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Archives par mois : avril 2018

Mais comment peut-on être athée ?

Posté le 24 avril 2018 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Serge Deruette

Laïque, pourquoi pas ?… Mais athée, who cares? À la différence de la laïcité qui est, elle, subsidiée dans notre pays à l’instar des cultes, personne ne reconnaît ce droit à l’athéisme. C’est heureux sans doute, et les athées ne s’en plaignent pas, car leur statut est bien différent. Si la laïcité prône la séparation des Églises et de l’État, l’athéisme, en revanche, prône celle des religions et des consciences. Singulière différence, qui mène à les différencier singulièrement.

Encore que ce ne soit pas leur rapport à une uniformité de conceptions qui distingue athéisme et laïcité. Multiples dans leurs expressions, celle-ci s’applique pour certains aux seules institutions de l’État tandis que pour d’autres, au risque de la voir heurter de front la liberté fondamentale d’opinion et d’expression, elle s’étend à ses fonctionnaires, voire même à ses usagers. C’est là, il est vrai, une question que l’on ne se posait guère avant que l’islam vienne concurrencer le quasi-monopole religieux du catholicisme. Elle fait pourtant maintenant rage dans les milieux laïques, ouvrant toutes grandes les portes à des revendications plus sensibles encore, celle de l’interdiction du foulard dit islamique, derrière laquelle se tapissent bien des motivations, dont certaines parfois peu avouables.

L’athéisme est bien plus polymorphe encore. On le retrouve de la gauche à la droite. Des marxistes radicaux aux ultralibéraux. De ce bon curé Meslier qui prônait l’athéisme pour la libération politique et sociale des masses, à Nietzsche sur le bord opposé, qui le réservait à la seule aristocratie intellectuelle et sociale (sa « brute blonde » méprisante du peuple), pour l’épanouissement individuel de laquelle les masses (le « troupeau », disait-il) devaient être faites d’esclaves. Comme quoi, si l’athéisme prône le « rien », comme pensent certains, on y trouve de tout.

« Le XXIe siècle sera religieux », dit-on dire, attribuant faussement cette phrase à Malraux. Le retour des intégrismes et la violence aveugle avec laquelle ils s’expriment semblent bien, à l’échelle globale, confirmer cette assertion. D’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement des seuls attentats de « fous de l’islam », mais aussi de la bestialité meurtrière de « fous d’autres religions » qui, cette fois, visent aussi des musulmans : ceux d’intégristes bouddhistes par exemple, tout aussi meurtriers, à Lhassa au Tibet en 2008, à Meiktila en Birmanie en 2013 ou encore à Aluthgama au Sri Lanka en 2014, pour n’en citer que quelques-uns pour cette religion que l’on dit si pacifique…

À l’aise, l’athéisme…

À l’inverse de ce retour, combien violent, du religieux, l’athéisme n’a pourtant, en Europe du moins (la Pologne ou encore la Turquie exceptées !), jamais été aussi à l’aise pour essaimer. Nul besoin aujourd’hui, dans notre société laïcisée, de dissimuler sa pensée impie. Être athée et s’affirmer tel ne présente évidemment plus le danger, le cas échéant, de devoir goûter aux charmes des bûchers sur lesquels, avant la Révolution, l’on brûlait allègrement mécréants, hérétiques et autres apostats.

Dans le monde francophone, du haut de sa gloire médiatique, un Onfray y a sans doute contribué pour une part, avant de s’envoler vers d’autres préoccupations plus consensuelles et postmodernes, revisitant par exemple la Révolution française dans le sens le plus réactionnaire qui soit – et encore y a-t-il pire, que l’on pense à ce qu’il dit de Guy Môquet !

Mais si l’on ne veut pas confondre causes et conséquences, c’est d’abord et avant tout la société toute entière qui s’est ouverte à l’athéisme, offrant à des penseurs athées d’y trouver pignon sur rue. Retardataire, comme toujours lorsqu’il s’agit de conceptions du monde et de conscience sociale, cette athéisation intrinsèque de la société européenne y est le prolongement décalé de l’État providence et du consumérisme social (la Sécu protégeant mieux que tous les saints, le monde profane offrant plus que ce que promet le monde céleste), de la pilule contraceptive aussi (la bride religieuse lâchant face à la libération sexuelle).

Et si la grande contraction économique et le sida sont venus remettre en cause tout cela, permettant aux religions de se refaire une santé – et dans ses convulsions intégristes, une psychose – l’athéisme s’y est installé confortablement et, quoique battu par les vents contraires, il y mûrit. Ainsi sommes-nous toujours plus nombreux à nous en revendiquer, comme le montrent avec évidence les sondages. Et encore ceux-ci minimisent-ils souvent les choses, puisque l’on sait que, en raison du retard de la conscience sur l’évolution sociale, nombreux sont ceux qui confondent ethos culturel et conviction intime, se disant toujours être catholique, ou musulman, ou juif… alors qu’ils affirment par ailleurs ne plus croire en Dieu.

Et puis, à l’heure où la démocratie parlementaire tant vantée a succédé à la tyrannie féodale bénie par l’Église, il faut bien que le centre de gravité de l’abrutissement des masses se soit lui aussi déplacé des illusions de la religion à celles de la démocratie parlementaire. Désabuser les peuples, aujourd’hui, ce serait donc plutôt dénoncer et déconstruire les mécanismes par lesquels on fait accroire que notre société, cette machine à créer de la misère et de l’exclusion, est le meilleur des mondes possibles : qu’il est indépassable et le seul dans lequel les malheureux ont à espérer être heureux, non plus dans les Cieux mais sur Terre cette fois.

Mais pourquoi promouvoir l’athéisme ?

Pourquoi se revendiquer athée ? Et non, prudemment, agnostique ? C’est que l’agnosticisme, cédant à la nécessité consensuelle d’un doute qu’il est de bon ton de se réclamer au sujet d’un Dieu que l’on sait pourtant ne pas être, apparaît le plus souvent comme une forme honteuse encore de l’athéisme, évitant le reproche de « dogmatisme ». Mais l’athéisme, contrairement à ce qu’en disent ses détracteurs (Frédéric Lenoir par exemple) ne peut être un dogme. Multiple et varié dans ses formulations, conception sociale et idéelle transversale de tant d’opinions politiques aussi, il se contente d’affirmer que Dieu n’est pas et que, comme le disait Jean Meslier, ce bon curé, « les religions ne sont que des inventions humaines ». Où est le dogme là-dedans ?

Tout simplement, l’athéisme s’inscrit dans cette démarche qui vise à renouer avec ce qu’est l’homme à sa naissance. Athée l’homme. Athée l’humanité originelle aussi ! C’est ensuite seulement que les hommes ont créé des dieux, puis leur Dieu. Mon chat n’y croit pas, lui. L’enfant n’y croit pas plus avant qu’on lui inculque la foi, c’est-à-dire la croyance en ce qui n’est pas croyable.

Il y a tant d’arguments à avancer pour contredire celle-ci, je me contenterai, la place manquant, d’avancer celui-ci : comment, s’il existait, un Dieu pourrait-il avoir eu l’idée d’énoncer des préceptes moraux, purement humains d’ailleurs, et dont beaucoup sont ridicules, alors même qu’il aurait, rien que pour les hommes, créé un univers qui compte, exclusivement dans ce que nous pouvons en observer, on le sait maintenant, pas moins de 10²³ étoiles ? Et pourquoi, si tardivement au regard de la si longue histoire de l’humanité ? Faudrait-il encore que l’on accorde à ce Dieu considéré comme infiniment sage d’avoir été aussi « infiniment mégalo », contredisant ainsi au passage le fait qu’il soit considéré comme infiniment sage ? En regard, l’athéisme est un modèle de sobriété, à mille lieues de là !

