Max Stirner, ou l’individualisme anarchiste comme athéisme intégral par Juliette Masquelier

« Hélas, en vous aussi, grandes âmes, [l’Etat] chuchote ses sinistres mensonges. Hélas, il devine des cœurs riches qui aiment à se prodiguer.

Et vous aussi, il vous devine, vainqueurs du Dieu d’autrefois. Vous vous êtes lassés de la lutte, et à présent votre lassitude s’est mise au service de la nouvelle idole. »

F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, partie 1, 1883.

La critique de la religion et l’anticléricalisme sont extrêmement répandus chez les auteurs anarchistes, pour des raisons évidentes. Certaines de ces critiques n’apportent rien de plus à la critique déjà devenue habituelle au XIXe siècle, qu’elle soit matérialiste, utilitariste, anticléricale, positiviste ou humaniste. D’autres ont par contre lié de manière nécessaire leur projet politique et leur critique de la société à l’exigence de l’athéisme. Cet article a pour but d’éclairer les liens, étroits, entre l’athéisme et l’anarchisme de l’un de ces auteurs, Max Stirner (1806-1856), penseur peu connu de l’anarchisme individualiste.

La critique de la religion que propose Stirner diffère de celle des Lumières, en ce que l’athéisme des Lumières avait pour principal but de détacher de l’Etat une religion qui semblait entraver son bon fonctionnement, alors que lui relie justement avec nécessité le pouvoir néfaste inhérent à la religion et celui de l’Etat. Stirner a publié son œuvre principale seulement un an après les ouvrages fondateurs de l’athéisme moderne d’Auguste Comte (Cours de philosophie positive) et Ludwig Feuerbach (L’Essence du Christianisme, 1842). Sa particularité est d’élargir la notion d’aliénation religieuse, qui était à la base de l’athéisme humaniste, à toutes les idées transcendantes, refusant la divinisation de l’Homme, qui n’est pour lui qu’une nouvelle religion, pour une désacralisation totale au profit de l’individu. Là où le scientisme des Lumières et l’humanisme du XIXe siècle encensent le général, il met en garde contre le sacrifice de l’individu qui en est la conséquence logique, car s’est au nom du général et de l’abstraction que les religions abaissent les hommes en les opposant à des idées transcendantes que les humains ont eux-mêmes inventées. Seul penseur à réhabiliter le terme « égoïsme » dans un sens tout à fait spécifique, sa pensée que d’aucuns présentent parfois comme nihiliste et dépressive, est une véritable bouffée d’air frais, une ode à la liberté totale, la découverte de l’Unique débarrassé de toutes les aliénations.

Johann Kaspar Schmidt, dit Max Stirner, est né à Bayreuth (Allemagne) en 1806. Il fait partie d’un groupe de discussion berlinois nommé « les Affranchis » (die Freien) pendant dix ans. Ce groupe sans règlement ni président, qui se riait de la critique et de la censure, abordait tous les sujets, politique, socialisme, antisémitisme ou théologie. C’est, dans une certaine mesure, le berceau de l’Unique et sa propriété, œuvre majeure de Stirner, qu’il publie en 1843. Il traduit également des auteurs tels que J.B. Say et Adam Smith, et publie encore une Histoire de la Réaction en 1852. Il disparaît ensuite de ce qu’on pourrait appeler une scène intellectuelle sur laquelle il était déjà peu présent. Il vit dans la misère, fait deux séjours en prison pour dettes, et meurt en 1856, à la suite d’une infection provoquée par une piqûre de mouche charbonneuse.

