Dom Deschamps : un athéisme évanescent
au siècle des Lumières

Serge Deruette

Le bénédictin français Dom Léger-Marie Deschamps vécut au siècle des Lumières (1716-1774). Comme ses penseurs, il a proposé sa conception du monde et, comme certains d’entre eux aussi, il était athée. Cependant, il s’oppose autant au christianisme et à la religion qu’à la pensée matérialiste et, à la différence des Lumières, il aborde deux domaines que le matérialisme français du XVIIIe siècle a particulièrement délaissé : la métaphysique, ou refusé : le communisme. Son originalité fut telle que l’on s’est posé la question : « L’émergence intempestive de Deschamps ne rend-elle pas plus difficile encore la détermination d’un cours des choses et d’une histoire des idées ?»1.

Il est vrai que Deschamps peut apparaître comme un anachronisme. Seulement, en histoire, les anachronismes n’existent pas, sinon dans l’explication d’historiens qui, précisément en les qualifiants ainsi, avouent leur incapacité de les comprendre comme faits historiques. La marche réelle de l’histoire française des idées a produit Deschamps comme penseur particulier, incontournable et indéniable, obstinément là. Il est dès lors vain de l’exclure de son temps ou de l’ignorer, comme cela a été trop souvent le cas. Il est également vain de l’accepter dans son siècle après l’avoir soumis au « lit de Procuste » de la pensée des Lumières – pourtant déjà extrêmement variée – et y avoir retranché ce qui constitue la singularité, que ce soit celle de son communisme et de sa métaphysique, ou de son athéisme particulier.

Deschamps expose principalement sa pensée sociale dans les parties de son œuvre qu’il appelle Observations morales et Chaîne des vérités développées2. Accessoirement, celle-ci apparaît aussi au détour de l’exposition de sa métaphysique3. Pour lui, la société passe successivement par trois stades : l’« état sauvage » que nous avons dépassé, l’« état de lois » dans lequel nous vivons, et l’« état de mœurs » qui est son utopie communiste. Sur l’état actuel et sur celui qui l’a précédé, Deschamps dit en fait peu de choses : l’état sauvage est l’état de « désunion sans union » – si ce n’est l’union d’instinct –, l’état de lois qui lui succède est celui de l’« extrême désunion dans l’union » tandis que l’état de mœurs sera l’état d’ « union sans désunion »4.

À l’inégalité issue de la force physique qui régnait seule en maître dans l’état sauvage, l’état de lois a substitué l’inégalité morale, entendons l’inégalité sociale. Celle-ci est consacrée par les lois, lois qui sont toutes humaines quoiqu’on les ait couvertes de l’autorité divine pour mieux les faire accepter5. Voilà à peu près ce que dit Deschamps sur les deux états que, selon lui, il a été donné à l’homme de vivre jusqu’ici.

Quant à ce que l’on pourrait appeler plus spécifiquement la critique sociale, il faut bien constater qu’elle est extrêmement restreinte et bornée dans son œuvre. Indépendamment du fait qu’il répète inlassablement que l’état de lois ne correspond pas à la « vérité morale », à la « loi naturelle morale », cette critique consiste en quelques rares idées qu’il n’approfondit guère. On y trouve celle que la domination sociale se fonde sur la division des hommes6, ce que beaucoup de penseurs, ne serait Machiavel, avaient déjà dit. Il écrit également que la propriété est « le vice fondamental de notre état social », la cause du « mal moral »7. Mais Jean Meslier l’avait avant lui dénoncé avec toute la vigueur de son matérialisme révolutionnaire. Il indique encore que la religion « entre de toute nécessité » dans l’état de lois, ce que les penseurs des Lumières disaient aussi : il n’y a, ici non plus, rien de nouveau sous le soleil de la critique sociale8.

Plus intéressante semble être la dénonciation du rôle de la charité chrétienne. L’aumône que l’on présente comme un remède à l’inégalité, dit Deschamps, n’est effectivement qu’un moyen pour la perpétuer et prévenir la révolution9. C’est un des très rares moments où il aborde la critique de la religion. Car là où tant de penseurs du XVIIIe siècle, Voltaire en tête ou, de façon plus radicale et cette fois résolument athée, Holbach et avant lui Meslier bien sûr s’attaquent aux fondements même de la foi – dénonçant les incongruités et autres inepties que l’on trouve dans les textes sacrés et le discours de l’Église, que ce soient celles des prophéties, des miracles ou des révélations – la critique de la religion lui importe peu.

Pour Deschamps en effet, la religion, ses erreurs et ses impostures seront éradiquées d’elles-mêmes lorsque se réalisera son « état de mœurs », qui en supprimera tant la manifestation que le principe, puisque l’une et l’autre y seront alors superflus, son utopie communiste les excluant par définition par le dépassement de l’« état de lois », dans le rejet de toutes formes que celui-ci a pu revêtir.