Les croyants s’étonnent toujours quelque part de ce que l’on puisse être athée, mais ce qui est surprenant est que l’on puisse croire en Dieu. Et à travers tant d’innombrables religions ! Un Dieu unique, s’il existait, permettrait-il que l’on en vénère d’autres ? L’athéisme ne s’embarrasse pas de ces contradictions. Il affirme que Dieu n’est pas, simplement. Posément, paisiblement, sans qu’il soit ici besoin de brûler ce que l’on a adoré – l’aurait-on adoré. Sans hargne non plus. Loin de l’acharnement aussi avec lequel certains laïques, confondant trop facilement le phénomène religieux lui-même avec ses effets, s’en prennent, au travers de ce qu’ils considèrent comme des « signes manifestes de religiosité », aux croyants eux-mêmes.

À l’inverse, parce qu’elle est sereine et ferme, la critique athée des religions est toujours empreinte du plus grand respect humain pour ceux dont la foi est un héritage social ancré dans leur conscience tout autant que le réconfort, comme disait l’autre, de « la créature accablée par le malheur », dans ce « monde sans cœur » et dans cette « époque sans esprit ».

(Cet article est une version complète de celui qui a été publié de façon quelque peu tronquée sous le même titre dans Espace de Libertés, févr. 2017, n° 456)

Tags : athée athéisation athéisme époque sans esprit monde sans cœur religions

De la religion au-delà de Saint-Germain-des-Prés

Posté le 24 avril 2018 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

On est moins que jamais près d’en finir avec la religion, le religieux, la religiosité et, bien entendu, le retour du religieux.

J’ai déjà fait part de mes doutes sur ce retour, sur la faiblesse des arguments intrinsèques en faveur de ce retour[1] mais j’étais loin d’avoir épuisé un sujet qui continue à consommer encre et papier. Il faut donc reprendre la parole.

Les critiques vont bon train contre les « intellectuels », les « intellectuels de gauche », l’intelligentsia, l’élite « athée et libérale » américaine, pour qui la sécularisation était certaine (s’agissant du monde occidental je le crois toujours) et les religions vouées à disparaître. L’ouvrage de Jean Birnbaum publié en 2016, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme est, au-delà même des critiques habituelles des croyants, le signe d’un questionnement ou d’un retournement.

Rémi Brague, récent auteur de Sur la religion[2] et catholique grand teint, se moque allègrement de ce qu’« un club d’intellectuels s’est imaginé que la religion avait disparu. À Saint-Germain-des-Prés, peut-être ». Pour lui le religieux n’était jamais parti[3].

Parti ou revenu, qui aurait cru il y a une génération que le Ministère français des Affaires étrangères aurait créé en son sein une cellule « Religions », comme il l’a fait il y a quelques années ? Dans un ouvrage récent, sur lequel je vais beaucoup m’appuyer, Religion. Le retour ?, dont les multiples contributions tournent et retournent le sujet, François Gauthier, sociologue à l’Université de Fribourg, relève un détail, qui n’est pas une preuve en soi mais traduit bien le changement d’atmosphère. En 1994, Henry Kissinger publie son très volumineux maître ouvrage, Diplomacy. Il n’y est jamais question de religion, le mot n’y figure pas [4]. Qui peut croire qu’un ouvrage comparable aujourd’hui ferait la même impasse ?

Même Marcel Gauchet, théoricien du catholicisme comme religion de la sortie de la religion au profit de la seule politique, renvoie maintenant la fin de toute hétéronomie et donc de la religion à quelques siècles[5].

Pire, le philosophe athée, sans doute le plus « titré » actuellement en vie, Jürgen Habermas, lors du débat qu’il a eu en 2004 à Munich avec le cardinal Ratzinger avant que celui ne devienne le pape Benoît XVI, a reconnu (confessé ?) que certaines des idées ou valeurs essentielles ne peuvent être formulées uniquement dans le langage de la philosophie et de la Raison et trouvent une meilleure expression dans celui de la religion[6].

Habermas pense aux idées et valeurs telles que la faute, la rédemption, la capacité à accueillir l’échec[7]. Je ne vois là rien qui m’impressionne et m’incite à le suivre.

Définir la religion, le religieux ?

La religion a beau devenir plus présente dans les esprits, comme réalité ou comme problème, la situation du concept n’est pas si brillante au plan de la théorie anthropologique ou sociologique.

Alain Caillé, professeur de sociologie à Nanterre, responsable du MAUSS et éditeur de sa revue, n’y va pas par quatre chemins à cet égard en commençant sa contribution au volume Religion. Le retour ? par une affirmation péremptoire :

Une des raisons essentielles de l’échec de la sociologie classique de parvenir à un degré de clarté et d’unification paradigmatique comparable à celui qu’a connu – pour le meilleur et pour le pire – la science économique, a été son incapacité à déboucher sur une définition et une théorie minimales de la religion, susceptibles d’être acceptées et partagées cum grano salis par les grandes écoles constitutives de la discipline [8].

Les spécialistes du domaine s’en remettent généralement à la voie proposée par leur collègue Talal Asad, pour qui le concept de religion est décalqué du christianisme et vouloir l’imposer est selon lui une manifestation de colonialisme, expose François Gauthier[9], qui déclare lui-même, plus justement, que la religion n’est qu’un concept, qu’elle n’est pas une essence. C’est une « construction visant à fournir un éclairage voué à la ressaisie des faits sociaux afin d’en offrir une interprétation heuristique »[10].

En fait jusqu’ici il ne s’agit que d’une incapacité, peut-être momentanée, des scientifiques à résoudre le problème mais tel anthropologue dit, lui, que dans son domaine, l’africanisme, il n’a jamais vu de religion. C’est le cas de Michael Singleton, qui fut pourtant « programmé comme Père Blanc » avant de devenir professeur à l’Université catholique de Louvain. Il argue de sa connaissance des pratiques africaines animistes et, prenant exemple d’un groupe qu’il a longuement étudié, les WaKongo, il ne voit chez eux qu’une philosophie et une pratique du monde faites d’une sorte d’optimisme anthropocentrique à toute épreuve. Plus théoriquement il est réticent à l’égard des vues d’ensemble et se demande si par l’abstraction qui forcerait à la religion ou au religieux, on aboutit « à une notion extrêmement résiduelle ou à une Nature humaine quintessentielle » et « si le réel était un oignon, à force d’enlever les feuilles, resterait-il quelque chose ? »[11], Pour lui,

le « quelque chose » de récurrent oscille entre un Réel de Référence plus réellement réel que ses réalisations et une simple hypothèse heuristique qui NOUS (c’est lui qui met des capitales) permet de mettre un peu d’ordre factice ou figé pour un temps dans le Flux phénoménal des particuliers…

Et quand Alain Caillé le presse et lui propose de passer par la distinction entre le religieux et le politique, M. Singleton proteste :

mais le politique […] n’existe tout simplement pas dans le vivre ensemble organisé autour d’un « roi sacré » africain. […] Les chefs africains que j’ai connus en Tanzanie ne sont entrés dans le monde politique que vers la fin du XIXe siècle[12].

Pour sa part, François Gauthier, déjà cité essaie de départager l’approche de Weber et celle de Durkheim[13]. Il ne conteste assurément pas que la religion ne soit qu’un concept, fruit d’une construction socio-historique particulière mais, s’empresse-t-il d’ajouter non sans bon sens, il en va ainsi de tous les concepts et il serait vain d’abandonner d’autres concepts comme celui de politique. Le travail des sciences humaines et leur scientificité découle du travail jamais achevé de compte rendu du travail de leur construction. Il ne recherche pas la « bonne » définition de la religion ni à trancher entre les deux principales approches parce que pour lui l’opposition entre Weber et Durkheim est irréductible et une troisième voie n’a pas encore vu le jour.

L’approche de Weber, dite substantive, est centrée sur les personnes, s’agissant de donner une définition de la religion. Malgré des hésitations, Weber aboutit en fait à une essence de la religion en général. Pour toute religion il faut une doctrine théologique et sotériologique, des corps sociaux distincts (clercs et laïcs), une institution, des formes de pouvoir, etc. On est bien près du modèle chrétien post-tridentin et occidental.

