Ce n’est pas parce que Dieu est mort qu’il a cessé de nous parler. La religion comme marqueur identitaire

Stéphane François

La référence nietzschéenne du titre de ce texte renvoie à une idée simple, qui sera le fil conducteur de cet article : malgré la sécularisation (à ne pas confondre avec la laïcisation)[1], c’est-à-dire l’éloignement des personnes de la pratique religieuse, poussée de nos sociétés ultramodernes, pour reprendre le néologisme forgé par Jean-Paul Willaime[2], le religieux n’a jamais cessé d’être un référent, qu’on le veuille ou non (pensons au militantisme athée par exemple). Au contraire : la religion, ou les références religieuses restent mobilisées, et permettent de développer une grille d’interprétation et de compréhension de notre monde[3]. Nous pouvons également mettre en avant la volonté de certains d’afficher leur foi, comme le font les évangéliques[4], et, depuis le début des années 2010, les catholiques[5], parfois dans un sens identitaire, au sens politique du terme[6]

De ce fait, nous proposons de revenir ici sur plusieurs points : en premier lieu sur les liens entre laïcités, droits de l’homme et Union européenne. Nous montrerons ensuite que, malgré la diversité des pratiques juridiques due à l’histoire, il existe une convergence des résultats des différents régimes de cultes européens. Cela tient au fait que toutes les nations occidentales ont rompu avec une conception de la société dans laquelle le politique est subordonné au religieux. En effet, les sociétés d’ancien régime étaient à la fois organicistes et unitaires : l’unicité de la foi était la garante de l’unité politique. N’oublions pas que la devise des rois de France était « une foi, un roi, une loi », ce qui explique l’abrogation de l’Édit de Nantes par Louis XIV, en 1685[7]. Nous insisterons également sur la distinction nécessaire à faire entre la sécularisation et la laïcisation, ces notions nous permettant d’établir plusieurs types d’évolutions historiques dans les rapports entre l’État, la société et les religions. Enfin, nous reviendrons sur le débat sur la place de la religion dans l’Union européenne.

Laïcité, Droits de l’homme et Union européenne

Malgré les évolutions des sociétés occidentales, le phénomène religieux reste très présent dans les débats, comme le montrent les crispations françaises, mais aussi belges depuis quelques années, autour de l’Islam. Nous pouvons aussi mettre en avant les querelles récurrentes sur la définition de la laïcité. Celle-ci, d’ailleurs, n’est pas « une exception française », mais, plus généralement, un mode d’organisation institutionnelle du rapport entre les religions et l’État. Cette gestion du religieux garantit les libertés individuelles, et donc celle de confession dans les régimes démocratiques. Comme nous le verrons ultérieurement, il s’agit d’une conséquence de l’histoire moderne européenne. Pour autant, seuls trois pays sur vingt-sept ont inscrit une forme de laïcité dans leur Constitution : la France, la Belgique[8] et le Portugal. Les autres pays de l’Union, même s’ils reconnaissent la liberté de conscience, accordent tous une place importante à la religion dans leurs institutions publiques. Ces pays ont noué des liens privilégiés avec certaines Églises, si bien que la séparation des Églises et de l’État n’a de réalité qu’en France. Ainsi, le roi du Danemark doit appartenir à l’Église évangélique luthérienne, religion d’État, et un ministère  le ministère des Affaires ecclésiastiques – gère les relations entre elle et le gouvernement. Le roi d’Angleterre est chef de l’Église anglicane, qui a le statut d’Église établie : cette dernière dispose en effet d’une représentation constituée de vingt-six ecclésiastiques au Parlement, membres de la Chambre des Lords. De fait, nombre de Constitutions européennes trouvent leur source dans la transcendance. La majorité des États de l’Union sont concordataires. C’est le cas, par exemple, de l’Autriche, de l’Italie, de l’Espagne, de l’Allemagne ou du Portugal. S’il reste régi par un concordat avec le Saint-Siège depuis 1940, ce dernier pays a une Constitution qui prévoit la séparation des Églises et de l’État. Enfin, la Grèce pousse le lien organique plus loin encore : sa Constitution a été promulguée au nom de la « Sainte trinité, consubstantielle et indivisible » et l’orthodoxie est la religion officielle. S’il n’existe pas d’impôt cultuel, le gouvernement grec paie les salaires, les retraites et la formation religieuse du clergé, finance l’entretien des églises et accorde une reconnaissance particulière au droit canon orthodoxe.

