La Confession libertine d’Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac

Marco Valdo M.I.

Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac[2], né à Paris en 1619 et mort à Sannois (Val d’Oise) en 1655, est un écrivain français du XVIe siècle. De son œuvre, on retient « L’Autre Monde. Histoire comique des États et Empires de la Lune »  (1657) et « Histoire comique des États et Empires du Soleil » (1662) ; « La Mort d’Agrippine » (1654), la tragédie qui inspira Racine ; « Le Pédant joué » (1654), la comédie qui inspira tant Molière ; ses « Lettres » (1654), ses « Entretiens Pointus », ses « Mazarinades » et un « Fragment de Physique » (1662), plus « scientifique ». Sa réputation auprès du public actuel est due à la comédie d’Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac, où il apparaît comme un spadassin gascon, une sorte de d’Artagnan au long nez et de poète amoureux de la belle Roxane, lui qui était dans la vie « assez éloigné des femmes ». Mort trop jeune, le génie de ce génie de Cyrano brille toujours d’un singulier éclat.

― Bonjour, Monsieur de Bergerac. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Vous êtes bien Cyrano de Bergerac, l’écrivain ?

Monseigneur, je ne vous tire pas mon chapeau. Je ne suis pas ce Cyrano de Bergerac que Rostand affubla de mon nez plus de deux siècles après ma mort. Moi, je m’appelle Hercule Savinien Cyrano.

― Vous n’êtes pas Cyrano de Bergerac ?, dit Juste Pape.

Je ne suis pas de Bergerac, car ce « de Bergerac » vient d’une propriété, sise sur l’Yvette, acquise par mon grand-père et n’a rien à voir avec la ville située sur la Conne.

― Monsieur Cyrano, vous avez été baptisé à Paris et vous reposez sous l’église de Sannois. Mon dossier vous crédite d’un aïeul réformé, Savinien, et d’un autre aïeul, brûlé sur le bûcher. Quant à votre père, Abel, il y avait dans sa bibliothèque des auteurs comme Érasme, Rabelais ou des protestants notoires, mais aucun livre de piété. Serait-il un humaniste caché, lui aussi ?

Savinien Ier n’a jamais abandonné sa conscience et Abel était un homme curieux des sciences et de philosophie, qui savait l’italien et savait de la Renaissance. Quant à l’église de Sannois, c’est mon cousin Pierre chez qui je m’étais fait porter qui a convaincu le curé, le Père François Cochon (sic), de m’ensevelir là.

― Monsieur Cyrano, je me rapporte à votre œuvre principale : L’Autre Monde[4]. Mais pouvez-vous expliquer cette phrase tirée de « La Mort d’Agrippine » où vous faites dire à Séjanus, conseiller de l’Empereur et amant d’Agrippine, un des membres de cet infernal trio et selon moi, votre porte-parole : « Ces dieux que l’homme a faits et qui n’ont point fait l’homme… »(v 638)[5]. Une phrase qui n’est pas passée inaperçue.

Je n’imaginais pas tant de retentissement. Elle dit ce qu’elle dit et que je pense. Et vous ? Oh, je vois, vous ne pensez pas, vous croyez qu’un seul Dieu aurait fait toute la besogne. Et Séjanus n’est-il pas un mortel des plus sensé ?, un homme qui ne se gargarisait pas d’être fils de Dieu et qui prenait la mort comme elle venait.

― Monsieur Cyrano, Séjanus est d’une impiété hors norme qui se moque des Dieux et du Nôtre et de la Mort que l’Éternel nous a imposée.

Il est vrai que Séjanus a quelque mépris pour cette Dame. N’énonce-t-il pas la vérité en disant : « Et puis mourir n’est rien, c’est achever de naître » (609) ? C’est le courage de l’homme ordinaire que mourir ne saurait émouvoir : « Cela n’est que la mort et n’a rien qui m’émeuve. » (1558), au moment où le destin va le frapper : « Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien, /Vivant, parce qu’on est, mort, parce qu’on n’est rien. » (1571-1572). On ne peut savoir qu’on est mort et on ne peut connaître que la mort des autres. La mort, c’est pour les autres ; que voulez-vous que j’en fasse ?

