“Pour persuader, il vaut mieux être intelligent” par Patrice Dartevelle

Alain Besançon est un historien âgé, titré -il est membre de l’Institut de France- et qui a été fort prolixe, spécialement sur la Russie, le communisme mais aussi la religion.

Adepte du communisme dans sa jeunesse, il rompt avec celui-ci et se convertit au catholicisme. Sa rupture avec le communisme entraîne chez lui contre ses engagements d’antan une lutte perpétuelle, quasi obsessionnelle, non infondée mais sans doute mais intellectuellement dépassée. Symétriquement sa conversion à la religion lui fait parfois valoriser certains aspects du catholicisme mais, il faut l’avouer et on va s’en apercevoir, cette faiblesse est souvent compensée par une rare sévérité envers cette religion et ses représentants.

Il rassemble aujourd’hui différentes préoccupations autour des religions dans un ouvrage, “Problèmes religieux contemporains (1”, qui révèle sinon une originalité de questionnement, un goût pour les interpellations incisives, éloignées de ce qui se dit le plus souvent et peut-être de ce qui se pense.

Ce tempérament et ce style n’ont pas manqué d’attirer l’attention d’Eric Zemmour, qui a aimé les propos iconoclastes, peu “politiquement corrects” et qui y trouve sur l’un ou l’autre point du grain à moudre pour son moulin, comme les erreurs ou bévues, les incompréhensions historiques des grands responsables ou les indulgences d’un temps devenues impardonnables de l’Eglise catholique elle-même, par exemple vis-à-vis de l’islam (2). Le reste de la presse me semble au contraire rester discret sur le livre : il y a peu à gagner en nageant dans certaines eaux que l’on préfère ignorer.

La religion de la Shoah

Le moins politiquement correct est certainement le chapitre d’une trentaine de pages, non pas sur la Shoah proprement dite mais sur la Shoah ou la mémoire de celle-ci vécues comme religion.

A. Besançon n’est nullement révisionniste, bien au contraire. Le caractère exceptionnellement atroce de l’extermination de six millions de juifs par les nazis est indispensable à son analyse et il n’a rien d’un historien farfelu ou manipulateur. La préoccupation de la Shoah en tant que concept majeur particulier est loin d’être immédiate après la Seconde Guerre mondiale.

Les premiers écrivains juifs, comme Primo Levi, n’ont pas conceptualisé le drame comme on le fait aujourd’hui et l’ont inséré dans l’événement général et les trente millions de morts du front européen. C’est à partir du procès d’Eichmann en 1960 que les choses changent, que la Shoah devient un concept, un objet de la conscience qui, petit à petit, expose A. Besançon, cherche à structurer l’histoire à travers celle de l’antisémitisme, du racisme et qui devient avec l’antifascisme (comme c’est un produit communiste du temps du Front populaire, A. Besançon n’aime pas, pas par sympathie pour le fascisme mais à cause de ce que le mot a de confus, forcé et manipulateur) une norme éthique obligatoire et primordiale.

Comme toute religion, le culte de la Shoah génère anathèmes et sanctions pour les infidèles et l’exemple-type en est la loi contre le révisionnisme dont A. Besançon ne manque pas de relever qu’en France, elle a été proposée par un député communiste alors qu’en matière d’exécutions par millions, les communistes (russes en tout cas) n’ont pas vraiment de leçons à donner.

Le plus intéressant de son argumentation réside dans la prise en compte de l’aspect et du contexte proprement théologiques de la question. On fait trop volontiers mine de l’oublier mais, en 1945, les religieux, les simples croyants juifs peuvent-ils expliquer la catastrophe? Comment Dieu a-t-il traité ce peuple qui se dit et se croit élu, qui aurait noué une Alliance avec son Dieu? Comment croire à une punition divine qui n’est proportionnée à aucun crime possible, qui n’a pas épargné les enfants? Les rabbins se disputent, les uns disant que c’est la punition des sionistes, d’autres disant que c’est la punitions des anti-sionistes, d’autres encore disant que le crime des juifs est d’avoir cédé aux tentations de la modernité, quelques-uns concluant que Dieu n’existe pas ou ne s’occupe pas des juifs. Mais qui peut croire que le judaïsme peut continuer comme avant, sans état d’âme? Il fallait bien trouver une solution.

La vertu du culte de la Shoah, relève A. Besançon, c’est d’unir les juifs, croyants comme non-croyants, et de rappeler spécialement à ces derniers qu’il ne sert à rien de quitter le giron juif. A. Besançon parle de la “faiblesse théologique de la réponse à la Shoah”. On le dit peu même s’il faut être de bon compte et voir que la Shoah (et les deux Guerres mondiales) pose aussi question à bien d’autres, comme les hérauts de la modernité et du progrès moral.