L’approche, dite fonctionnelle, de Durkheim a quelque peu les préférences de Fr. Gauthier parce qu’elle allie mieux l’universel et ses variations historiques. L’avantage, du point de vue d’un sociologue, est que le raisonnement de Durkheim est fondé sur la religion comme constitutive du social. Pour lui religieux et religion sont dans la société et toute société est d’une certaine manière religieuse. La religion est un système dont la fonction est l’unité sociale. Si, dans un cas, le surnaturel est absent, ce n’est guère un problème. Mais alors la distinction entre religion et société est bien faible.

Fr. Gauthier tente d’améliorer la situation par un système à trois niveaux, macro (religieux), méso (religion) et micro (religiosité) qui ne me paraît pas une variation bien éclairante.

Et l’athéisme dans tout ça ?

Voilà un tableau bien peu triomphant pour des croyants et qui pourrait les chagriner. Je n’en suis pas si sûr, soit qu’ils pensent comme Rémi Brague, que seule leur religion leur importe soit que leur croyance n’ait pas besoin d’un statut anthropologique dit scientifique. Il y a parfois là de la littérature philosophico-logomachique.

Mais quel impact une définition obligatoirement insatisfaisante ou impossible de la religion peut-il avoir sur l’athéisme et les athées ? On pourrait imaginer que, loin de triompher, les athées soient quelque peu embarrassés par une cible qui paraîtrait insaisissable. Remarquons d’abord qu’il est fort rapide de faire dépendre l’athéisme de la seule existence de son contraire du fait de son appellation. Il est certes vrai que la critique des religions, non pas seulement dans leurs modalités mais dans leurs principes et fondements, constitue une part essentielle, surtout historiquement, de la réflexion athée.

Le terme « religion » est un piège pour tout le monde ; l’universalité et l’intemporalité parfaites du concept sont impossibles.

Pour ce qui est de l’universalité, une grande partie de l’Extrême-Orient fait problème, comme le montrent les études sur la Chine et le Japon[14]. Le sondage Gallup de 2012 sur les croyances montre en Chine et au Japon un taux de non-réponse fortement multiple de ce qu’on observe ailleurs. Si, quand on leur demande s’ils croient à un dieu personnel ou simplement à une transcendance ou s’ils sont athées, 23 % des Japonais refusent de répondre, c’est parce que la classification proposée ne leur semble pas naturelle.

Pour la temporalité, Baudouin Decharneux a rappelé il n’y a pas si longtemps que l’Antiquité grecque ne connaît pas de terme équivalent à « religion ». Religio est une invention romaine sur l’étymologie de laquelle on n’est pas près de conclure après vingt siècles de discussion[15].

Au plan purement métaphysique, l’athéisme peut sembler plus clair que la religion. Mais, même si c’est fort loin de mon propre sentiment, il n’exclut pas une sorte d’attitude religieuse où le monde et la nature jouent un rôle quasi divin quant à engendrer une attitude de contemplation, d’admiration, voire de vénération. C’est pratiquement la position d’Einstein. Ceci dit on ne voit pas que cela ait engendré une Église, même si un certain positivisme a localement mal tourné.

Si une définition englobant parfaitement l’intégralité des religions semble impossible et si un certain nombre de cas importants ne peuvent être réellement intégrés dans la définition, l’addition d’un grand nombre de critères comme ceux proposés par N. Heinich (voir plus loin) peut nous donner une solution praticable. Et même les anthropologues les plus critiques doivent admettre qu’on peut traiter de manière monographique d’une religion, dans un contexte chronologique et géographique donné.

Un retour du christianisme en Europe ?

Venons en à la question du retour du religieux dans les pays sécularisés. La sociologue Nathalie Heinich s’est penchée récemment sur la question[16]. Elle opère par un détour par la sempiternelle question de la définition. Elle estime que « religieux » ou « religion » sont, tout comme « la société » et « le social » des termes beaucoup trop flous. Pour pouvoir conclure sur la question du retour du religieux, elle propose, en se réclamant de Weber comme de Durkheim, de partir d’une analyse fonctionnelle, sorte de découpage du religieux en parties ou fonctions constitutives.

Elle dresse une liste de quatorze fonctions, plus ou moins fréquemment associées au religieux et à la religion. À bien les regarder, N. Heinich en considère neuf comme non spécifiques au domaine et trois comme inapplicables à toutes les religions. Curieusement, il semble que pour elle, son premier critère la fonction de séparation entre sacré et profane soit un critère pertinent et propre aux religions. Il n’est pas spécifique non plus : il y a du sacré non religieux même si c’est très souvent incompris[17].

Son système a l’avantage de lui permettre une réponse à la question du retour du religieux. Si on prend un signe fréquemment invoqué, les manifestations catholiques en France contre le mariage pour tous, N. Heinich y voit la réactivation d’une des fonctions, la fonction éthique de la religion, face à la libéralisation des mœurs et à sa légitimation par les institutions et les lois, pas plus.

Quant au retour de l’islam, elle y voit la réactivation de la fonction politique (la religion doit régir la société), de la fonction communautaire (surtout dans l’islam d’Europe mais plus globalement dans l’union autour des règles réaffirmées) et de la fonction sacrificielle (dans le cas des plus fanatiques. Les évangéliques, eux, réactivent les fonctions communautaire, mystique et rituelle. Au total, le sentiment d’un retour du religieux ne serait pas plus qu’un accroissement de la visibilité de certaines fonctions, en réaction aux évolutions occidentales actuelles. Le raisonnement tient si ces réactions ne sont que feu de paille.

Dans le numéro de la Revue du MAUSS, déjà cité, Céline Béraud, directrice d’études à l’EHSS, confirme et complète ce verdict en ce qui concerne le catholicisme occidental, pour lequel il me paraît vraisemblable[18].

Les manifestations françaises de 2012 et 2013 peuvent être interprétées comme le fait N. Heinich mais C. Béraud ajoute plusieurs éléments utiles. Selon cette dernière, l’impression de retour de la religion, alors que la proportion de croyants en France ne cesse de décliner, vient de deux sources.

D’une part la désertion des églises y a laissé les plus déterminés. D’autre part la partie jeune de ceux-ci a opéré une conversion dans les méthodes. Comme les autres groupes, ils ont appris à se montrer festifs et visibles, comme lors des JMJ. Ils ont congédié l’ère des processions sirupeuses et ennuyeuses. Ils ont intégré que les catholiques étaient devenus un groupe minoritaire mais, suivant l’exhortation de Jean-Paul II, ils ne baissent pas les bras pour autant et se comportent en activistes communautaires et adoptent un langage de victime, « parce qu’aujourd’hui le langage de la victime est devenu celui du maître », comme dit Éric Zemmour[19]. Quitte, de manière paradoxale dit C. Béraud – je dirais plutôt trouble que paradoxale – à continuer à vouloir imposer leur vision particulière à la totalité de la population.

À ces deux éléments, j’ajouterais – c’est pour moi l’explication politique du succès des manifestations – que bien des non-catholiques peuvent être opposés à l’homosexualité, au mariage pour tous, à la théorie des genres. Pour se manifester, le plus simple dans ce cas est de se joindre à un groupe qui bénéficie encore, malgré l’effondrement du nombre de prêtres, de structures couvrant tout le territoire, de moyens pratiques, d’expérience pour organiser de grandes manifestations et de la capacité de trouver des moyens financiers.

N’oublions pas le côté éphémère des manifestations et leur échec final – le retour n’était pas gagnant – et que pour bien des ex-catholiques et prêtres, le catholicisme se meurt et que « ce n’est pas nécessairement triste et désastreux »[20].

La religion et le marché

Les promoteurs de Religion. Le retour ? ont placé dans le sous-titre du volume, Entre violence, marché et politique un terme inhabituel pour le sujet, « marché ». C’est l’autre thème central du livre : la nouveauté dans les religions contemporaines, c’est leur passage par ou dans la marchandisation, ce qui a notamment un effet sur leur visibilité.

Ces auteurs visent la totalité des religions, et j’ai là quelque mal à les suivre, mais le cas de l’islam contemporain, en version salafiste ou non, est au moins troublant et valide des clés d’interprétation plutôt séduisantes.