― Monsieur Cyrano, on n’est pas ici au théâtre…

Monsieur, quelle impudence ! Tenez, je vous en ressers une de mes tirades. Je vous en offre quinze vers :

« De ma mortalité je suis fort convaincu ;
Hé ! bien, je dois mourir, parce que j’ai vécu. » (1524)
« Étais-je malheureux, lorsque je n’étais pas ?
Une heure après la mort, notre âme évanouie
Sera ce qu’elle était une heure avant la vie. » (1560-62)
« J’ai beau plonger mon âme et mes regards funèbres
Dans ce vaste néant et ces longues ténèbres,
J’y rencontre partout un état sans douleur,
Qui n’élève à mon front ni trouble ni terreur ;
Car puisque l’on ne reste, après ce grand passage,
Que le songe léger d’une légère image,
Et que le coup fatal ne fait ni mal ni bien,
Vivant, parce qu’on est, mort, parce qu’on n’est rien ;
Pourquoi perdre à regret la lumière reçue,
Qu’on ne peut regretter après qu’elle est perdue ?
(1565-1574)

J’ajoute : « Et si vous en doutez, venez me voir mourir. » (1580).

― Monsieur Cyrano, vous dites que la Terre et les planètes tournent autour du Soleil, vous moquez l’Esprit Saint et Saint Augustin.

Mes récits de voyages dans la lune et le soleil sont des explorations par la pensée. J’ai écrit : « Saint Augustin, ce grand personnage, dont le génie était éclairé par le Saint-Esprit, assure que de son temps la Terre était plate comme un four, et qu’elle nageait sur l’eau comme la moitié d’une orange coupée. »[6]. J’ai critiqué l’humanité des croyants en disant : « Ajoutez à cela l’orgueil insupportable des humains, qui se persuadent que la nature n’a été faite que pour eux, comme s’il était vraisemblance que le Soleil n’eût été allumé que pour mûrir ses nèfles, et pommer ses choux », et « Je crois que les planètes sont des mondes autour du Soleil, et que les étoiles fixes sont aussi des soleils qui ont des planètes autour d’eux. » (p.292)

― Est-il exact, Monsieur Cyrano, que vous êtes allé au paradis ?

Je me cite : « Par bonheur, ce lieu-là était le paradis terrestre, et l’arbre sur lequel je tombai se trouva justement l’arbre de vie » (p.296)

― Monsieur Cyrano, on me signale votre version particulière de l’affrontement entre Dieu et le serpent.

Ah, le serpent ! C’est mon ami Élie qui m’a dit : « Dieu pour punir le serpent qui les avait tentés (Adam et Ève) le relégua dans le corps de l’homme. Il n’est point né de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père (Adam), ne nourrisse un serpent dans son ventre. », et moi, Cyrano, je persifle :

J’ai remarqué que comme le serpent essaie toujours de s’échapper du corps de l’homme, on lui voit la tête et le col sortir au bas de nos ventres. Mais aussi Dieu n’a pas permis que l’homme seul en fût tourmenté, il a voulu qu’il se bandât contre la femme pour lui jeter son venin, et que l’enflure durât neuf mois après l’avoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur, c’est qu’il dit au serpent pour le maudire qu’il aurait beau faire trébucher la femme en se raidissant contre elle, qu’elle lui ferait enfin baisser la tête. » Élie m’a fait reproche : « Abominable, tu as l’impudence de railler sur les choses saintes. Va, impie, hors d’ici, va publier dans ce petit monde la haine irréconciliable que Dieu porte aux athées (p.303).

― Élie vous accuse d’irréligion, dit l’Inquisiteur ; sous le masque du démon de Socrate, vous ironisez jusqu’au miracle.