L’individu comme synthèse entre monde et esprit

Stirner envisage l’Histoire comme une évolution linéaire : des ères se succèdent avec chacune leurs caractéristiques propres. Deux ères ont principalement constitué l’Histoire qui a mené l’homme là où il en est aujourd’hui. Pour ceux qu’il appelle « les Anciens », avant l’arrivée du christianisme, le monde est la vérité dont ils s’efforcent de percer le message, alors que pour les Modernes, protagonistes de l’ère chrétienne, l’esprit est la vérité qu’ils s’efforcent de connaître. Les Anciens servent le naturel, en tentant de s’en affranchir et de se révolter, donnant naissance à la philosophie, qui est sagesse du monde. Dans un dernier souffle, ils créent Dieu, marquant le passage vers l’ère de l’esprit. Les Modernes héritent du divin, et tentent de le comprendre et de se révolter contre lui, donnant naissance à la théologie, exploration de l’esprit à la recherche de son incarnation. Chaque âge est donc bloqué dans une dimension incomplète de l’être. Or il faut parvenir à une synthèse entre les deux, ni la totale aliénation aux choses, ni la totale aliénation à l’esprit. Même la société scientifique n’est pas encore parvenue à cette synthèse, étant donné que la science travaille sur une base immuable, une hypothèse irrévocable, supérieure à l’individu, donc un esprit. Dans ce type de société comme dans la société chrétienne, l’individu n’est libre qu’à l’intérieur de certaines limites, posées par l’esprit. Si, dans l’histoire récente, on tend à humaniser l’esprit saint, il n’en a néanmoins toujours pas perdu son caractère divin, qui est son extériorité totale à l’individu particulier, en tant qu’il est une généralité.

On ne peut surmonter cette opposition entre idée et réalité qu’en les anéantissant toutes les deux. Le pas suivant, dans le sens de l’Histoire, consiste à abandonner les généralités de la réalité et de l’idée, pour revenir à l’individu, qui en tant que corps et esprit effectue de manière concrète, et de la seule manière possible, la synthèse des deux mondes :

« Le cercle magique du christianisme serait rompu, si la tension entre existence et mission, autrement dit entre Moi tel que je suis, et moi tel que je dois être, cessait. Il ne subsiste en effet, qu’en tant qu’aspiration de l’idée à son incarnation et disparaît avec la diminution de leur séparation.

L’idéal de « l’homme » est réalisé, quand la conception chrétienne se renverse dans la proposition : « Moi, cet Unique-ci, suis l’homme. » »

Individualisme et égoïsme

La critique de la société moderne porte donc sur l’érection d’idées comme seule réalité valide. Ces idées fixes ont assujetti l’homme, il les vénère sans jamais les remettre en question. La vérité, la foi, la majesté, la vertu, la moralité, le christianisme, la légalité, sont autant d’idées fixes, que « les fous » qui les suivent ne laissent pas attaquer. Ces idées sont sacrées, c’est-à-dire déclarées selon une convention comme extérieures à l’homme, plus puissantes et meilleures que lui.

C’est ici le cœur du système stirnérien : toutes les idées qui posent l’idéal de l’homme hors de lui, au-dessus de lui, l’aliènent, et ceux qui s’appuient sur de telles pensées oppriment hiérarchiquement les autres. Les idées transcendantes, sacrées, transforment un individu en un être générique, puisqu’elles séparent Son être de Lui-même pour le placer au-dessus de Lui. Toutes ces idées transcendantes, qui sont l’idéal de l’Humanité aux différents moments de son histoire, ne voient jamais en Lui (l’individu particulier) qu’un concept : le christianisme voit en Lui le Christ, et le libéralisme voit en Lui l’Homme en tant qu’espèce. Or, pour Stirner, l’individu est seule valeur. L’égoïste est simplement celui qui veut vivre selon son propre principe, sans avoir comme Dieu l’une ou l’autre idée transcendante ; c’est pour Stirner le moyen de se libérer de toutes les dominations qui nous oppriment. Cet égoïste doit donc accomplir une impitoyable désacralisation : rien ne lui est sacré, il ne puise sa cause et ses raisons qu’en lui-même.