Reprenant les travaux de plusieurs chercheurs depuis une dizaine d’années, Fr. Gauthier[21] et Florence Bergeaud-Blackler (Université de Marseille et auteur en 2017 de Le marché halal ou l’invention d’une tradition)[22] montrent que le fonctionnement des religions s’est complètement transformé en une ou deux générations. Leur principe est que l’affaiblissement de l’État-nation a éloigné les religions de celui-ci et concomitamment la sécularisation qu’il avait souvent fini par faire prévaloir. Le monde a basculé dans une logique postnationale, les religions aussi. L’islam salafiste lui-même a un net aspect matériel et de recherche de la prospérité même si son aspect « kamikaze » peut nous le faire oublier. Presque tous les combattants djihadistes ont recherché le luxe et les pires attraits de la consommation.

Le cas du halal est étonnamment parlant. Son histoire, neuve, est celle d’une tradition inventée. Si, au point de départ il y a évidemment des interdits alimentaires dans l’islam, les autorités religieuses y autorisent les fidèles à consommer si nécessaire la nourriture des gens du Livre, conformément au verset 5 de la sourate 5 (« […] la nourriture de ceux qui ont reçu l’Écriture avant vous est licite pour vous […] »[23]). La première trace de règles d’abattage halal se trouve dans le droit anglais au début des années 1920.

En 1979, premier problème, Khomeiny déclare illicite l’importation des viandes venues de pays occidentaux. En fait l’Iran, comme l’Égypte et l’Arabie saoudite sont importateurs nets de viande. Au stade suivant, on envoie des religieux pour islamiser les chaînes d’abattage dans les pays exportateurs où tout le monde s’incline, sauf quelques syndicats à cause des emplois perdus passés à des musulmans.

La Ligue islamique mondiale, très liée à l’Arabie saoudite, appuie cela et fait un lien entre cet abattage halal et la prédication. C’est donc un enjeu de pouvoir et, dans les pays européens, de représentation : qui contrôle le halal ? On voit même dans certains pays européens les pouvoirs publics s’en mêler. Le comble est en France où, foin de la loi de 1905, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua tente d’être l’autorité mais finit par se contenter du pouvoir de désigner la grande mosquée de Paris comme seule habilitée à nommer les sacrificateurs, privilège que son successeur, Jean-Louis Debré, étend ensuite aux mosquées d’Évry et de Lyon.

Il faut voir que petit à petit, on étend le halal aux cosmétiques, aux hôtels, au tourisme, etc. Il faut ajouter aussi les agences de marketing islamique, les associations de consommateurs musulmans et leur personnel.

En 1997, un organe de normalisation mis en place par la FAO et l’OMS et reconnu par l’OMC en 1995 publie un Codex alimentarius du halal en s’inspirant du modèle malaisien de 1980. Ce Codex marque une nouvelle avancée du halal, c’est lui qui introduit le principe de pureté en interdisant non seulement les produits impurs mais également les produits qui ont pu être contaminés par des produits impurs (additifs, colorants,..). On étend le halal par le soupçon : tout poisson susceptible d’avoir pu se nourrir de déchets impurs est déclaré impur.

Le dernier pas revient aux monarchies du Golfe qui ajoutent qu’il faut que l’argent qui finance les productions halal soit halal (comme le leur). Et les industriels (belges compris comme les fabricants de cidre sans alcool) ont appris à fabriquer tout cela.

Au total aujourd’hui, environ 10 % du marché mondial est halal.

Pour Fr. Gauthier, la grande mutation de l’islam, c’est le passage à une vision où être musulman n’est plus suffisant. Il faut maintenant vivre en musulman et s’afficher musulman dans l’espace public. On le fait par la consommation halal visible et bien sûr par le port du voile par exemple. Initialement le halal désigne ce qu’on peut faire, aujourd’hui ce qu’on doit faire.

Si cette théorie est juste, c’est-à-dire que nous avons affaire à une vision nouvelle de la religion et que le retour à une religion archaïque n’est qu’une apparence, l’avenir de la sécularisation dans les pays musulmans s’annonce sombre tout comme pour les pays européens à minorité musulmane, les perspectives de vivre ensemble et de renvoi de la religion dans l’espace privé.

C’est possible mais voir à l’œuvre le même processus dans les Églises chrétiennes parce qu’elles ont adopté les techniques contemporaines du management et marketing me semble excessif ou prématuré.

Et demain, religion ou laïcité ?

Tant qu’à examiner vers quoi nous allons, la marge d’appréciation est bien plus grande que dans l’analyse de la situation. Risquons-nous à l’aventure.

François Gauthier met en évidence une idée juste, dont chacun devrait se pénétrer. Religion, politique, économique ne sont pas des domaines clairs, définitivement étanches et sans capacité de recouvrement et de substitution. Le politique est en problème, spécialement en Europe et on transporte certains besoins vers d’autres sphères. Compter sur les recettes d’autrefois est donc risqué.

En Europe il ne reste plus grand-chose des grandes religions traditionnelles, presque rien des religions séculières du XXe siècle (communisme, nazisme) et il semble vrai que la consommation a remplacé la prière et la réunion à la Maison du peuple (c’est moi qui ajoute ce tout dernier point).

Tout à la fois, Fr. Gauthier admet que « les religions ne reviendront pas sous leur forme d’hier » mais, sans doute parce qu’anthropologue, il ne parvient pas à penser une société sans religion. J’ai pourtant beau chercher, nul ne me démontre l’apport positif de l’une d’entre elles.

Dans ce que je viens d’examiner presque rien n’est dit des « nouvelles religiosités » qui sont cependant un point essentiel[24]. Pour ma part, sur ce point, je peux rejoindre les conclusions de Jean-Pierre Le Goff[25].

Pour lui, ce type de religiosité, notamment d’inspiration bouddhiste est une sorte de « bouillie » sentimentale (sic), qui court-circuite la raison. Elle

a tout […] d’un nouvel « opium du peuple » […] mais à la différence de l’aliénation religieuse du passé, telle que la concevait Marx, cette religiosité n’incite pas à se projeter dans un au-delà ni ne fournit un bonheur par procuration […]. Elle traduit le désarroi de l’individu esseulé qui cherche […] les voies de son épanouissement et de son salut. […] Cette religion de l’amour universel forme un prêchi-prêcha en dehors de l’histoire et de la réalité.

Je ne saurais mieux dire.

Reste une « solution » possible que cite Fr. Gauthier et que traite Alain Policar dans La Religion. Le retour ? [26], sans que je puisse le suivre intégralement, celle, à défaut d’une religion dominante au sens classique, d’une nouvelle religion civile, bien proche de la laïcité « à la française ».

C’est un grand débat français – et un peu belge – devant une laïcité républicaine, prétendument une, qui, loin de la loi de 1905 et de la neutralité de l’État, fait de la laïcité une véritable religion civile, incompatible avec toute manifestation de croyance (souvent au nom de la guerre contre l’islam), sinon toute croyance même privée. Jean Baubérot a souvent dénoncé cette laïcité de surplomb qui tente de promouvoir une nouvelle orthodoxie pour les personnes. J’avoue préférer ses « 7 laïcités »[27] – auxquelles j’ajouterais bien l’une ou l’autre – au « Il n’y a qu’une laïcité » et l’approuve quand il revendique que le droit au blasphème ne s’applique pas qu’aux religions[28].

