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Archives par mot-clé: histoire des idées

L’éloge du polythéisme ou de l’illusion à la confusion

Posté le 17 octobre 2017 Par ABA Publié dans Croyances Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

Trouver des vertus au polythéisme antique est une attitude fréquente chez les anticléricaux ou les athées. Il en est longtemps allé de même en Belgique de la part de ces derniers vis-à-vis du protestantisme ou du judaïsme. Sans doute y avait-il là pour une part un peu de l’adage « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis » et pour une autre de l’alliance des minorités face à une religion majoritaire oppressive.

Il faut dire que, quand elles sont minoritaires, les religions se parent d’atours trompeurs. Mais le sens de la tolérance du calvinisme genevois et de l’anglicanisme en Ulster ne m’a jamais frappé. Il ne reste plus grand-chose de ces anciennes sympathies : l’ancien protestantisme belge ou français est aujourd’hui submergé par un évangélisme fondamentaliste. Quant aux juifs religieux, voici plus d’une génération qu’ils mettent leurs enfants à l’UCL, qui leur évite les examens le jour du sabbat.

On pouvait penser que plus personne ne donnerait le polythéisme antique comme modèle religieux – même si dans ce cas la tolérance n’est vraiment pas un problème – mais les retours de l’histoire ou plutôt l’apparition de torsions nouvelles faites au passé ne sont pas faits pour cesser.

L’éminent latiniste Maurizio Bettini revient maintenant sur la question du polythéisme antique et spécialement romain[1].

Partant de l’intérêt maintenu à notre époque selon lui pour la philosophie, la littérature, l’art ou le théâtre antiques, il veut montrer tout l’intérêt pour aujourd’hui de la religion antique.

Je ne serais pas aussi optimiste que lui sur la permanence de l’intérêt culturel de l’Antiquité – sauf pour la philosophie qui est peu dans le domaine du grand public. Pour le reste, l’Antiquité classique est sortie de mode depuis un demi-siècle au moins et des « humanités gréco-latines » d’autrefois, il ne reste que bien peu de chose. Il est vrai que tout récemment, on voit le journal Le Monde publier un ensemble de monographies sur la mythologie grecque, ses dieux et ses héros[2]. J’avoue que j’hésiterais à complimenter le responsable commercial qui a donné son feu vert au projet.

Le Dieu jaloux du monothéisme

L’Éloge du polythéisme – c’est le titre de l’ouvrage de Bettini – implique la critique du monothéisme.

M. Bettini la fait au départ sur des bases classiques que je ne saurais désapprouver. Il charge (de tous les péchés d’Israël évidemment) l’Ancien Testament où l’on trouve clairement un Dieu jaloux, exclusif et violent. C’est par exemple le cas d’Exode, 34,11-14 :

Garde-toi de faire alliance avec les habitants du pays où tu vas entrer… Vous démolirez leurs autels, vous mettrez leurs stèles en pièces… Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car Yahvé a pour nom Jaloux : c’est un dieu Jaloux.

C’est ce que Jan Assman, que M. Bettini cite et utilise plusieurs fois, appelle « la distinction mosaïque ».

Comme le dit sans pitié Bettini, cela pose certes un problème puisqu’être jaloux d’autres dieux implique que ceux-ci existent. Avec le temps, les juifs y songeront et corrigeront.

L’influence sur le dieu des chrétiens est directe, c’est même là peut-être le legs le plus certain du judaïsme au christianisme. L’exclusivisme chrétien est tel que dans notre tradition occidentale, dieu est à la fois un nom propre et un nom commun, relève finement M. Bettini qui montre que cette situation va poser des problèmes insolubles aux missionnaires catholiques chargés d’évangéliser la Chine ou le Japon.

La position catholique officielle contemporaine est certes en rupture avec ce passé. J’y reviendrai car l’évaluation de ce revirement que donne M. Bettini manifeste le désaccord fondamental que j’ai avec lui.

La véritable spécificité du polythéisme

Venons-en à l’éloge que le latiniste fait du polythéisme, à travers différentes caractéristiques de celui-ci.

Bien évidemment si les cités et les États polythéistes n’ont jamais été en reste en matière de guerres, jamais ils n’ont fait la guerre pour des motifs religieux. Il est en effet difficile quand on est habitué à une multiplicité de dieux d’en vouloir particulièrement à d’autres dieux ou de dire qu’ils sont de faux dieux.

Le principal relève de la technique ou pratique de l’interpretatio. Les Romains ont comme transféré chez eux les dieux grecs par un mécanisme d’équivalence. Ils ont fait des correspondances. Cela peut être approximatif, expérimental, conjectural. Ils ignorent l’opposition aux dieux des autres et éprouvent souvent de la curiosité pour eux. La Gaule romaine, plus tard, adoptera le même processus d’interprétation et d’identification entre les dieux romains et les siens.

Les Romains ont une capacité de fusionner des dieux, parfois de plusieurs manières. Ils ont si peu de mépris pour les dieux des adversaires qu’ils disposent d’un processus impensable en régime monothéiste, celui de l’evocatio. Par lui, quand les Romains assiègent une ville, ils appellent les dieux de celle-ci à sortir parce qu’il serait impie d’en faire des prisonniers. Ensuite on les fait adopter soit par Rome elle-même, soit par des particuliers romains.