Le culte mémoriel de la Shoah n’est d’ailleurs pas propre aux juifs, c’est un universalisme en fait peu compatible avec l’ancienne théologie juive de l’Alliance.

A. Besançon dénonce la réécriture de l’histoire faite en son nom, depuis l’antijudaïsme de Saint Louis jusqu’à l’Affaire Dreyfus où l’on oublie maintenant que la moitié des Français au moins s’est rebellée contre l’antisémitisme officiel.

Pour un athée, la leçon me semble double. Les athées croient aussi facilement que les croyants que “religion” désigne un ensemble clair, constant, bien délimité. Mais l’attitude religieuse peut gagner d’autres domaines et prendre d’autres formes que les plus connues. On l’a dit souvent à propos des partis communistes, on peut le dire de certaines formes de médecine.

L’autre, et j’y souscris pleinement, est que l’on assiste bien à la constitution en Europe occidentale d’une nouvelle religion, à vocation dominante et dominatrice autour de concepts qu’en eux-mêmes je peux parfaitement approuver, l’antiracisme, les droits de l’homme, le souvenir de la Shoah mais qui sont constitués en dogmes, placés en une position sommitale discutable et qui surtout entraîne la condamnation pénale de celui qui émet réserves, nuances ou dissensions.

Les Etats-Unis semblent immunisés de cette tendance, sans doute parce que la prééminence des symboles religieux n’y est pas remise véritablement en question (ça peut être positif!) et que la liberté d’expression y est devenue inexpugnable (3).

Le Vatican et l’islam

A. Besançon l’avoue, la relation des catholiques (c’est sa problématique mais il n’y a pas de monopole…) à l’islam doit être revue à la lumière “des quarante ans écoulés depuis Nostra Aetate, déclaration du Concile de Vatican II sur l’Eglise et les religions non- chrétiennes d’octobre 1965 (à part qu’il compte mal et qu’il eût fallu dire “cinquante”).

En fait dans l’ambiance du Concile et le contexte des “golden sixties”, l’Eglise a eu une attitude très conciliante envers l’islam, en partie aussi pour renforcer le mythe des “trois religions du Livre” (il y a bien plus de trois religions du Livre), qui seraient comme des soeurs momentanément séparées, qui remonteraient toutes à Abraham, l’islam reconnaissant de surcroît Jésus et Marie et, comme les deux autres Moïse. Mais dans le Coran,ils sont méconnaissables. Marie y devient la soeur d’Aron, frère de Moïse, ce qui est plutôt difficile chronologiquement. Jésus y proclame qu’il n’est qu’un prophète et nie la Dans la hiérarchisation catholique des religions, les musulmans sont identifiés et isolés entre les juifs et les païens (tous ceux qui adhèrent à une autre religion que les trois dites du Livre).

Paul VI et Jean-Paul II ont fait assaut d’amabilité envers l’islam. Ainsi lors de sa visite à Casablanca en 1985, Jean-Paul II ne voit d’autre différence importante entre les deux religions que “le regard que nous portons sur la personne et l’oeuvre de Jésus de Nazareth…il y a là un mystère [dans la différence d’appréciation] sur lequel Dieu nous éclairera un jour, j’en suis certain”. A. Besançon s’indigne de ces propos parce qu’à tout le moins le Pape aurait dû dire que les musulmans ne croient pas que les hommes sont égaux en dignité. Certes, même si créditer de manière intemporelle le christianisme de cette égalité en ce qui concerne les femmes, les non-chrétiens et les esclaves est aller fort vite. Mais aujourd’hui la différence est nette même si le passé remue parfois encore. Sans doute Jean-Paul II poursuivait-il un but politique, celui d’obtenir une réciprocité entre le traitement des musulmans par les chrétiens et celui des chrétiens par les musulmans. On ne peut conclure qu’à l’échec.

Le cas de Benoît XVI est un peu plus complexe. Sa déclaration de Ratisbonne en septembre 2006 a suscité chez les musulmans un tollé aux yeux d’A. Besançon-et aux miens- totalement aberrant. Que pouvaient comprendre les manifestants musulmans à un débat sur la foi et la raison et l’hellénisation du christianisme? Par la suite les actes de Benoît XVI ont été perçus comme une marche en arrière.