Pas de véritable originalité donc dans sa critique religieuse. Il n’y en a d’ailleurs guère plus dans sa critique sociale. À peine trouvons-nous cette idée que, à l’instar du prêtre, le soldat protège le prince contre ses sujets, et que c’est bien là l’utilité première de ses troupes. Deschamps est ici véritablement original et mérite d’être cité dans la dénonciation qu’il en fait :

Ces troupes ne peuvent paraître entretenues pour cet objet là ; car si cet objet est manifesté, les sujets verraient alors qu’ils sont sous l’emprise de la force et qu’ils y sont à tous égards les uns et les autres ; ainsi, il faut que ces troupes soient employées dans le dehors, pour l’être au besoin dans le dedans et pour être aguerries et, conséquemment, il faut que le prince ait des guerres avec ses voisins10.

Lorsque l’on sait que c’est à peu près tout ce à quoi se résume la critique sociale de Deschamps, on admet que le bilan est maigre. Il consiste en deux ou trois intuitions, il est vrai particulièrement remarquables et auxquelles peu de ses contemporains ont accédé. Mais rien de plus. Les seules critiques par lesquelles il innove n’en sont d’ailleurs pas, il s’agit simplement de constats : Deschamps déteste bien plus la révolution qu’il ne déteste l’état des lois et, dans ce sens, l’idée que l’aumône servent à éviter des soulèvements populaires et celles que les troupes soient entretenues pour les briser doit plutôt contribuer à le rassurer.

De la révolution en effet, il ne veut à aucun prix, même pas pour réaliser son utopie. L’état de mœurs évidemment, est souhaitable. Mais une chose est de l’appeler de ses vœux, une autre de le réaliser concrètement. Il ne s’agit pas de forcer en quoi que ce soit le cours du monde pour y parvenir. S’il désire que la société change, il ne voudrait toutefois pas se salir les mains dans sa boue. Ainsi, Deschamps apparaît-il comme l’incarnation de la « belle âme ». Il rêve avec mélancolie de l’état de mœurs. Il écrit :

Je sens à un tel point les avantages de cet état que si j’étais à choix d’y vivre ou d’être l’homme le moins malheureux dans le nôtre, je ne balancerais pas à préférer d’y vivre.

Toutefois, la dure réalité de la vie s’impose à lui :

Je n’ai aucun espoir que cet état soit jamais le mien : mais encore une fois, il deviendrait nécessairement celui des hommes si la vérité leur était connue11.

« Si la vérité leur était connue », voilà bien en effet ce qui importe pour Deschamps. À défaut de révolution, c’est par l’évidence de la vérité que son communisme se réalisera12. L’état de lois est à ce point faux et retors qu’il ne rend pas accessible à l’entendement l’évidence de la supériorité de l’état de mœurs. Il faut donc qu’un homme plus clairvoyant que les autres, qui ne s’en laisse pas conter par les fausses apparences, vienne révéler à ses semblables l’évidence de la vérité. Deschamps – la modestie n’est en effet pas son fort – se présente bien évidemment comme ce prophète, ce nouveau « Jésus-Christ » de la société nouvelle qu’il promeut. Lui seul a compris que l’état de mœurs était celui qui correspondait à la véritable loi morale de la société. Telle est bien la raison qui le détermine à écrire : la seule lutte qu’il accepte est celle qui se mène par l’évidence à révéler. Et même lorsqu’après nous avoir entraîné dans les labyrinthes les plus obscurs de sa métaphysique, même après nous avoir assommés par les raisonnements les plus abstrus, c’est toujours à cette idée qu’il revient : faire éclater dans l’évidence la vérité morale13. Ainsi écrit-il encore par deux fois :

Il n’y a qu’un livre tel celui que je donne qui puisse faire passer les hommes de l’état de lois à l’état de mœurs14.

Mais si son livre suffit à la réalisation de son communisme, encore faut-il que les hommes puissent lire. Ce n’est pas nécessaire, dit Deschamps, loin de là. Car il s’adresse uniquement aux hommes cultivés. Eux seuls ont à lire son livre : ce sont les « bergers ». Et si les bergers connaissent leur destinée, écrit-il :

Il n’est pas besoin que les troupeaux de moutons sachent où il faut qu’ils aillent pour trouver à paître et ce qu’il y a à faire pour se protéger du loup15.

Émile Beaussire, le premier à avoir sorti de l’ombre Deschamps et qui, en tant que bourgeois du XIXe siècle, avait bien à craindre des réformateurs socialistes de son temps, note avec soulagement dans son livre paru en 1865 : « Dom Deschamps, il faut l’en louer, ne fait appel qu’aux riches. » André Lichtenberger, dans l’œuvre monumentale qu’il a consacrée à la pensée socialiste au XVIIIe siècle, a également noté cet aspect particulièrement frappant du communisme de Deschamps16. Les masses en effet, sont curieusement exclues de sa pensée sociale.

