoire de l’Anticoncile devra donc commencer par l’histoire de l’excentricité de son président, et si Ricciardi veut donner sur ce point une histoire complète, j’estime qu’elle ne sera pas aussi courte qu’il l’annonce. Rien qu’en fouillant les actes officiels du Parlement italien, il trouvera sous son nom une provision de bouffonneries et d’excentricités suffisante pour composer un gros volume.[38].

Ricciardi, qui était plutôt connu comme un personnage original faisant rire les députés de la droite de la Chambre, y avait dit à plusieurs reprises qu’« on ne peut aller à Rome que par le schisme », ce que Le Bien Public commente en mai 1869 de façon presque prémonitoire :

Se figurer qu’en prenant Rome, qu’en tenant le Pape captif, qu’en créant un anti-pape, qu’en essayant de faire un schisme à l’aide de quelques apostats, on parviendra à mettre sous le joug cette immense société religieuse répandue sur toute la terre, est, au seul point de vue humain, une vraie folie.[39]

Au vu des événements qui secouèrent l’Italie en 1870, on peut pourtant se demander si l’anticoncile avorté eut un impact sur la société italienne. On peut supposer que l’anticoncile, « étranglé au berceau, dès ses premiers vagissements »[40], affecta les milieux libres-penseurs de l’époque  ; il serait en effet difficile de croire que les milliers de signataires représentés par les différents délégués italiens et étrangers n’aient pas discuté de l’issue de l’anticoncile dans leurs groupuscules respectifs.

L’anticoncile semble désormais oublié, et pourtant, vers 1970, nous voyons plusieurs publications sur le sujet à l’occasion du centenaire de la prise de Rome, et en 2019, des francs-maçons italiens commémorèrent les cent cinquante ans de l’anticoncile lors d’un colloque sur « La maçonnerie de l’anticoncile au futur »[41].

L’anticoncile fut un congrès assez humble, comme le sont ceux de la libre pensée encore aujourd’hui. Une table servant de tribune au-devant d’une scène, une organisation parfois hasardeuse et des difficultés à s’accorder sur des idées communes au niveau international, tant les réalités sont différentes de part et d’autre. Il n’empêche qu’il s’agit d’un exemple de mobilisation importante de libres-penseurs, et que l’issue de l’anticoncile est assez représentative des dissensions présentes dans la société européenne de l’époque.


