Passé et présent . Des guerres de religion par Patrice Dartevelle

 

 Le nombreux attentats, inattendus dans leurs modalités mais de plus en plus prévisibles dans leur principe, perpétrés par des fanatiques au nom de l’islam ou d’un islam “pur” dans des grandes villes de tous les continents (on commence par La Mecque en 1979) et tout récemment à Paris aboutissent à des interrogations sur un islam qu’on ne voyait pas vraiment chez nous ou à des affirmations plus ou moins péremptoires sur la spécificité de l’islam et sa responsabilité dans les massacres.

 L’histoire et la connaissance du passé sont à manier prudemment si l’on veut en tirer des explications utiles pour le présent. Jean Stengers soutenait même qu’elles pouvaient parfois être un handicap pour la compréhension du présent. Mieux vaut sans doute examiner chaque cas. Une des périodes qui viennent à l’esprit en termes de comparaison avec les violences religieuses récentes, c’est le XVIème siècle européen. Les guerres y sont inouïes de violence, les victimes si innombrables qu’il faudra attendre l’ensemble des guerres de Napoléon voire le conflit de 1914-1918 pour atteindre un nombre comparable de victimes, tous pays européens confondus. Et dans ce cas, le motif de la guerre est bien la religion même si des conflits de pouvoir, des ambitions dynastiques, etc… vont venir se greffer sur la source originelle de la violence. En plus, le conflit entre catholiques et protestants nous offre comme un parfum de conflit entre sunnites et chiites, un des moteurs majeurs et la source de bien des positionnements au Moyen-Orient.

 Deux historiens modernistes français, Denis crouzet et Jean-Marie Le Gall, tous deux professeurs à la Sorbonne, se sont risqués à l’analyse et à la comparaison entre cette période particulièrement troublée de l’histoire de l’Europe et les problèmes posés par ou au travers de l’univers musulman dans un ouvrage de moins de cent pages, au titre évocateur : Au péril des guerres de Religion (1).

 

L’imaginaire eschatologique

 

 Commençons par ce qui semble ressembler le plus à un groupe djihadiste par sa violence, son intransigeance, son mode d’interprétation du Livre saint : les anabaptistes. La comparaison ne plaira pas forcément à tous, leur égalitarisme leur ayant valu l’approbation de plusieurs à l’extrême-gauche du spectre politique.

  Les anabapistes de Thomas Münzer et ses paysans profitent en quelque sorte d’une ambiance particulière en Allemagne depuis la fin du XVème siècle, le millénarisme, qui fait croire à beaucoup que l’année 1524 sera celle d’un second Déluge qui détruira toute la terre, manifestation de la colère divine face à l’impiété des hommes. L’idée de signes annonciateurs se retrouve aujourd’hui chez certains musulmans. Le millénarisme sert facilement à valider l’idée que seule une minorité d’élus se sauvera, spécialement si elle tue d’abord les impies. Ainsi les campagnes allemandes sont parcourues par des radicaux qui prêchent l’établissement immédiat du règne du Christ et exigent pour cela un monde où seuls les justes ont leur place.

 Les deux leaders anabaptistes de Münster, Jan Matthys et Jean de Leyde, enseignent qu’il faut prendre les armes pour frapper les injustes – et on les écoute – et surtout que tous ceux qui sacrifient leur vie dans ces combats deviendront des saints qui siégeront au côté du Christ lorsqu’il viendra sur terre pour y établir un règne de mille ans. Les 70 vierges pour chaque martyr de l’islam sont certes plus triviales mais enfin…

 Les anabaptistes font régner la terreur à Münster, qui est abandonnée par les luthériens en 1534. Ils détruisent tous les livres, sauf la Bible, les images dans les églises et créent une législation aux peines terribles (la peine de mort s’applique à quasi tout, y compris l’insubordination des enfants envers leurs parents et celle des épouses envers leur mari). Les princes protestants finissent par reprendre la ville, massacrent les anabaptistes et, pour qu’à l’avenir chacun réfléchisse, exposent les corps des leaders dans des cages accrochées en haut de la tour d’une église (on peut encore voir les cages).

