Christianisme et nourriture. La Bible, la religion et les hommes

Patrice Dartevelle

La tentation de saint Antoine

(Félicien Rops)

C’est Feuerbach qui l’a dit : « L’homme est ce qu’il mange ». N’allons pas plus loin chez lui mais puisque tous les anthropologues disent la même chose, il doit y avoir là beaucoup de vrai.

Étudier et tenter de comprendre la question de la nourriture (y compris de la boisson) des chrétiens est la bonne idée qu’a synthétisée le spécialiste reconnu de l’histoire de l’alimentation Massimo Montanari, professeur à l’Université de Bologne, dans un volume dont le titre même donne à penser, La chère et l’esprit[1]. J’y ai puisé les informations reprises ci-dessous.

Les problèmes à peser sont de taille : quel a été le poids réel des Écritures ? Celui d’autres textes ? Celui des possibilités et contraintes matérielles ? En quoi le christianisme a-t-il influencé notre alimentation et par là notre manière de vivre ?

Le Nouveau et l’Ancien Testaments

Le point de départ scripturaire et net. On le trouve dans les Actes des Apôtres, chapitre 10. Observons que les Actes des Apôtres ne sont pas les Évangiles même s’ils sont, de l’avis dominant, dans la stricte dépendance de l’Évangile de Luc, ce dernier évangéliste étant vraisemblablement leur commun auteur. Les Actes des Apôtres sont le reflet des positions de Paul. Ce point ne semble pas avoir jamais été relevé par les chrétiens tant le respect pour le Nouveau Testament interdisait de poser certaines questions – qui d’ailleurs auraient fini par mettre en cause de proche en proche la légitimité de l’Église – mais le texte des Actes ne reproduit pas des propos de Jésus mais une injonction divine lors d’une extase de Pierre à un moment où il se prépare à manger.

Les versets 9 à 16 disent que Pierre a vu un objet semblable à une nappe qui est descendu vers la terre, sur lequel se trouvaient « tous les quadrupèdes et les reptiles de la terre et les oiseaux du ciel » et une voix lui dit, « Pierre, tue et mange ». Pierre commence par se rebeller parce que certains animaux sont impurs au regard de la loi juive et la voix lui répond « Ce que Dieu a déclaré pur, ne le regarde pas comme souillé ». C’est là typiquement la démarche de Paul : il faut rompre avec le monde juif. Et cette rupture dans l’alimentation n’est pas un corollaire secondaire, c’est ce qui va marquer les chrétiens (avec la fin de la circoncision) et manifester leur identité par le refus des innombrables interdits alimentaires, caractéristiques du judaïsme. Tant pis pour le Jésus des Évangiles qui se conforme, lui, aux règles juives.

Premier problème de base qui finira par ressurgir : dans le récit de la Genèse (9,3), les premiers hommes sont végétariens. Ce n’est qu’après le Déluge que Dieu dit à Noé « Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture, je vous donne tout cela comme l’herbe verte ». La seule restriction porte sur le sang.

Tout semblait donc quasi prêt pour aboutir au régime contemporain de non-spécificité du christianisme en alimentation. Mais ça n’allait pas se passer aussi facilement.

Le poids de l’ascétisme

Très rapidement, montre M. Montanari, une forte pression ascétique va s’exercer sur les chrétiens, spécialement sur les moines et par eux sur les prêtres séculiers et les fidèles.

La cause n’est pas véritablement dans la Bible, dans le comportement de Jésus. On peut y voir comme une tendance invincible des religions à la punition et l’autopunition. Personnellement la seule cause interne que je relèverais serait la croyance longtemps tenace en la parousie, le retour sur terre de Jésus pour la fin du monde et le Jugement dernier, ce qui doit inciter au repentir et à négliger les affaires terrestres.

