« Ne se laisse surprendre que celui qui le veut bien »

Patrice Dartevelle

C’est fort peu dire que tout ce qui a trait à l’islam constitue aujourd’hui une préoccupation centrale dans une Europe occidentale qui, jusqu’il y a trente ans, voire moins, croyait en avoir fini avec le fanatisme religieux et ne s’était manifestement pas posé beaucoup de questions ni sur l’immigration de musulmans, ni sur la gestion des pays musulmans par d’autoritaires monarques et dictateurs, ni évidemment sur les contraintes qu’elle avait imposées à ces pays (frontières fixées par les européens, règlement du problème juif sur le dos des Palestiniens).

Pour tâcher d’y voir un peu plus clair je me suis emparé de deux livres d’un écrivain algérien, Boualem Sansal, adversaire déterminé des islamistes mais nullement athée. Il présente le rare avantage d’avoir publié d’une part un roman qui a rencontré un grand succès, 20841, en octobre 2015 et d’autre part en septembre 2013 un essai explicatif, Gouverner au nom d’Allah2.

2084 a été vendu à 280.000 exemplaires dès mars 2016 et a raté de peu le prix Goncourt 2015 mais a obtenu un Grand Prix de l’Académie française. Ce n’est pas un roman si aisé à lire. « Il a un côté un peu théorique dont on sent un peu trop souvent qu’il est au service d’une pensée idéologique qui efface quelque peu la dimension proprement littéraire du récit » selon Jean-Paul Bonjean3 et un autre critique, plus indulgent, Michel Guerrin, s’il trouve « la langue sacrément belle », n’en admet pas moins que « le rythme […] est lent, on se perd dans le récit » 4.

Enfin, autre avantage qui donne à nos yeux du poids à ses propos, B. Sansal est resté en Algérie où il a connu la dramatique décennie 1990-2000 et il y est menacé.

2084 et l’Abistan

2084 est une fiction où l’islam n’est jamais cité. Comme chez Orwell, l’action s’y déroule dans un pays imaginaire, totalitaire et effrayant, sur lequel les dirigeants exercent un pouvoir illimité sur la société comme sur chaque individu, pays nommé l’Abistan, du nom d’Abi, délégué du dieu Yölah sur terre, tous deux jouant en quelque sorte les rôles de Mahomet et d’Allah. B. Sansal y représente ainsi un totalitarisme islamique jumeau du stalinisme orwellie5.

Le pays et son organisation résultent d’une guerre impitoyable mais victorieuse pour Abi. Le pays est en ruine, il ne produit rien et personne ne songe à changer cela, la pauvreté y est indicible ; on est retourné dans une société qui ignore le mot « progrès », on est au Moyen Âge, du moins pour la quasi totalité de la population. Les dirigeants sont parvenus à faire croire à tout le monde qu’il n’y a que l’Abistan, que rien n’a existé avant et que rien n’existe ailleurs.

Le personnage central, Ati, revenu chez lui après un long séjour médical (dans la mesure où ça existe), se soumet à la dictature du régime. Agent du pouvoir local, il passe avec succès l’examen de contrôle idéologique mensuel obligatoire qu’il vaut mieux ne pas rater : si c’est le cas, on disparaît… L’ambiance du pays est fortement empreinte du culte d’Abi et de Yölah, auxquels on adresse continuellement des incantations.

Comme chez Orwell, B. Sansal met en scène une maîtrise de la population par le langage. Chez Orwell, la novlangue est une langue aux possibilités limitées, destinée à éviter que les gens aient trop d’idées. En Abistan, on parle l’abilang, qui a aussi des effets considérables, pour éviter toute pensée et tout propos divergents : « les mots qui connectaient les gens passaient par le module de la religion, qui les vidait de leur sens intrinsèque et les chargeait d’un message infiniment bouleversant, la parole de Yölah et […] en cela elle était une réserve d’énergie colossale qui émettait des flux […] ioniques agissant sur les cellules, les gènes et les molécules de l’individu qu’ils transformaient et polarisaient selon le schéma originel », finit par conclure Ati. Incantation, répétition, privation d’échanges libres entre les individus créent comme un champ de forces qui rend sourd à tout son qui n’est pas celui de l’Abilang.