Rome dispose d’une procédure d’acceptation des nouveaux dieux, sous le contrôle et avec l’accord du Sénat. S’il y a quelques règles ou restrictions, elles visent les pratiques cultuelles. La question du vrai et du faux n’y a pas de place. S’il y a une voix discordante dans le monde romain quant à cette pratique d’accueil des nouveaux dieux, c’est celle de Flavius Josèphe… qui est juif. L’enthousiaste n’est pas forcément de règle absolue. Ainsi Auguste ne manifeste aucune considération pour les dieux égyptiens et le dieu des juifs, mais précisément ces derniers constituent le seul groupe qui refuse le système général [3].

Trait révélateur des différences, Augustin scandalisé, rapporte que selon l’écrivain du Ier siècle avant notre ère Varron, ce sont les cités qui sont premières et qui, après leur création, règlent les affaires divines. Pour le futur Père de l’Église, la vraie religion est inspirée par le vrai Dieu. Pour les Anciens, relève M. Bettini, ce sont les hommes qui écrivent sur les dieux tandis que pour les juifs et les chrétiens, c’est Dieu qui donne le Livre aux hommes.

La véritable spécificité du polythéisme pour Maurizio Bettini ne réside donc pas fondamentalement dans la pluralité des dieux par opposition à un dieu unique.

Il est de fait bien difficile de ne pas lui concéder qu’en matière de nombre de dieux, la situation du catholicisme ne relève pas du monothéisme. Il y a la Trinité, Marie et surtout les saints qui jouent un rôle assez voisin de celui des divinités secondaires, demi-dieux et héros du paganisme. Mais même dans ce cas, les personnages « dérivés » sont stables, sans possibilité d’équivalence à trouver ou inventer, sans interprétation. La différence de cadre mental serait là.

Un modèle pour aujourd’hui ?

Tout cela n’est pas faux en termes de description mais le problème à mes yeux vient de ce que M. Bettini attribue une valeur positive et essentielle à cette sorte de plasticité du polythéisme alors que pour moi elle désigne un stade primaire non seulement de la religion mais de la pensée.

Partant d’exemples de décisions récentes en Italie, comme celle d’une école de ne plus mettre de crèche pour ne pas offenser les non-catholiques, M. Bettini y voit non pas une question de laïcité mais la conséquence regrettable de l’idéologie monothéiste, de son intransigeance. Je dirais que c’est une mutation de cette intransigeance, troublée par l’esprit victimaire et l’idée que le sentiment d’être offensé dans sa religion par toute autre affirmation n’est pas supportable. Pourtant, à ma connaissance, à Naples bien des athées mêmes font une crèche.

Dans un cadre polythéiste hautement souhaitable pour M. Bettini, nous devrions pouvoir accéder avec faveur aux différents cultes. De la même manière, la vue d’une mosquée à l’allure d’Arabie médiévale en Europe devrait réjouir les chrétiens et de conclure : « Être polythéiste impliquerait qu’une même personne… puisse célébrer tant la fête de Noël… que le Ramadan ». Je n’ai pas vu que M. Bettini traitait du cas des athées qui ne semble pas l’intéresser.

Depuis Vatican II, les textes catholiques les plus officiels, comme le Catéchisme de l’Église catholique, obligent au respect des autres religions. M. Bettini le relève mais pour lui cela reste intrinsèquement mauvais parce que selon les termes mêmes dudit Catéchisme, « Tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ».

Bien évidemment le Catéchisme dit que la doctrine de l’Église est la vérité et, en vertu de sa préférence pour les idéologies « liquides », là est le mal pour M. Bettini.

Je crains que dans son principe et son attitude (pas dans l’affirmation de vérité !), ce soit la position de l’Église qui soit la bonne et la seule moderne. Il faut ajouter à la cause que bien au-delà de la distinction mosaïque, il faut faire intervenir la philosophie grecque. Refuser de chercher la vérité nous ramènerait à l’enfance de l’humanité.

M. Bettini stigmatise « notre incapacité culturelle… à penser à la fois et en même temps (c’est M. Bettini qui souligne) des divinités différentes ». Pour moi, ses propos sont l’inverse de la démarche philosophique et celle-ci n’est ni pure subjectivité, loin de là, ni totale confusion mentale.

La notion même de tolérance[4] est problématique pour M. Bettini. Il invoque une raison rhétorique souvent ressassée, à savoir qu’elle implique une forme de désapprobation, une non-équivalence de légitimité entre les valeurs. C’est affirmer de manière sous-jacente que toutes les valeurs se valent. Il me paraît viser un monde que je juge désespérant où plus personne n’aurait de conviction.

Pour un athée, la seule question vient de ce que les religions monothéistes ont été ou sont promptes à affubler du vocable de « vérité » des récits manifestement écrits par des hommes. Des hommes d’il y a longtemps, qui ne rivalisaient pas avec les meilleurs de leur temps, voire leurs prédécesseurs et dont par définition les textes ignorent le progrès des idées et de la compréhension du monde et des hommes. Dans la confusion des religions qui nous est proposée, je vois une apparence de tolérance bien plus que compensée par le crépuscule ou les funérailles de la raison.

Pourquoi cet éloge ?

Quels sont les moteurs qui ont pu pousser M. Bettini à cette position ?