Une cause possible et même la plus vraisemblable est externe, c’est le tournant de la philosophie païenne à l’époque impériale. Le stoïcisme et le néoplatonisme, évidemment sans qu’il y ait là d’influence chrétienne, développent une philosophie souvent mystique, de refus du monde, voire d’auto-flagellation. Remarquons toutefois que le monde païen, si certaines de ses composantes prônent l’ascétisme et d’autres, dès Pythagore, le végétarisme, reste un monde qui ignore les tabous alimentaires religieux. À mon sens, le rôle du christianisme aura été de populariser une ambiance ascétique et ses conséquences promues par des philosophes païens.

Rapidement, dès l’Antiquité, la tendance des chrétiens au végétarisme est apparente. Elle suscite même un débat interne entre chrétiens, entre Augustin, « père » du modèle épiscopal et Jérôme, « père » de la spiritualité monastique. Pour celui-ci, le chrétien parfait doit s’abstenir de viande, pour celui-là si on est vraiment parfait, on n’a pas à s’abstenir de viande pour l’être davantage. Et chacun tourne ou détourne les textes bibliques vers son idéologie. Quand Jérôme rappelle que dans le désert, Jean-Baptiste ne mange pas de viande mais uniquement des sauterelles, Augustin conclut pour sa part que les sauterelles sont bien de la viande. Augustin s’en prend même à Porphyre, philosophe néoplatonicien, et parle à son sujet de théories « délirantes » si on veut s’appuyer sur le commandement « tu ne tueras point » pour s’abstenir de viande. Un moine modéré ou de bon sens, Jovinien, a beau argumenter que l’abstinence de viande et la pratique du jeûne ne sont pas conformes aux Écritures, que les animaux, porcs compris, n’ont pu être créés que pour être mangés, c’est lui qui est condamné à la fin du IVe siècle.

De fait les chrétiens conservent certains rituels juifs, spécialement vis-à-vis du sang et de la viande « suffoquée » (non vidée de son sang) pour laquelle l’interdiction de consommation va subsister longtemps. Augustin, toujours lui, se moque de cette interdiction mais la règle va subsister tout le Haut Moyen Âge.

M. Montanari expose tout ce qui précède avec beaucoup d’érudition mais ce qui fait l’intérêt de son livre, c’est qu’il en tire interprétations et en relève les contradictions. Une religion qui se proclame si scrupuleusement respectueuse des Écritures s’en écarte nettement pendant un millénaire au moins. Il faut ajouter un point à ce j’ai dit plus haut sur les causes de cette infidélité. Les moines sont tenus à la continence. Or à l’époque – c’est le produit des théories biologiques et médicales antiques – tout le monde croit que la consommation de viande produit une énergie en excès qui pousse à la « luxure ». Pour les moines, c’est évidemment un problème…

L’Église n’ignore pas vraiment ses contradictions. Les règles monastiques sortiront sans doute la viande de l’ordinaire des moines mais pas les jours de fête et on trouvera même en 314 un concile qui donne aux prêtres entière liberté d’être végétariens s’ils le veulent mais sans obligation toutefois, sauf celle de manger au moins une fois de la viande avant de s’abstenir et le même concile prévoit l’exclusion des prêtres dont la détestation de la viande irait jusqu’à refuser de manger des légumes qui ont cuit avec la viande. Ceci revient à dire qu’être végétarien, c’est rompre avec les Écritures.

Dans un autre registre de l’alimentation, l’Église formulera également des réserves en ce qui concerne l’organisation et la tenue des repas. Elle se scandalise en 1004 face à l’introduction de la fourchette lors du banquet de mariage du fils du doge de Venise en prétextant que Dieu a fourni à l’homme une fourchette naturelle, ses doigts[2].

Le calendrier alimentaire chrétien

Dès le IVe siècle, l’Église prescrit à tous les fidèles de ne consommer des produits animaux (laitages compris) qu’à certains moments qui petit à petit aboutiront à cent cinquante à cent soixante jours d’interdiction par an (le mercredi et le vendredi de chaque semaine, les quarante jours précédant Pâques, les jours de solstice et d’équinoxe, la veille des fêtes religieuses importantes).