Qui résiste trouve

Mais en Ati quelque chose résiste et cette résistance est attisée par la rencontre d’un archéologue, Nas, qui lui révèle avoir fait une découverte considérable, celle d’un village antique, antérieur à l’Abistan. Le péril est considérable pour les dirigeants : un tel village n’aurait jamais dû exister puisque son existence prouve qu’il y avait un « avant ».

Nas est chargé de faire rapport au ministère des Archives, des livres sacrés et des Mémoires saintes pour que ses théoriciens puissent articuler la découverte à l’histoire officielle du pays.

Ati finit par apprendre que selon toute vraisemblance la découverte est l’enjeu de rivalités au sein des plus puissants à travers la paternité d’un pélérinage – une grande affaire en Abistan, comme celui de La Mecque et quelques autres chez les musulmans – à créer autour du village découvert. Ati découvre que « la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne acharnée du mensonge originel ».

L’idée du contrôle du passé est bien présente chez Orwell mais il est évident que les destructions de vestiges archéologiques opérées à Bamyan en 2001 ou à Palmyre en 2015 donnent un relief plus évident à cet aspect de l’intégrisme religieux. Toute trace d’une religion autre, même disparue, doit être détruite. C’est important pour abêtir et contrôler parfaitement les esprits.

Ati tente finalement d’aller revoir Nas. Il se rend au centre politique de l’Abistan (une caricature de La Mecque) mais tombe sur les complots des dirigeants. Un des groupes ennemis l’emmène. Il découvre le luxe des dirigeants, découvre par exemple leurs avions. Il comprend qu’il n’est que le jouet d’une guerre de succession qui est en cours. Pour récompense de son silence et de sa collaboration, Ati demande la faveur d’être transporté à la frontière. Il a vu qu’il y avait un « avant », il veut aller vérifier qu’il y a bien un « ailleurs ». Intérieurement il n’a pas cédé.

Le message de Sansal est limpide : en cas de triomphe de l’islamisme, l’avenir, si l’on peut dire, est à l’ignorance, la pauvreté, le totalitarisme, la cruauté.

Gouverner au nom d’Allah

Gouverner au nom d’Allah est une sorte d’essai présenté comme un ensemble construit de réflexions et d’analyses sur l’islamisme et l’islam. Il est entrelardé de passages didactiques sur l’islam, ses différentes écoles, ce qu’on peut trouver aisément par ailleurs.

Publié en 2013, l’ouvrage n’est pas écrit sous l’influence des massacres de janvier et novembre 2015 à Paris. C’est à la fois un inconvénient – on s’attendrait à une plus grande dramatisation du contexte – et un avantage – on évite les effets de dramatisation de l’actualité récente. Le récit même de 2084 est univoque. La forme romanesque du monde totalitaire imaginé ne s’est pas prêtée à des nuances, des réflexions sur les causes. Gouverner au nom d’Allah le permet davantage. La critique de la situation de l’islam y est parfaitement nette et ne se borne pas au constat.

Pour Boualem Sansal, les féodalités du monde musulman, qu’elles soient anciennes ou nouvelles, ont empêché toute actualisation « visant à repenser, moderniser si possible, la relation des musulmans au sacré, au monde, à la société, à l’individu, à l’autre, à la science, la technologie, la morale, au droit positif, à la femme, à la sexualité, la démocratie, la laïcité, etc. ». Bref, ce n’est pas de prime abord la faute aux méchants occidentaux. La solution, « c’est de libérer la parole des musulmans, que chacun puisse s’exprimer en toute sécurité en tant qu’individu et en tant que citoyen ». Nul doute que c’était ce qu’il aurait fallu faire il y a quelques décennies mais pour l’instant, donner la parole aux citoyens des pays musulmans me semble le problème, comme on l’a vu récemment en Egypte.