 De cela les deux historiens tirent une conclusion valable pour le présent : “… l’histoire de l’Occident chrétien est traversée d’expériences prophétiques qui conduisent à relativiser ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient, qui démontrent que l’imaginaire eschatologique est inhérent aux religions du Livre et qu’il s’articule bien souvent à des logiques inspirées exigeant, comme marques de la fidélité aux commandements divins, la violence, le combat contre l’Autre, la mise en place d’un ordre de terreur censée modéliser les individus en tant que guerriers de Dieu, hommes nouveaux rompant avec le passé et accédant au statut d’être des purs, des justes, des saints “. Le littéralisme dans l’interprétation du Livre serait une forme d'”hypnotisme” fonctionnant comme une thérapie de l’angoisse, “face à une culpabilisation de soi insoutenable”. Nos historiens sauvent ainsi la religion proprement dite mais quoi qu’il en soit, nous avons reconnu là ce qui nous arrive après quatre siècles.

 

Une ambiance paroxystique

 

  1. Crouzet et J.-M. Le Gall traitent ensuite du conflit principal – quasi limité à la France dans leur livre -, celui qui oppose catholiques et protestants et qui causera des morts par centaines de milliers dans toute l’Europe.

  Sans qu’on puisse exempter les protestants de tout fanatisme et de ce qu’il implique ni écarter les villes où un modus vivendi a été trouvé, le cas le plus clair est celui de l’aile marchante du catholicisme, la Ligue (ou Sainte Ligue), active à partir de 1560.

 Les historiens nous rappellent que le christianisme, ou le discours chrétien de l’époque, a peu à voir avec l’actuel, du moins en Europe. Au XVIème siècle, le chrétien sait qu’il doit pouvoir assurer une violence s’il le faut et ne pas faiblir s’il s’agit d’un proche. Mettre les recrues à épreuve en leur faisant tuer un proche est une technique éprouvée de toutes parts, à commencer par l’OAS ou les Brigades rouges. L’acharnement est sans borne : on coupe la langue au blasphémateur, les mains au protestant iconoclaste, pour ce qui est des peines légères. Mais la violence qui tue l’hérétique est la violence de Dieu et il ne saurait y avoir là de culpabilité. Tolérer l’autre, hérétique, est un crime. La Ligue recrée une véritable ambiance de croisade.

 Les corps des adversaires sont très souvent traînés dans la boue, atrocement mutilés, énucléés, laissés sur le fumier. Les huguenots ainsi traités sont considérés comme des suppôts de Satan, ils ne sont plus des hommes faits à l’image de Dieu, ils ne sont plus des hommes.

  On ne cesse de nous répéter aujourd’hui que le Dieu des chrétiens n’est qu’amour mais au XVIème siècle, il est colère et jalousie. Sans doute y a-t-il eu une révolution de palais dans les cieux.

 Quand Henri III, qu’un frère lai dominicain tuera quelques mois après, fait assassiner les deux chefs de la Ligue, le duc (qui voulait reprendre le trône au roi, qui n’avait pas d’héritier) et le cardinal de Guise, pendant 55 jours de deuil, Paris ne se consacre plus guère qu’à honorer les deux rebelles, devenus des saints. Les églises se relaient pour des prières continues. On crée une atmosphère lugubre jusqu’au paroxysme, avec une rare débauche de voiles noirs ornés de larmes d’argent.

 Prêtres et théologiens vont chercher les textes les plus probants de l’Ancien Testament pour exciter à la violence. On cite par exemple Lévitique, 24,14 : “Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera.” ou Exode, 32,27, quand Moïse se déchaîne contre les juifs idolâtres : “Ceignez chacun votre épée !…et tuez, qui son frère, et qui son proche. Les fils de Lévi exécutèrent la consigne et, ce jour-là, environ trois mille hommes perdirent la vie” (2).

 Et si les choses tournent mal, mourir c’est entrer dans l’éternité. Et sur ce point les deux historiens peuvent citer également le Coran, 3, 169-170 : “…ne prends pas ceux qui furent tués sur le chemin de Dieu pour des morts. Oh non !  Ils vivent en leur seigneur, à jouir de l’attribution, joyeux de ce qu’Il leur dispense de sa Grâce…” (3).

 La conclusion est claire : tant l’ancien Testament que le Coran sont très souvent emplis du récit et de la glorification de massacres auxquels nous sommes incapables de trouver la moindre excuse. Mais s’en repaître hier en Europe comme on le fait du Coran maintenant bien davantage qu’il y a deux ou trois générations finit inéluctablement par créer un groupe de criminels qu’il n’ est pas si aisé de détacher du corps général des croyants.

