Islamophobie ? Vous avez dit islamophobie ? par Jacques Teghem

 

  • 5 janvier 2015 : Charb, dessinateur, journaliste et directeur de « Charlie Hebdo » depuis 2009, finalise un essai intitulé «  Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes » (Editions Les échappés). [1]
  • 7 janvier 2015 : Charb est tué, avec plusieurs de ses collègues, dans les attentats meurtriers contre Charlie Hebdo et les clients juifs de l’Hyper Cacher.   
  • 11 janvier 2015 : 4 millions de français manifestent à Paris sous le thème « Je suis Charlie »; 20.000 à Bruxelles.
  • Mai 2015 : Caroline Fourest, essayiste et ancienne collaboratrice de « Charlie Hebdo » publie son livre « Eloge du blasphème » (Grasset).  [2]

Deux livres liés au drame du 07/01/15. Bien différents dans leur ton, mais similaires dans leur objectif : « Dénoncer l’intégrisme ce n’est pas faire preuve d’islamophobie ».

Bonne lecture…

D’emblée Charb annonce pour qui a été écrit son essai :

Si tu penses que la critique des religions est l’expression d’un racisme ; si tu penses qu’islam est le nom d’un peuple ;(…) ; si tu penses que caricaturer un djihadiste dans une position ridicule est une insulte faite à l’islam ;(…) ; si tu penses que l’islamophobie est le pendant de l’antisémitisme ;(…) ; alors bonne lecture, parce que cette lettre a été écrite pour toi.” [1, P.5]

  • Le racisme ringardisé par l’islamophobie.

Non, vraiment, le terme « islamophobie » est mal choisi s’il doit nommer  la haine que certains tarés ont des musulmans. Et il n’est pas seulement mal choisi, il est dangereux. Si l’on l’aborde d’un point de vue étymologique, l’islamophobie devrait désigner « la peur de l’islam ». Or les inventeurs, promoteurs et utilisateurs de ce terme l’emploient pour dénoncer la haine à l’égard des musulmans. Il est curieux que ce ne soit pas « musulmanophobie » et, plus largement « racisme » qui l’aient emporté sur « islamophobie », non ? D’un point de vue étymologique, ce serait juste un peu moins branlant. Alors, pour quelle raison le terme « islamophobie » s’est-il imposé ? Par ignorance, par fainéantise, par erreur, pour certains ; mais aussi parce que beaucoup de ceux qui militent contre l’islamophobie ne le font pas en réalité pour défendre les musulmans en tant qu’individus, mais pour défendre la religion du prophète Muhammad”. [1, P.7]

éMais le terme « racisme » n’est plus employé que timidement. Le terme « racisme » est tout simplement en passe d’être remplacé par celui de « islamophobie ». [1, P.9]

Dans un style plus docte, Caroline Fourest ne dit rien d’autre :

« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde » disait Camus. Le mot « islamophobie » ajoute aux malheurs du monde. On lui doit l’une des confusions sémantiques et politiques les plus graves de notre époque : faire croire que résister au fanatisme relève du racisme. De quoi parlons –nous ? Sémantiquement, ce mot ne désigne pas la « phobie » envers les musulmans mais envers l’islam : « islamo-phobie » et non « musulmano-phobie ». Certains l’emploient de bonne foi et d’autres de parfaite mauvaise foi. Les intégristes l’utilisant pour dénoncer toute critique envers l’islam, son dogme ou ses abus, comme étant « phobique » et donc problématique. Des antiracistes utilisent le même terme pour viser la phobie envers les musulmans et se retrouvent à faire le jeu des intégristes. Pour éviter toute confusion, il vaudrait mieux parler de racisme envers les musulmans. (… Certes les musulmans ne sont pas une race et d’ailleurs les races n’existent pas), mais le racisme oui. Il désigne précisément  cette façon de transformer de simples références, d’origine, de goût ou d’apparence, en caractéristiques fondamentales, en généralités, enfermant un groupe dans une « essence » à part. Cette « essentialisation » peut viser n’importe quel groupe. Il n’y a donc aucun problème de parler de racisme antimusulman, qu’il s’agisse d’actes ou de propos visant les musulmans dans leur ensemble. Comme le fait de les rendre complices des crimes des terroristes ou de taguer un lieu de culte pour les punir. Si le terme « islamophobie » visait bien ce racisme, il mettrait tous les antiracistes d’accord. Malheureusement, il englobe sémantiquement toute critique envers le religieux ou l’intégrisme. Un vrai piège pour nos débats d’idée. Tout acteur responsable devrait refuser de l’employer. Car si les mots sont des armes, celui-ci est calibré pour blesser les laïques en feignant de viser les racistes.” [2, P. 103]

  • Critiquer le religieux n’est pas raciste.