La liberté de conscience et d’expression reste certes la base de tout et la religion a servi évidemment à empêcher toute liberté pour refouler ainsi tout élément de modernité.

Islamisme ou islam ?

Malgré le second titre du livre qui paraît le limiter au monde arabe, B. Sansal passe constamment de ce monde à l’Europe. Ainsi parmi les « succès » de l’islamisme qu’il relève, il y a celui d’avoir réussi à interdire toute critique de l’islam, bien évidemment dans les pays musulmans mais aussi dans le monde occidental où l’on se tait sur l’islam pour éviter l’accusation d’islamophobie, où « on ne peut pas critiquer l’islam et son Prophète même avec les mots les plus convenus et les meilleures intentions ». Il en voit sans fard la conséquence qu’il faudra bien un jour affronter : « En conséquence de quoi, l’islamisme est devenu le sujet sur lequel on se rabat pour s’exprimer en creux sur l’islam »6.

Pour ma part, je vois bien que le problème principal à cet égard n’est pas dans les médias mais dans les cours et tribunaux d’Europe – sans oublier la Cour de Strasbourg-où l’impossible distinguo a fini par tourner au paralogisme juridique (Houellebecq heureusement acquitté mais, contre tout bon sens, pour ne pas s’en être pris à l’islam quand il a déclaré que « L’islam, c’est la religion la plus con » !).

Plus lucide et plus accablant encore pour nos folies européennes : « un peu partout, et paradoxalement dans les pays de vieille démocratie, le politiquement correct, inspiré par la peur ou le souci de ne pas exacerber les tensions entre les communautés, fait des ravages. Il empêche le vrai débat et l’émergence de contrepoids aux intimidations des uns et des autres. Aux yeux des radicaux, cette retenue est vue comme la preuve que la société est prête à capituler, qu’il suffit de la pousser pour qu’elle se brise ». Il faut en effet être bien naïf pour ne pas voir que nos prudences, nos considérations pseudo-morales font rire les barbus dans leur barbe.

Pourquoi ?

D’où viendrait le succès de l’islamisme pour B. Sansal ? Il y a pour lui un cadre général d’un éveil de l’islam et d’un regain de piété (c’est ce qui pour moi justifie là comme ailleurs une présence et une affirmation athées plus fortes qu’auparavant) mais ce qui conquiert, c’est « une aspiration forte au pouvoir démiurgique et totalitaire sur la société, sur laquelle ils exercent déjà une pression forte, continue, multiforme, terrorisante, et sur les institutions de l’état qu’ils encerclent et minent par d’incessantes revendications ». Soit mais d’où vient-il que cette attitude fonctionne ? D’où vient le regain de piété ?

L’encouragement donné par des dictateurs (dits laïques) pour faire contrepoids aux revendications démocratiques et laïques (l’accueil triomphal réservé en 2003 aux troupes américaines par les communistes irakiens en dit long) et le comburant fourni par le conflit israélo-palestinien sont évidemment relevés par Sansal, mais comme par à peu près tout le monde.

Quelques vérités qui ne nous font pas plaisir et autres aveuglements

Heureusement, Boualem Sansal a aussi des idées meilleures, pas toutes totalement originales mais sur lesquelles il est de bon ton de passer à côté.

Outre que l’islamisme est aujourd’hui une réalité bien installée dans le monde, dans quasi tous les pays musulmans et en Europe, il fait bien voir que globalement les effectifs de l’islam sont en train de grossir sensiblement. Le contrôle des naissances est quasi impossible en pays musulman et les lois de la démographie s’imposent dès lors imperturbablement. N’oublions pas que l’expansion de l’Occident hors d’Europe a comme premier fondement son développement scientifique et technique et comme second son essor démographique ; nous étions les plus nombreux.

