La Plume de Satan
Marco Valdo M.I.
Comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant. On trouve face à face l’enquêteur Juste Pape et le suspect Mark Twain, soupçonné d’être « la plume de Satan » ou à tout le moins, son éditeur. Les réponses attribuées dans ce texte à Mark Twain proviennent du dossier de l’Inquisiteur.
Bonjour, Monsieur Twain. Je dois vous rappeler – c’est la procédure – que je m’appelle Juste Pape, l’enquêteur de l’Ovraar[2], chargé de votre dossier. À la suite de la transmission en haut lieu du procès-verbal de notre précédente rencontre[3], j’ai été convoqué au plus haut sommet et je me suis vu intimer l’ordre comminatoire de vous inquisitionner à nouveau, car on a découvert des éléments qui semblent vous incriminer.
Bonjour, Révérend, abrégeons et venons-en aux faits. Vous m’accusez ; soit, mais de quoi ?
Monsieur Twain, je ne vous accuse pas. J’enregistre vos déclarations. On – vous voyez de qui je parle – m’a dit que vous avez publié des lettres d’un dénommé Satan, qui n’est pas en odeur de sainteté, un archange rebelle et banni par Sa Hauteur Elle-même, tellement sulfureux que tous écrits de sa part sont interdits, leur publication considérée comme un crime de haute trahison. Vous ne pouvez ignorer que cette édition de lettres de Satan établit votre complicité avec cet ennemi du Tout-Puissant.
Ah ! Je vois, Révérend, encore cette foutue censure qui s’en prend à l’éditeur à défaut de pouvoir atteindre l’auteur.
En effet, Monsieur Twain, nous ne pouvons atteindre l’auteur et depuis qu’Il l’a exilé, on ne sait où il est passé. Vous, on vous connaît et on sait où vous trouver.
Révérend, un Tout-Puissant qui n’arrive pas à retrouver Satan et qui n’est pas capable de se faire obéir n’est plus vraiment un Tout-Puissant et on peut se demander ce qu’il en est du reste de ses prétentions.
Monsieur Twain, le livre que vous avez signé, est intitulé Letters from the Earth et publié en français sous le titre : Quand Satan raconte la Terre au Bon Dieu[4]. Il y a onze lettres. Je dois savoir si vous les avez retranscrites sous la dictée de ce Satan. Ne me dites pas que vous en ignoriez le caractère subversif, car vous avez demandé qu’elles soient publiées longtemps après votre mort. Il a fallu attendre un demi-siècle. Certes, il y a le précédent du curé Jean Meslier, mais cela démontre votre intention et comme le dit l’adage : « L’intention constitue le crime ».
Moi, Satan, je ne l’ai jamais rencontré. Cependant, Révérend, raisonnons un peu. Satan est le fruit d’une imagination fertile et je n’ai fait que recourir à sa figure métaphorique pour exposer mes idées. Mais s’il vous plaît d’incriminer Satan, faites-le, il ne risque rien.
Je propose, Monsieur Twain, de procéder par ordre. Dans la première lettre, Satan tourne en dérision la relation de l’homme avec son Créateur. Il insinue qu’aucune prière de l’homme n’a jamais reçu de réponse et que pourtant, ce dernier « continue à prier tout pareil »[5]. Il s’amuse de ce que l’homme croit qu’il va aller au ciel et qu’il existerait un enfer au feu éternel.
Eh bien, Révérend, n’est-ce pas la réalité ? Il y a des « docteurs salariés » : prêtres, pasteurs, que sais-je ?, qui débitent de telles inepties. La sagesse populaire juive en sait quelque chose, elle qui dit : « On ne pose pas de questions à Dieu. On a déjà essayé. Il ne répond pas… »[6]
Monsieur Twain, dans la deuxième, vous ou Satan – ce qui revient au même, vous vous moquez du paradis.
