Beigbeder, ou l’art de recycler les poncifs les plus éculés

Pierre Gillis

Juste avant d’être frigorifié fin février, j’ai saisi au vol dans une interview, sur « La RTBF – La Première », quelques mots qui m’ont fait dresser l’oreille : « L’athéisme est aujourd’hui difficilement tenable ». En soi, la phrase est ambiguë : difficilement tenable à cause des persécutions dont sont victimes les athées, comme en Égypte et en Turquie, ou de l’ostracisme qui les frappe, comme aux USA, ou faut-il lui attribuer un sens plus direct – rationnellement difficile à défendre ?

La phrase en question était prononcée par Frédéric Beigbeder, écrivain français à succès, auteur de C’est une vie sans fin, édité chez Grasset, roman dont il fait la promotion, avec l’aide plus que bienveillante de la RTBF et des médias en général (il est passé dans de nombreuses émissions). J’ai donc voulu écouter la prestation de Beigbeder en entier, bienheureux soient les inventeurs des archives radiophoniques. Une première recherche m’a mené vers « Entrez sans frapper », ce qui m’a permis d’apprécier l’une ou l’autre formule attrayante, encore que peu innovante (« La vieillesse est l’antichambre du cercueil », ou « Niquer est bon pour la santé »), mais en vain quant à l’objet de mon désir. J’ai fini par repérer le passage visé dans l’émission « Et Dieu dans tout ça » du 11 février 2018, sous la conduite de Pascal Claude.

Beigbeder s’insurge contre le scandale que représente la mort. Curieux point de vue, à la frontière de l’humour, mais pas vraiment, l’auteur semble fasciné par la vie éternelle, que les performances scientifiques des neurosciences et de la médecine font miroiter aux yeux des plus crédules.

Beigbeder commence par se déclarer religieux mais pas croyant – une aporie, à mes yeux, mais peut-être mes soucis quant à la logique sont-ils désuets. Il va donc un peu au-delà de la posture croyant mais pas pratiquant, beaucoup plus banale. On verra plus loin qu’il assume et revendique son éducation catholique, dont il reconnaît les traces dans son inconscient, indélébiles : on ne se refait pas.

Je comprends en l’écoutant que la phrase qui m’avait titillé n’est pas de lui, mais de Houellebecq, qui tartine sur la quête de sens, qui débouche elle-même sur le retour du religieux : « l’athéisme est difficile à tenir », a déclaré Houellebecq. Et Beigbeder de surenchérir :

On dit souvent qu’il y a une crise de la religion, que les gens ne vont plus à la messe, qu’il y a moins de prêtres, ce qui est tout à fait vrai. Mais en même temps si on inverse la chose, et qu’on dit qu’il y a une crise de l’athéisme, que les gens aussi ont du mal avec la consommation, avec la vie matérielle uniquement, et l’absence d’espoir, c’est vrai, et donc moi je m’amuse à dire “je doute de l’inexistence de Dieu”, j’ai un doute à l’envers. J’ai du mal à croire que tout ça n’est que dû au hasard, et que nous sommes là uniquement parce qu’il y a eu d’énormes quantités de coïncidences qui ont rendu la vie possible, alors que dans tout le reste de l’univers, c’est noir, il y a rien, c’est très très froid. Par hasard, tout s’est imbriqué miraculeusement ici, sur ce caillou qui tourne dans le noir… Je pense qu’il y a tellement de facteurs à réunir pour qu’il y ait une vie qu’il est difficile de croire que c’est uniquement une coïncidence. Voilà.

Ces propos sont donc à appréhender dans la seconde acception que j’envisageais, celle d’un déficit de rationalité de l’athéisme.

Après avoir expliqué qu’il a eu une éducation catholique, mais que les zigzags de la vie l’ont éloigné de cette tradition, Beigbeder nous informe qu’il commence à se repentir – il n’est sans doute jamais trop tard, « jeune catin, vieille bigote », lançait bien plus tôt Max Born à Einstein, à propos de tout autre chose :

Aujourd’hui, je me pose des questions. J’ai une nostalgie de Dieu. C’est possible. On peut très bien être un mécréant fêtard, et en même temps, être nostalgique de son enfance.