Cela dit, il existe une proximité entre la laïcité, comprise au sens large (et non pas au sens restreint français)[9] et les droits de l’homme et ses valeurs, héritées de la philosophie des Lumières : liberté de conscience et de religion, liberté de culte, liberté d’expression et d’opinion, l’égalité politique entre les diverses confessions et les non-croyants, non-discrimination selon la race, l’ethnie, le sexe, les convictions ou la religion[10]. L’affinité est forte entre la laïcité et la démocratie[11]. Nous pourrions aussi mettre en avant les liens entre la (les) laïcité(s) et la libéralisation des mœurs : pensons à la création de l’état civil, de la légalisation du divorce sous la Révolution française[12]. Nous pourrions multiplier les exemples. La constitution progressive d’une société civile, à la suite des guerres de religions, au fondement du principe démocratique a donné de nouvelles légitimités. La légitimité populaire du pouvoir (légitimité par le bas) s’est progressivement substituée à la légitimité théologique, voire théocratique (légitimité par le haut). Cela a permis de distinguer la citoyenneté de l’appartenance religieuse, sans pour autant porter atteinte aux fondements de l’ordre politique. Il ne faut pas oublier que le mot laïcité vient du grec laos, le peuple sans les nobles et les clercs[13].

Cet héritage et ces valeurs se retrouvent dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 1999[14]. Ils ont été repris de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme[15], qui insiste sur la liberté de pensée, de conscience et de religion :

1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion, individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

Ils ont été de nouveau intégrés dans le Traité constitutionnel de l’Union européenne de 2003, en particulier dans son Article I-2, 

Les valeurs de l’Union » : L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit ainsi que de respect des Droits de l’Homme… Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les hommes et les femmes.[16]

Cet article court a permis de motiver des sanctions à l’égard de certains États membres qui rejettent ces valeurs, telle la Pologne[17]. Dans la version finale de la Convention, la référence au pluralisme et à la non-discrimination a été ajoutée. Avec la référence à la notion de tolérance, nous avons trois principes pouvant encadrer la gestion des cultes au niveau de l’Union.

Des laïcités

Par son histoire, l’Europe est devenue très tôt le lieu de développement d’un pluralisme religieux (présence de fortes communautés juives, schisme orthodoxe, naissance du protestantisme, guerres de religion, etc.) sur la base duquel ont émergé des cultures nationales diverses, parfois conflictuelles – pensons de nouveau aux guerres de religions, mais aussi à la persécution des Juifs – et souvent polémiques. Cet héritage parfois douloureux, l’action, puis la gestion des États ont permis l’essor d’une diversité des régimes juridiques et politiques organisant les rapports entre les religions et l’État, depuis l’époque moderne[18]. Des solutions diverses ont donc été élaborées selon les pays. De ce fait, il est nécessaire de parler de « laïcités européennes » au pluriel, la France ayant une conception particulière, radicale de la laïcité. Cette diversité des pratiques laïques a offert la possibilité aux scientifiques d’élaborer une démarche comparatiste, dépassant le cadre restreint et radical de la laïcité « à la française », montrant la diversité des formes de laïcité, en particulier en Europe et outre-Atlantique. En effet, le mot « laïcité » est difficilement traduisible. Les pays anglo-saxons privilégient ainsi les mots « secularism » ou « secularity ».

En effet, il faut insister sur la diversité des modalités de gestion des cultes en Europe, et donc sur les différentes formes de laïcité. Nous pouvons distinguer des régimes de religions différents comme les régimes de religion d’État ou d’Église établie, les régimes de cultes reconnus et les régimes séparatistes ou laïques au sens strict. L’écart entre ces différentes pratiques peut paraître considérable, voire opposé. Pourtant, au-delà de cette diversité institutionnelle, toutes les sociétés européennes se rejoignent sur trois principes déterminants pour comprendre le rapport entre le politique et le religieux aujourd’hui : 

1. Un principe de liberté de conscience et de religion en fonction duquel les droits de toute personne à pratiquer sa religion (non seulement dans la sphère privée, mais aussi en public) sont garantis dans les limites du respect de l’ordre public ; la liberté de conscience et de religion implique le droit de croire, de ne pas croire et de changer de religion.

