Moi, l’univers, Dieu et tout le reste par Claude Semay

Je suis né et ai grandi dans un environnement catholique, mis à part mon père qui ne croyait ni en Dieu ni en diable, mais ne s’affirmait pas athée pour autant. J’ai donc reçu une « bonne éducation chrétienne » et ai participé aux rites habituels, baptême, catéchisme, petite communion et tutti quanti. Puis en grandissant, le doute s’est progressivement installé. J’ai commencé à me poser des questions, d’abord au sujet des incohérences et invraisemblances de la religion, puis sur l’idée même de l’existence d’une divinité. Il faut dire que, aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours interrogé sur le pourquoi et le comment des choses, et en particulier sur la nature du monde. J’ai même poussé le vice assez loin puisque je suis devenu physicien théoricien. Mais revenons à mes premières années de doute.

Vers 14-16 ans, je m’étais déjà bien détourné de la pratique chrétienne, mais je conservais la foi en l’existence d’une entité divine, créatrice du monde. Je n’étais plus chrétien, mais j’étais toujours déiste. Si je me rappelle bien, à cette époque, je ne pensais plus à Dieu comme à un être suprême prêt à nous accueillir dans son paradis céleste après notre mort, mais plutôt comme à une force créatrice, nécessaire au commencement de tout ce qui existe. Mais le ver était dans le fruit et le processus de déconstruction ne pouvait que continuer jusqu’à son inéluctable conclusion. La délivrance (je pense que c’est le bon mot) est venue brutalement à la suite d’une réflexion tellement évidente que je me demande encore comment je ne l’ai pas eue plus tôt. Quand on affirme que Dieu a créé l’univers, on peut vous demander « Mais qui a créé Dieu ? »

La réponse habituelle est que Dieu n’a pas besoin d’avoir été créé. Mais alors, si Dieu n’a pas besoin d’avoir été créé, pourquoi l’univers ne pourrait-il pas jouir de la même propriété et donc exister sans avoir eu de commencement. Cette proposition est-elle scientifique, c’est-à-dire explicable par une théorie physique, voire testable par expérimentation ? Pour apporter un début de réponse à cette question (désolé pour ceux qui espéraient une réponse définitive), je me dois de vous parler de deux visions du monde, élaborées assez récemment par différents physiciens, sur ce que l’on connaît – avec un certain degré de certitude – de l’histoire de notre univers. Les scientifiques s’accordent sur le fait que l’univers a connu une phase de dilatation rapide, il y a environ 13,8 milliards d’années, appelée Big Bang.

La matière s’est ainsi formée à partir d’une soupe chaude et dense de diverses particules qui s’est progressivement refroidie et diluée lors d’une phase d’expansion toujours en cours. La description de cet événement s’appuie sur deux grandes théories de la physique : la relativité générale et la théorie quantique des champs. La relativité générale décrit comment matière et espace-temps interagissent, depuis l’échelle centimétrique jusqu’aux limites de l’univers observable. Les prédictions les plus étonnantes de cette théorie, comme les ondes gravitationnelles ou les trous noirs, ont reçu des vérifications expérimentales probantes. Aux échelles de distances microscopiques, c’est la théorie quantique des champs qui décrit le monde des particules, avec d’autres effets surprenants également vérifiés, comme la conversion matière-énergie ou l’effet tunnel. La découverte du boson scalaire, ou boson de Brout-Englert-Higgs, est venue récemment apporter une spectaculaire – et très attendue – vérification expérimentale du Modèle Standard des particules basé sur la théorie quantique des champs.

Pourtant tout n’est pas rose dans le monde de la physique. La relativité générale et la théorie quantique des champs sont incompatibles. Même si des pistes prometteuses existent, comme la théorie des supercordes ou la gravitation quantique à boucles, il ne semble pas que la théorie unificatrice puisse émerger rapidement. De plus, le modèle du Big Bang doit s’accommoder de l’introduction de la matière noire, dont on ignore la composition, et de l’énergie sombre, dont on ignore complètement la nature. Notez que le Big Bang ne préjuge pas de l’existence d’un « instant initial ». Cela ne pourrait marquer que le commencement d’une transformation d’un état antérieur encore inconnu de l’univers dans un autre, celui que l’on connaît. Personne ne doute que l’univers est plus étendu que ce que l’on en voit (la lumière des régions plus lointaines ne nous est pas encore parvenue), mais nous ne savons pas non plus si l’univers est fini ou infini. Cela n’a pas empêché certains scientifiques d’imaginer, à partir de ces bases, des visions encore plus grandioses du monde dont je vais brièvement présenter deux versions dans les paragraphes suivants. Notre univers en expansion constante serait infini, mais ne serait qu’un univers parmi d’autres.

Ces différents univers constitueraient ce que l’on appelle le multivers. En nombre infini, ces univers seraient pour la plupart spatialement infinis et en phase d’expansion sans limites de temps (je n’expliquerai pas ici comment des univers infinis peuvent coexister en nombre infini dans le même espace-temps). Les lois de la nature pourraient varier d’un univers à l’autre. Certains pourraient abriter des étoiles et des planètes avec des êtres vivants, d’autres seraient impropres à leur apparition. Ce multivers sans limites, en perpétuelle mutation, n’aurait ni commencement ni fin. Dans cette structure, le temps n’existe pas à proprement parler. Il n’est qu’une illusion due au fonctionnement de notre cerveau. Plusieurs modèles de multivers ont été développés. Dans le modèle du physicien Max Tegmark, le multivers de niveau IV, un univers particulier n’est que la réalisation d’une structure mathématique précise, car tout objet mathématique a en effet une existence physique. C’est la vision platonicienne extrême où les entités mathématiques préexistent à tout, et ce qui est perçu comme réel n’est en quelque sorte que le « reflet de ces entités ».