Satan ne se moque pas du paradis, il décrit ce qui s’y passe et il n’a pas tort. Imaginez une éternité à faire des choses qui rebutent : prier, chanter des louanges, vivre dans une atmosphère d’église. De l’adolescence à l’âge mûr, les hommes attachent à la copulation plus de prix qu’à tous les autres plaisirs. On la bannit du paradis et On la remplace par la prière, qu’ils ne prisent pas particulièrement. Et là-haut, tout le monde doit chanter, c’est un chœur universel qui ne s’interrompt qu’à la nuit et on n’y chante qu’un seul hymne : « Hosanna, hosanna, hosanna et rah-rah, zim boum boum, hannah, hannah, hannah…»[7] à l’infini. Et il faut jouer de la harpe, tous. Résultat : des millions de harpistes incompétents et des millions de choristes enroués, un chahut permanent. Il n’y est pas question d’art, de poésie, de pensée. À l’analyse, ce ciel doit inclure, tout ce qui est pour l’homme, objet de répulsion, et exclure, tout ce qu’il aime ! Dans ce sabbat éternel, on s’ennuie ; seuls des saints peuvent supporter les félicités de cet asile d’aliénés[8].
Je vois, Monsieur Twain. Passons à la troisième lettre, où vous vous en prenez aux religions et à la Bible.
L’homme a inventé des milliers de religions et il en invente encore. Il n’y a rien à redire, c’est la vérité. Quant à la Bible, Satan dit que c’est un livre plein d’intérêt : rempli de poésie, de légendes, d’histoires sanguinaires, de leçons de morale, d’obscénités et de mensonges. Une réussite pour un livre aussi ancien, qui copie tout ce qui a marché dans les Bibles antérieures. C’est la formule du best-seller. Et, c’en est un.
Et, Monsieur Twain, quid de la création du monde ?
Satan remet les pendules à l’heure : la Bible raconte certaines choses et la réalité est tout autre. Depuis des siècles, l’astronome chrétien sait que Dieu n’a pas créé le monde en six jours ; il le sait, car c’est astronomiquement impossible, mais il feint de l’ignorer, tout comme fait le prêtre. Pareil pour la durée de l’Univers : ils savent qu’il existe depuis des milliards d’années, mais ils s’en tiennent à la durée biblique de six mille ans. Je les comprends, car ce serait bien le diable si la Bible était fausse.
Et que dites-vous, Monsieur Twain, de la création de l’homme, d’Adam et Ève et de tout ce qui s’ensuit ?
Je passe l’affaire du fruit défendu, du serpent vertical et autres fariboles. Dieu a créé l’homme et la femme nus ; il aurait dû les créer habillés ou couverts de suffisamment de poils comme les ours ou les chats, pour qu’ils puissent vivre à poil sans se soucier de la pudeur ou des variations de température. Le Tout-Puissant a créé l’homme éternel et ensuite, il l’assassine, lui et tous ses descendants, par milliards. Et pourquoi ? On ne le sait pas. Le Tout-Puissant fait l’homme à son image, un être asexué ; puis, il lui impose la femme, le sexe et les punit – homme, femme, enfants et tous les descendants parce qu’ils usent librement de leur vie. Même le divin Marquis n’aurait pu imaginer menée plus sadique.
Monsieur Twain, calmez-vous. Expliquez-moi la quatrième lettre.
Avec l’invention du sexe et de la procréation, le Tout-Puissant avait ouvert une boîte de Pandore qu’il mit du temps à pouvoir refermer (provisoirement) par l’interlude aquatique de Noé. En fait de Pandore, Il a copié sur elle intégralement le mythe de la création de l’homme. Longtemps, le sexe dut se pratiquer en famille ; par force, il n’y avait personne d’autre. Tout le monde couchait avec tout le monde ; il y fallait du rendement (« Croissez et multipliez ! ») et chacun y mit du sien. On ne s’ennuyait pas. De jalousie (Il disait : « Je suis un Dieu jaloux ! »), le Tout-Puissant mit le holà et noya tout ce monde, sauf Noé et sa famille stricto sensu et des échantillons de diverses autres espèces. En réduisant le vivant à la famille Noé et aux échantillons, il relança la foire à l’inceste. Le plus drôle, Révérend, c’est que la religion interdit l’inceste.