La question a tout son sens pour l’interprétation du lien entre nourriture et religion. Le carême et ses règles vont fixer un véritable calendrier alimentaire chrétien qui distingue les chrétiens des autres religions. Quand Charlemagne vainc les Saxons, il leur impose le respect du carême sous peine de mort pour les forcer à abandonner le paganisme.

Le besoin de distinction à l’égard des autres groupes aboutira parfois à des modifications à but politico-religieux dans l’alimentation. Ainsi les autorités chrétiennes d’Espagne, confrontées aux juifs et à partir de 711 aux musulmans permettent la consommation du sang, qui distingue les chrétiens des autres, évite de manger avec eux et aussi de repérer les juifs convertis mais insincères.

On le voit, nul n’a l’idée d’un « manger ensemble », pourtant condition sine qua non du « vivre ensemble ». Pendant la période de confrontation avec le paganisme, l’interdiction principale faite aux chrétiens sera de ne jamais consommer la viande des sacrifices, contrairement aux païens. Je crains que les choses aient peu changé au XXIe siècle quant au « manger ensemble ».

Le délitement progressif

C’est le carême et la question des jours maigres qui vont mener peu à peu à leur perte les restrictions alimentaires fondées sur des interdits religieux.

Très vite les volatiles sont autorisés ainsi que les poissons (créés le même jour dans la Genèse). Œufs et fromages (les moines poussent la consommation de ces derniers dont ils sont grands producteurs) sont finalement admis les jours maigres.

Mais l’hypocrisie sera vite patente à voir ceux qui jouent aux pénitents tout en mangeant de somptueux plats de poissons.

En temps de carême, le seul fond de cuisson possible au Nord de l’Europe, le lard, fait problème. Il n’y a pas d’olives hors des régions méditerranéennes. Mais en 816 le concile d’Aix-la-Chapelle autorise aux « Gaulois » l’usage du lard fondu mais il faut attendre le XIVe siècle pour que le pape Grégoire XI donne la même autorisation au roi de France. Il en ira de même pour l’Espagne après différentes bulles entre l’extrême fin du XVe siècle et le XVIIe siècle.

Dès le IXe siècle un roi carolingien autorise la consommation de tout ce qui a été chassé, suffoqué ou non, ce qui était important à l’époque, spécialement pour la noblesse.

À la fin du Moyen Âge, la consommation du sang (de porc) se fait sans problème. La présence du boudin sur les marchés est attestée au XIIe siècle. Dès le XVe siècle on trouve des représentations de la Dernière Cène où le cochon remplace ou accompagne l’agneau, tout simplement parce que le cochon est souvent présent au repas de Pâques. Et Saint Antoine deviendra même le saint protecteur des cochons, que les membres de l’ordre auquel il appartient, les Antonins, ont le droit d’élever au moins depuis le XIIe siècle[3].

Le rationalisme ultérieur sera plus catégorique dans son attitude vis-à-vis de la consommation des animaux. Ainsi Spinoza dit des lois interdisant de manger de la viande qu’elles ne reflètent qu’une « pitié de femme » [4].

Les chrétiens voulaient changer la société mais, ici, c’est elle qui les a changés même si, en Europe, des pratiques restrictives en matière d’alimentation vont perdurer jusque dans les années 1960, voire un peu plus tard. Mais parfois il s’agira d’habitudes de consommation qui se sont maintenues en fonction de la circulation des produits, comme la consommation du poisson le vendredi, qui a même fini par être totalement oubliée, me semble-t-il. La motivation religieuse est perdue dans nos villes et villages. Les tabous alimentaires sont aujourd’hui l’apanage des musulmans[5] qui les maintiennent et les affichent, sans doute en partie comme mode d’affirmation et de contrôle d’une communauté et en partie par volonté missionnaire[6].

