L’athéisme dans la chanson italienne par Lucien Lane

Le titre « L’athéisme dans la chanson italienne », comme tous les titres, soit réduit le champ de la réflexion, soit en exagère les dimensions. En l’occurrence, il aurait tendance à ne pas cerner précisément la réalité, car il n’existe tout simplement pas de chansons proprement athées ou strictement athées ; par ailleurs, la chanson n’a pas cette vocation philosophique. J’avais proposé ce titre en sachant qu’il existe – pour en avoir traduites un certain nombre – des chansons italiennes à forte connotation laïque, areligieuse ou athée et même carrément, antireligieuse. Comme toujours ces éléments sont liés de manière telle qu’ils sont souvent indissociables. On trouvera rarement – quel que soit le pays ou la langue – de chansons d’imprécation contre le divin barbu qui ne soient pas à la fois athées, anticléricales, et antireligieuses. Ce sont des caractéristiques consubstantielles et de la même façon, l’athée s’exprimera le plus souvent dans des textes fleurant l’anticléricalisme, ou revendiquant une laïcité généralisée et au minimum, la séparation de la religion et de l’État.

Il convient cependant de préciser également que la plupart de ces chansons (tout comme les chansons à forte teneur politique ou sociale ; celles qu’on appelle dans le monde anglophone : « protest songs ») sont quasiment bannies des télévisions et des radios et de ce fait, inconnues du « grand public », celui qui est captif des moyens de communication de masse. Rien d’étonnant à cela en Italie, où ces moyens – tout comme les partis et les organes politiques – sont sous la coupe de l’Église Catholique, qui n’est pas Romaine pour rien. Par parenthèse, si la Démocratie Chrétienne a disparu comme parti politique, c’est tout simplement qu’elle s’est dispersée dans les autres partis pour en prendre le contrôle et qu’elle y a réussi… En clair, en Italie, il n’y a plus de partis laïques (au sens où on entend ce lot en Belgique) et encore moins, de partis anti-cléricaux. Il faut ajouter que sont extrêmement rares les représentants politiques qui osent affirmer et défendre des positions laïques et encore moins, faire valoir des opinions anticléricales ou athées. Ceci n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Italie ; le phénomène y est simplement plus fortement développé. Bref, il n’y a plus de parti laïc en Italie. Dès lors, censure et autocensure cléricales règnent en maîtresses dans les « médias ». De ce point de vue, l’Italie contemporaine se présente comme un véritable Catholand, depuis que le fascisme et les accords du Latran l’ont livrée pieds et poings liés au Vatican. Le pouvoir politique, la télévision et le goupillon y font bon ménage (à trois). Il n’est quasiment pas de soirée – ceci vaut pour toutes les chaînes – où ne surgissent sur les étranges lucarnes des représentants de l’Église catholique, pas de journaux télévisés où l’on ne rencontre le « papa » ou un de ses succédanés. Et il n’existe pas de chaîne laïque ; aucune chaîne que l’on pourrait considérer comme un antidote à l’influence cléricale.

Ainsi, vivre athée en Italie, c’est vivre pour bien des choses dans une semi-clandestinité, c’est vivre en état de résistance. De ce fait, si la chanson athée veut exister, il lui faut passer par d’autres voies que celles contrôlées par le Seigneur, lesquelles lui sont impénétrables. Dès lors, il lui reste les cabarets, les petites salles de spectacle, les lieux culturels, les rues, les places publiques… Bref, les espaces de liberté, ceux qui subsistent dans l’espace public. Pour l’espace privé, il y a heureusement aussi certaines radios libres et la diffusion artisanale de disques, hors des grands circuits commerciaux et fait relativement récent, la diffusion par le biais d’Internet. Exclue de facto des grands moyens de diffusion, elle s’impose, du coup, comme la chanson vivante (in live, disent les anglomanes) face à la chanson commerciale, où le conformisme, l’insipidité et l’insignifiance règnent. La chanson athée, et plus généralement non-conformiste, s’inscrit dans les interstices de la société comme une chanson de résistance face à la pesanteur de l’establishment politico-médiatico-religieux et aux airs convenus qu’il diffuse. Elle se situe dans le champ de la chanson de contestation, dont elle est une des facettes les moins explorées.

