La chanson athée de langue française – Les évidentes

Marco Valdo M.I.

Dans un moment d’aberration distraite, avec une inconsciente légèreté, un peu rassuré quand même par les nombreuses chansons que j’avais parcourues ces dernières années en donnant un coup de main aux amis des « Canzoni contro la Guerra » – « Chansons contre la Guerre » (site multilingue – on y trouve des dizaines de milliers de textes de chansons en cent langues ou plus – trois portails d’entrée : italien, anglais, français ; voir antiwarsongs.org), j’avais proposé un article sur « la chanson athée ». J’avais d’ailleurs présenté ici une première approche en citant quelques chansons italiennes que j’avais classées dans la catégorie « Athée ». J’étais donc sûr d’en trouver, j’en connaissais l’une ou l’autre.

Mais la chanson athée m’a très rapidement fait le coup de la fille de Londres :

J’en étais là de mes pensées
J’ai senti sa main sur mes yeux
Tout comme un truc miraculeux
Et la dame s’est en allée.

(L’Inconnue de Londres – Léo Ferré, 1948)

Les évidentes

J’en étais là de mes recherches et je distinguais bien immédiatement l’une ou l’autre chanson athée de langue française : c’étaient les évidentes, on y reviendra ; j’en donnerai l’un ou l’autre exemple.

Mais les autres ? Quelles autres ? Se posait à moi la question primordiale (mais un peu tard) : à partir de quand une chanson peut être qualifiée de chanson athée ?

Par parenthèse, et il convient d’urgence de l’ouvrir, il m’est alors venu à l’esprit que résoudre la question pour la chanson revient à disposer d’un critère pour apprécier les textes, les discours, les livres, les attitudes, les gens ; bref, on avait un critère à usage universel de ce qui dans le monde pourrait être rangé sous l’appellation contrôlée, sous le qualificatif d’athée. Cela seul valait de poursuivre mes efforts d’identification de l’athée – non pas la personne (je ne suis pas inquisiteur), mais le phénomène, la chose elle-même, mais en restant dans le domaine de la chanson.

Pourquoi la chanson ? D’abord, car c’est mon domaine de prédilection et un domaine assez anecdotique pour ne pas avoir été trop fréquenté par des armées de chercheurs, une terra incognita ou presque. Ça ouvre des horizons. Et puis, la chanson a bien d’autres avantages, au nombre desquels celui de se glisser partout dans le monde, disons dans toutes les langues, dans toutes les aires culturelles, jusque dans les prisons et les camps de concentration. D’un autre côté, la chanson est un formidable véhicule de pensées ou d’opinion, très souple, très fluide… Elle naît partout, elle passe partout. Elle fut et elle reste une superbe voie pour dire les choses, spécialement les choses qui dérangent l’ordre établi quand les autres voies sont sous contrôle ou carrément interdites.

Ami, entends-tu le vol noir des corbeaux sur nos plaines ?

Dès lors, me disais-je, on devrait trouver aussi des chansons athées, partout, dans toutes les aires culturelles, jusque dans les prisons et les camps de concentration.

Quoique ! Il reste à définir ce que peut bien être une chanson athée en présupposant résolue la question de la chanson elle-même.

Pour bien cerner la chose, commençons par définir la chanson. La chanson est tout texte écrit ou composé pour être entendu, scandé, dit, susurré, murmuré, hurlé… La chanson, canzone commence avec les aèdes, avec les peintures orales ou écrites et musicalisées par l’agencement des syllabes. L’Iliade et l’Odyssée sont des chansons, tout comme la Chanson de Roland, la Chanson des fileuses, le Chant des Canuts, le Chant du départ, la Bonne Chanson… La chanson courte que l’on connaît actuellement est liée au commerce du disque et aux impératifs des moyens de diffusion sonores de masse ; c’est une limitation triste. Donc et en tout cas, la chanson n’est pas uniquement le produit pré-emballé qu’on nous sert à grands coups de trompe sous son nom. On ne peut cependant oublier qu’elle l’est aussi, évidemment.

Cela posé, revenons à la chanson et à la chanson athée.

Une chanson athée ? Est-ce à dire une chanson qui proclame nettement son athéisme ou l’inexistence des dieux, de Dieu, l’insanité des prophéties et des prophètes, la bêtise des religions, et ainsi de suite ? Là, on est dans la catégorie des évidences.

Par exemple, le Ni Dieu, ni maître de Léo Ferré (1965) est une de ces chansons athées dont l’évidence ne peut être mise en doute. Pour preuve en voici le texte – du moins, deux extraits (pour le reste et les versions en langues étrangères – voir ici).