Tout en partageant les conclusions de Massimo Montanari (il n’y a pas de nourriture chrétienne), je dirais que son ouvrage met en garde tant les croyants que les non-croyants contre une image « idéalisée » de la religion. Les chrétiens ne se sont pas conformés aux Écritures, ils ont cédé devant les pratiques réelles de la société. L’autonomie et la force du religieux, pas plus que la constance des Églises ne doivent pas être surévaluées. Mais n’oublions pas que l’influence des religions peut néanmoins être de longue durée. Les pratiques des jours gras et maigres, du carême ont régné pendant des siècles et que l’assouplissement des religions n’est pas inéluctable et ne va pas sans lutte.

Si les sources des régimes d’abstinence alimentaire peuvent exister par elles-mêmes, ceux-ci sont des moyens très efficaces de conditionner les populations, de diriger des comportements et même dans le cas des sociétés homogènes religieusement, ils restent un marqueur par rapport au passé ou contre d’autres religions ou d’autres peuples.

Mais le vin…

L’influence du christianisme en matière de nourriture ne s’est pas exercée uniquement dans le sens des restrictions, il faut l’admettre.

La consommation du poisson loin à l’intérieur des terres lui doit son succès. Il en va de même de celle du vin. Les nécessités de la messe ont fait monter sa culture de la Méditerranée vers le Nord de l’Europe (en Belgique jusqu’à la Meuse). Il faut bien voir que si la consommation du vin pendant l’office avait été limitée au prêtre officiant, l’importation aurait pu suffire mais jusqu’au XIIe siècle, tous les fidèles présents avaient accès au calice. Le concile de Vatican II a réexaminé la question. Recréer une cérémonie de partage aurait été dans l’air du temps – et de nombreux petits groupes chrétiens ont renoué avec le partage du pain – mais les chrétiens du XXe siècle avaient découvert l’hygiène et les évêques ont bien vu le péril[7].

Sur la question du vin de manière générale, les chrétiens ont été indéfectiblement fidèles à l’Écriture. Paul, dans sa Première Épitre à Timothée, 5, 23, est formel. Il conseille : « Ne bois pas seulement de l’eau…mais fais usage d’un peu de vin ». Il y aura bien sur ce point aussi des tentatives de promouvoir l’abstinence mais les moines s’y opposeront constamment et Saint Benoît dans sa Règle doit baisser pavillon : « Nous lisons que la consommation de vin ne convient pas aux moines mais, puisqu’il est impossible d’en convaincre ceux d’aujourd’hui, au moins convenons de la nécessité d’être sobres, en évitant de boire jusqu’à satiété ».

C’est le dernier cas d’espèce : la religion et les hommes font d’emblée œuvre commune. Et quand la religion est partie, le vin est resté.


Notes

  1. Massimo Montanari, La chère et l’esprit. Histoire de la culture alimentaire chrétienne, Paris, Alma, éditeur, 2017. Traduit de l’italien (version originale parue en 2015) par Martine et Jacques Pagan-Dalarum, 292 p.
  2. D’après Amandine Meunier, Fourchettes et bonnes manières, Books, n° 86 (novembre-décembre 2017), dans son compte rendu de la réédition de l’ouvrage classique de Margaret Visser, The rituals of Dinner (première édition en 1992).
  3. M. Montanari explique que les Antonins utilisent de la graisse de porc comme remède à une maladie de peau (p. 117).
  4. D’après Wolfgang Eiche, Germes écologiques, Le Magazine Littéraire, n° 585-586 (novembre-décembre 2017), Spécial Spinoza, p. 93.
  5. Les juifs religieux en ont certes sensiblement plus mais, en Belgique, ils n’ont pas l’impact et la visibilité des musulmans.
  6. Sinon je ne m’expliquerais pas que la moitié des boucheries indépendantes soient « halal » en région bruxelloise – et le proclament quasi toujours.
  7. Jean Hadot expliquait dans un de ses cours qu’un des évêques présents au concile avait invoqué pour justifier son conservatisme et son souci de l’autorité des prêtres la question du rouge à lèvres des femmes !