Il reste à préciser que cette note ne prétend pas à une connaissance exhaustive de son sujet. Elle a la seule ambition, de faire savoir qu’une pareille chanson existe ; ensuite, d’attirer l’attention sur le rôle de la chanson et sa relation avec l’athéisme dans une société hostile. Pour ce faire, elle épinglera quelques chansons et donnera une idée de ce qui s’y dit.

Les quelques chansons retenues ici à titre d’exemples seront présentées sous leur titre italien, suivi entre parenthèses de celui de la version française et d’une adresse internet où l’on pourra trouver les textes intégraux, et souvent aussi l’interprétation audio ou vidéo. Pour la bonne bouche, on présentera pour chaque chanson, un extrait significatif, repris de la version en langue française.

Une dernière précision : toutes ces chansons sont reprises d’un site international de chansons de résistance, créé et géré par des Italiens, appelé Canzoni contro la Guerra et en français, Chansons contre la Guerre, site qui au fil du temps est devenu une sorte d’immense chantothèque, couvrant le domaine dans plus de cent langues et comprenant plus de 20 000 chansons et au moins autant de traductions. C’est une référence de premier plan.

Commençons par une chanson « historique » :

BEL PAESE L’ITALIA

 

Bel Paese l’Italia (Beau Pays l’Italie) [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=38987 ] d’Olindo Guerrini qui l’écrivit sans traîner en 1901 pour dénoncer l’invasion catholique de l’Italie (en ce temps-là encore laïque) par des bandes de religieuses et de religieux fuyant la France républicaine et le processus de décléricalisation enclenché par la loi de 1901.

Petit extrait, pour donner le ton :

« La pédéraste armée de moines
Que nous a envoyée la France,
À présent, dans ses béates fainéantises
S’épand parmi nous et déroule sa panse »

IL TESTAMENTO DEL PAROCCO MESLIER

Dans les rapports avec la France républicaine et laïque, on retiendra également la chanson tout aussi historique, d’Anton Virgilio Savona : Il testamento del parroco Meslier (Le Testament du curé Meslier) (1972) [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=5393].

Comme on l’indiquait plus haut, la chanson athée n’est pas seulement une chanson qui s’en prend à Dieu, entité métaphysique, mais bien plus aux effets de cette construction théorique sur les habitants de la Terre ; elle s’attaque à la réalité de l’usage de Dieu par les religieux. Alors, on comprend le pourquoi de ce Testament de Meslier, chanson qui résonne dans une Italie vivant à l’époque sous la coupe de la Démocratie Chrétienne, elle-même le bras politique du Vatican.

Par ailleurs, si ici, en Europe de langue française, l’évocation de Jean Meslier, curé d’Étrépigny est en soi une manifestation d’athéisme, on peut imaginer ce que pareille chanson a de bouleversant en Catholie.

Une dernière chose assez surprenante, quand on y songe : il n’existe pas de chanson française qui parle de Jean Meslier et de son fameux testament.

Petit extrait, pour donner le ton :

« Ils ont inventé le Dieu des puissants
Pour endormir et faire plier
Les corps et les esprits.
Ils ont inventé les démons et les enfers
Pour faire trembler et taire
Les pauvres et les sans-terre. »

IL CROCIATO

Les croisades n’échappent pas à la vigilance de la chanson athée. Outre l’inénarrable, le désopilant Prode Anselmo (Preux Anselme) (1856) de Giovanni Visconti Venosta [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=10431], on retiendra une chanson plus récente sur le même thème des croisades, intitulée tout simplement Il Crociato (LE CROISÉ) (2002) [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?id=4103&lang=it], chanson récente écrite et chantée par Joe Fallisi, qui fait remonter certaine vérité étouffée : le bain de sang lors de la prise de Jérusalem en 1099 . Cela dit, l’ironie tient aussi au fait qu’elle se présente comme une autocritique de Godefroid de Bouillon, le célèbre héros « belge »… qui n’est autre que le protagoniste de la chanson.