L’inceste est très sévèrement prohibé, Monsieur Twain. La cinquième lettre me paraît sarcastique.
C’est vite dit, Révérend. Si Noé avait eu toutes les données du problème, il aurait su qu’il ne pouvait caser tout dans une seule arche. Est-il sarcastique de rappeler le désarroi, le désespoir, la désespérance de ces pères, ces mères, ces enfants accrochés aux rochers sous une pluie diluvienne et qui virent partir l’arche salvatrice, sans compter tous les autres animaux condamnés à périr ? A-t-on vu dans l’Histoire plus grand massacre d’innocents ?
Monsieur Twain, parlez-moi de la sixième lettre et de cette mouche.
Ah, la mouche ! Sur instructions spéciales, Noé avait chargé des billions de mouches et des tonnes d’immondices pour les nourrir. Après quelques jours de navigation, Dieu lui a dit qu’il avait oublié une mouche ; demi-tour et Noé retrouva « la » mouche sur son tas de cadavres. Ce n’était pas un hasard (avec Dieu, il n’y a pas de hasard), car cette mouche-là sur ces cadavres-là avait cueilli le typhus et mille autres germes qu’elle avait comme mission de répandre – avec l’aide de ses sœurs et de leur descendance – parmi les humains. Ainsi, pour ce Dieu jaloux, le déluge ne suffit pas. Il a inventé la maladie pour tourmenter l’enfant, la femme, l’homme de la naissance à la mort et même les animaux. Et pourquoi ? Seule réponse : la jalousie de ce Forcené.
Monsieur Twain, votre opinion sur cette septième lettre.
Oh, Révérend, elle ne fait que rapporter l’œuvre de Dieu selon la Bible. L’arche était un immense foutoir ; en application de l’instruction divine : « Croissez et multipliez ! », ça baisait tout le temps. Les mouches déposaient leurs œufs partout : sur la nourriture, sur les crânes, sur les lèvres, dans les yeux, etc. Ainsi, Noé, famille et compagnie, animaux compris, avaient hérité des suites de l’inceste généralisé ; ils se faisaient tares, par consanguinité et bénéficiaient de la vaste panoplie des virus. Cependant, Dieu, méticuleux, y ajouta les microbes qui offraient aux humains les preuves tangibles de Son Amour. Le gros intestin devint l’Éden des microbes et l’Éternel réserve ces merveilleux traitements préférentiellement aux pauvres. « Heureux les pauvres… ».
Monsieur Twain, c’est subversif. Venons-en à la huitième lettre.
Quand Dieu crée le monde et l’homme tels qu’ils sont, Il impose et grave au plus profond leur tempérament, leur système de fonctionnement et ses règles et ensuite, Il s’empresse d’inventer des Lois que les créatures ne peuvent qu’enfreindre. Ainsi le bouc à qui le Créateur a octroyé un tempérament lascif. À la saison du rut, il s’y emploie de toutes ses forces et même au-delà. Si Dieu disait à ce bouc : « Tu ne forniqueras pas ! », un enquêteur impartial trouverait ce précepte inapplicable et pervers. Eh bien, Dieu l’impose à l’homme. D’un côté, « Croissez et multipliez ! » ; de l’autre, « Tu ne forniqueras pas ! ». Vous me direz, il y a le NOMA, mais une telle ségrégation des genres imposerait que la religion ne mette pas son nez dans la fornication. Vous voyez le nœud du problème ? Enfin, il faut tenir compte de la physiologie : la femme dispose d’un réceptacle toujours ouvert et l’homme d’un instrument au fonctionnement limité dans l’usage et la durée ; dès lors, il serait logique que les harems soient constitués d’hommes.
Laissez les harems, Monsieur Twain, et parlez-moi de la neuvième lettre.