Pascal Claude : Mais dans votre roman, votre personnage se dit athée…

FB : Je ne vois pas Dieu partout, je n’ai pas eu la chance d’avoir une visite de la Vierge, j’ai du mal à croire, mais j’ai du mal aussi à croire qu’il n’y a rien. Jean d’Ormesson […] disait que Dieu c’est la question la plus importante, qu’il existe ou qu’il n’existe pas. Cette phrase-là, je la reprends à mon compte, au fond c’est le meilleur sujet de conversation, Dieu. C’est très intéressant de faire une émission sur Dieu, parce que les gens ont toujours quelque chose à dire…

Pascal Claude : Mais on a l’impression que vous doutez de l’athéisme.

FB : C’est ça, exactement, je doute de l’athéisme parce que pour moi c’est aussi absurde que l’inverse. C’est un phénomène naturel qui fait que nous sommes là, d’accord, oui, mais l’idée que ça n’est pas organisé est fausse. C’est très bien organisé. C’est même tellement bien organisé que quand on fait les cons on est en train de tout détruire. C’est organisé ; si on se comporte comme des abrutis, on détruit et on est punis. Si vous voulez dire Nature à la place de Dieu, faites-le, mais ça change rien au problème. Il y a quand même des comportements qu’on peut considérer comme le bien, et puis il y a du mal aussi. Le bien et le mal, ça existe. Qu’il s’agisse de Dieu ou de la planète Terre qui nous demande de respecter l’environnement. »

Me voici donc éclairé, et cruellement déçu, dans la mesure où j’attendais un peu de neuf derrière la « difficulté à tenir l’athéisme », que j’espérais étayée par le paysage scientifique contemporain, dans le contexte du roman. Je me console en me disant qu’on ne se méfie jamais assez des pseudo-évidences assénées par Houellebecq, reprises ou non par un écrivain qui surfe sur la vague médiatique. Au lieu du neuf, c’est de l’éculé : l’effroi face à la mort comme motivation, fonds de commerce millénaire de la plupart des religions, et l’Intelligent Design en guise d’explication du monde. Seul le ton du discours donne l’illusion de la nouveauté.

L’horloger, le retour

Deux types de « preuve » de l’existence de Dieu émergent de l’histoire de la théologie : preuve a priori, avec Anselme en fer de lance et Descartes en continuateur, et preuve a posteriori, chère à Thomas d’Aquin, développée entre autres par Voltaire ou Chateaubriand. Je dois avouer avoir toujours été fasciné par l’argument ontologique, celui de l’a priori, qui trouverait bien sa place dans Alice au pays des Merveilles : imaginez un être parfait, à la manière dont vous imagineriez un carré. Un carré imaginé est doté de propriétés : il a quatre côtés égaux, quatre angles droits, etc. De même, un être parfait est doté de toutes les qualités et dépourvu d’aucun défaut. Par définition, l’existence fait partie de ces qualités : être inexistant, tout le monde en conviendra, c’est un grave défaut. Donc Dieu existe, puisqu’il est sans défaut.

L’argument a posteriori (parfois repris comme argument de l’horloger) est moins amusant, plus banal : peut-on concevoir un mécanisme d’horlogerie sans horloger constructeur ? Non, bien sûr. C’est l’argument que Beigbeder nous ressert, après bien d’autres. La question de qui a conçu le concepteur reste ouverte, on s’en doute. Cent fois sur le métier, remets ton ouvrage…

Je me contenterai de discuter deux passages de l’intervention de Beigbeder, question de ne pas encombrer les rayons de bibliothèque qui croulent sous les publications abordant notre sujet.