L’athéisme et les athées seront encore plus nécessaires demain qu’hier. De retour ou non, la religion et le religieux nous réservent encore bien des surprises.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « L’héritage des Lumières. Une succession après inventaire », Newsletter de l’Association Belge des Athées, n° 17 (06/2017), mise en ligne sur www.athee.info le 18 juillet 2017. ↑
  2. Rémi Brague, Sur la Religion, Paris, Flammarion, 2018. ↑
  3. Rémi Brague : « On parle du « retour du religieux », mais il n’est jamais parti », interview par Eugénie Bastié, Le Figaro du 8 février 2018. ↑
  4. François Gauthier, « De l’État-nation au Marché. Les transformations du religieux à l’ère de la mondialisation », dans Religion. Le retour ? Entre violence, marché et politique, Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), n° 49 (premier semestre 2017), pp. 62-84, spécialement pp. 62-63. ↑
  5. C’est sa position dans L’Avènement de la démocratie-IV. Le nouveau monde, Paris, Gallimard, 2017, que je cite d’après La « Présentation » de Religion. Le retour ? par Alain Caillé, Philippe Chanial et François Gauthier, cité en note 12 p. 16. ↑
  6. Ibid. p. 7. ↑
  7. Il s’agit du débat qui a eu lieu le 19 janvier 2004. La revue Esprit, n° 306 (juillet 2004) en a publié la version française. J’en ai rendu compte dans « Débat Habermas/Ratzinger », Espace de Libertés, n° 336 (novembre 2005), p. 21. ↑
  8. Alain Caillé, « Du religieux. Esquisse d’une grammaire en clé de don », dans Religion. Le retour ? Op. cit., pp. 123-144. ↑
  9. François Gauthier, « Religieux, religion, religiosité », dans Religion. Le retour ?, op. cit. pp. 105-122, p. 106. ↑
  10. ibid., p. 108. ↑
  11. Michael Singleton, « Pourquoi je ne crois pas à la religion en général, ni même au religieux. Bref retour sur un parcours d’anthropologue », Revue du MAUSS, n°49 (2017/1) disponible uniquement dans la version électronique de la revue, qu’on peut obtenir sur cairn.info. ↑
  12. Alain Caillé et Michael Singleton, « Petit échange sur l’idée même de religion », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 167-173, voir pp. 170-171. ↑
  13. François Gauthier, « Religieux, religion, religiosité », voir ma note 9. ↑
  14. Voir par exemple Jean-Michel Abrassart, « Le Japon est-il un pays athée ? Religions, superstitions et croyances au Pays du Soleil Levant », dans Patrice Dartevelle (sous la direction de), L’athéisme dans le monde, Bruxelles, ABA Éditions, Études athées 1, 2015, pp. 71-83. ↑
  15. Baudouin Decharneux, La religion existe-t-elle ? Essai sur une idée prétendument universelle, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012. ↑
  16. Nathalie Heinich, « Pour en finir avec le « religieux » : vers une analyse fonctionnelle des religions actuelles », dans la revue Interrogations, n° 25 (décembre 2017), Retour du religieux ? Version en ligne www.revue-interrogations.org/Pour-en-finir-avec-le-religieux. ↑
  17. La journaliste d’origine hongroise Kati Marton, accusée d’être blasphématoire par la TV publique hongroise, croit pouvoir se moquer en disant qu’elle croyait que le blasphème était un crime religieux, Le Soir du 10 avril 2018. ↑
  18. Céline Béraud, « Ce que l’épisode du mariage pour tous nous dit du catholicisme français », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 203-213. ↑
  19. Dans Le Figaro du 5 avril 2018. ↑
  20. Comme le dit Jacques Meurice, prêtre -ouvrier e.r, dans « La mort d’une religion », La Libre Belgique du 20 février 2018. ↑
  21. François Gauthier, « De l’État-nation au marché », op. cit., voir note 4. ↑
  22. Françoise Bergeaud-Blackler, « Le marché halal mondial », dans Religion. Le retour ?, op. cit., pp. 48-61. Corinne Torrekens dit fondamentalement la même chose dans « Le halal, de l’explosion consommatrice à l’exigence éthique », dans ORELA, Newsletter du CIERL-ULB, le 28 août 2017. ↑
  23. Traduction de Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Paris, Albin Michel, 2002 pour l’édition de poche que j’utilise. ↑
  24. Je ne vais pas redire dans ce que j’ai dit dans « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », dans La pensée et les hommes, vol. 99, Francs-parlers 2015, pp. 59-70. ↑
  25. Jean-Pierre Le Goff, Malaise dans la démocratie, Paris, Fayard, Pluriel, 2017, pp. 234-236. ↑
  26. Alain Policar, « La laïcité dévoyée ou l’identité comme principe d’exclusion : un point de vue cosmopolite », op. cit., pp. 179-194. ↑
  27. Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris, Maison des Sciences de l’homme, 2015. ↑
  28. Voir son interview par Thibaut Sardier, site liberation.fr, le 6 janvier 2018. Il voudrait une association représentative des athées et des agnostiques pour traiter à égalité avec les organisations religieuses. Encore faudrait-il qu’elle n’imagine pas gagner la partie en restant à côté du terrain. ↑
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Beigbeder, ou l’art de recycler les poncifs les plus éculés

Posté le 24 avril 2018 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire
Pierre Gillis

Juste avant d’être frigorifié fin février, j’ai saisi au vol dans une interview, sur « La RTBF – La Première », quelques mots qui m’ont fait dresser l’oreille : « L’athéisme est aujourd’hui difficilement tenable ». En soi, la phrase est ambiguë : difficilement tenable à cause des persécutions dont sont victimes les athées, comme en Égypte et en Turquie, ou de l’ostracisme qui les frappe, comme aux USA, ou faut-il lui attribuer un sens plus direct – rationnellement difficile à défendre ?

La phrase en question était prononcée par Frédéric Beigbeder, écrivain français à succès, auteur de C’est une vie sans fin, édité chez Grasset, roman dont il fait la promotion, avec l’aide plus que bienveillante de la RTBF et des médias en général (il est passé dans de nombreuses émissions). J’ai donc voulu écouter la prestation de Beigbeder en entier, bienheureux soient les inventeurs des archives radiophoniques. Une première recherche m’a mené vers « Entrez sans frapper », ce qui m’a permis d’apprécier l’une ou l’autre formule attrayante, encore que peu innovante (« La vieillesse est l’antichambre du cercueil », ou « Niquer est bon pour la santé »), mais en vain quant à l’objet de mon désir. J’ai fini par repérer le passage visé dans l’émission « Et Dieu dans tout ça » du 11 février 2018, sous la conduite de Pascal Claude.

Beigbeder s’insurge contre le scandale que représente la mort. Curieux point de vue, à la frontière de l’humour, mais pas vraiment, l’auteur semble fasciné par la vie éternelle, que les performances scientifiques des neurosciences et de la médecine font miroiter aux yeux des plus crédules.

Beigbeder commence par se déclarer religieux mais pas croyant – une aporie, à mes yeux, mais peut-être mes soucis quant à la logique sont-ils désuets. Il va donc un peu au-delà de la posture croyant mais pas pratiquant, beaucoup plus banale. On verra plus loin qu’il assume et revendique son éducation catholique, dont il reconnaît les traces dans son inconscient, indélébiles : on ne se refait pas.

Je comprends en l’écoutant que la phrase qui m’avait titillé n’est pas de lui, mais de Houellebecq, qui tartine sur la quête de sens, qui débouche elle-même sur le retour du religieux : « l’athéisme est difficile à tenir », a déclaré Houellebecq. Et Beigbeder de surenchérir :

On dit souvent qu’il y a une crise de la religion, que les gens ne vont plus à la messe, qu’il y a moins de prêtres, ce qui est tout à fait vrai. Mais en même temps si on inverse la chose, et qu’on dit qu’il y a une crise de l’athéisme, que les gens aussi ont du mal avec la consommation, avec la vie matérielle uniquement, et l’absence d’espoir, c’est vrai, et donc moi je m’amuse à dire « je doute de l’inexistence de Dieu », j’ai un doute à l’envers. J’ai du mal à croire que tout ça n’est que dû au hasard, et que nous sommes là uniquement parce qu’il y a eu d’énormes quantités de coïncidences qui ont rendu la vie possible, alors que dans tout le reste de l’univers, c’est noir, il y a rien, c’est très très froid. Par hasard, tout s’est imbriqué miraculeusement ici, sur ce caillou qui tourne dans le noir… Je pense qu’il y a tellement de facteurs à réunir pour qu’il y ait une vie qu’il est difficile de croire que c’est uniquement une coïncidence. Voilà.

Ces propos sont donc à appréhender dans la seconde acception que j’envisageais, celle d’un déficit de rationalité de l’athéisme.