Notes

  1. L’infaillibilité pontificale est le dogme proclamant la primauté papale en matière de foi et de morale. Voir la constitution dogmatique Pastor Æternus (1870).
  2. Aristide Rici, Giuseppe Ricciardi e l’Anticoncilio di Napoli del 1869, Napoli, Regina, 1975.
  3. Giuseppe Ricciardi, L’Anticoncilio di Napoli del 1869, Naples, Stab. tip. S. Pietro a Majella, 31, 1870, 320 p.
  4. Concernant le nombre d’adhésions et de participants à l’anticoncile voir le chapitre intitulé « L’Anticoncilio di Napoli » dans Cosimo Ceccuti,, Il Concilio Vaticano I nella stampa italiana (1868-1870), Rome, Éd. Cinque Lune, 1970, pp. 152 et 166. Voir aussi Victor Arnould, L’anti-concile – Rapport présenté par M. V. Arnould aux Sociétés la Libre Pensée de Bruxelles, d’Anvers et de Liège et l’Affranchissement de Bruxelles, dont il a été délégué à Naples, Bruxelles, 1870, p. 8.
  5. Voir la lettre de Garibaldi à la Maçonnerie italienne du 12 octobre 1869. Ricciardi, op. cit., pp. 34-36.
  6. Enquête maçonnique sur la proposition d’un Couvent extraordinaire au 8 décembre 1869. Réponse des Ateliers, Paris, 1869 ; Ceccuti, op. cit., pp. 127-183.
  7. Ricciardi, op. cit., p. 265.
  8. Voir les deux circulaires adressées à la Maçonnerie italienne par le député et Grand Maître Frapolli les 22 septembre et 17 octobre 1869. Ricciardi, op. cit., pp. 34-36 ; Friz, Luigi Polo, La massoneria italiana nel decennio post unitario: Lodovico Frapolli, Milan, Angeli, 1998.
  9. « Nouvelles de l’Étranger », La Meuse, 26 octobre 1869, p. 1.
  10. Pol Defosse, « Arnould Victor (1839-1893) », dans Pol Defosse, et al., Dictionnaire historique de la laïcité en Belgique, Bruxelles, Fondation rationaliste, Éditions Luc Pire, 2005, p. 25 , Gustave Vanzype, « Arnould (Victor) », dans Biographie nationale, t. 30, suppl. t. 2, fasc. 1, 1959, col. 83-84.
  11. « Nouvelles d’Italie. (Correspond. particulière de l’Indépendance). Naples, 9 décembre. L’anticoncile », L’Indépendance belge, 16 décembre 1869, p. 3.
  12. 12 Pol Defosse, « Eenens Ferdinand (1811-1882), dans Defosse, op. cit., p. 109. À propos des autres Belges, nous n’avons malheureusement pas plus d’information. Ricciardi, pp. 193194.
  13. En Belgique, la lettre de Ricciardi au Popolo d’Italia, datée du 30 juin 1869, est publiée en partie dans trois journaux catholiques, Le Bien Public de Gand et le Journal de Bruxelles le 13 juillet 1869, et dans Le Courrier de l’Escaut le 14 juillet 1869. Il Popolo d’Italia (1860-1873) est un journal italien fondé par Giuseppe Mazzini  ; à ne pas confondre avec son homonyme fondé en 1914 par Benito Mussolini.
  14. Arnould, op. cit., pp. 5-6.
  15. L’Indépendance belge est un journal libéral bruxellois qui paraît de 1831 à 1933. À Naples, on le retrouve chez le libraire germano-napolitain Detken, connu pour se procurer des ouvrages et journaux étrangers.
  16. L’Indépendance belge, op. cit., 16 décembre 1869, p. 3.
  17. « Nouvelles d’Italie. (Correspond. particulière de l’Indépendance). Naples, 11 décembre. L’anticoncile », L’Indépendance belge, 18 décembre 1869, p. 2.
  18. Le Journal de Bruxelles qualifie les libres-penseurs de l’anticoncile de « braillards » (12 décembre), le discours de Ricciardi d’« homélie » (19 décembre), et les diverses interventions de « déclamations bouffonnes » (21 décembre).
  19. « Italie », Journal de Bruxelles, 19 décembre 1869, p. 2.
  20. V.F., « Lettres égyptiennes », Journal de Bruxelles, 17 décembre 1869, pp. 1-2.
  21. « État-Pontifical. Correspondance particulière. Rome, 30 décembre. », Journal de Bruxelles, 4 janvier 1870, pp. 2-3.
  22. Le Bien Public, 20 novembre 1869, p. 3.
  23. L’Indépendance belge, op. cit., 16 décembre 1869, p. 3.
  24. Ibid.
  25. « Italie », Journal de Bruxelles, 19 décembre 1869, p. 2.
  26. L’Indépendance belge, op. cit., 16 décembre 1869, p. 3.
  27. « Italie, L’anti-concile », Le Bien Public, 20 décembre 1869, p. 3.
  28. L’Indépendance belge, op. cit., 16 et 18 décembre 1869.
  29. L’Indépendance belge, op. cit., 18 décembre 1869, p. 2.
  30. Ibid.
  31. « Nouvelles d’Italie. (Correspond. particulière de l’Indépendance). Naples, 18 décembre. L’anticoncile », L’Indépendance belge, 24 décembre 1869, pp. 2-3.
  32. L’Étoile belge, 12 décembre 1869  ; Le Bien Public, 12 décembre 1869  ; Journal de Bruxelles, 12 décembre 1869  ; Le Courrier de l’Escaut, 13 décembre 1869  ; Journal de Charleroi, 13 décembre 1869  ; La Meuse, 13 décembre 1869.
  33. L’Indépendance belge, op. cit., 24 décembre 1869, pp. 2-3.
  34. « Italie », Journal de Bruxelles, 20 décembre 1869, p. 3.
  35. « Intérieur. Tournay, 17 déc. 1869. », Courrier de l’Escaut, 18 décembre 1869, p. 1.
  36. Arnould, op. cit., pp. 10-15  ; L’Indépendance belge, op. cit., 24 décembre 1869, pp. 2-3.
  37. Arnould, ibid., p. 7 et 12.
  38. Journal de Bruxelles, op. cit., 4 janvier 1870, pp. 2-3.
  39. Le Bien Public, 23 mai 1869, p. 3.
  40. L’Indépendance belge, op. cit., 24 décembre 1869, pp. 2-3.
  41. « La Massoneria dall’Anticoncilio al futuro: tra contrasti antichi e odierne convergenze », colloque tenu à Naples le 27 avril 2019, organisé par le Cercle Darwin. Notons ici l’intervention de Pierfrancesco del Mercato, intitulée « La massoneria nel XIX secolo e l’Anticoncilio Massonico ».