Je m’en prends à votre monde, qui va d’Auguste à la Renaissance, où « le peuple devint si stupide et si grossier que mes compagnons et moi perdîmes tout le plaisir que nous avions autrefois pris à l’instruire. » (p.308) Le démon de Socrate a raison qui disait : « lors mon vieux cadavre est tombé, et comme si j’eusse été ce jeune homme, je me suis levé, et m’en suis venu vous chercher, laissant là les assistants crier miracle. » (p.313) Comme le sage ne voit rien au monde qu’il ne conçoive et qu’il ne juge pouvoir être conçu, il doit abhorrer toutes ces expressions de miracles, de prodiges, d’événements contre nature qu’ont inventés les stupides pour excuser les faiblesses de leur entendement (p.355).

― Monsieur Cyrano, vous parlez d’un pays où on paye en poésie et vous faites ainsi de Dieu, une sorte de banquier.

Dieu, une sorte de comptable de poésies ? Qu’y a-t-il de si désolant à ce que Dieu se comporte en banquier de poésies ? Écoutez ce qu’il en est : « ils écrivent dans un grand registre qu’ils appellent les comptes de Dieu, à peu près en ces termes : « Item, la valeur de tant de vers délivrés un tel jour à un tel, que Dieu doit rembourser aussitôt l’acquit reçu… » (p. 313) C’est bien un banquier.

― Le bruit court, Monsieur Cyrano, que vous seriez athée.

Que faire contre la rumeur ? Quoique vous puissiez dire de beau, s’il est contre les principes, vous êtes un idiot, un fou, ou un athée. On m’a voulu mettre en mon pays à l’Inquisition pour ce qu’à la barbe des pédants j’avais soutenu qu’il y avait du vide dans la nature, mais à pénétrer la matière, vous connaîtrez qu’elle n’est qu’une. Dire que cela n’est point compréhensible qu’il y eût du rien dans le monde ? Le monde n’est-il pas enveloppé de rien ? (pp. 317-320) Et je fus victime de la vindicte des prêtres, qui, avertis que j’avais osé dire que la lune d’où je venais était un monde, y virent un prétexte assez juste pour me faire condamner à l’eau, ce qui était la façon d’exterminer les athées (p. 329). Et je fus condamné à dire à tous les carrefours :

Peuple, je vous déclare que cette lune-ci n’est pas une lune, mais un monde ; et que ce monde là-bas n’est pas un monde, mais une lune. Tel est ce que les prêtres trouvent bon que vous croyiez (p. 330).

― Monsieur Cyrano, il se dit qu’avec votre grand nez et avec l’autre, vous ridiculisez les enseignements des prêtres.

Sachez qu’un grand nez est le signe d’un homme spirituel, courtois, affable, généreux, libéral, et qu’un petit est signe du contraire. Quant à l’autre nez, vous appelez ce membre-là des parties honteuses, comme s’il y avait quelque chose de plus glorieux que de donner la vie, et rien de plus infâme que de l’ôter ! C’est pourquoi Dieu n’a pas arraché les génitoires à vos moines, à vos prêtres, ni à vos cardinaux. Pourquoi commettrais-je un péché quand je me touche par la pièce du milieu et non pas quand je touche mon oreille ou mon talon ? Est-ce à cause qu’il y a du chatouillement ? Je ne dois donc pas me purger au bassin, car cela ne se fait point sans quelque sorte de volupté ; ni les dévots ne doivent pas non plus s’élever à la contemplation de Dieu, car ils y goûtent un grand plaisir d’imagination. En vérité, je m’étonne, vu combien la religion de votre pays est contre nature et jalouse de tous les contentements des hommes, que vos prêtres n’aient pas fait crime de se gratter, à cause de l’agréable douleur qu’on y sent. » (p.335)

― Monsieur Cyrano, vous accusez Dieu d’injustice.

Si l’âme de l’homme est immortelle, Dieu est injuste, Lui qui se dit Père commun de tous les êtres, d’avantager une espèce et d’abandonner toutes les autres au néant ou à l’infortune (p. 354) Nous sommes faits à l’image du Souverain Être, et non pas le chou ?

― Monsieur Cyrano, vous parlez d’un monde infini.