Ensuite il faut être conscient qu’il en ira de l’Etat islamique comme du GIA en Algérie : on peut le vaincre militairement mais on ne fera pas disparaître pour autant ses partisans et ses idées. Le gouvernement algérien a renoncé aux élections honnêtes. Comme le dit par ailleurs B. Sansal, s’il y a beaucoup de mal à dire de l’islamisme, il n’est pas pour autant absurde. Il l’est pour nous qui valorisons la modernité, la science et à qui la critique des textes sacrés a montré qu’ils étaient oeuvre humaine. Mais à défaut…

Le plus cruel est son rappel de la réalité et du fondement de la migration musulmane en Europe : on a fait venir des pauvres du Maghreb (ou d’Afrique noire, de Turquie) pour « maintenir la compétitivité du pays et des entreprises mises à mal par des politiques sociales très généreuses et des dépenses publiques excessives, financées par la dette […] Les politiques d’intégration n’avaient dans ces conditions aucune chance de réussir, les émigrés devaient rester des variables d’ajustement d’économies qui n’avaient plus d’autres flexibilités ». Voilà pourquoi les enfants et petits-enfants d’immigrés diplômés ne trouvent que très difficilement un emploi correspondant à leur diplôme. Et même quand il y avait de la prospérité et de la croissance comme pendant les « trente glorieuses », ce n’était pas si simple : les Italiens de deuxième et troisième génération sont restés massivement des ouvriers et ont un taux de chômage sensiblement plus élevé que la moyenne de la population. Nous nous berçons facilement de mots, c’est-à-dire que nous sommes hypocrites quand il s’agit de protéger nos intérêts et ceux de notre progéniture. Cela coûte cher en erreurs stratégiques, en politiques inadaptées ou illusoires.

Dernier point, plus complexe et encore plus provocateur. Nous pensons que les ghettos sont subis et certainement pas voulus par les musulmans. Sans doute est-ce cas le cas au départ mais ne s’agit-il pas d’un stade dépassé ? Boualem Sansal nous dit comment ça marche, du moins quand l’intégrisme musulman perce : « Là où l’islamisme s’installe, il sacralise le territoire, en y construisant une mosquée par exemple, ce qui en fait ipso facto un espace rattaché à Dar el islam (maison de l’islam), il se radicalise en conséquence, devient hégémonique et entre en conflit avec les identités, les croyances et les traditions locales, et une fois le territoire conquis, rompt le contact avec l’extérieur ou va conquérir le territoire voisin ». Comme le dit B. Sansal par ailleurs : « Tout cela surprend mais nous savons bien que ne se laisse surprendre que celui qui le veut bien ».

Peu de mois nous séparent du 22 mars mais je ne vois rien venir pour briser le ghetto molenbeekois. Quant aux Français, ils préfèrent jurer qu’ils n’ont pas de Molenbeek alors qu’ils en ont des dizaines. La police devra juste faire plus attention. D’ailleurs ceux qui ont une belle chaumière préfèrent que ces pauvres illuminés restent entr’eux, même si de temps à autre ils sortent de leur zone pour le métro, l’aéroport, la salle de spectacles.

Si Boualem Sansal est loin d’être toujours original, il nous alerte sur nos simplismes, nos ignorances, nos cécités volontaires, nos lâchetés. Tel est son mérite.


1. Boualem Sansal, 2084. La fin du monde, Paris, Gallimard, 2015, 274 pp., 19,50 €.

2. Boualem Sansal, Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe, Paris, Gallimard, 2013, 156pp. 12,50 €.

3. 1984-2084 : la nouvelle terreur, Aide-mémoire n° 75 (janvier-février-mars 2016), p.8.

4. Michel Guerrin, Boualem Sansal, homme libre, Le Monde du 17 octobre 2015.

5. Il a connu l’Algérie sous un régime qui se réclamait de Moscou, sinon de Pékin (interview par Nicolas Weill, Le Monde du 16 juin 2016).

6. Quitte à ce que dans une interview postérieure, il considère que l’islamisme est en train de se constituer en religion par une sorte de scissiparité avec l’islam (interview par Raphaëlle Bérolle, Le Monde du 31 octobre 2015).