2. Un principe d’égalité des citoyens interdisant toute discrimination liée à l’appartenance (ou la non-appartenance) à une religion. La citoyenneté politique s’est peu à peu dissociée de l’appartenance religieuse. C’est ce qui distingue les régimes de laïcités des régimes de tolérance. Dans les régimes de tolérance, la liberté religieuse est garantie, mais pas l’égalité politique. C’est le cas des pays biconfessionnels (Pays-Bas, Allemagne, Suisse) et de la Grande-Bretagne aux xviie-xviiie siècles. Concernant plus précisément ce pays, il faut attendre le xixe siècle pour qu’il donne des droits politiques aux non-anglicans. Les protestants non conformistes (baptistes, méthodistes, quakers…) peuvent participer au gouvernement des municipalités, en 1828, puis est votée la loi d’émancipation des catholiques, en 1829. Les Juifs sont éligibles au Parlement en 1858[19]. Le régime de tolérance caractérisait aussi l’Empire ottoman[20].

3. Un principe de neutralité de l’État, qui se traduit par la non-ingérence réciproque de l’État et de l’Église, « une Église libre dans État libre » selon la formule du comte de Cavour[21]. Ce principe est simple : l’État ne s’occupe pas des affaires internes de l’Église (dogmes, liturgie, nomination des évêques) et l’Église, en retour, ne s’immisce pas dans les affaires de l’État. Implicitement, cette neutralité propose une forme de séparation entre l’Église et l’État. Cette situation contraste avec la période des monarchies absolutistes des XVIe au XVIIIe siècle, période durant laquelle les monarques s’arrogeaient un lien direct avec Dieu, devenant le « lieutenant de Dieu sur terre »[22], par exemple le gallicanisme dans le royaume de France ou le carlisme dans celui d’Espagne.

Cette diversité des pratiques de séparation entre l’État et les religions permet de mettre en évidence les mouvements de convergence des différents modèles européens. Au-delà de leurs différences, ils partagent tous des caractéristiques communes essentielles. En outre, ils sont aujourd’hui confrontés aux mêmes défis, du fait d’une diversité grandissante des pratiques religieuses (liée aux immigrations musulmanes ou asiatiques notamment). Enfin, la religion n’est plus perçue comme un héritage communautaire, contraint, mais comme un choix volontaire : conversions[23], religion à la carte[24], nouveaux mouvements religieux[25]. Elle n’en reste pas moins identitaire. 

Laïcité et sécularisation

La dissociation entre l’État et la religion, citoyenneté et confessionnalité se sont faites en Europe selon deux voies différentes : la laïcisation et la sécularisation. Dans le premier cas, cette disjonction s’est opérée par le haut par de mesures édictées par l’État et de manière conflictuelle avec la religion dominante, d’où une histoire chaotique faite d’avancées laïcisatrices sur de courtes périodes (un règne, un régime, un gouvernement) et de reculs sous le poids des forces cléricales en résistance. Dans le deuxième cas, il y a eu un effacement progressif et graduel de l’emprise politique de la religion, dû à l’évolution de la société sur le temps long (plusieurs siècles avec une accélération dans les années 1960-1970 du fait de la libéralisation des mœurs et de l’émancipation des femmes), évolutions sociétales qui ont permis une certaine séparation pacifique de l’Église dominante et de l’État. Il faut souligner que ces deux processus peuvent s’appuyer l’un sur l’autre. La France est un exemple de laïcisation et de sécularisation. La politique laïcisatrice de la Révolution française, puis de la IIIe République française, s’est accompagnée d’un déclin de la croyance et de la pratique religieuse, tout comme de l’encadrement religieux (crise des vocations) au sein de la religion majoritaire catholique, ce qui a permis le passage d’une laïcité de combat à une laïcité relativement apaisée (du moins dans ses rapports avec le catholicisme)[26].