 

Que faire?

 

  1. Crouzet et J;-M. Le Gall consacrent une petite moitié de leur livre à chercher des remèdes au terrorisme fondamentaliste. Ils formulent quelques remarques utiles et, selon, moi, quelques autres. L’histoire ne peut pas tout…

  Même si cela ne rassure guère, les deux historiens ont raison de rappeler une vérité que bien peu supportent d’entendre. 70 ans de paix ont fait perdre de vue aux européens que “l’essentialité de l’histoire est le tragique et que le tragique guette à tout instant l’histoire”. Autre vérité : “L’histoire nous enseigne qu’on ne fait jamais la guerre qu’on veut mais celle qui nous est imposée” et qu’au XVIème siècle déjà “ce sont les fanatiques possédés par la passion divine qui ont imposé leur calendrier et ravagé la vie de leurs contemporains”.

 On ne le voit que trop depuis 2001, nous ne pouvons réagir qu’après coup et, quand on le fait, même avec des moyens considérables, les résultats ne sont pas vraiment probants, comme Dominique de Villepin l’a récemment et lourdement rappelé.

 En bons Français et donc bons laïques, les deux historiens ne cessent d’insister sur l’idée qui a fini par prévaloir en France à l’extrême fin du XVIème siècle, à savoir la nécessité de la prédominance d’une autorité royale, reprise depuis par la République, régnant sur des individus aux convictions diverses. C’est bien le début d’une ligne qui mènera à la loi de séparation en 1905. Mais ils ne paraissent pas voir que l’autre partie de l’Europe a suivi la voie inverse, moins bonne ou pire peut-être mais elle y a survécu. En Allemagne, c’est le principe du cujus regio, ejus religio qui l’a emporté (il implique quand même que tout souverain n’est plus obligatoirement soumis au pape) qui l’ a emporté et au fond la séparation des Pays-Bas du Nord de ceux du Sud obéit au même principe – comme celle beaucoup plus tardive des deux Irlande – aux grands dépens des protestants du Sud que le pouvoir espagnol a exterminés ou forcés à l’exil.

 Par ailleurs les deux historiens voient très bien que créer un délit d’islamophobie est à proscrire (« ce serait faire passer les assassins pour des victimes ») .

  Sur le blasphème par contre, le point de vue est très conventionnel. Le malaise de D. Crouzet et de J.-M. Le Gall face aux caricatures de type “Charlie Hebdo” est perceptible. Ils se réclament du devoir du croyant d’accepter que l’on se moque de sa foi, voient bien que le rire contemporain est une “opération de distanciation et de destitution des illusions et des idéologies en même temps qu’un facteur de socialisation”. Mais sous prétexte que le rire peut aussi relever du mépris et de la condescendance (ce qui est vrai mais sans

objet), ils ne peuvent que rappeler que, lors des guerres de Religion, des villes ont pris des mesures restrictives par exemple contre les farces jouées aux grandes fêtes pour éviter toute provocation. Cela voudrait dire que nous en sommes revenus aux immenses massacres du XVIème siècle. Les gens de Charlie Hebdo seraient alors morts pour rien?

 

L’enseignement

 

 La grande affaire des auteurs, c’est l’enseignement. Pour beaucoup de problèmes, la solution par l’enseignement est préconisée. On charge ainsi l’enseignement d’une multitude de missions (sans compter les péchés d’Israël) pour mieux en dispenser d’autres secteurs de la société.  A ma connaissance, c’est en pure perte.

 Que faudrait-il enseigner ? Ici aussi D. Crouzet et J.- M. Le Gall cultivent le meilleur et le pire mais surtout ne parviennent pas à éviter leurs propres contradictions.

 Ils voient clairement le risque d’un endoctrinement à la citoyenneté, à la laïcité, au vivre ensemble. Ils parlent alors des “leçons de morale qui nous sont proposées comme solution à la présumée perte des repères citoyens et qui risquent de se transformer en ce que l’instruction civique a toujours été à l’école : du temps perdu”.

 Ils proposent par contre d’enseigner l’histoire des faits religieux comme des professeurs de sciences exposent les théories (le terme même me semble un peu bizarre) scientifiques. Le principe peut sembler juste sous réserve d’examiner ce qui est scientifique en histoire mais la comparaison avec les professeurs de sciences est  un bon révélateur de la réalité des obstacles : quand un professeur de biologie fait face à une classe qui ne comprend guère que des musulmans (accompagnés d’un évangélique ou l’autre), en France comme en Belgique, il finit par ne pas parler de l’évolution. Ces élèves ne veulent même pas entendre ce qui contredit leur religion, l’empêcher est leur honneur.