Ceux que la société rejette
Sous prétexte qu’ils n’ont peut-être
Ni dieu ni maître

(On pense ici par exemple au Chevalier de la Barre, on pense à nos amis athées des pays à majorité musulmane, on pense à l’Italie – Giordano Bruno –, au curé Meslier, s’il n’avait eu la prudence d’être mort avant de divulguer son athéisme à ses paroissiens et au monde. Ou plus récemment, au juge Tosti ou à tous ceux qui souffrent là-bas en Italie de l’ostracisme qui dans la vie quotidienne frappe les athées depuis l’école primaire et même dès la naissance – si les parents ne les ont pas fait baptiser et même avant la naissance, s’ils ont le malheur d’un handicap grave et qu’on – objection de conscience oblige – n’a pas voulu les avorter, ceux qui vivent dans une ambiance de Katolikistan.)

Ce cri qui n’a pas de rosette,
Cette parole de prophète,
Je la revendique et je vous souhaite :
Ni dieu ni maître,
Ni dieu ni maître !

Une autre chanson d’évidence athée – traduite et très connue dans le monde entier (à l’heure où j’écris, les « Chansons contre la Guerre » en recensent 267 versions en 112 langues) – est sans aucun doute possible l’œuvre qu’Eugène Edmée Pottier écrivit en 1871 et connue sous son titre originel : L’Internationale).

En premier lieu, on notera l’appel à la raison comme mode de pensée et de transformation du monde. Il faut évidemment comprendre – autre évidence – que la raison exclut un être suprême de quelque forme ou sorte, un être, une entité hors de l’humaine nation. L’Internationale dit nettement :

Debout, les damnés de la terre,
Debout, les forçats de la faim !
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la fin.
Du passé faisons table rase,
Foules, esclaves, debout, debout !
Le monde va changer de base,
Nous ne sommes rien, soyons tout !

Et pour confirmer et préciser cela, Pottier dit un peu plus avant dans sa chanson :

C’est la lutte finale,
Groupons-nous, et demain,
L’Internationale
Sera le genre humain

Nulle trace de dieux, de Dieu ; seul le genre humain subsistera. C’est clair et athée : le genre humain ne sera humain que du jour où il sera athée. Comprenons bien ce que cela signifie : Dieu est une invention humaine qui réduit l’homme à une créature, née d’une entité improbable – je rappelle le sens premier d’improbable, qui n’est pas d’être incertain, mais bien clairement, d’être improuvable – ; l’être humain devient lui-même (accède à son humanité pleine et entière) à partir du jour où il se débarrasse de cette entité métaphorique pour se reconnaître lui-même.

Certains diront que dans L’Internationale, il s’agit du seul genre humain, mais il n’est pas explicitement fait mention d’une exclusion de dieu, de dieux… Voire !

Les deux vers qui suivent marquent encore plus précisément ce que Pottier entend :

Il n’est pas de sauveurs suprêmes :
Ni Dieu, ni César, ni tribun

C’est clair, cette Internationale-là dit aussi : ni Dieu, ni maître.

Qu’on ait voulu la châtrer ou la châtier, c’est tout comme, qu’on ait tenté de la réduire à autre chose que ce qu’elle était, qu’on ait voulu cacher cette affirmation d’athéisme pour des objectifs vaguement tactiques ou électoraux, qu’on l’ait réduite à un chant de parti par exemple et qu’au passage, on ait cru bon d’oublier cette injonction fondamentale : « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu… », c’est possible, mais pour ce faire, il a fallu la caviarder.

Je le répète avec force : assurément voilà bien une chanson qui proclame nettement son athéisme – un athéisme considéré comme le rejet de toute référence à un ou à des dieux (entités diverses) et concomitamment, le rejet de toute intrusion divine dans les affaires humaines. C’est une chanson dont on peut affirmer qu’elle prend nettement position. Une chanson dont l’auteur exprime nettement son athéisme. Bref, une chanson athée.

Pour confirmer, s’il est besoin, on relira du même Pottier, la chanson intitulée : Leur bon dieu (1884), laquelle commence ainsi :

Dieu jaloux, sombre turlutaine,
Cauchemar d’enfants hébétés,
Il est temps, vieux croquemitaine,
De te dire tes vérités.
Le Ciel, l’Enfer : fables vieillottes,
Font sourire un libre penseur.
Bon dieu des bigotes,
Tu n’es qu’un farceur.

et se poursuit ainsi :

Tu nous fis enseigner par Rome
En face du disque vermeil,
Que Josué, foi d’astronome,
Un jour arrêta le soleil.
Ton monde, en six jours tu le bâcles,
Ô tout-puissant Ignorantin.
Bon dieu des miracles,
Tu n’es qu’un crétin.

On aimerait en entendre encore aujourd’hui d’aussi nettes. Pour la version complète, voir Leur bon Dieu dans les « Chansons contre la Guerre ».

De la même veine et sur le même air que L’Internationale, on trouve L’Anticléricale (1865) de Marius Réty, que comme on le voit, elle précède et annonce ; et à mon sens, elle en est même la source. On en trouvera le texte complet là et dont voici le refrain :

C’est la chute fatale,
De Dieu sous la Raison !
Et l’Anticléricale
Sera notre oraison !

Mais il en est d’autres sortes…