Elles forment cette masse « bêlante » qui, à la suite de bergers munis des seuls bâtons de l’évidence, pénétrera triomphalement sur la terre promise de l’état de mœurs, « non seulement sans aucune effusion de sang, mais dans la paix et la concorde »17. Que pour Deschamps, il soit possible de fonder le communisme sans affrontements à partir d’une société de guerres et d’oppression, voilà qui indique déjà, sans doute possible, le caractère utopique de son projet.

Utopique, celui-ci l’est dans un sens jamais atteint dans l’histoire de l’utopie. Car bien plus que d’égalité, aussi parfaite soit-elle – et l’on sait que les utopistes se préoccupent tous de réglementer l’organisation sociale de sorte que celle-ci, comme cadenassée, soit indépassable et irréversible –, bien plus que le partage en commun des travaux et des richesses, bien plus que la communauté des sexes l’un pour l’autre, ce que vise Deschamps est rien moins que la réalisation d’un genre humain nouveau où les hommes et les femmes ne seraient pas unis entre eux, mais ou, à l’inverse, l’union absorberait toute singularité individuelle : un genre humain nouveau où tous les hommes et toutes les femmes communieraient entre eux, se ressemblant au point de ne plus former que les sexes masculin et féminin :

Les mêmes mœurs (et les mêmes mœurs ne peuvent être que les vraies mœurs) ne feraient, pour ainsi dire, des hommes et des femmes, qu’un même homme et qu’une même femme ; j’entends qu’il y aurait à la longue bien plus de ressemblance entre nous qu’entre les animaux de la même espèce qui se ressemblent le plus, qu’entre les animaux des forêts. On peut juger de là comme tout contribuerait dans l’état d’égalité morale à ce qu’il n’y eût aucun obstacle à la communauté des hommes pour les femmes, et des femmes pour les hommes18.

Communisme de l’uniformité, communisme de l’unicité de l’humanité où seule subsiste l’un pour l’autre, la différenciation des sexes, et où l’individualité est absorbée dans la totalité humaine ! Quant à l’athéisme de Deschamps, dans cette configuration humaine et sociale qu’il envisage, que dire de lui si ce n’est qu’il le considère dans un sens à ce point métaphysique et abstrait qu’il s’évapore lui-même tant comme pensée philosophique que comme pensée sociale.


Notes

  1. D’Hondt, Jacques, Dom Deschamps et sa métaphysique, Paris, PUF, 1974, p. 7.
  2. Textes publiés par J. Thomas et F. Venturi dans Dom Deschamps, Le vrai système ou le mot de l’énigme métaphysique et morale, Genève, Droz, 1963 (1ère éd. 1939), pp. 100-198. Je citerai ce texte sous l’abréviation Le vrai système (je modernise l’orthographe de toutes les citations de Deschamps).
  3. Notamment dans les questions XXXII à XXXV du Mot de l’énigme métaphysique et morale appliqué à la théologie et à la philosophie du temps, par demandes et réponses, publié dans Dix-huitième Siècle, n° 4, 1973, pp. 323-363, et n° 5, 1974, pp. 211-249, par B. Baczko et F. Venturi. Je citerai ce texte sous l’abréviation Demandes et réponses.
  4. Le vrai système, pp. 101-109 ; Demandes et réponses, n° 5, p. 245.
  5. Le vrai système, pp. 102-103.
  6. Ibid., pp 109-112.
  7. Ibid., pp 102, 128 et 120n.
  8. Ibid., pp 137-138.
  9. Demandes et réponses, n° 4, p. 244.
  10. Le vrai système, pp. 112-116 (citation p. 113).
  11. Demandes et réponses, n° 5, p. 247.
  12. Le vrai système, p. 87.
  13. Observations métaphysiques, publié par H. Schurmans dans Dialoog, Anvers, 1972-1973, n° 1-2, p. 123.
  14. Le vrai système, p. 157 ; répété dans Demandes et réponses, n° 5, p. 246.
  15. Demandes et réponses, ibid., Deschamps parle également, pour ce faire, de la création d’un « ordre des voyants », dans Observations métaphysiques, op. cit., p. 127n.
  16. Beaussire, Émile, Antécédents de l’hégélianisme dans la philosophie française, Dom Deschamps, son système et son école, Paris, 1865, p. 133 ; André Lichtenberger, Le socialisme au XVIIIe siècle, Paris, 1895, p. 411.
  17. Le vrai système, p. 140.
  18. Ibid., p. 123 ; voir aussi pp.122 et 162n.