A. Besançon partage mes réserves sur le positionnement fait par le Pape de l’islam comme religion de pure foi par opposition aux Lumières, de pure raison et au christianisme, mélange harmonieux des deux (4). Comme il le dit, “l’islam se donne pour une religion conforme à la nature et rationnelle de part en part” et “L’extrémisme dans la religion n’est toujours pas la foi”, c’est “la vertu de la religion portée au-delà de la médiété (qui est, selon lui, propre au christianisme dont les tenants peuvent se consacrer à autre chose qu’au culte)”. Pour A. Besançon, “il faudrait reconnaître qu’il [l’islam] est un paganisme particulièrement endurci”.

L’échec des papes et du vatican est bien réel mais objectivement, ont-ils le monopole de ces erreurs et de ces ignorances que maintenant nous ne pouvons plus nous permettre? Le monde musulman n’était sans doute pas intrinsèquement contraint de commettre les excès que nous voyons mais à force de ne jamais chasser ce qui les préparait…

L’intelligence a-t-elle déserté l’Eglise latine?

Plus surprenant est le regard qu’un catholique porte sur l’Eglise et ses principaux représentants. Un chapitre de près de trente pages dont j’ai repris l’intitulé ci-dessus traite de leurs défaillances, pour utiliser un terme pas trop sévère.

J’ai moi-même par ailleurs écrit, ce qui n’est pas si fréquent, que je ne pouvais que constater au mieux la marginalisation culturelle de beaucoup d’évêques français, leur ignorance des données de base de l’art contemporain. Je visais notamment l’évêque d’Avignon qui avait favorisé voire suscité la destruction de l’oeuvre de Serrano, Piss Christ, sans même comprendre qu’il s’agissait d”une oeuvre chrétienne-dénonçant le “scandale” de l’Incarnation- d’un artiste chrétien. Mais A. Besançon est plus radical et global que moi.

Bien au-delà de la critique de l’Inquisition (“Rétrospectivement on peut dire que l’Inquisition n’a pas été une bonne idée” et à propos de l’Index et de son effet stérilisant “Les cervelles des jeunes clercs étaient arrêtées dans leur croissance”), il voit le désastre intellectuel : “…le personnel de l’Eglise décroche lentement des formes modernes du savoir. Elle était de plain-pied encore au temps de Pascal et de Descartes. En physique, en mathématiques, en biologie, on ne rencontre plus beaucoup de grands noms [ s’exprimant en tant que savants chrétiens]. Il en reste;” mais in cauda venenum, “Nombreux sont les religieux encore qui se tiennent “au courant”. Mais l’énergie créatrice devient rare” (p. 140 je ne puis faire plus que citer). Et A. Besançon d’ajouter : “Le fait est que la grande philosophie, depuis Descartes… ne se sent plus à l’aise dans l’orthodoxie catholique” (p. 135). Beaucoup de chrétiens s’entêtent pourtant à nier cette évidence…

La condamnation du catholicisme traditionnel jusqu’à Vatican II est sans appel, féroce jusqu’à l’atroce, venant d’un catholique : “Les innombrables sarcasmes anglais contre la stupidité supposée du monde catholique n’eussent pas été possibles si la flamme de l’intelligence y avait brillé d’une lumière plus vive” (p. 162). Bien rares sont les athées qui ont osé pareille condamnation . On n’aurait pas manqué,même et surtout du côté anti-clérical, de trouver cela de mauvais goût et de manquer du respect dû aux idées des Naturellement puisque catholique, A. Besançon ne peut en rester là. La solution selon lui existe depuis Vatican II, c’est la proclamation par l’Eglise de la liberté religieuse. Alors “Le cocon épais sera forcé de s’ouvrir”. L’Eglise n’a plus de moyens de contrainte, il ne lui reste que la persuasion et “Pour persuader, il vaut mieux être intelligent”. Voilà qui est de la meilleure veine mais cela fait cinquante ans que rien de neuf et de plus intelligent n’a éclos.

Patrice DARTEVELLE

(1) Alain BESANÇON, Problèmes religieux contemporains, Paris, Editions de Fallois,

2015, 278 pp. Prix : +/- 24,70 €.

(2) Le Figaro du 21 mai 2015 sous le titre L’homme est un animal religieux -à chacun son

interprétation.

(3) Pour un tour parfait de la question, il suffit de lire deux travaux de Guy Haarscher :

Liberté d’expression et blasphème : une comparaison entre l’Europe et les Etats-Unis, in

Le blasphème : du péché au crime, Editions de l’Université libre de Bruxelles, Problèmes

d’histoire des religions tome XXI – 2011, p. 133-153 et La Cour suprême des Etats-Unis.

Les droits de l’homme en question. Académie royale de Belgique, Editions L’Académie en

poche, Bruxelles, 2014.

(4) cf Patrice Dartevelle, Le théologien et les mosquées, Espace de Libertés, N° 347,

novembre 2006, pp. 26-27.