Les coïncidences, pour commencer : on s’appuie ici sur des calculs de probabilité, supposés témoigner de l’impossibilité d’aboutir à un monde aussi structuré que le nôtre. La conclusion résulte d’un biais de raisonnement (Jacques Monod avait d’ailleurs commis la même erreur dans Le hasard et la nécessité, mais il déduisait de son argument le caractère unique de la vie intelligente dans l’univers, et pas l’existence de Dieu). Quel biais ? Il faut penser en termes de probabilité par unité de temps (par seconde, par jour, par année, au choix), plutôt qu’en termes de probabilité tout court. Quelle est la probabilité d’obtenir un 421 en lançant trois dés ? Une chance sur 36, ce qui rend l’évènement peu probable. Mais si vous lancez 1000 fois vos trois dés, la probabilité de ne pas obtenir au moins une fois 421 tombe à peu près à 6 x 10-13, soit 0 suivi de 12 zéros après la virgule avant de voir apparaître le 6. En supposant que vous lanciez vos dés toutes les 6 secondes (délai raisonnable), la probabilité de faire 421 est de 0,0046 par seconde, ce qui est peu, moins d’une chance sur deux cents, mais en jouant pendant 100 minutes (1 heure et 40 minutes), l’issue favorable (obtenir ce même 421) devient quasiment certaine, à 1/1012 près. Or la nature ne s’arrête jamais de jouer, et elle a disposé de beaucoup de temps depuis le Big Bang…

L’amoralisme de la Nature

Deuxième sottise : dire Dieu ou Nature, c’est du pareil au même. Eh bien, justement pas. Spinoza en sait quelque chose, lui à qui cette assimilation a valu d’être projeté dans l’infamie de l’athéisme. Ce n’est pas la même chose, précisément eu égard à l’autre lieu commun avancé par Beigbeder : « le bien et le mal, ça existe ». Pour Dieu, certainement. Pour les femmes et les hommes, qui ont inventé Dieu pour asseoir leurs notions du bien et du mal sur un socle espéré stable, certainement aussi – encore que tous ne s’accordent à l’évidence pas sur ce qui est bien et ce qui est mal. Mais pour la Nature, l’affirmation me plonge dans l’incompréhension. La chute sur Terre de la grosse météorite qui a provoqué la disparition des dinosaures, un bien ou un mal ? Un mal pour les dinosaures, vraisemblablement. Pour les autres espèces à qui cette disparition a ouvert la conquête de la planète Terre, ce fut plutôt un bien. L’explosion de la supernova observée par les Chinois en 1054 dans la constellation du Taureau, un bien ou un mal ? Et même dans l’histoire humaine, l’arrivée de Colomb en Amérique, bien ou mal ? Et pour qui ? Un bien pour l’Église catholique, apostolique et romaine et pour les souverains espagnols, sans conteste ; pour les Amérindiens, c’est un peu moins évident.

J’ai aussi fait une découverte inattendue en épluchant les propos de Beigbeder : pour l’athéisme, l’univers n’est pas organisé. L’athéisme penserait même… qu’il n’y a rien. Je pensais naïvement que la compréhension des structures complexes qui font notre univers était une conquête collective, au départ d’observations empiriques, complétées ensuite par des constructions théoriques vérifiées, en bref, ce qu’on appelle les sciences, et que les développeurs de ces connaissances avaient dû batailler ferme contre les adeptes des révélations et les gardiens de tous les temples. Je pensais aussi que depuis Giordano Bruno, c’est du côté des athées qu’on flirte avec l’idée que la vie existe ailleurs que sur Terre, et que l’Homme n’est pas l’aboutissement unique, le sommet indiscutable de l’histoire de l’évolution. Je dois décidément revoir mes classiques.

Je ne résiste pas à l’envie d’épingler une dernière platitude de Beigbeder. Il n’hésite pas à reproduire le vieil amalgame du matérialisme et de la consommation, à confondre matérialisme et cupidité (« les gens ont du mal avec la consommation », au sens où ils en auraient marre, ce dont je suis malheureusement moins convaincu que lui) ; l’athéisme, dit-il, c’est la vie matérielle uniquement, et c’est l’absence d’espoir. D’accord si l’espoir se réduit à une plus qu’hypothétique survie après la mort, mais en dehors de ce point précis, je fréquente et connais – heureusement – de nombreux athées pleins d’espoir : celui d’améliorer leur vie et celle de leurs descendants, celui de rendre le monde plus solidaire, celui de créer, précisément parce qu’ils savent que leur vie constitue leur unique chance d’y arriver – pas de deuxième chance.

Ma recherche dans « Auvio » m’aura en tout cas confirmé une chose : on peut faire du médiatique avec une pensée désespérément creuse, les poncifs les plus éculés peuvent être parés des atours de la modernité.