Ces deux logiques peuvent être disjointes, d’où la portée heuristique de ces deux termes. Le Danemark, doté d’une Église d’État, se caractérise par une sécularisation sans laïcisation[27], tandis que la Turquie a connu une politique de laïcisation autoritaire sous Mustafa Kemal sans que la société turque musulmane ne connaisse un processus de sécularisation. La réislamisation qui touche la plupart des pays musulmans, joints à un processus de démocratisation (victoire de l’AKP en Turquie en 2002, printemps arabes) fragilise les mesures autoritaires de laïcisation kémalistes[28]

Ce bref panorama nous permet de faire le constat que, si les religions jouent un rôle moindre dans les sociétés européennes et que si ces dernières sont de plus en plus sécularisées, elles n’en restent pas moins un marqueur identitaire : les religions permettent de se définir à la fois, au niveau individuel, au sein de nos sociétés, mais aussi, et toujours, par rapport à l’Autre, à celui « qui n’est pas comme nous ». La religion reste mobilisée comme marqueur identitaire, au service de la redéfinition d’une identité fictivement stable, dans un contexte politique et social caractérisé par de profondes et brutales transformations. En effet, selon Claude Lévi-Strauss, « l’identité se réduit moins à la postuler ou à l’affirmer, qu’à la refaire, la reconstruire »[29]. Elle n’est, en fait, qu’une « sorte de foyer virtuel »[30]. Au stade de notre réflexion, nous pouvons affirmer trois idées : 

1. si le religieux est présent sur les scènes nationales et la scène européenne en recomposition, c’est d’abord comme indicateur de cette recomposition ;

2. si le religieux est sollicité sur cette scène, ce n’est pas en tant que tel, mais parce qu’il constituerait, en situation de déficit du politique, l’une des modalités de gestion des recompositions à l’œuvre ; 

3. et enfin si le religieux est tout particulièrement requis, c’est qu’il représente un registre privilégié de production d’une altérité de référence. 

Ainsi, le rapport entre l’orthodoxie et l’État après la disparition du bloc soviétique est différent dans les cas roumain et bulgare, en raison notamment des constructions particulières de ce lien sur la durée, mais aussi des particularités des configurations politiques et religieuses au sortir du communisme : en Roumanie, le religieux est sollicité de pallier un déficit du politique immédiatement après 1989[31], alors qu’en Bulgarie, il faut attendre 2000 pour observer ce type de mobilisation[32]. Enfin, dans le cas polonais, pour prendre un dernier exemple, la défense du rôle de l’héritage chrétien en Europe dans le préambule de la Constitution européenne semble avoir eu pour fonction principale de permettre de feindre, à l’international, une pseudo-cohésion nationale, mise à mal par l’évolution interne de la société polonaise[33]. Cette dernière s’est en effet fortement et rapidement diversifiée, et ce dès avant que s’effondre le régime communiste, cette évolution allant de pair avec une pluralisation du paysage catholique lui-même. De fait, nous pouvons distinguer dans ce pays les mêmes grandes tendances à l’œuvre dans les pays occidentaux : individualisation des croyances, sécularisation, voire adoption de pratiques religieuses à la carte.

Le débat engagé autour de la Constitution dont doit se doter l’Union européenne élargie s’est en partie cristallisé sur la question de « l’héritage chrétien », sur la mention explicite de la « religion », voire du « christianisme » dans le préambule de cette Constitution, une mention refusée par certains États et réclamée par d’autres. Les institutions et les acteurs religieux ont d’ailleurs joué un rôle important dans le processus de construction européenne, depuis les inspirations initiales des Pères fondateurs (de Monnet à Adenauer et de Gasperi à Schuman) jusqu’à l’implication personnelle du pape Jean-Paul II dans le référendum concernant l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne. Ainsi, le 4 février 1992, Jacques Delors avait déclaré : « Si dans les dix ans qui viennent, nous n’avons pas réussi à donner une âme, une spiritualité, une signification à l’Europe, nous aurons perdu la partie »[34]. Allant dans le même sens, le 20 juillet 2003, le pape Jean-Paul II, évoquant à Castel Gandolfo la future Constitution européenne avait insisté sur le fait que : « la foi chrétienne a modelé la culture de l’Europe, faisant un tout avec son histoire […] Le christianisme est devenu la religion des Européens eux-mêmes ». Soulignant que ce patrimoine ne pouvait être perdu, il concluait sur l’idée que la nouvelle Europe devait être aidée « à se construire en redonnant vie aux racines chrétiennes qui sont à son origine »[35]. La proposition catholique était soutenue par les protestants, dont certains souhaitaient son inscription dans le Traité constitutionnel européen[36]. Elle a été rejetée au motif que l’Europe est devenue séculière. 