Petit extrait, pour donner le ton :

Arrachez les petits enfants aux seins tremblants ;
Jetez-les en repas aux chiens grondants !
Islam et Mahomet et dieux païens,
Pour vous maudits, il n’y a plus de lendemain.
Égorgez, mes preux, éventrez, pendez ;
De toutes les manières possibles, détruisez !
Brûlez la synagogue, brûlez-les vifs,
Cette race de déicides, ces infâmes Juifs
Quand je pense à cette histoire
Et me regarde dans le miroir,
Je vois un monstre, un damné.
Je suis Godefroid le croisé. »

TU LO CHIAMI DIO

La chanson peut aussi bien aborder la question de Dieu d’une autre manière. Ainsi en va-t-il de « Tu lo chiami Dio » (TU L’APPELLES DIEU) [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=6542], chanson d’un groupe napolitain, récente (1995) qui fit avec elle (et d’autres chansons) plus de 200 concerts au travers de l’Italie, qui attiraient un public jeune et nombreux ; on compta jusque 16.000 personnes lors d’un de ces concerts. Le commentateur italien définit cette chanson comme une décapante critique du monde religieux ; ce qu’elle est assurément, dénonçant le caractère dominateur et destructeur des tenants de Dieu. Par ailleurs, et la chose est neuve, elle propose une figure divine baignée d’ironie, situant le dieu individuel dans la panse de l’homme.

Petit extrait, pour donner le ton :

« Tu l’appelles Dieu mais moi, je ne le connais pas.
Ma spiritualité ne s’exprime pas au travers du culte ;
Mon Dieu à moi ne vit pas au ciel, il ne sait pas voler.
Quand j’ai besoin de lui, il ne me faut pas prier.
Il ne divise pas les eaux, il ne multiplie pas les pains.
Mon Dieu à moi, c’est ma panse et je la caresse avec mes mains. »

 

MAFIA E PARRINI

« Mafia e parrini » (MAFIA ET PRÊTRES) [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=10830]

Ce texte d’Ignazio Buttitta fut mis en musique et chanté d’abord par Otello Prefazio (1967) ; puis plus récemment, il a été repris et remis en musique par Joe Fallisi (2004).

Voilà une chanson qui trouve sa source directe dans la poésie populaire, une chanson venue de la Sicile, cette grande île qui vit depuis des siècles sous la coupe de l’Église ; un pays où cette dernière sans doute plus nettement qu’ailleurs incarne le pouvoir ou à tout le moins, le relais idéologique du pouvoir, et qui à certains moments s’est opposée nettement à l’État italien, jugé trop laïque (par exemple, autour du passage du 19ième au 20ième siècle). Dans le Sud, plus encore qu’ailleurs, les prêtres, les églises, les écoles, les cérémonies religieuses assurent le contrôle du territoire et des populations. Sur le terrain, les alliances se font avec ceux qui partagent les mêmes ambitions : les nobles, les grands propriétaires terriens (souvent les mêmes personnes) et les régisseurs. Pour le passé, il suffit de lire « Il Gattopardo » pour comprendre cela. Une telle alliance séculaire perdure encore aujourd’hui, où les « régisseurs »se sont mués en un vaste « syndicat du crime », connu généralement sous le nom de mafia, laquelle entretient des rapports très particuliers avec l’Église. C’est ce que raconte la chanson d’Ignazio Buttita : Mafia e parrini – Mafia et prêtres.

 

Petit extrait, pour donner le ton :

« Mafia et prêtres
Se sont donné la main.

 

L’un montre la croix,
L’autre cible et tire ;
L’un de l’enfer menace
Et l’autre de la lupara. »

 

La « lupara » est un fusil de chasse à canon scié dont les mafieux font grand usage pour liquider  les gens ; c’est en quelque sorte aussi une signature.

 

EPPUR SI MUOVE

Eppur si muove (ET POURTANT ELLE TOURNE) (2002) [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=40004] est une chanson écrite et interprétée par Carmen Consoli.

« Eppur si muove » – « Et pourtant elle tourne » est une chanson qui se réfère directement au procès fait à Galilée et à ce qu’il incarne de contestation de l’Église. La démarche est assez semblable à celle de Anton Virgilio Savona, qui trente ans avant, invoquait le bon curé Meslier. Ici, c’est une chanteuse sicilienne, dont il me plaît de souligner le talent et le courage, qui s’en prend à la religion, à l’Église dont elle met en doute jusqu’aux fondements.

