La haine de la religion, crime de la gauche ?

 Quand sort un livre au titre et au sous-titre aussi provocants que La haine de la religion. Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, il m’est difficile de ne pas le lire et le commenter (1).

 Malheureusement, disons le d’emblée, l’auteur, Pierre Tevanian, est égaré dans un contexte passionnel, où il est sans doute impliqué,l'”affaire Illham Moussaid”, du nom d’une candidate du parti d’extrême-gauche NPA aux élections régionales françaises de 2010. Celle-ci avait affiché ses convictions musulmanes en portant un foulard, ce qui avait déclenché une vague de protestations scandalisées, venant entr’autres de Laurent Fabius ( connu il est vrai pour cacher son israëlophilie et son islamophobie derrière sa laïcité) et Aurélie Filipetti qui avait déclaré à propos des dirigeants du NPA ( Olivier Besancenot est le plus connu): “Peut-être qu’ils devraient relire Marx: la religion, c’est l’opium du peuple”. Remarquons que le Parti socialiste français accueille volontiers des chrétiens dans ses rangs et qu’il me semble parfois faire de l’un d’entr’eux un Premier ministre. I. Moussaïd finira par se retirer.

 P. Tevanian éprouve bien du mal à se dégager de l’ambiance française ( qui n’épargne pas vraiment la Belgique francophone),de l’hystérie anti-voile et d’une obsession anti-musulmans fort incontrôlée.

 Michel Onfray a également participé à la curée contre le NPA et Tevanian lui voue une haine qui l’amène parfois à l’insulte, comme lorsqu’il parle de “l’infect best-seller de Michel Onfray, Traité d’athéologie”.

 P. Tevanian en vient à perdre toute limite au cléricalisme quand il déclare que “la plupart des haines anti-religieuses n’en demeurent pas moins bêtes et méchantes”.

Contre les attaques des anti-cléricaux à l’égard de l’islam, il recourt au leitmotiv des multiculturalistes, celui qui veut que la critique de l’islam ne peut se revendiquer de celle contre le catholicisme parce que dans ce dernier cas on s’en prend à l’appareil d’Etat et au clergé qui le manipule tandis que dans l’autre on s’attaque à de “simples fidèles d’une religion minoritaire”. Il ne paraît pas voir qu’il passe de la compassion ( ce qui n’est déjà pas idéal) au mépris des opprimés, des pauvres aux pauvres d’esprit ni qu’il préfère les laisser dans leur ignorance, pour ne pas dire leur opium.

 

L’opium du peuple chez Marx.

 Commençons par le sous-titre du livre et la célèbre phrase de Marx , “La religion est le soupir de la créature opprimée …Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est donc l’exigence de son bonheur réel”.

 Notons que P. Tevanian n’identifie pas clairement le distinguo à faire entre athéisme et opposition à la religion, entre religion et foi.

 Ses tours de passe -passe pour faire croire que Marx refuse la position qu’il faut se débarrasser de la religion tourne à de la pure théologie de base: “Et c’est en réponse à cette société qui dit à l’homme ” perdu” qu’il n’est rien, que Dieu qui est la plus haute instance de véridiction ( c’est Tevanian qui souligne) vient à l’homme en perdition qu’il n’est pas rien…” (p.25). Voilà Marx doté d’un Dieu,et même d’un Dieu personnel et sauveur?

 La question est claire depuis longtemps et P. Tevanian ne fait qu’extrapoler abusivement ce qui est connu. Lisons un spécialiste éminent de Marx, Lucien Scève et de surcroît quand il s’exprime à la tribune de l’Union rationaliste qui vient de lui remettre son prix 2008: “Marx n’est pas Nietzsche, c’est-à-dire quelqu’un pour qui la religion est au sens le plus fort du mot l’ennemi. Marx est pour le moins aussi incroyant que lui, la question religieuse est dès sa jeunesse une question pour lui réglée (2)…L’ennemi, pour Marx, c’est ce qui plonge l’humanité dans la détresse réelle, contre quoi il est possible de faire action

                                                               -2-

 commune avec qui proteste, fût-ce de façon illusoire, contre elle”(3).  P.Tevanian cite un autre texte de Marx, ses Thèses sur Feuerbach ,où Marx reproche à Feuerbach de

manquer le “principal” et de ne pas voir qu’il faut s’en prendre d’abord aux contradictions internes du monde terrestre qui rendent désirable le monde religieux.

Marx est donc athée, son but véritable est la fin de l’aliénation économique et sociale, en mettant fin à celle-ci la religion  qui n’est qu’illusion sera automatiquement abolie. Nous voilà loin du respect dû aux musulmans convaincus.

 Au plan politique, P.Tevanian ne peut manquer de s’en référer à Trotski, prêt en 1923 à accueillir des musulmans comme “nouvelles recrues” ou à Aragon qui, pendant la lutte contre le nazisme, veut logiquement- mais avec un opportunisme affiché fort loin de toute poésie- rassembler :

                             “Celui qui croyait au ciel

                              Celui qui n’y croyait pas

                              Quand les blés sont sous la grêle

                              Fou qui fait le délicat.”

 J’avoue ne pas me sentir en phase avec le caractère théologique de la discussion, 170 ans après la formule de Marx et alors que son interprétation est en plus aisée. Certes nous nous référons tous à des textes anciens voire dix fois plus anciens que celui de Marx. Mais le respect biblique est-il une vertu? La position de Marx renvoie à une démarche des plus mécaniques et dont le bilan, après ce laps de temps, peut être fait. Peut-on encore soutenir que la superstructure, pour parler marxiste, n’a d’existence que fantomatique et que l’infrastructure lui dicte strictement ses lois?