Religion et identité européenne

La question de la contribution de la religion et des grands courants philosophiques à la définition d’une identité européenne est à poser aujourd’hui au regard d’une convergence d’intérêts, à la confluence de deux types de demandes : 

1. celle, formulée par l’Europe-institution, de ressources permettant de donner une âme à une entreprise réputée froide, insusceptible de permettre aux citoyens de s’identifier à elle ; 

2. celle, ensuite, d’organisations et d’acteurs, religieux ou non, mais se prévalant d’une certaine capacité d’expertise dans ce domaine, et voyant dans le changement de périmètre que constitue la montée en puissance de l’Europe une voie possible de redéploiement de leur capacité d’influence et de pérennisation de celle-ci. 

Parallèlement à celles-ci, les politiques ont repris à leur compte la problématique de l’identité de l’Europe. 

Il n’est pas anodin que la Pologne, ancien membre du camp soviétique et nouvel adhérent à l’Union européenne, ait pris l’initiative avec l’Italie, au printemps 2004, de relancer ce débat sur la référence à la tradition chrétienne dans la Constitution. L’insistance polonaise sur « l’héritage chrétien » permet de mettre en évidence que, lorsque la religion paraît être en cause, c’est en réalité de tout autre chose dont il est question. Certains pays ont ainsi tout particulièrement besoin de produire de la cohérence afin de gérer la difficile reconstruction de repères. La religion est ici mobilisée comme marqueur identitaire, au service de la redéfinition d’une identité fictivement stable, le catholicisme, dans un contexte caractérisé par de profondes et brutales transformations. Indépendamment de la validité des arguments échangés dans le cadre du débat sur le rôle du religieux dans la définition de l’identité européenne, le surgissement de la question religieuse apparaît essentiel. Constituer la religion (ou son « héritage ») en noyau dur d’une identité supposée émergente laisse toutefois apparaître quelques interrogations dans une réalité européenne caractérisée par l’effacement du religieux. 

En effet, l’enquête européenne sur les valeurs de 1999 montre que la pratique religieuse est en déclin dans les pays membres et que la religion joue un rôle de moins en moins important[37]. Pour autant, l’appartenance à une religion reste forte. Ainsi, alors que 74 % des Français s’affirment membres d’une confession religieuse, seuls 58 % tiennent l’existence de Dieu pour « certaine » ou « probable » et plus de 40 % s’affirment simultanément « sans religion ». Cette étude, déjà ancienne, montre que « La » religion n’existe en fait que dans un rapport particulier d’une société vis-à-vis de la foi. Cette évolution, sur fond de prise de distance massive à l’égard de toute institution de la croyance, débouche sur deux conséquences majeures :

1. la difficulté de plus en plus grande à accréditer la distinction entre croyants et non-croyants dès lors qu’il n’existe plus de « contenu » de croyance susceptible de faire référence ;

2. la perte de la pertinence sociologique d’un concept de « religion » qui ne peut faire sens qu’au regard de ce même contenu de référence.

*

Dans notre période marquée par le relativisme, les religions, malgré la sécularisation et le déclin de la capacité des institutions religieuses à encadrer la foi, restent sollicitées en permanence en tant que vecteur d’ajustement et de grilles de compréhension du monde. Dans un monde qui évolue rapidement, dans le chaos d’une hypermédiatisation, les religions restent des points d’ancrage, des îlots de stabilité. L’immédiateté et la saturation de l’information font que l’individu cherche les explications les plus rassurantes, une fonction jouée à plein par les religions. Elles rassurent, y compris lorsque la foi se perd. Plus largement, elles ont modelé, et modèlent encore, en profondeur nos façons de penser et d’agir. En effet, les thématiques religieuses ont profondément imprégné et modelé les pratiques culturelles, de façon consciente (les références explicites) ou inconsciente (diffuses). Ainsi, le christianisme, ses thématiques et sa symbolique restent très présents dans les valeurs de l’Union européenne, lui donnant une coloration identitaire. Ils ne sont pas les seuls – il faut prendre en compte les références gréco-latines, voire celto-germaniques, l’« humanisme tragique » cher à André Malraux[38] –, mais ils sont particulièrement visibles. Bref, si Dieu est mort[39], il n’a pas cessé pour autant de nous parler, ce « cadavre récalcitrant », ainsi qu’aurait dit Baudelaire[40].


[1] Jean Baubérot, Philippe Portier, Jean-Paul Willaime (dir.), La Sécularisation en question. Religions et laïcités au prisme des sciences sociales, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de science politique », 2019.