À l’évidence, le postmodernisme est passé par là. La vérité est son ennemi puisque pour lui tous les systèmes de pensée se valent et restent indémontrables. C’est l’air du temps, souvent au nom de la « déconstruction », et comme cet air est fait de trop d’incertitudes, cela ne risque pas de changer demain.

Mais est-ce la vraie cause motrice, le vrai moteur initial ou est-on allé puiser dans le réservoir d’idées pour justifier autre chose ? À plusieurs reprises, M. Bettini situe bien sa véritable préoccupation. Il est de ceux qui sont tourneboulés par le « vivre ensemble » de toutes les religions et plus encore de tous les groupes. À plusieurs reprises, il évoque « la tension continue à l’égard des immigrés », « le risque pour notre société d’éclater en autant de communautés séparées qui ne communiqueront pas ». Son récent (pour la traduction française) livre intitulé Contre les racines[5] montre bien le poids chez lui des préoccupations de ce type.

Ce souci est louable dans son principe mais ici comme dans bien d’autres cas, il fonctionne à un prix beaucoup trop élevé, impayable pour moi. Le « vivre ensemble » ne justifie pas que l’on jette aux oubliettes idées, esprit critique, sens de l’exactitude et de l’argumentation. Et si c’était bien le cas, ce serait une catastrophe. Si on arrivait à ce que veut M. Bettini, le prix pour la société serait gigantesque : il ne s’agit de rien d’autre que du vide des cerveaux. Certes, du point de vue d’un athée, traiter les convictions religieuses comme autant d’historiettes interchangeables n’est pas un drame mais en rester aux historiettes en est un.


Notes

  1. Maurizio Bettini, Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, trad. de l’éd. orig. italienne (2014) par Vinciane Pirenne-Delforge, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 210 p. ↑
  2. Pour une présentation complète voir Le Monde du 24 août 2017 et l’entretien accordé par la « marraine » de la série, Catherine Clément. ↑
  3. On est étonné de voir quelqu’un qui connaît bien l’Antiquité comme Michel Grodent se scandaliser du violent antijudaïsme du poète païen du Ve siècle de notre ère, Rutilius Namatianus (Le Soir des 24 et 25 juin 2017). C’est projeter sur un passé lointain nos idées d’aujourd’hui. Les païens voyaient les juifs comme le seul groupe intolérant ou peut-être, s’agissant du Ve siècle de notre ère, comme la source d’un christianisme triomphant qu’ils exècrent. ↑
  4. Définition et histoire de la tolérance vues par M. Bettini me semblent des plus sujettes à caution. ↑
  5. Maurizio Bettini, Contre les racines, Paris, Flammarion, Champs actuel, 2017, 176 p. ↑
Tags : Antiquité romaine histoire des idées polythéisme postmodernisme retour des religions syncrétisme

Les caractères de l’utopie athée de Dom Deschamps

Posté le 29 décembre 2016 Par ABA Publié dans Philosophie Laisser un commentaire
Serge Deruette

Penseur athée, l’utopie que propose Dom Deschamps l’est tout autant1. C’est un des traits – il y en a tant d’autres – par lequel elle se distingue de celles de ses grands prédécesseurs que sont More ou Campanella, pour qui la société idéale était profondément pieuse.

Les contours propres qui caractérisent l’utopie athée de Deschamps dessinent l’athéisme utopique qu’il nourrissait, de sorte que s’intéresser à celle-là éclaire par là-même celui-ci. Son utopie, l’« état de mœurs » comme il l’appelle, se présente comme une forme extrême de l’anarchie, et si l’on peut continuer à l’appeler communiste, c’est seulement parce que ce dernier terme est ordinairement consacré comme générique pour caractériser l’ensemble des pensées du siècle des Lumières et des siècles précédents qui, quelles que soient leurs particularités propres, se prononcent idéalement en faveur de la communauté des biens et de l’absence d’appropriation privée.

Par ailleurs, l’anarchisme de Deschamps est tout à fait singulier2. Prises ensemble, des pensées aussi différentes que celles de Stirner et de Bakounine ne pourraient en rendre compte, sauf précisément à exclure pour chacune d’elles ce qui constitue leur caractère essentiel : l’individualisme chez le premier, et l’idée révolutionnaire chez le second. J’ai eu déjà l’occasion d’insister sur le fait que la révolution était exclue de la pensée de Deschamps. Il me reste à montrer maintenant qu’il en est de même pour l’idée individuelle.

L’archaïsme primitiviste de l’utopie de Deschamps

Dans l’état de mœurs, la société serait répartie en villages qui formeraient chacun une grande famille. Ce seraient bien là les seuls groupements autorisés. Ils seraient formés de « longs toits » sous lesquels les hommes « vivraient tous ensemble et en commun », tandis que d’autres serviraient d’étables, de granges et de magasins3.

Les villes auraient été déconstruites et c’est sur leurs débris aussi bien que dans les campagnes que se formeraient ces villages : le communisme de Deschamps est exclusivement rural. Entre les villages, aucune centralisation ne se ferait jour. Ils ne connaîtraient pas même la fédération. Les seuls rapports entre eux seraient d’aide mutuelle et ils posséderaient en commun des moulins et de forges4. L’idée même des villes disparaîtrait à jamais, « tant elle est folle en elle-même, et tant elle serait incompatible avec les mœurs fondées sur la droite raison »5.