Contre toutes les idées transcendantes

Revenons donc un peu plus précisément sur la critique que Stirner fait de la religion. La caractéristique de la religion est de chercher à établir un absolu, un idéal, vers lequel tout homme doit tendre, quel que soit cet idéal. Ce qui fait le fond de la mentalité religieuse, c’est donc l’insatisfaction au sujet de l’homme actuel, c’est-à-dire l’affirmation d’une « perfection » à atteindre. Tout nouvel idéal dénote simplement l’apparition d’une nouvelle religion. Cela signifie que l’athéisme tel que développé au siècle des Lumières ou par Comte ou Feuerbach ne suffit pas : l’égoïste accomplit une immense désacralisation, qui va bien plus loin que les Dieux historiques. Or les Lumières, les positivistes et les humanistes athées ont ajouté à l’Homme ce qui avait été retiré à Dieu, la puissance de l’Humanité s’est accrue proportionnellement au déclin de la piété, et « l’Homme » a remplacé Dieu parmi les idées transcendantes, ce qui pour Stirner signifie l’apparition d’une nouvelle religion, un simple changement de maître.

La religion, qui recherche la chose en soi, l’être derrière les choses, en rehaussant l’être, a rabaissé les phénomènes. Elle a établi le principe que les hommes sont tous des pécheurs, mettant l’individu dans la position d’une perpétuelle recherche de son moi idéal à l’extérieur de lui-même. Contre cette aliénation, Stirner propose un autre principe :

« Nous sommes tous parfaits ! Nous sommes en effet à chaque instant tout ce que nous pouvons être et n’avons jamais besoin d’être plus. N’étant affligés d’aucun manque, le péché n’a pour Nous aucun sens : que l’on Me montre encore un pécheur dans le monde, à partir du moment où plus personne ne doit agir pour la satisfaction d’un être supérieur ! »

La religion, sous toutes ses formes et au sens large, est donc la cause de la domination des hommes. La hiérarchie durera aussi longtemps que l’on croira à des principes, tant qu’on continuera même à simplement à y penser.

La religion de l’Etat et de la démocratie…

Mais dès lors qu’une religion se définit par le simple fait d’ériger une idée en principe supérieur, l’Eglise et l’Etat ont fondamentalement une même nature : la religion comme la politique donnent à l’homme pour mission de réaliser une essence qui lui est extérieure, la foi, la morale, la liberté, l’humanité… Religion et politique veulent faire l’ « homme véritable ». A la foi de l’Eglise correspond la morale pour l’Etat : elle donne la norme, qui se traduit au sein de la société dans les lois qui sont sacrées. L’Etat agit en dominateur tout comme l’Eglise autrefois : l’un repose sur la piété, l’autre sur la morale. Comme les autres institutions « religieuses », il veut façonner l’homme selon ses propres règles, en sacrifiant sa particularité au sacré. Quiconque veut être lui-même est donc son ennemi, et n’ « est rien », au sens où il ne lui confiera aucune position en son sein. Notre éducation a pour objet de faire de l’individu un instrument utilisable, un « membre utile de la société ». Dès l’enfance on nous inculque les choses sacrées, qui deviennent extrêmement difficile à remettre en question par la suite. En quelques sortes, « on déclare les jeunes gens majeurs quand ils chantent sur le même air que les vieux. »

Le combat anarchiste contre l’Etat se mène donc contre l’association qu’il représente. Cette association est inconcevable pour Stirner, car elle suppose le sacrifice de la particularité, et donc de l’individu, au profit d’une idée générale, d’un sacré. Et la gouvernance du peuple n’est pas plus enviable que celle du despote, puisque le Peuple, en tant que puissance impersonnelle, spirituelle, est un fantôme et non un Moi, et se situe au-dessus de Moi, imposant l’idéal vers lequel Je dois tendre. Notons qu’il en va de même du Parti, qui est un Etat dans l’Etat, dès le moment où il rend l’adhésion à certains principes obligatoire. Je ne suis donc libre dans aucun Etat, tout Etat élimine ce qui lui nuit, et un Etat qui tolère ce qui ne lui nuit pas ne vaut pas mieux que la dictature : c’est le même despotisme pour l’individu, avec un aspect plus estimable, qui masque sa vraie nature. Avec la Révolution Française et l’arrivée de la démocratie bourgeoise, seul l’idéal de l’Etat a changé, il est devenu « liberté du peuple ». L’individu est simplement devenu un « protestant de la vie politique », en ce qu’il a maintenant un rapport plus direct avec son Dieu.