Le physicien Lee Smolin a une autre vision du multivers. Dans son modèle, le temps existe et la réalité physique évolue et se construit sur base d’un état antérieur. Les mathématiques sont une création du cerveau humain, établies par généralisation des régularités observées, mais où les particularités et le temps sont supprimés. Dans sa théorie des univers féconds, il propose qu’un univers puisse en engendrer un autre lors de la formation d’un trou noir. Lors de ce processus, les constantes fondamentales de la physique, comme la vitesse de la lumière dans le vide, pourraient varier d’un univers à l’autre. Certains univers seraient plus propices à la formation de trous noirs et auraient donc plus de « descendants ». D’après Smolin, ce sont ceux qui ont le plus de chance de voir la vie s’y développer. On peut voir dans cette vision naturaliste une sorte de théorie cosmique de l’évolution. À nouveau, ce multivers n’a ni commencement ni fin. Un de ces deux modèles est-il assez fou pour avoir une chance de représenter la réalité (ou quelque chose d’approchant) ? L’avenir nous le dira peut-être, ou peut-être pas…

Avant de lire les articles et ouvrages de Tegmark et de Smolin, j’avais une vision assez proche de celle de Smolin. Je me sens en effet plus naturaliste que platonicien. Je n’ai pas changé d’avis après la découverte de ces travaux. Mais ce n’est qu’un point de vue personnel. Ces deux visions du monde, hautement spéculatives, que l’on pourrait croire issues d’ouvrages de science-fiction ont pourtant été élaborées, par de brillants chercheurs, en extrapolant des théories physiques solidement établies. Elles seront cependant difficilement testables. Pour le moment, le mieux à espérer est que l’on progresse suffisamment dans notre compréhension des lois de la nature, pour qu’un de ces modèles – ou une de ces futures versions améliorées – apparaisse comme une prédiction inévitable de ces lois.

Scientifiquement, il ne semble donc pas nécessaire qu’un acte créateur soit posé pour que le monde existe. Notons que cela n’explique pas pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, mais l’existence d’un Dieu ne l’explique pas plus. Étant scientifique, je me dois d’être ouvert au monde et de considérer les choses avec logique et rigueur. On pourrait donc me reprocher de rejeter trop facilement l’idée de Dieu, sans preuve formelle de son inexistence. Je devrais à tout le moins être agnostique. Eh bien non ! Je me déclare athée, sans hésitation ni regret. Bien sûr, je ne peux pas prouver que Dieu n’existe pas, pas plus que quelqu’un ne peut prouver qu’il existe. Cela ne m’interdit nullement de me forger une opinion, solide et réfléchie, que je serai capable de défendre avec vigueur s’il le faut.

On peut trouver facilement des analogies dans la vie courante. Je ne pense pas qu’il existe une théorie capable de démontrer (j’insiste sur le terme) qu’une politique de gauche est meilleure qu’une politique de droite. Pourtant des hommes et des femmes, avec leurs valeurs, se sont fait une opinion, solide et réfléchie, qu’ils seront capables de défendre avec vigueur s’il le faut (bis). Et quelle est notre place à nous, les êtres humains, dans cet incommensurable multivers changeant, sans Dieu, peut-être sans limites d’espace ni de temps ? Nous sommes si petits et fragiles. Un cataclysme cosmique, même de petite ampleur, pourrait facilement nous rayer de la surface de la Terre. Pourtant, malgré notre totale insignifiance, nous sommes caractérisés par une propriété tout à fait extraordinaire, la conscience de soi.

Nous savons que nous existons ! Une planète, une étoile sont des corps très complexes, mais – pour autant que nous le sachions – ils sont dépourvus de cette conscience d’eux-mêmes qui nous distingue parmi tous les objets de l’univers (d’autres créatures intelligentes et conscientes peuvent également exister ailleurs dans l’espace, mais nous n’en savons encore rien). Alors, avons-nous un rôle à jouer ? Avons-nous une destinée cosmique, un accomplissement à espérer ? Personnellement, je ne le crois pas. Je pense que nous sommes apparus parce que le jeu particulier de lois naturelles de notre « univers local » le permet.

Le monde est donc « absurde » et « indifférent ». Si nous voulons donner un sens à notre vie dans cet univers dépourvu de finalité, il faut le trouver nous-mêmes. C’est notre plus grande liberté. Mais pour certains, c’est notre plus lourd fardeau. Je pense que la religion est faite pour ceux qui ne peuvent supporter ce fardeau.

Claude Semay (Physicien, chargé de cours UMONS) Les deux modèles de multivers évoqués dans cet article sont décrits dans les livres de vulgarisation suivants :

  • Max Tegmark, Notre univers mathématique, Dunod, 2014.
  • Lee Smolin, La renaissance du temps, Dunod, 2014.

Un ouvrage plus court que je peux également conseiller est :

  • Aurélien Barrau, Des univers multiples, Dunod, 2014.

 

Claude Semay