L’industrie elle-même serait vouée au dépérissement et l’on n’en conserverait que les activités strictement nécessaires à la vie dans l’état de mœurs. Et comme les besoins y seraient extrêmement réduits, elle se résumerait à quelques forges « de loin en loin où des hommes s’occuperaient à fondre le métal et à le travailler pour être réparti ensuite dans un nombre convenu de villages6. »

Ce serait là, avec celle de l’activité médicale, la seule division du travail qui serait tolérée, encore que Deschamps ne soit pas très clair au sujet des forges et qu’il soit impossible de distinguer s’il concevait une spécialisation ou un roulement pour cette tâche.

Il conçoit par contre de toute évidence cette division dans le cas des médecins puisqu’il consacre expressément deux hommes par village pour cette activité. Il y a là une entorse à l’égalité extrême, totale et absolue qui doit régner dans l’état de mœurs. On ne voit pas très bien comment Deschamps explique une contradiction aussi flagrante. Le fait est qu’il ne la justifie pas7.

Pour le reste des activités nécessaires, les hommes se les partageraient entre eux selon leur âge, leur force et leur sexe. Ces tâches seraient à ce point réduites qu’elles les occuperaient heureusement, correspondraient à leur goût dans cet état ou même « le travail se tournerait toujours en amusement et en plaisir »8.

Une aussi faible activité productrice ne serait évidemment possible que dans la mesure où les besoins seraient à l’avenant. Les hommes mèneraient une vie frugale, se vêtiraient simplement, disposeraient d’un mobilier rudimentaire, d’ailleurs commun, et se nourriraient en herbivores « de pain et d’eau, de légumes, de fruits, de laitage, de beurre, de miel et d’œufs9 ».

La vie intellectuelle et artistique aurait complètement disparu. Toutes les œuvres de l’art, témoins de l’intelligence mais aussi, dit Deschamps, de la folie de l’homme dans la société qu’ils auraient quittée, seraient irrémédiablement détruites. Il en irait ainsi des livres, et l’on brûlerait « nos livres-même de physique et de métaphysique les plus estimés ». Les enfants n’auraient d’ailleurs plus à supporter « la tâche importune et fatigante d’apprendre à lire et à écrire10 ». Les bergers, faut-il croire, seraient eux aussi devenus des moutons comme ceux qu’ils guidaient, car Deschamps ne s’arrête pas même à son propre livre :

Ce livre, donné une fois et ayant eu son effet, ne serait bon, comme tous les autres, qu’à quelque usage physique, comme à chauffer nos fours11.

La langue, extrêmement simplifiée et épurée serait, dit Deschamps, commune aux différentes nations12, et cela nous renseigne sur le fait qu’il ne confine pas son utopie à un groupe humain plus ou moins restreint, mais au contraire qu’il la conçoit universelle.

La communauté des biens que Deschamps envisage a son pendant naturel dans celle des enfants. Ceux-ci n’appartiendraient qu’à la société et seraient indistinctement nourris du lait de n’importe quelle mère. Car l’instinct de propriété issu des états précédents à celui de mœurs, une fois disparu pour les biens, n’aurait aucune raison de subsister encore pour la progéniture13.

Parallèlement à la communauté des enfants, Deschamps prône, comme Platon l’avait fait dans son utopie pour la caste des guerriers, la communauté des femmes. Mais chez lui, cette communauté revêt cette particularité remarquable de sa réciproque : la communauté des hommes pour les femmes14. Une telle idée n’a rien en soi d’extraordinaire, ne serait le point de vue peu féministe de Deschamps. Car pour lui, « la constitution du physique des femmes […] les attache à l’intérieur de la maison » et il ne se gêne pas d’écrire, imaginant une jeune femme dont la physionomie respirerait « la douceur, l’insouciance, la candeur et la simplicité de l’enfance » :

Cet objet est un bien auquel j’ai droit tout comme un autre. On me l’usurperait si on voulait m’en priver15.

La façon dont Deschamps envisage la communauté réciproque des sexes l’un pour l’autre est ainsi difficilement explicable, et l’on n’y parvient qu’à la condition de la considérer du point de vue de la conception propre qu’il nourrit de son utopie.

La nature de son utopie : l’« état de mœurs »

Car pour Deschamps, la communauté des femmes pour les hommes et sa réciproque sont de « l’essence de l’état de mœurs », et dans ce sens bien précis qu’il assigne à son utopie : dans ce sens où

les vraies mœurs ne feraient des hommes et des femmes qu’un même homme et une même femme16.

Cette espèce de « communion » par division de l’humanité en un corps masculin et un corps féminin n’est pas pour Deschamps spéculative et abstraite, elle est physique et concrète :

Il y aurait à la longue bien plus de ressemblance entre nous qu’entre les animaux de la même espèce qui se ressemblent le plus, qu’entre les animaux des forêts17.

Telle est donc bien la condition essentielle à la réalisation de la communauté des sexes l’un pour l’autre. Celle-ci est seulement possible à travers l’indistinction et l’indifférenciation physique, dans la mesure où les femmes sont toutes également et monotonement désirables pour les hommes, et réciproquement.