Les intégristes chrétiens sont les premiers à avoir compris l’intérêt de confondre blasphème et racisme. Puisque le délit de blasphème n’existe plus en France en dehors de l’Alsace-Moselle, ils ont tenté de détourner la législation antiraciste et portent plainte pour « racisme antichrétiens » contre les dessins de Charlie moquant les propos liberticides du pape, la pédophilie au sein de l’Eglise ou les commandos anti-IVG (…) en parlant désormais de « christianophobie ». Ici personne n’est dupe. Tout le monde comprend qu’il s’agit d’intimider la critique du religieux et non de lutter contre le racisme. Il en est tout autrement lorsque des associations font le même calcul en utilisant le mot « islamophobie ». [2, P.105]. En confondant  le fait de blasphémer avec de « l’islamophobie ». D’autres renvoient dos à dos un massacre et un blasphème ? De faux dévots nous expliquent que le meilleur remède au fanatisme serait de revenir au tabou et au sacré.” [2, P.18].

Il y a aussi l’argument du « deux poids, deux mesures ». Vraiment ?

Dans un monde ensauvagé par des propos haineux, qui nous submergent par tous les canaux du Web, les lois antiracistes ambitionnent simplement de poser quelques bornes, pour débattre de toutes les idées, de tous les symboles et toutes les croyances, à condition de ne pas inciter à la violence, au meurtre et à l’extermination. Une finesse que Dieudonné et ses partisans ne veulent pas comprendre. [2, P.158]. Et Charb de préciser. Le grand projet des pourfendeurs de l’islamophobie, c’est de placer sur le même plan l’antisémitisme et la critique à l’encontre de personnes se réclamant de l’islam. Se moquer d’un terroriste islamiste serait la même chose qu’affirmer que les Juifs seraient des êtres inférieurs ou nuisibles.  Les réseaux sociaux sont infestés de ce genre de commentaires qui insinuent que ce que les caricaturistes se permettent avec des musulmans, ils ne se le permettent pas avec les Juifs. Eh bien, non. Pas s’il s’agit du peuple juif. Pas plus qu’on ne ridiculise le peuple arabe parce qu’il est arabe, on ne ridiculise le peuple juif parce qu’il est juif. En revanche, oui, nous mettons sur le même plan les religieux juifs extrémistes qui, par exemple, chassent les Palestiniens de Cisjordanie à coups de bulldozers et de fusils-mitrailleurs que les djihadistes qui chassent les infidèles en Irak ou en Syrie ? Nous ne représentons pas un Arabe en costume de musulman si nous voulons représenter un Arabe et nous ne représentons pas un Juif en costume de rabbin si nous voulons représenter un Juif. Il n’y a pas de correspondance entre le racisme ou l’antisémitisme et la critique d’extrémistes religieux. Mais rien n’y fait, les inventeurs de l’islamophobie veulent absolument que l’islamophobie soit considéré comme un racisme antimusulmans équivalent à l’antisémitisme, ce racisme antijuif“. [1, P.73]. “Et, non, l’islamophobie n’est pas le nouvel antisémitisme. Il n’y a pas de nouvel antisémitisme, il y a ce vieux, hideux et immortel racisme. Un racisme dont sont victimes des populations d’origine musulmane, oui. Aujourd’hui, en France, le plus violent s’exerce à l’encontre des populations roms. Doit-on dire qu’il y a une « romophobie » ? Ridicule. Il y a un racisme à l’encontre des Roms. Pourquoi vouloir jumeler antisémitisme avec islamophobie ? La seule conséquence serait la disparition du mot « racisme ». “[1, P.75]

  • La culture de l’excuse.

On a presque tout entendu sur les terroristes. Qu’ils étaient des « enfants perdus », de « pauvres types », des exclus, des « déshérités ». En un mot des « victimes ». [2, P.121]. Et C. Fourest d’énumérer longuement, en les dénonçant preuve à l’appui, tous les partisans du « Oui, mais » (de Tarik Ramadan à Emmanuel Todd, en passant pas beaucoup d’autres), ceux qui  « un peu comme après un viol, réconfortent la victime tout en lui faisant remarquer que sa jupe était trop courte ». “[2, P.21]

Charb lui s’en prend – de manière bien prémonitoire – à ceux pour qui  “des dessins vite qualifiés d’islamophobes légitimaient  l’action d’assassins. La provocation venait de Charlie Hebdo, il était normal de s’attendre à des actions violentes “[1, P.57]. Et d’utiliser la dérision  pour étayer son propos :