 Crouzet et Le Gall pensent que l’enseignement de l’histoire culturelle montrera que “toutes les religions sont historiques, que leurs livres de référence sont écrits par des hommes, inscrits dans un contexte”. Cela serait un antidote au fondamentalisme. Sans doute mais pour de vrais croyants cette conclusion n’est pas loin d’aboutir à l’athéisme et donc cela ne se pourra pas.

Ils épinglent vite un problème plus global, effectivement lourd de conséquences : la réduction forte de l’enseignement des disciplines au profit de l’apprentissage au vivre ensemble fondé sur une morale dont, disent-ils, on peut douter de l'”efficacité si elle n’est pas ancrée dans des oeuvres et des événements”. Nous récoltons effectivement les effets d’un effondrement de l’enseignement dit littéraire ou classique. Son recul a plusieurs causes mais si certains y ont oeuvré pour vider le cerveau et y créer de la place pour la publicité, ils auraient dû penser que bien d’autres qu’eux utiliseraient le vide.

 Il y a aussi une contradiction chez nos deux historiens. Ils semblent s’en remettre au scientifique pur mais ils ne peuvent s’empêcher d’en sortir et de glorifier l’enseignement de l’histoire comme “une propédeutique d’une philosophie de l’histoire (laquelle?), une maîtresse de vie enseignant une éthique de la civilisation des moeurs et de la coexistence collective contre les illusions messianiques, contre le potentiel hypnotique de l’eschatologie”. Fort bien mais il n’y a là rien d’autre qu’une forme d’instruction civique qui est dénoncée par ailleurs. On peut en plus douter des leçons de l’histoire quand elles sont de ce type : certes le renoncement au fanatisme peut être source de paix et celle-ci est une valeur. Mais nous savons bien qu’il faut parfois faire la guerre qu’on nous impose et recourir à la violence.

 Plus fondamental : comprendre les variations de l’histoire ne nous empêchera jamais de nous poser la question de l’avenir et de ce qu’il faut faire. La connaissance des faits peut et doit nous aider mais de là à nous dicter la solution…

 

 

Un constat de carence?

 

On voit certes apparaître dans Au péril des guerres des Religions quelques conclusions assurées et essentielles : l’invocation de la laïcité et du vivre ensemble n’aboutiront à rien sans s’en prendre aux religions ou sans s’en prendre à leurs principes  fondamentaux, comme la valeur de vérité dont elles se revendiquent. Qu’on n’ait pas vraiment affaire à un retour du religieux mais à celui du théologico-politique d’antan sous un avatar nouveau peut rassurer mais on ne voit toujours pas comment faire passer des messages qui nous semblent si évidents.

  On peut aussi s’en remettre à Olivier Roy qui ne démord pas de sa position : le fondamentalisme musulman est une réaction désepérée, un réflexe de survie voué à l’échec face à l’occidentalisation et la mondialisation de son univers (4). A moins de limiter ses ambitions et de seulement régler les conditions d’une société et d’un univers faits de groupes juxtaposés… Mais même le chemin jusqu’à un Edit de Nantes, qui reste pourtant loin de l’idéal d’un Etat laïque respectant également toues les religions et l’incroyance, reste long (5).

 

 

  • Denis Crouzet et Jean-Marie Le Gall, Au péril des guerres de Religion, Paris, PUF, 2015, 91 pp. Prix : +/- 12 €.
  • Je cite d’après la traduction de La Bible de Jerusalem, 1955 (2ème Edition 1961).
  • Je cite d’après la traduction de Jacques Berque, 1995 (Poche en 2002).
  • Olivier Roy, L’échec de l’islam politique, 1992.
  • Voir récemment Vincent de Coorebyter, Apports et limites de la tolérance, Les @nalyses du CRISP en ligne, 4 novembre 2015, www.crisp.be, article initialement publié dans Marc Dandoy (dir.), Ath 1572-1573, Mémoires pour l’avenir. De la tolérance vers la Liberté (Etudes et document du Cercle royal d’histoire et d’archéologie d’Ath et de la région, t. XXVII), 2015, p. 119-130.

 

Patrice Dartevelle