C’est l’élimination des penchants et des sentiments individuels qu’une telle « communauté » postule. Conséquemment, elle implique aussi la disparition nécessaire de l’individu, sa dissolution à l’intérieur de l’état de mœurs. Ainsi cette utopie apparaît-elle comme foncièrement anti-individuelle. Ce qu’elle prône, c’est le point de vue de l’unicité, non celui de la collectivité : le communisme de Deschamps est vraisemblablement le seul de toute l’histoire de l’utopie, visant cette « unicité », à ne pas être collectiviste.

Ce point de vue de l’unique – mais d’un « unique » qui serait l’exact opposé de celui que Stirner passa sa vie intellectuelle à admirer – caractérise singulièrement l’utopie de Deschamps et nous permet de comprendre comment il la pense. Ce communisme exclusivement et mornement rural et ascétique, ce refus acharné de l’activité industrielle et de celle de l’esprit, toutes ces particularités qui pouvaient apparaître comme des péripéties fortuites issues d’un esprit à l’imagination débridée, se présentent maintenant sous l’éclairage de l’unicité totale de la communauté humaine que leur auteur postule.

Deschamps comprend l’humanité comme exclue de la nature universelle, et il veut l’y insérer, la faire participer de ses lois. Mais ce n’est pas la nature humaine qu’il cherche à retrouver, bien au contraire. Celle-ci est foncièrement mauvaise en ce qu’elle s’oppose à l’homogénéité de la nature et à son harmonie18 : il contredit fermement Rousseau sur cette question. Car à sa différence comme à celle des utopistes qui considèrent l’homme naturellement bon et appellent en conséquence à un retour au mythologique âge d’or, Deschamps veut faire passer l’humanité non pas au stade originel mais au stade supérieur.

Pour lui, l’état de mœurs ne consiste pas simplement à un retour à ce qu’il appelle l’« état sauvage », le stade initial de l’humanité qui précède l’« état de lois », le stade actuel sous lequel nous vivons, et qui est « incontestablement pire pour nous autres hommes policés que l’état sauvage »19 . Toutefois,

il fallait que l’homme fût dans l’état violent où le met l’esclavage des lois pour pouvoir n’y être plus, pour avoir la vérité première et la vérité morale qui en découle20.

Or,

il est impossible aux hommes de revenir à l’état sauvage, actuellement que l’état social existe ; mais il leur est plus possible qu’on ne le pense de venir à l’état de mœurs qui est bien préférable à l’état sauvage21.

L’état de mœurs est en effet supérieur à l’état sauvage ou, si l’on veut, il est cet état sauvage enrichi par le passage par l’état de lois, par le passage par sa propre « négation » : enrichi par le « travail de sa négation ». C’est ici précisément que derrière l’esprit fantasque de Deschamps, se dresse soudain son génie intellectuel : incontestablement, il précède Hegel22. Ainsi l’état de mœurs est-il, non l’« affirmation », mais la « négation de sa négation », raison pour laquelle il est « bien préférable à l’état sauvage ».

Dans ce dernier stade auquel devrait aboutir une humanité se réalisant ainsi, l’homme y aura abandonné la violence et les lois qui le gouvernaient sous les deux précédents états et se conformera maintenant aux règles de la nature, à sa perfection mais aussi à son ordre. C’est là le revers de cette curieuse forme d’anarchie. Ses activités y seront harmonieusement organisées et il les pratiquera dans la sérénité, quotidiennement, car tous les jours se ressembleront, et la mort elle-même ne sera qu’un événement nécessaire de la vie sur lequel on ne s’attristera pas23. Une telle société humaine correspond fort à une société animale où tout se pratique d’instinct – ou est censé se pratiquer. De fait, elle est comparable à une ruche, à cette différence près que les abeilles n’y connaîtraient aucune reine, et s’accoupleraient comme des lapins…

Mais une telle société ne trouve pas uniquement dans la loi naturelle sa raison d’être conçue. Deschamps était un penseur de talent, il ne pouvait décrire une utopie censée correspondre à la nature en se contentant simplement de la comparer à celle-ci. Pour lui, la société humaine qu’il imaginait devoir être découlait d’une métaphysique qui lui était propre et qu’il a systématiquement élaborée, une métaphysique qui, globale et générale, se passe ainsi aisément de convoquer aucun Dieu et de se référer à aucune quelconque divinité.