Petit extrait, pour donner le ton :

« Coupable d’une pensée

Impure jamais confessée,

Pour avoir mis en doute

Les anges et les croisades. »

 

NÉ DIO NÉ STATO

 

 

 

C’est une chanson du groupe Tetano qui dénonce Dieu et la religion comme des suppôts du système d’exploitation. C’est le volet social de la critique de Dieu, considéré comme une marionnette au service des puissants du monde. On trouvait pareille critique déjà un siècle plus tôt dans la chanson de Guido Podrecca : « Dio lo vuole » (1900) [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=39114 ].

Petit extrait, pour donner le ton :

 

« Vous croyez en un dieu que vous n’avez jamais vu
Vous croyez en un dieu qui est seulement pensé
Vous croyez en un dieu qui a été inventé
Par les maîtres pour vous rendre esclaves »

 

LA GENESI

  1. La Genesi (LA GENÈSE) 1973

[[http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=46776 ]]

 

Difficile de passer à côté de cette chanson hallucinante, écrie et interprétée par Francesco Guccini. Elle raconte La Genèse en un sketch désopilant où Dieu s’escrime avec Satan à créer l’univers… Francesco Guccini, qui est à la chanson italienne quelque chose comme Léo Ferré ou Georges Brassens ou Jacques Brel, bref un auteur-chanteur de grande envergure, ne dissimule pas, comme d’ailleurs les trois précités – son profond athéisme, un athéisme plongé dans un monde baigné de catholicisme. Le temps était passé où le même Guccini, c’était au temps de Paul VI, ménageait la chèvre en tempérant son Dio è morto ! (Dieu est mort!), évoquant à la fin de sa chanson, une possible résurrection. Là, il prenait encore la chose religieuse et biblique au sérieux. Dix ans plus tard, Dieu, Satan et les autres sont devenus les personnages de cette parodie ironique de La Genèse, ce morceau fondamental de la croyance délivrée par le livre ; pierre sur laquelle repose de créationnisme. Avec la Genesi, il ne reste plus qu’une rigolade de création et hop, Dieu est renvoyé en coulisses. On peut assurément faire le parallèle avec « La Passion considérée comme une course de côte » d’Alfred Jarry.

 

Petit extrait, pour donner le ton :

« Pour comprendre notre histoire
Il faut se reporter à un temps lointain.
Il y avait un vieux à la barbe blanche
Lui, sa barbe et le reste étaient pleins de rien
Vous comprendrez aisément
Que tout seul, ce vieux devait s’ennuyer. »

 

IL POVERO ECHILEO

Il povero Echileo ( LE PAUVRE ECHILEO) (1966) [http://www.antiwarsongs.org/canzone.php?lang=it&id=48016]

est un texte de Sergio Lodi, interprété par le Gruppo Padano di Piadena pour le spectacle « Ci ragiono e canto » créé en 1966.

 

Povero Echileo est une chanson qui raconte l’histoire de l’enterrement d’un athée. Elle date des années 60 du siècle dernier et insiste sur le courage qu’il fallait (et qu’il faut encore) avoir pour se passer du prêtre à son enterrement. Elle montre que même mort, l’athée doit encore se battre pour sa liberté de pensée, de conviction et d’action.

Il n’est pas sans intérêt de noter que cette chanson est issue d’un spectacle théâtral, dont l’auteur n’est autre que Dario Fo, ce qui rattache cette chanson au courant culturel plus vaste qui menait la contestation de cette étouffante société, conservée dans l’huile vaticane comme la sardine dans celle d’olive.

 

Petit extrait, pour donner le ton :

« C’est qu’il faut du courage
Pour repousser le prêtre
C’est qu’il faut courage
Pour s’enterrer au cimetière
Sans bénédictions. »

Que conclure de ce petit tour d’horizon ? Évidemment, la chanson anticléricale, laïque ou athée en Italie ne se limite pas aux quelques chansons reprises ici à titre d’exemples, dont la présence sert à révéler l’existence de ce courant « hors les murs ». Cette approche est juste une esquisse. Et sans doute, il serait intéressant de pousser plus avant cette investigation, d’établir un inventaire permanent, une compilation plus vaste, mais cela sort du cadre de cet article et des compétences de son auteur.