Il y a des mondes infinis dans un monde infini. Représentez-vous l’univers comme un grand animal ; que les étoiles qui sont des mondes sont dans ce grand animal comme d’autres grands animaux qui servent de mondes à d’autres peuples, tels que nous, nos chevaux, etc. et que nous, à notre tour, sommes aussi des mondes à l’égard d’animaux encore plus petits et peut-être que notre chair, notre sang, nos esprits, ne sont autre chose qu’une tissure de petits animaux. Est-il malaisé à croire qu’un pou prenne votre corps pour un monde ? Ce petit peuple prend votre poil pour des forêts de son pays. Il en va de même pour les plus petits animaux dont chacun de nous est rempli et qui font la vie (pp. 339-340).

― Monsieur Cyrano, votre conception s’éloigne de l’Église.

Pour la comprendre, il faut, après avoir séparé mentalement chaque petit corps visible, en une infinité de petits corps invisibles, s’imaginer que l’univers infini n’est composé que de ces atomes infinis. L’origine de ce grand Tout et l’éternité du monde sont liés et l’esprit des hommes n’étant pas assez fort pour les concevoir, on a eu recours à la création et cette éternité qu’on ôte au monde, on la donne à Dieu. Il faudra que vous admettiez une matière éternelle avec Dieu, et alors il ne sera plus besoin d’admettre Dieu (p.343). Parmi tous ces Dieux, vous ne retenez que le vôtre. Sa situation doit être contradictoire. Supposons que vous mangiez un mahométan ; ce mahométan se change en votre chair, partie en votre sang, partie en votre sperme. Vous embrassez votre femme et de la semence, en partie tirée du mahométan, vous jetez au monde un beau petit chrétien ; ce corps mériterait l’enfer (comme mahométan) et le paradis (comme chrétien). Si Dieu veut être équitable, il faut qu’il damne et sauve éternellement cet homme-là (p.358).

― Et Dieu, Monsieur Cyrano, qu’en pensez-vous ?

Dieu est un mystère du même genre que les miracles. Si la croyance en Dieu nous était si nécessaire, Dieu ne nous en aurait-il pas infus à tous les lumières aussi claires que le soleil qui ne se cache à personne ? Car de feindre qu’il ait voulu tantôt se masquer, tantôt se démasquer, c’est se forger un Dieu ou sot ou malicieux (p.358).

― Monsieur Cyrano, que pensez-vous de la création et de Dieu et de son existence.

Je vous suggère de regarder bien la Terre où nous marchons ! Elle était il n’y a guère une masse indigeste et brouillée, un chaos de matière confuse, une crasse noire et gluante dont le Soleil s’était purgé (p. 388). Enfin, l’état normal de l’être est l’état de nature et à l’état de nature, l’homme n’a pas encore inventé de dieux ; ce que vous appelez « athée » est cet état normal de l’homme. Quant à Dieu, il est lassant de devoir réfuter ce qui n’existe pas. Sur ce, je rentre à Sannois, sous l’église.


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan
  2. Voir la très consistante notice de Wikipedia : Savinien de Cyrano de Bergerac
  3. OVRAAR : voir note dans les interviews posthumes précédents.
  4. Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde – Les États et Empires de la Lune et du Soleil (1657-1662), 229 p., in Voyages aux Pays de nulle Part, Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1284 p, pp. 277-506. – d’où j’ai tiré les citations et l’édition de poche : Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde – Les États et Empires de la Lune – Les États et Empires du Soleil, suivi de Fragment de Physique, Gallimard, Folio classique (4110), Paris, 2004, 432 p.
  5. Hercule Savinien Cyrano, dit Cyrano de Bergerac, « La Mort d’Agrippine », Tragédie, Acte II, Scène IV, v. 638, Paris, 1654. Les vers cités ici sont notés par un chiffre qui les situe dans la pièce.
  6. Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre Monde, op. cit., p. 294. Toutes les citations tirées de cet ouvrage sont mentionnées entre parenthèses dans la suite du texte.