Le monde créé par le croyant s’appelle l’Eglise, le monde créé par l’ « Homme » s’appelle l’Etat, mais aucun de ces deux mondes n’est Mon monde, à Moi en tant qu’individu. En tant que société d’hommes, l’Etat ne peut subsister sans une morale et il doit veiller sur elle. Il est donc Mon ennemi en tant que je suis un Moi, qui n’ai que Moi en vue. Le bien-être est cette société humaine ne tient pas à cœur à l’égoïste : il ne fait que l’utiliser, et pour pouvoir l’utiliser pleinement, il le transforme en Sa propriété, c’est-à-dire le détruit pour créer à la place une association d’égoïstes.

Mais quel est donc le but à atteindre pour l’individu stirnérien ? Nous l’avons déjà défini de manière négative : ne pas avoir sa cause hors de soi, ne pas tendre à la réalisation d’un idéal absolu transcendant. Mais ce n’est pas tout de se libérer de ce que l’on ne veut pas, encore faut-il aussi avoir ce que l’on veut. Ce qui le définit réellement, c’est sa particularité : « Mon existence et Mon être, ce que Je suis Moi-même. » L’individu est libre de ce dont il s’est débarrassé, et il est propriétaire de ce qu’il a en son pouvoir et dont il est maître. Plus que se libérer de tout, il faut avant tout se choisir Soi « comme point de départ, centre et fin. » La liberté n’est complète que lorsqu’elle est Mon pouvoir, lorsque Je deviens un moi propre. Toute liberté est essentiellement libération de soi, c’est-à-dire que Je ne peux avoir plus de liberté que Je ne M’en procure Moi-même, grâce à Ma particularité. En un mot, une liberté octroyée n’en est pas une.

En résumé, les Etats, les religions, les partis, les syndicats sont tout ce qui vient entraver l’Unique, le moi individuel qui doit viser l’indépendance et la propriété de Soi en opposition à tout ce qui tend à sa dissolution. L’individu stirnérien est l’Unique : il ne sert plus aucune idée, ni aucun être supérieur, il Lui revient plus que le divin, plus que l’humain, il Lui revient ce qui est Sien. C’est en tant que Soi qu’il se développe Lui-même. La question n’est plus de savoir comment acquérir la vie, mais comment en user, comment en jouir ; en d’autres termes, il ne s’agit plus de rétablir de « vrai Moi » de l’individu, mais de résoudre et d’user de Soi par la vie même.

L’athéisme de Stirner est donc consubstantiel à son anarchisme : la démarche de désacralisation ne peut se limiter aux seules religions instituées, mais s’étend à toutes les figures idéales imposées ou choisies par les hommes, de tous temps. Parmi elles, la démocratie, l’Etat, l’Homme sont en bonne place dans les sociétés modernes. Cette conception du religieux comme aliénation, poussée dans ses conséquences les plus radicales, amène la nécessité de transformations beaucoup plus profondes qu’une simple « sécularisation » de la société, qui ne revient pour Stirner qu’à abandonner un dieu pour un autre. En définitive, Stirner est contre la religion pour la même raison qu’il est contre l’Etat : parce qu’en tant qu’ils posent un idéal hors de l’homme, l’un et l’autre l’aliènent.
Pour lire L’Unique et sa Propriété dans le texte, les œuvres complètes de Max Stirner ont été récemment republiées aux éditions L’Age d’Homme (M. Stirner, Œuvres Complètes, Lausanne, L’Age d’Homme, 2012). Les références de cet article renvoient à cette édition.

Juliette Masquelier, Mai 2015