Après avoir expliqué qu’il a eu une éducation catholique, mais que les zigzags de la vie l’ont éloigné de cette tradition, Beigbeder nous informe qu’il commence à se repentir – il n’est sans doute jamais trop tard, « jeune catin, vieille bigote », lançait bien plus tôt Max Born à Einstein, à propos de tout autre chose :

Aujourd’hui, je me pose des questions. J’ai une nostalgie de Dieu. C’est possible. On peut très bien être un mécréant fêtard, et en même temps, être nostalgique de son enfance.

Pascal Claude : Mais dans votre roman, votre personnage se dit athée…

FB : Je ne vois pas Dieu partout, je n’ai pas eu la chance d’avoir une visite de la Vierge, j’ai du mal à croire, mais j’ai du mal aussi à croire qu’il n’y a rien. Jean d’Ormesson […] disait que Dieu c’est la question la plus importante, qu’il existe ou qu’il n’existe pas. Cette phrase-là, je la reprends à mon compte, au fond c’est le meilleur sujet de conversation, Dieu. C’est très intéressant de faire une émission sur Dieu, parce que les gens ont toujours quelque chose à dire…

Pascal Claude : Mais on a l’impression que vous doutez de l’athéisme.

FB : C’est ça, exactement, je doute de l’athéisme parce que pour moi c’est aussi absurde que l’inverse. C’est un phénomène naturel qui fait que nous sommes là, d’accord, oui, mais l’idée que ça n’est pas organisé est fausse. C’est très bien organisé. C’est même tellement bien organisé que quand on fait les cons on est en train de tout détruire. C’est organisé ; si on se comporte comme des abrutis, on détruit et on est punis. Si vous voulez dire Nature à la place de Dieu, faites-le, mais ça change rien au problème. Il y a quand même des comportements qu’on peut considérer comme le bien, et puis il y a du mal aussi. Le bien et le mal, ça existe. Qu’il s’agisse de Dieu ou de la planète Terre qui nous demande de respecter l’environnement. »

Me voici donc éclairé, et cruellement déçu, dans la mesure où j’attendais un peu de neuf derrière la « difficulté à tenir l’athéisme », que j’espérais étayée par le paysage scientifique contemporain, dans le contexte du roman. Je me console en me disant qu’on ne se méfie jamais assez des pseudo-évidences assénées par Houellebecq, reprises ou non par un écrivain qui surfe sur la vague médiatique. Au lieu du neuf, c’est de l’éculé : l’effroi face à la mort comme motivation, fonds de commerce millénaire de la plupart des religions, et l’Intelligent Design en guise d’explication du monde. Seul le ton du discours donne l’illusion de la nouveauté.

L’horloger, le retour

Deux types de « preuve » de l’existence de Dieu émergent de l’histoire de la théologie : preuve a priori, avec Anselme en fer de lance et Descartes en continuateur, et preuve a posteriori, chère à Thomas d’Aquin, développée entre autres par Voltaire ou Chateaubriand. Je dois avouer avoir toujours été fasciné par l’argument ontologique, celui de l’a priori, qui trouverait bien sa place dans Alice au pays des Merveilles : imaginez un être parfait, à la manière dont vous imagineriez un carré. Un carré imaginé est doté de propriétés : il a quatre côtés égaux, quatre angles droits, etc. De même, un être parfait est doté de toutes les qualités et dépourvu d’aucun défaut. Par définition, l’existence fait partie de ces qualités : être inexistant, tout le monde en conviendra, c’est un grave défaut. Donc Dieu existe, puisqu’il est sans défaut.

L’argument a posteriori (parfois repris comme argument de l’horloger) est moins amusant, plus banal : peut-on concevoir un mécanisme d’horlogerie sans horloger constructeur ? Non, bien sûr. C’est l’argument que Beigbeder nous ressert, après bien d’autres. La question de qui a conçu le concepteur reste ouverte, on s’en doute. Cent fois sur le métier, remets ton ouvrage…

Je me contenterai de discuter deux passages de l’intervention de Beigbeder, question de ne pas encombrer les rayons de bibliothèque qui croulent sous les publications abordant notre sujet.

Les coïncidences, pour commencer : on s’appuie ici sur des calculs de probabilité, supposés témoigner de l’impossibilité d’aboutir à un monde aussi structuré que le nôtre. La conclusion résulte d’un biais de raisonnement (Jacques Monod avait d’ailleurs commis la même erreur dans Le hasard et la nécessité, mais il déduisait de son argument le caractère unique de la vie intelligente dans l’univers, et pas l’existence de Dieu). Quel biais ? Il faut penser en termes de probabilité par unité de temps (par seconde, par jour, par année, au choix), plutôt qu’en termes de probabilité tout court. Quelle est la probabilité d’obtenir un 421 en lançant trois dés ? Une chance sur 36, ce qui rend l’évènement peu probable. Mais si vous lancez 1000 fois vos trois dés, la probabilité de ne pas obtenir au moins une fois 421 tombe à peu près à 6 x 10-13, soit 0 suivi de 12 zéros après la virgule avant de voir apparaître le 6. En supposant que vous lanciez vos dés toutes les 6 secondes (délai raisonnable), la probabilité de faire 421 est de 0,0046 par seconde, ce qui est peu, moins d’une chance sur deux cents, mais en jouant pendant 100 minutes (1 heure et 40 minutes), l’issue favorable (obtenir ce même 421) devient quasiment certaine, à 1/1012 près. Or la nature ne s’arrête jamais de jouer, et elle a disposé de beaucoup de temps depuis le Big Bang…

L’amoralisme de la Nature

Deuxième sottise : dire Dieu ou Nature, c’est du pareil au même. Eh bien, justement pas. Spinoza en sait quelque chose, lui à qui cette assimilation a valu d’être projeté dans l’infamie de l’athéisme. Ce n’est pas la même chose, précisément eu égard à l’autre lieu commun avancé par Beigbeder : « le bien et le mal, ça existe ». Pour Dieu, certainement. Pour les femmes et les hommes, qui ont inventé Dieu pour asseoir leurs notions du bien et du mal sur un socle espéré stable, certainement aussi – encore que tous ne s’accordent à l’évidence pas sur ce qui est bien et ce qui est mal. Mais pour la Nature, l’affirmation me plonge dans l’incompréhension. La chute sur Terre de la grosse météorite qui a provoqué la disparition des dinosaures, un bien ou un mal ? Un mal pour les dinosaures, vraisemblablement. Pour les autres espèces à qui cette disparition a ouvert la conquête de la planète Terre, ce fut plutôt un bien. L’explosion de la supernova observée par les Chinois en 1054 dans la constellation du Taureau, un bien ou un mal ? Et même dans l’histoire humaine, l’arrivée de Colomb en Amérique, bien ou mal ? Et pour qui ? Un bien pour l’Église catholique, apostolique et romaine et pour les souverains espagnols, sans conteste ; pour les Amérindiens, c’est un peu moins évident.

J’ai aussi fait une découverte inattendue en épluchant les propos de Beigbeder : pour l’athéisme, l’univers n’est pas organisé. L’athéisme penserait même… qu’il n’y a rien. Je pensais naïvement que la compréhension des structures complexes qui font notre univers était une conquête collective, au départ d’observations empiriques, complétées ensuite par des constructions théoriques vérifiées, en bref, ce qu’on appelle les sciences, et que les développeurs de ces connaissances avaient dû batailler ferme contre les adeptes des révélations et les gardiens de tous les temples. Je pensais aussi que depuis Giordano Bruno, c’est du côté des athées qu’on flirte avec l’idée que la vie existe ailleurs que sur Terre, et que l’Homme n’est pas l’aboutissement unique, le sommet indiscutable de l’histoire de l’évolution. Je dois décidément revoir mes classiques.