 S’agissant des musulmans, et même de croyants d’autres religions, n’est-il pas visible que la religion est un obstacle à toute libération de l’esprit, à l’acquisition de tout esprit scientifique et un empêchement à toute action de gauche ou même libérale ou démocratique. Celle-ci est difficile tant qu’au moins on ne s’est pas dégagé de la sphère religieuse. L’athéisme pur et dur n’est pas forcément requis mais les reliquats de croyance ne sont pas dépourvus de risque.

 Nier toute autonomie à des questions non-directement économiques et sociales-comme les droits des femmes- ou les englober (avec l’écologie par exemple) dans une logomachie de circonstance ne relève pas d’une étude réfléchie.

 Les Français de tradition musulmane, nous dit P.Tevanian,votent massivement PS. C’est simplement une défense minimale de groupe ethnique minorisé qui se cherche un groupe institué comme relais. Donner un sens politique autre un peu fort est une totale illusion; nous connaissons bien en belgique les changements de parti d’hommes politiques venant de l’émigration non-européenne.

 

Jusqu’à l’apologie de la religion.

 La volonté de P.Tevanian d’accueillir des croyants dans le cadre d’un combat d’extrême-gauche peut être discutée mais en faire des membres authentiques d’un parti se réclamant de la révolution prolétarienne marxiste me paraît peu fidèle à la théorie marxiste-léniniste. La crise passée, tant le parti communiste russe que le français me semblent en être revenu à un strict athéisme que d’ailleurs Staline a de nouveau tempéré lors de l’invasion nazie…

 En outre au départ de son schéma interprétatif d’une phrase de l’athée qu’était Marx,P.Tevanian passe à l’apologie de la religion.

 Selon lui,l'”opium du peuple” ne désignerait que “cette anesthésie de la douleur, cette ivresse, cette évasion, qui a l’avantage, si on compare la religion au véritable opium, d’être à la portée de toutes les bourses”. Si je comprends bien, du moment que le produit est démocratique, peu en importent les effluves!

                                                           -3-

 

 P.Tevanian va même jusqu’à intituler un chapitre de son livre “Des bienfaits de l’opium” où il conteste que l’opium religieux amène au double renoncement à la vérité et à l’action. Selon lui, quitte à avouer pour la circonstance que “Marx n’a pas forcément raison”(ouf!), l’espérance religieuse peut être “la matrice d’un combat actif pour la justice ici-bas”. Il pense que le croyant, libéré par la certitude de l’immortalité de son âme, donc de la peur de la mort, et guidé par la peur de”la sanction divine à laquelle on s’expose en ne se révoltant pas” est au fond meilleur révolutionnaire que l’athée. On s’approche du thème le plus clérical et le plus borné de l’athée sans morale , sans idéal. De toute manière, les résistants armés athées apprécieront. Combien y en avait-il d’autres?. J’accorde que pour un travail de kamikaze, Tevanian a probablement raison.

 Le renversement de la réalité est donc total. Même s’il est vrai que des croyants ont pu mener des combats progressistes, il s’agit pour une bonne part de croyants éloignés de la théologie officielle. Mais quel est leur bilan réel, non pas tellement en termes d’efficacité ( sur ce point, on est dans la catastrophe politique pour les théologiens de la libération et dans la quasi disparition pour les chrétiens de gauche en Europe) mais en termes de bilan intérieur sur l’espérance est la réalité? On doit sûrement trouver des chrétiens révolutionnaires déçus mais qui survivent par leur espérance dans l’au-delà. Est-ce remarquable ou pitoyable?

 

Et la laïcité dans tout ça?

 

 Dernier témoignage parmi bien d’autres du désarroi et de la confusion actuels sur la laïcité, pour P. Tevanian, au nom de celle-ci, un parti politique ne pourrait interdire l’entrée de croyants en son sein. Mais la laïcité et sa fameuse neutralité ne s’appliquent ni aux partis ni aux personnes.

 Tant bien que mal et parfois curieusement, P.Tevanian a des moments de lucidité sur les nouvelles obsessions françaises.

 A ceux qui s’indignent lorsqu’une candidate ou une élue musulmane porte le voile , il rappelle avec malice le deux poids, deux mesures fait aux musulmans : qui a songé à exiger de l’abbé Pierre devenu député quelques années qu’il abandonne la soutane? Et du chanoine Kir, maire et député de Dijon pendant vingt ans?

 Je partage aussi son sentiment sur ce à quoi a abouti l’interdiction du port du voile aux élèves . Si les motivations de ce port étaient diverses au départ, il finit aujourd’hui par transmettre un message unique:”aucun homme ne peut légitimement me soumettre”. On a ainsi conforté la religion dans une attitude raidie et non dépourvue de force sinon de dignité.

 P.Tevanian interprète aussi de manière correcte la loi française de 1905. L’obligation de neutralité n’y est fixée que pour le service public, ses locaux, son personnel, les contenus de son enseignement, jamais pour les élèves. C’est la même chose pour la neutralité de l’espace public. Dans l’expression, c’est l’espace qui est neutre pour permettre que le public ne le soit pas et P.Tevanian de conclure sur ce point : “Un espace public dans lequel les individus seraient tenus de rester neutres correspond même à ce qu’on a coutume d’appeler un espace totalitaire”.

 On ne peut conclure qu’une chose de ceci : une fois de plus la religion s’impose au premier plan des préoccupations , la passion et les confusions qu’elle entraîne n’augurent rien de bon.

                                                               Patrice Dartevelle

                                                         -4-

  1. Pierre TEVANIAN, La Haine de la religion. Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche. Paris, La Découverte,2013,136 pp. Prix: +/- 11,60 euros.

  2. La célèbre phrase date de 1843, Marx avait 25 ans.

  3. cf. Les Cahiers rationalistes, N° 599, mars-avril 2009,pp.28-34 et spécialement les pages 31-32.