[2] Jean-Paul Willaime, « Pour une sociologie transnationale de la laïcité dans l’ultramodernité contemporaine », in Archives de sciences sociales des religions, n° 146, 2009, https://journals.openedition.org/assr/21290. Consulté le 31/07/2023.

[3] Voir, par exemple, Joël Schnapp, Chroniques de l’Antichrist. Crises et apocalypses au XXIe siècle, Piranha blanc, 2023.

[4] Sébastien Fath (dir.), Le protestantisme évangélique, un christianisme de conversion, Turnhout, Brépols, 2004. 

[5] Guillaume Cuchet, « Identité et ouverture dans le catholicisme français », Études, 2017/2, pp. 65-76 ; Céline Béraud et Philippe Portier, Métamorphoses catholiques. Acteurs, enjeux et mobilisations depuis le mariage pour tous, Paris, Éditions MSH, 2023.

[6] Erwam Le Morhedec, Identitaire. Le mauvais génie du christianisme, Paris, Le Cerf, 2017.

[7] Cela dit, cette unicité commençait à se fissurer. Pensons, par exemple, à l’Édit de Versailles promulgué par Louis XVI en 1788.

[8] Xavier Delgrange, « La laïcité française prononcée avec l’accent belge », in Administration & Éducation, vol. 151, no. 3, 2016, pp. 87-94.

[9] Jean Baubérot, Laïcité, laïcités. Reconfigurations et nouveaux défis (Afrique, Amériques, Europe, Japon, Pays arabes), avec M. Milot et Ph. Portier, Maison des Sciences de l’Homme, 2014.

[10] Jean Baubérot (dir.), La Laïcité à l’épreuve. Religions et Libertés dans le monde, Encyclopædia Universalis, 2004.

[11] Joël Andriantsimbazovina & Patrick Kabou (dir.), Laïcité et défense de l’État de droit, Toulouse : Presses de l’Université Toulouse Capitole, 2020. 

[12] Loi du 30 août 1792.

[13] Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998, p.1961

[14] https://www.europarl.europa.eu/charter/pdf/text_fr.pdf. Consulté le 06/08/2023.

[15] https://www.echr.coe.int/documents/d/echr/convention_FRA. Consulté le 06/08/2023.

[16] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX%3A12012M%2FTXT. Consulté le 06/08/2023.

[17] En retour, ce pays considère que certains articles du traité constitutionnel européen sont incompatibles avec sa constitution. Ainsi, le tribunal constitutionnel polonais a affirmé en 2021 la primauté du droit national sur le droit européen, ouvrant un conflit avec l’UE qui dure encore en 2023. 

[18] Voir, entre autres, Charles Mercier, « Pour une histoire globale du fait religieux “contemporain” », in Revue historique, vol. 692, n°4, 2019, pp. 959-982 ; Abigail Green, « L’histoire globale de l’Europe à l’aune de la religion », in Annales. Histoire, Sciences Sociales,76(4), 2021, pp.763-774.

[19] Julien Vincent, « L’histoire sociale de la religion au XIXe siècle : la sécularisation en question », in Revue Française de Civilisation Britannique, XIV-4 | 2008. URL : http://journals.openedition.org/rfcb/6072. Consulté le 06 août 2023.

[20] Le Coran admet la liberté religieuse des « Gens du Livre », c’est-à-dire les juifs et les chrétiens. Ces minorités se voient accorder le statut protecteur, mais inégalitaire de dhimmis (« protégés » en arabe). Elles s’organisent dans le cadre d’une communauté religieuse ou « millet », sous l’autorité politique, juridique et religieuse d’un chef. Elles conservent en outre leur spécificité en matière de statut personnel (mariage, filiation, héritage). En revanche, elles doivent s’acquitter d’un impôt spécial et ne peuvent accéder à des charges politiques, administratives ou militaires au sein de l’Empire ottoman. Paul Dumont, « L’instrumentalisation de la religion dans l’Empire ottoman à l’époque de l’expansion européenne (1800-1914) », European Journal of Turkish Studies, 27 | 2018, URL : http://journals.openedition.org/ejts/5933. Consulté le 06/08/2023.

[21] La première occurrence de cette formule se trouve dans le discours prononcé par le comte de Cavour devant la Chambre des députés de Turin, le 27 mars 1861.