Notes

  1. Voir Serge Deruette, « Dom Deschamps : un athéisme évanescent au siècle des Lumières », dans la Newsletter précédente, n° 14.
  2. (19) L.G. Crocker parle d’un « anachronisme complet » (An Age of Crisis, Man and World in Eighteenth Century French Thought, Baltimore, The John Hopkins Press, 1959, p. 403).
  3. Dans Dom Deschamps, Le vrai système ou le mot de l’énigme métaphysique et morale, textes publiés par J. Thomas et F. Venturi, Genève, Droz, 1963 (1ère éd. 1939), pp. 163 et 165.
  4. Ibid., p. 165.
  5. Ibid., pp. 185-186.
  6. Ibid., pp. 177-179.
  7. Ibid., p. 192.
  8. Ibid., pp. 172, 181 et 183.
  9. Ibid., pp. 177-179 et 186-187.
  10. Ibid., pp. 157-159 et 174-175.
  11. Ibid., p. 157 ; idée répétée dans Mot de l’énigme métaphysique et morale appliqué à la théologie et à la philosophie du temps, par demandes et réponses (2e partie), publié par B. Baczko et F. Venturi dans Dix-huitième Siècle, n° 5, 1974, p. 246.
  12. Ibid., pp. 173-174.
  13. Ibid., pp. 170-171.
  14. Ibid., p. 162.
  15. Ibid., pp. 124-125 et 127-128.
  16. Ibid., p. 122.
  17. Ibid., p. 123 ; Deschamps revient sur cette idée p. 162n. Voir aussi mon précédent article (« Dom Deschamps : un athéisme évanescent au siècle des Lumières ») dans la Newsletter n° 14.
  18. Ibid., pp. 129-131.
  19. Mot de l’énigme […] (1ère partie), publié dans Dix-huitième Siècle, n° 4, 1973, op. cit., p.347.
  20. Le vrai système […], op. cit., p. 105.
  21. Mot de l’énigme […] (1ère partie), op. cit., p.347.
  22. Émile, Beaussire est le premier à l’avoir mis en évidence en découvrant, il a un siècle et demi, l’œuvre de Deschamps : Antécédents de l’hégélianisme dans la philosophie française, Dom Deschamps, son système et son école, Paris, 1865.
  23. Le vrai système […], op. cit., pp. 168 et 195.
Tags : athéisme Dom Deschamps histoire des idées Philosophie utopie

Dom Deschamps : un athéisme évanescent
au siècle des Lumières

Posté le 9 novembre 2016 Par ABA Publié dans Philosophie Laisser un commentaire
Serge Deruette

Le bénédictin français Dom Léger-Marie Deschamps vécut au siècle des Lumières (1716-1774). Comme ses penseurs, il a proposé sa conception du monde et, comme certains d’entre eux aussi, il était athée. Cependant, il s’oppose autant au christianisme et à la religion qu’à la pensée matérialiste et, à la différence des Lumières, il aborde deux domaines que le matérialisme français du XVIIIe siècle a particulièrement délaissé : la métaphysique, ou refusé : le communisme. Son originalité fut telle que l’on s’est posé la question : « L’émergence intempestive de Deschamps ne rend-elle pas plus difficile encore la détermination d’un cours des choses et d’une histoire des idées ?»1.

Il est vrai que Deschamps peut apparaître comme un anachronisme. Seulement, en histoire, les anachronismes n’existent pas, sinon dans l’explication d’historiens qui, précisément en les qualifiants ainsi, avouent leur incapacité de les comprendre comme faits historiques. La marche réelle de l’histoire française des idées a produit Deschamps comme penseur particulier, incontournable et indéniable, obstinément là. Il est dès lors vain de l’exclure de son temps ou de l’ignorer, comme cela a été trop souvent le cas. Il est également vain de l’accepter dans son siècle après l’avoir soumis au « lit de Procuste » de la pensée des Lumières – pourtant déjà extrêmement variée – et y avoir retranché ce qui constitue la singularité, que ce soit celle de son communisme et de sa métaphysique, ou de son athéisme particulier.

Deschamps expose principalement sa pensée sociale dans les parties de son œuvre qu’il appelle Observations morales et Chaîne des vérités développées2. Accessoirement, celle-ci apparaît aussi au détour de l’exposition de sa métaphysique3. Pour lui, la société passe successivement par trois stades : l’« état sauvage » que nous avons dépassé, l’« état de lois » dans lequel nous vivons, et l’« état de mœurs » qui est son utopie communiste. Sur l’état actuel et sur celui qui l’a précédé, Deschamps dit en fait peu de choses : l’état sauvage est l’état de « désunion sans union » – si ce n’est l’union d’instinct –, l’état de lois qui lui succède est celui de l’« extrême désunion dans l’union » tandis que l’état de mœurs sera l’état d’ « union sans désunion »4.

À l’inégalité issue de la force physique qui régnait seule en maître dans l’état sauvage, l’état de lois a substitué l’inégalité morale, entendons l’inégalité sociale. Celle-ci est consacrée par les lois, lois qui sont toutes humaines quoiqu’on les ait couvertes de l’autorité divine pour mieux les faire accepter5. Voilà à peu près ce que dit Deschamps sur les deux états que, selon lui, il a été donné à l’homme de vivre jusqu’ici.

Quant à ce que l’on pourrait appeler plus spécifiquement la critique sociale, il faut bien constater qu’elle est extrêmement restreinte et bornée dans son œuvre. Indépendamment du fait qu’il répète inlassablement que l’état de lois ne correspond pas à la « vérité morale », à la « loi naturelle morale », cette critique consiste en quelques rares idées qu’il n’approfondit guère. On y trouve celle que la domination sociale se fonde sur la division des hommes6, ce que beaucoup de penseurs, ne serait Machiavel, avaient déjà dit. Il écrit également que la propriété est « le vice fondamental de notre état social », la cause du « mal moral »7. Mais Jean Meslier l’avait avant lui dénoncé avec toute la vigueur de son matérialisme révolutionnaire. Il indique encore que la religion « entre de toute nécessité » dans l’état de lois, ce que les penseurs des Lumières disaient aussi : il n’y a, ici non plus, rien de nouveau sous le soleil de la critique sociale8.