Je ne résiste pas à l’envie d’épingler une dernière platitude de Beigbeder. Il n’hésite pas à reproduire le vieil amalgame du matérialisme et de la consommation, à confondre matérialisme et cupidité (« les gens ont du mal avec la consommation », au sens où ils en auraient marre, ce dont je suis malheureusement moins convaincu que lui) ; l’athéisme, dit-il, c’est la vie matérielle uniquement, et c’est l’absence d’espoir. D’accord si l’espoir se réduit à une plus qu’hypothétique survie après la mort, mais en dehors de ce point précis, je fréquente et connais – heureusement – de nombreux athées pleins d’espoir : celui d’améliorer leur vie et celle de leurs descendants, celui de rendre le monde plus solidaire, celui de créer, précisément parce qu’ils savent que leur vie constitue leur unique chance d’y arriver – pas de deuxième chance.

Ma recherche dans « Auvio » m’aura en tout cas confirmé une chose : on peut faire du médiatique avec une pensée désespérément creuse, les poncifs les plus éculés peuvent être parés des atours de la modernité.

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La confession philosophique de Bernardino Telesio

Posté le 24 avril 2018 Par ABA Publié dans Philosophie Laisser un commentaire
Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Bernardino Telesio. Les réponses attribuées à Telesio dans ce texte proviennent des sources secrètes qui ont alimenté le dossier de l’Inquisiteur.

Bernardino Telesio, né à Cosenza en 1509 et mort à Cosenza en 1588, est un philosophe italien de la Renaissance. Son œuvre principale est le De rerum natura juxta propria principia (de la nature des choses selon leurs principes propres)[2], dont l’édition définitive en neuf livres fut publiée en 1586 à Naples.

Bonjour, Monsieur Telesio. Je m’appelle Juste Pape. Je suis l’enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Bernardino Telesio, c’est bien votre nom ? Vous êtes donc Bernardino Telesio le philosophe ?

Bonjour, Monsieur l’Inquisiteur, car c’est votre titre ; il ne faut pas vous en cacher ; surtout, vis-à-vis de moi, qui aurais pu être archevêque. Comme vous le savez, j’ai refusé et j’ai proposé mon frère Tommaso qui a été nommé archevêque de Cosenza. Je me nomme Bernardino Telesio et je suis né à Cosenza, ville tout au sud de l’actuelle Italie (un pays créé de toutes pièces par la force). Je suis venu au monde, il y a plus d’un demi-millénaire. La Cosenza où j’ai passé ma vie se situe aux confins du monde grec, monde de l’antique civilisation, d’une part et d’autre part, du monde des chrétiens, qui arrivaient cahin-caha au bout de leur Moyen Âge et se trouvaient à l’aube de ce qui sera la Renaissance. Ce retournement démarre chez nous à Cosenza. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, si l’on veut bien se souvenir que Parménide, qui écrivit lui aussi un De la nature, était né et avait philosophé à Élée, ville un peu plus au nord dans la Grande Grèce. J’ai écrit un De la nature ; vous me direz que je ne suis pas le seul et que Lucrèce écrivit – mais en vers – un De rerum natura, qui fit date et auquel le titre de mon ouvrage ne manque pas de faire allusion. Dans ces anciens temps, avant que vous ne détruisiez la pensée et la science par votre croyance, d’autres ont publié des réflexions sur le même thème. À présent, que je ne risque plus grand-chose, j’ai l’impression d’avoir repris le flambeau et que je pourrai user de ma liberté de pensée et remettre en cause certaines restrictions que j’avais dû pratiquer de mon vivant.

Que voulez-vous dire, Monsieur Telesio ? Quelles rétractations ? Je ne saisis pas très bien, pouvez-vous donner un exemple ?

Par exemple, ma lettre du 28 avril 1570, lettre que j’envoyais à je ne sais plus quel cardinal à Rome, dans laquelle je disais : « Je vois que je me suis trompé… que dans mon ouvrage publié à Rome, il y a des propositions contre la religion, dont on peut penser que je mets en cause l’immortalité de l’âme, que je nie que le Ciel soit doué d’intelligence… Je vous assure que je serai toujours très soumis à la vraie et catholique religion et que je serai tout prêt à abjurer toutes mes œuvres… »[4]

Ah, Monsieur Telesio, voilà une rétractation, dont je me félicite. Je ne saurais trop vous encourager à persévérer…

Je vais vous décevoir, car je vous le dis tout net, je n’en pensais pas un mot ; le fait est que si je tenais à ma peau, il me fallait écrire des choses pareilles. Vous savez ce qui est arrivé à Giordano Bruno. On ne vit qu’une fois et puis, les rétractations étaient courantes de mon temps, où il y avait toujours un bûcher en flammes à l’horizon. C’était de la légitime défense.

Ah !Monsieur Telesio, ce que vous me dites correspond à ce qui figure dans mon dossier, mais vous le présentez d’une façon pas trop conforme à la vision de l’Église. Mais, revenons à vous-même. Nous commencerons par votre formation.

Bien sûr, Monsieur l’Inquisiteur, un aperçu de notre histoire familiale vous donnera une idée de notre tempérament. Il y a plus de deux millénaires, et donc bien avant que votre secte, autoproclamée Église, ne subvertisse notre monde, un de mes aïeux, Ponzo Telesio, fut l’instigateur et le chef d’une guerre sociale menée contre Rome, environ un siècle avant le début de votre ère, et plus de sept siècles avant le début de la secte concurrente de l’Islam. Cette guerre avait pour objectif que la citoyenneté romaine soit reconnue aux peuples du Sud. Telles sont nos racines. Un demi-siècle plus tard, Cajo Telesio, un autre de mes ancêtres, fut un des conjurés contre Caligula. À Cosenza, les Telesio n’ont jamais dételé. Quel que fût le pouvoir, le régime ou le despote en place, ils ont toujours été des gens d’influence. Pour ma formation, c’est mon oncle, zio Antonio, qui m’a enseigné les rudiments et puis, qui m’a emmené dans les universités. Je suis philosophe et mathématicien, formé dans les universités de Padoue et de Naples. J’aimerais préciser que philosophe ou mathématicien dans ces années-là, au milieu du seizième siècle, ce n’est pas la même chose qu’aujourd’hui. Il faut tenir compte du décalage de temps et de l’évolution des sciences et des moyens scientifiques. On ne devrait pas nous reprocher d’avoir ignoré des faits et des choses qu’on n’avait pas encore découverts ou inventés de notre temps.

Ah ! Monsieur Telesio, vous me surprenez. Mon dossier ignorait une telle généalogie. J’en prends note. Mais, je vois que vous avez d’autres choses à me dire. Je vous en prie, parlez.

Il y a une confession que je voudrais faire. Mes livres ont été mis à l’index pendant 400 ans, car ils constituaient un danger pour l’Église et sa doctrine ; ils l’auraient été pour n’importe quelle religion doctrinaire. Que disaient-ils ? À la fin du premier chapitre de mon De rerum Natura, je disais en substance ceci :

« Moi, n’ayant pas trop confiance en moi-même et étant doté d’une intelligence plus tardive et d’un esprit plus faible, amoureux d’un savoir entièrement humain, je me suis fixé comme règle de considérer le monde, les passions, les actions et les œuvres de ses diverses parties et les choses contenues en lui et on verra que mes pages ne contiennent rien de divin ou digne d’admiration ou rien de particulièrement aigu, d’autant moins qu’elles ne paraissent jamais en contradiction ou inconciliables avec les choses, étant donné que moi, je n’ai rien suivi d’autre que le sens et la nature, laquelle, toute entière en accord avec elle-même, fait toujours les choses de la même manière et œuvre toujours pareillement ».[5]

Monsieur Telesio, votre philosophie était indiscutablement une attaque contre notre Contre-Réforme, en radical contraste avec la culture de votre temps. On raconte que vous développiez une philosophie sensualiste. Que pouvez-vous en dire ?