Un Créateur omniscient et maître du monde qui assassine ses créatures et détruit son œuvre par jalousie, dépit ou représailles, est soit un idiot, soit un sadique ou les deux. Ce Dieu est cruel, injuste et stupide de reprocher aux autres ses propres erreurs ; tel est l’argument, impossible à réfuter.
Monsieur Twain, et la dixième lettre ?
Elle traite de la vie, la mort et l’enfer. La vie n’est un rêve malsain, peuplé de misères et de douleurs. Quant à la mort, elle a trompé les attentes divines. Elle devait punir l’homme, mais elle se révéla sa meilleure amie. Libératrice, elle lui a offert une éternité de paix. Ce bonheur tranquille a fortement déplu à l’Éternel, qui ne pourrait jamais en bénéficier. La tranquillité pour des milliards d’humains et les tracas et les soucis pour lui seul, c’était insupportable ; il fallait que l’homme fût tourmenté ; alors, Dieu inventa le paradis et l’enfer. Conscient de la nécessité de mettre de la vaseline pour faire passer la chose, il en confia l’annonce à son fils qui se révéla un doux sauveur suave des plus redoutables. Ce Divin Enfant qui aime la souffrance au point de se l’infliger à lui-même, est à l’origine des croisades, des bûchers, de l’Inquisition ; on entend encore le cri lancé à Béziers par le légat du Pape : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens ! ».
Monsieur Twain, finissons-en, j’en ai des haut-le-cœur.
Moi aussi, j’ai la nausée quand je pense à la duplicité d’un Dieu assassin qui impose la mort et qui déclare : « Tu ne tueras pas » et aux supplices qu’Il fait subir à l’humanité et aux horreurs, rapportées dans sa Bible. Celles par exemple qu’il fit infliger aux Madianites. Il ordonna de les tuer tous, sauf les pucelles. Le destin des 32 000 vierges fut plus clément ; elles pouvaient encore servir. On les déshabilla, on les sonda – il fallait bien vérifier leur état et on les offrit aux hommes, même aux prêtres. Pour faire quoi ? Certes, Il a inventé d’autres horreurs depuis et, si on le laisse faire, il en suscitera encore. C’est l’effet de Sa Miséricorde : « Heureux serez-vous, lorsqu’on vous outragera, qu’on vous persécutera et qu’on dira de vous toute sorte de mal… »[9] et dire qu’il est des gens pour Le croire et pour louer Sa Sagesse à ce faux-cul de Triple Dieu des chrétiens qui n’est qu’une copie de la triade sacrée des Égyptiens qui connaissaient une sainte famille plus saine, plus logique et plus conforme : Dieu le Père, Dieu la Mère et Dieu le Fils ou de la triade romaine composée de Jupiter – dans le rôle du père, de Junon – dans le rôle de la Mère et de Minerve dans le rôle de la Fille.
Mes respects, Révérend.
Notes
- Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain
- OVRAAR : organisme secret à vocation de police politique, dont le nom est un sigle dont le nom de baptême est calqué pour partie sur celui de l’Ovra, dont l’historien Luigi Salvatorelli indique qu’il pourrait signifier : « Opera Volontaria di Repressione Antifascista, appellation ayant la vertu d’en souligner le caractère volontaire et son fonctionnement par la délation, et donc propre à bien faire comprendre aux opposants qu’ils risquaient de buter à tout moment sur quelque agent fasciste volontaire vêtu en bourgeois », et pour la fin sur celui de l’UAAR (Unione degli Atei e Agnostici razionalisti – Union des Athées et Agnostiques rationalistes italiens), gens qu’il s’agit de surveiller et éventuellement, de réprimer.
- La confession épique de Samuel Langhorne Clemens, alias Mark Twain
- Mark Twain, Quand Satan raconte la Terre au Bon Dieu, Les Cahiers rouges, Grasset, Paris, 2013, 248 p.
- Ibid., p. 24.
- Sholem Aleikhem, La peste soit de l’Amérique, Piccolo, Liana Levi, Paris, 2013, p. 59.
- Mark Twain, op. cit., p. 28.
- Ibid., p. 32.
- Ibid., p. 85.
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