Et si demain un terroriste qui se revendique du bouddhisme ravage la planète, on nous demandera  de ne surtout pas mettre en scène les acteurs de cette violence, de peur de déclencher la fureur des bouddhistes du monde entier. Et si après-demain un terroriste végétarien menace de mort tous ceux qui prétendent que manger de la viande réjouit les papilles, il faudra respecter les carottes comme on exige de nous de respecter la confrérie des prophètes des trois monothéismes”. [1, P 57]. “Lorsqu’on dessine un vieux qui commet un acte pédophile, on ne jette pas l’opprobre sur tous les vieux, on ne laisse pas entendre que tous les vieux sont pédophiles (ni l’inverse), et, d’ailleurs personne ne reprocherait ça aux dessinateurs de Charlie Hebdo. Ce qui est dessiné, c’est un vieux pédophile, rien d’autre“. [1, P.59]

  • La guerre des gauches laïques et anti-laïques.

Deux gauches se revendiquant de l’antiracisme peuvent se retrouver sur des rives opposées lorsqu’il s’agit du débat sur le voile ou de Charlie Hebdo et de la liberté d’expression. Cette divergence tient en partie à leur façon de lutter contre les discriminations. L’une est universaliste et mène à défendre ardemment la laïcité. L’autre est communautariste et conduit à s’en méfier. La gauche universaliste et laïque vise l’égalité de tous, quels que soit son origine, sa religion, son genre ou son orientation sexuelle. Antiraciste et antitotalitaire, elle s’est bâtie dans le rejet de l’idéologie nazie et de son racisme exterminateur. Plus Zola que Guesde, elle pense que l’antisémitisme est toujours annonciateur du pire. Elle chérit la devise de la Révolution française, la philosophie des lumières, son idéal d’émancipation, cherche à fédérer les minorités contre la domination. Elle se méfie du religieux et des approches anglo-saxonnes favorisant l’assignation à une communauté.

La gauche communautariste, elle, se méfie des lumières et de son idéal d’émancipation, qu’elle perçoit comme la poursuite d’une « mission civilisatrice ». Elle s’est  bâtie dans le rejet du colonialisme et de l’imaginaire post colonial, qu’elle croit voir à l’œuvre dans tout discours critique ou simplement laïque sur l’islam. Peu importe si ces discours ne visent que son instrumentalisation haineuse et totalitaire, l’islam reste à ses yeux la religion du pauvre, du colonisé, du « damné de la terre ». Cette gauche anti-laïque hésite entre les deux approches, a priori difficilement compatibles : l’approche islamiste et l’approche anglo-saxonne. La première parce qu’elle défie l’Occident anciennement colonisateur. La seconde parce qu’elle s’accorde avec cette reconnaissance du fait communautaire, ethnicisé, qui combat la laïcité à la française, jugée raciste outre-Atlantique et outre-Manche pour avoir légiféré sur les sectes ou interdit le voile à l’école publique.

La gauche universaliste a soutenu la loi sur les signes religieux de mars 2004, autant par féminisme que par attachement à la laïcité. La gauche communautariste s’est fédérée contre cette loi“. [2, P. 57-58]

Caroline Fourest  a incontestablement  une vision très binaire et dichotomique de la division de la gauche sur ces questions, qui évidemment, mais c’est normal,  donne sans doute le beau rôle à son courant de pensée. Mais ainsi, le débat est ouvert !

  • Addendum : appel à la laïcité !

L’idée de ce texte que j’avais en tête depuis quelque temps, je l’écris à présent, trois semaines après le carnage terroriste de Paris du 13 novembre 2015 ! Et je repense à cet éditorial de Gérard Biard dans le Charlie Hebdo du…14 janvier 2015, qui se terminait par cet espoir,  encore plus d’actualité aujourd’hui :

Nous allons espérer qu’à partir de ce 7/1/15 la défense ferme de la laïcité va aller de soi pour tout le monde, qu’on va enfin cesser, par posture, par calcul électoral ou par lâcheté, de légitimer ou même de tolérer le communautarisme et le relativisme culturel, qui n’ouvrent la voie qu’à une seule chose : le totalitarisme religieux.

Oui, le conflit israélo-palestinien est une réalité ; oui, la géopolitique internationale est une succession de manœuvres et de coups fourrés ; oui, la situation sociale des comme on dit « populations d’origine musulmane » en France est profondément injuste ; oui, le racisme et les discriminations doivent être combattues sans relâche.

Il existe heureusement plusieurs outils pour tenter de résoudre ces graves problèmes, mais ils sont tous inopérants s’il en manque un : la laïcité. Pas la laïcité positive, pas la laïcité inclusive, pas la laïcité – je – ne – sais – quoi : la laïcité point final.