Personnellement, je n’en sais trop rien. L’aspect-clé de mon système est que le savoir se fonde sur la connaissance qui dérive du sens et de la ressemblance avec les choses telles qu’elles sont perçues par le sens. En cela, ce serait sensualiste, mais ma position est bien plus nuancée. Cependant, je vous rappelle l’objection de Francesco Patrizi qui dit que « certains principes de mon De rerum natura (et en premier lieu la matière) ne peuvent être saisis, si ce n’est par l’usage de la raison. Ainsi, dans les faits, je recourais à la raison – comprise comme la réflexion et non comme la raison rationnelle et scientifique du monde actuel. Je ne rejette pas la raison ; comme pour le sens, j’en use avec modération, je balance l’un par l’autre, car je les pense indissociables. Je me cite de mémoire : « Penser pouvoir lire les caractères du livre de la nature à travers des décrets entièrement logiques signifie s’interdire la possibilité de percevoir la nature réelle des choses, mais aussi emboucher la route qui conduit à la construction de mondes fictifs. On finit ainsi par attribuer au monde non pas les caractéristiques qu’il a effectivement (et que seul le sens peut découvrir), mais celles qu’il aurait dû posséder sur base des prescrits de la raison. Tout cela a un seul résultat : on s’imagine un monde arbitraire. »[6] Selon moi, il faut procéder en usant d’abord du sens et pratiquer ce que l’enquête naturelle ou si vous voulez, la recherche scientifique, qui exige une grande humilité. La nature ne doit pas être déduite, mais suivie dans ses plus intimes connexions. Ma position est le refus d’une pensée qui accouche de mondes imaginaires, fruits de l’activité d’une raison détachée complètement du sens. Ma philosophie de la nature entend exposer la structure du monde, analyser les corps dont il est formé, décrire les propriétés et la façon d’opérer des divers agents et examiner la génération des choses. On ne saurait la réduire au sensualisme. Pour le reste, j’étais tenu par les moyens de mon temps.

Fort bien, Monsieur Telesio. Mais, à présent, que pensez-vous de vos écrits ?

Si vous lisez aujourd’hui, ce que j’ai écrit il y a 500 ans, vous devez penser que les conditions dans lesquelles se développent à présent les sciences sont extrêmement plus élaborées. Quand je vois où elles en sont, les moyens gigantesques et les stupéfiants instruments dont elles disposent, leurs réalisations fantastiques, je suis enthousiasmé et en même temps, je suis terriblement consterné de ce que j’ai publié à l’époque. Je ne conseille à personne de lire ces interminables cheminements, tournant sur eux-mêmes sans trouver de points d’appui. Faute des moyens nécessaires d’investigation, on ne pouvait qu’errer à tâtons.

Monsieur Telesio, je veux savoir comment vous vous situez par rapport à ces écrits anciens. Est-ce que vous les reniez ? Ne voulez-vous pas vous rétracter définitivement ?

Il est certain que mes écrits sont datés et incompréhensibles ou incohérents par rapport à ce qu’on sait maintenant. Pourtant, si l’on veut considérer l’état du savoir de mon temps ancien et les moyens dont on disposait, il faut se dire qu’on ne pouvait faire autrement, car la science est cumulative et son développement est progressif et nous, nous étions au début de la modernité. Néanmoins, j’ai posé les principes de la « libertas philosophandi », qu’on doit traduire à présent par « liberté de pensée » et « libre-examen » ; de la nécessité de s’en tenir au témoignage des sens, traduire : de s’en tenir à l’expérience ; d’étudier la nature selon ses propres principes – autrement dit, de ne pas faire intervenir de cause extérieure au réel ; la négation du principe d’autorité, qui sont tous des éléments fondateurs de la pensée et de la science d’aujourd’hui.

Dans mon dossier, Monsieur Telesio, il est dit que vous êtes l’instigateur d’un courant hérétique ; un courant qui passe par vos émules tels que Tommaso Campanella, Giordano Bruno, Giulio Cesare Vanini. Il y a là une sorte d’arc qui partant de Cosenza s’en est allé au travers de l’Europe jusqu’à Londres où un certain Giovanni Florio, d’origine toscane, qui, en contact suivi avec Bruno, en fit passer les idées sous le masque théâtral de Shakespeare.

De cela, je ne peux rien vous dire. Vous savez combien l’information circulait mal de mon temps et en ce qui concerne le mystère de Shakespeare, lié au goût du secret de Giovanni Florio, je vous renvoie à l’excellent livre de mon compatriote exilé Lamberto Tassinari et à son méticuleux travail d’enquête[7].

Dites-moi, Monsieur Telesio, vous n’avez pas dit un mot de Dieu. Peut-être, est-ce un hasard ? Ou serait-ce que Dieu n’existe pas ? Qu’avez-vous fait de Dieu ?

Ah, Dieu !, c’est une bonne question. Dieu, il fallait bien (vous savez, les bûchers…) que je le mette quelque part et selon moi, la nature fonctionnait toute seule avec ses propres principes. Ainsi, Dieu – tel un SDF, ne savait où aller ; il n’avait aucune présence, ni aucune utilité, ni aucune raison d’être. Le monde, tel que je le décrivais, s’en passait aisément, c’était gênant. Alors, j’ai dit qu’il était le facteur d’ordre et de stabilité de cet univers où tout était mouvant ; Dieu était une sorte de principe extérieur à la nature, tout comme l’âme (qui j’espère verra tout ce que l’œil humain ne peut voir quand, séparée du corps, elle volera à Dieu duquel elle dérive)[8] ; principe extérieur que par ailleurs, je rejetais comme inapproprié à un savoir purement humain – hors de la nature, point de salut. Ainsi, vous pouvez imaginer que j’étais un déiste de confort, prônant un Dieu-principe extérieur que je rejetais ou si vous préférez, un « athée caché ». À vous de choisir ! Peu m’importe.

Ce sera tout, Monsieur Telesio. Mon rapport est secret et seule l’autorité supérieure en connaîtra le contenu et la conclusion.

En fait, Monsieur l’Inquisiteur, vous êtes mal pris, car soit vous proposez de m’acquitter pour éviter la révélation et la confirmation de mon athéisme et subsidiairement, un scandale et la démonstration de l’inanité de votre croyance ; soit vous proposez de me condamner et dans la foulée, vous reconnaissez mon athéisme et conséquemment, l’inanité de votre croyance. Ainsi, vous – et votre Église et toutes les croyances similaires, vous joueriez le célèbre rôle de l’arroseur arrosé. C’est assez drôle, n’est-ce pas ?

Mes respects, Monsieur l’Inquisiteur.


Notes

  1. . Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach. ↑
  2. . Bernardino Telesio, La natura secondo i suoi principi, Bompiani, Milano, 2009. ↑
  3. OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer. ↑
  4. . Bernardino Telesio, lettre du 28 avril 1570, op. cit., p VII. ↑
  5. . Op. cit., p.5, Chap. 1. « La struttura del mondo e la natura dei corpi… ». ↑
  6. . Op. cit., pp. XVII-XVIII (« Introduzione », Roberto Bondi). ↑
  7. . Lamberto Tassinari, John Florio alias Shakespeare, l’identité de Shakespeare enfin révélée, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2016, 384 p. Préface Daniel Bougnoux, traduction de l’anglais Michel Vaïs. ↑
  8. . Bernardino Telesio, op. cit., p.453, chap. 60 : « Cosa può dimostraci l’esistenza di Dio ». ↑
Tags : athée caché athéisme Cosenza Juste Pape nature des choses philosophe Telesio

Conférence à Virton « Curé le jour… Athée la nuit ! » par Serge Deruette

Posté le 14 avril 2018 Par JF Publié dans Athéisme, Conférence, Philosophie Laisser un commentaire

Le 26 avril prochain à Virton, la section luxembourgeoise de l’Association Belge des Athées organise une conférence sur l’abbé Meslier.

Qui était ce curé de village des Ardennes françaises qui, à sa mort, à l’aube du siècle des Lumières, laissait un Mémoire de ses pensées et sentiments : une bombe philosophique et politique !

Quelle était sa pensée ? Pourquoi est-il devenu :

• ce premier critique systématique du christianisme et de toutes les religions

• ce premier théoricien de l’athéisme et du matérialisme philosophique

• ce seul penseur français avant 1789 à prôner la révolution contre l’Ancien Régime ?

Conférence-Débat avec Serge Deruette, professeur d’histoire des idées politiques à l’Université de Mons, auteur de l’ouvrage Lire Jean Meslier, curé et athée révolutionnaire (éd. Aden).

 

 

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