Plus intéressante semble être la dénonciation du rôle de la charité chrétienne. L’aumône que l’on présente comme un remède à l’inégalité, dit Deschamps, n’est effectivement qu’un moyen pour la perpétuer et prévenir la révolution9. C’est un des très rares moments où il aborde la critique de la religion. Car là où tant de penseurs du XVIIIe siècle, Voltaire en tête ou, de façon plus radicale et cette fois résolument athée, Holbach et avant lui Meslier bien sûr s’attaquent aux fondements même de la foi – dénonçant les incongruités et autres inepties que l’on trouve dans les textes sacrés et le discours de l’Église, que ce soient celles des prophéties, des miracles ou des révélations – la critique de la religion lui importe peu.

Pour Deschamps en effet, la religion, ses erreurs et ses impostures seront éradiquées d’elles-mêmes lorsque se réalisera son « état de mœurs », qui en supprimera tant la manifestation que le principe, puisque l’une et l’autre y seront alors superflus, son utopie communiste les excluant par définition par le dépassement de l’« état de lois », dans le rejet de toutes formes que celui-ci a pu revêtir.

Pas de véritable originalité donc dans sa critique religieuse. Il n’y en a d’ailleurs guère plus dans sa critique sociale. À peine trouvons-nous cette idée que, à l’instar du prêtre, le soldat protège le prince contre ses sujets, et que c’est bien là l’utilité première de ses troupes. Deschamps est ici véritablement original et mérite d’être cité dans la dénonciation qu’il en fait :

Ces troupes ne peuvent paraître entretenues pour cet objet là ; car si cet objet est manifesté, les sujets verraient alors qu’ils sont sous l’emprise de la force et qu’ils y sont à tous égards les uns et les autres ; ainsi, il faut que ces troupes soient employées dans le dehors, pour l’être au besoin dans le dedans et pour être aguerries et, conséquemment, il faut que le prince ait des guerres avec ses voisins10.

Lorsque l’on sait que c’est à peu près tout ce à quoi se résume la critique sociale de Deschamps, on admet que le bilan est maigre. Il consiste en deux ou trois intuitions, il est vrai particulièrement remarquables et auxquelles peu de ses contemporains ont accédé. Mais rien de plus. Les seules critiques par lesquelles il innove n’en sont d’ailleurs pas, il s’agit simplement de constats : Deschamps déteste bien plus la révolution qu’il ne déteste l’état des lois et, dans ce sens, l’idée que l’aumône servent à éviter des soulèvements populaires et celles que les troupes soient entretenues pour les briser doit plutôt contribuer à le rassurer.

De la révolution en effet, il ne veut à aucun prix, même pas pour réaliser son utopie. L’état de mœurs évidemment, est souhaitable. Mais une chose est de l’appeler de ses vœux, une autre de le réaliser concrètement. Il ne s’agit pas de forcer en quoi que ce soit le cours du monde pour y parvenir. S’il désire que la société change, il ne voudrait toutefois pas se salir les mains dans sa boue. Ainsi, Deschamps apparaît-il comme l’incarnation de la « belle âme ». Il rêve avec mélancolie de l’état de mœurs. Il écrit :

Je sens à un tel point les avantages de cet état que si j’étais à choix d’y vivre ou d’être l’homme le moins malheureux dans le nôtre, je ne balancerais pas à préférer d’y vivre.

Toutefois, la dure réalité de la vie s’impose à lui :

Je n’ai aucun espoir que cet état soit jamais le mien : mais encore une fois, il deviendrait nécessairement celui des hommes si la vérité leur était connue11.

« Si la vérité leur était connue », voilà bien en effet ce qui importe pour Deschamps. À défaut de révolution, c’est par l’évidence de la vérité que son communisme se réalisera12. L’état de lois est à ce point faux et retors qu’il ne rend pas accessible à l’entendement l’évidence de la supériorité de l’état de mœurs. Il faut donc qu’un homme plus clairvoyant que les autres, qui ne s’en laisse pas conter par les fausses apparences, vienne révéler à ses semblables l’évidence de la vérité. Deschamps – la modestie n’est en effet pas son fort – se présente bien évidemment comme ce prophète, ce nouveau « Jésus-Christ » de la société nouvelle qu’il promeut. Lui seul a compris que l’état de mœurs était celui qui correspondait à la véritable loi morale de la société. Telle est bien la raison qui le détermine à écrire : la seule lutte qu’il accepte est celle qui se mène par l’évidence à révéler. Et même lorsqu’après nous avoir entraîné dans les labyrinthes les plus obscurs de sa métaphysique, même après nous avoir assommés par les raisonnements les plus abstrus, c’est toujours à cette idée qu’il revient : faire éclater dans l’évidence la vérité morale13. Ainsi écrit-il encore par deux fois :

Il n’y a qu’un livre tel celui que je donne qui puisse faire passer les hommes de l’état de lois à l’état de mœurs14.

Mais si son livre suffit à la réalisation de son communisme, encore faut-il que les hommes puissent lire. Ce n’est pas nécessaire, dit Deschamps, loin de là. Car il s’adresse uniquement aux hommes cultivés. Eux seuls ont à lire son livre : ce sont les « bergers ». Et si les bergers connaissent leur destinée, écrit-il :

Il n’est pas besoin que les troupeaux de moutons sachent où il faut qu’ils aillent pour trouver à paître et ce qu’il y a à faire pour se protéger du loup15.