[22] Alain Blondy, « 6 – L’absolutisme », in Alain Blondy (dir.), Nouvelle histoire des idées. Du sacré au politique, Paris, Perrin, 2016, pp. 100-126.

[23] Henri Lassere, Le phénomène des conversions religieuses : vers une reconstruction de soi, ESF, 2016.

[24] Xavier Molénat, « Une religion « à la carte » », in Xavier Molénat (dir.), L’Individu contemporain. Regards sociologiques, Éditions Sciences Humaines, 2014, pp. 149-152. Jean-Louis Schlegel, Religions à la carte, Paris, Fayard, 2014.

[25] Françoise Champion, « La religion à l’épreuve des Nouveaux Mouvements Religieux », in Ethnologie française ; « Les nouveaux mouvements religieux », nouvelle série, t. 30, n°4, octobre-décembre 2000, pp. 525-533.

[26] Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985 ; Philippe Portier, Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021.

[27] Niels Reeh, Secularization Revisited. Teaching of Religion and State of Denmark, Springer International Publishing, 2016 ; Anne Kjærsgaard, Funerary Culture and the Limits of Secularization in Denmark, Lit Verlags, Wien, 2017.

[28] Fouad Nohra, « Turcité, laïcité, islamité : le débat politique sur l’identité de la Turquie contemporaine », Société, droit et religion, vol. 10, n° 1, 2020, pp. 179-201 ; Thierry Zarcone, « La Turquie de l’AKP (2002-2017). Laïcité autoritaire et velléités de sortie de la laïcité », in Jean Baubérot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime (dir.), La Sécularisation en question. Religions et laïcités au prisme des sciences sociales, Paris, Classiques Garnier, 2019, pp. 189-207.

[29] Claude Lévi-Strauss, L’identité, Paris, Grasset, 1977, p. 331.

[30] Ibid., p. 332.

[31] Iuliana Conovici, « L’orthodoxie roumaine et la modernité. Le discours officiel de l’Église Orthodoxe Roumaine après 1989 », in Studia Politica, vol. 4, n°2, 2004, pp. 389-420.

[32] Galia Valtchinova, « Orthodoxie et communisme dans les Balkans : réflexions sur le cas bulgare », in Archives de sciences sociales des religions, n°119, 2002, pp. 79-97.

[33] Patrick Michel, « L’Église et le catholicisme polonais à l’épreuve du pluralisme », in Pouvoirs, vol. 118, n° 3, 2006, pp. 89-100.

[34] Jacques Delors, « L’Europe, une aventure spirituelle », in Transversalités, 2012/3, https://www.cairn.info/revue-transversalites-2012-3-page-119.htm. Consulté le 12/08/2023.

[35] https://fr.zenit.org/2003/07/20/constitution-europeenne-la-foi-chretienne-a-modele-la-culture-de-l-europe/. Consulté le 12/08/2023.

[36] Rostane Mehdi, « L’Union européenne et le fait religieux. Éléments du débat constitutionnel », in Revue française de droit constitutionnel, vol. 54, n° 2, 2003, pp. 227-248.

[37] Yves Lambert, « Des changements dans l’évolution religieuse de l’Europe et de la Russie », in Revue française de sociologie, vol. 45, n° 2, 2004, pp. 307-338.

[38] Noriko Ishikawa, « L’humanisme tragique dans l’œuvre d’André Malraux », in Ayako Hata, Atsuko Nagaï (Atsuko), Kazuaki Yoshimura, et Hideki Yoshizawa (dir.), Malraux vu du Japon. Roman, essai et arts, Paris, Classiques Garnier, 2023, pp. 99-111.

[39] « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. – Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement – ne fût-ce que pour paraître dignes d’eux ? », Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir [1882], Livre troisième, 125. Cf., Isabelle Wienand, Significations de la Mort de Dieu chez Nietzsche, de « Humain, trop humain » à « Ainsi parlait Zarathoustra », Peter Lang, 2006.

[40] Cf., Charles Baudelaire, « Pauvre Belgique », in Œuvres complètes de Charles BaudelaireJuvenilia, Œuvres posthumes, Reliquiæ. III, Paris, Louis Conard, 1952. Il le disait à propos du premier roi belge, Léopold Ier , qui « s’obstinait » à ne pas « vouloir mourir. »