Émile Beaussire, le premier à avoir sorti de l’ombre Deschamps et qui, en tant que bourgeois du XIXe siècle, avait bien à craindre des réformateurs socialistes de son temps, note avec soulagement dans son livre paru en 1865 : « Dom Deschamps, il faut l’en louer, ne fait appel qu’aux riches. » André Lichtenberger, dans l’œuvre monumentale qu’il a consacrée à la pensée socialiste au XVIIIe siècle, a également noté cet aspect particulièrement frappant du communisme de Deschamps16. Les masses en effet, sont curieusement exclues de sa pensée sociale.

Elles forment cette masse « bêlante » qui, à la suite de bergers munis des seuls bâtons de l’évidence, pénétrera triomphalement sur la terre promise de l’état de mœurs, « non seulement sans aucune effusion de sang, mais dans la paix et la concorde »17. Que pour Deschamps, il soit possible de fonder le communisme sans affrontements à partir d’une société de guerres et d’oppression, voilà qui indique déjà, sans doute possible, le caractère utopique de son projet.

Utopique, celui-ci l’est dans un sens jamais atteint dans l’histoire de l’utopie. Car bien plus que d’égalité, aussi parfaite soit-elle – et l’on sait que les utopistes se préoccupent tous de réglementer l’organisation sociale de sorte que celle-ci, comme cadenassée, soit indépassable et irréversible –, bien plus que le partage en commun des travaux et des richesses, bien plus que la communauté des sexes l’un pour l’autre, ce que vise Deschamps est rien moins que la réalisation d’un genre humain nouveau où les hommes et les femmes ne seraient pas unis entre eux, mais ou, à l’inverse, l’union absorberait toute singularité individuelle : un genre humain nouveau où tous les hommes et toutes les femmes communieraient entre eux, se ressemblant au point de ne plus former que les sexes masculin et féminin :

Les mêmes mœurs (et les mêmes mœurs ne peuvent être que les vraies mœurs) ne feraient, pour ainsi dire, des hommes et des femmes, qu’un même homme et qu’une même femme ; j’entends qu’il y aurait à la longue bien plus de ressemblance entre nous qu’entre les animaux de la même espèce qui se ressemblent le plus, qu’entre les animaux des forêts. On peut juger de là comme tout contribuerait dans l’état d’égalité morale à ce qu’il n’y eût aucun obstacle à la communauté des hommes pour les femmes, et des femmes pour les hommes18.

Communisme de l’uniformité, communisme de l’unicité de l’humanité où seule subsiste l’un pour l’autre, la différenciation des sexes, et où l’individualité est absorbée dans la totalité humaine ! Quant à l’athéisme de Deschamps, dans cette configuration humaine et sociale qu’il envisage, que dire de lui si ce n’est qu’il le considère dans un sens à ce point métaphysique et abstrait qu’il s’évapore lui-même tant comme pensée philosophique que comme pensée sociale.


Notes

  1. D’Hondt, Jacques, Dom Deschamps et sa métaphysique, Paris, PUF, 1974, p. 7.
  2. Textes publiés par J. Thomas et F. Venturi dans Dom Deschamps, Le vrai système ou le mot de l’énigme métaphysique et morale, Genève, Droz, 1963 (1ère éd. 1939), pp. 100-198. Je citerai ce texte sous l’abréviation Le vrai système (je modernise l’orthographe de toutes les citations de Deschamps).
  3. Notamment dans les questions XXXII à XXXV du Mot de l’énigme métaphysique et morale appliqué à la théologie et à la philosophie du temps, par demandes et réponses, publié dans Dix-huitième Siècle, n° 4, 1973, pp. 323-363, et n° 5, 1974, pp. 211-249, par B. Baczko et F. Venturi. Je citerai ce texte sous l’abréviation Demandes et réponses.
  4. Le vrai système, pp. 101-109 ; Demandes et réponses, n° 5, p. 245.
  5. Le vrai système, pp. 102-103.
  6. Ibid., pp 109-112.
  7. Ibid., pp 102, 128 et 120n.
  8. Ibid., pp 137-138.
  9. Demandes et réponses, n° 4, p. 244.
  10. Le vrai système, pp. 112-116 (citation p. 113).
  11. Demandes et réponses, n° 5, p. 247.
  12. Le vrai système, p. 87.
  13. Observations métaphysiques, publié par H. Schurmans dans Dialoog, Anvers, 1972-1973, n° 1-2, p. 123.
  14. Le vrai système, p. 157 ; répété dans Demandes et réponses, n° 5, p. 246.
  15. Demandes et réponses, ibid., Deschamps parle également, pour ce faire, de la création d’un « ordre des voyants », dans Observations métaphysiques, op. cit., p. 127n.
  16. Beaussire, Émile, Antécédents de l’hégélianisme dans la philosophie française, Dom Deschamps, son système et son école, Paris, 1865, p. 133 ; André Lichtenberger, Le socialisme au XVIIIe siècle, Paris, 1895, p. 411.
  17. Le vrai système, p. 140.
  18. Ibid., p. 123 ; voir aussi pp.122 et 162n.
Tags : athéisme Dom Deschamps histoire des idées Philosophie utopie

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