L’éloge du polythéisme ou de l’illusion à la confusion

Patrice Dartevelle

Trouver des vertus au polythéisme antique est une attitude fréquente chez les anticléricaux ou les athées. Il en est longtemps allé de même en Belgique de la part de ces derniers vis-à-vis du protestantisme ou du judaïsme. Sans doute y avait-il là pour une part un peu de l’adage « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis » et pour une autre de l’alliance des minorités face à une religion majoritaire oppressive.

Il faut dire que, quand elles sont minoritaires, les religions se parent d’atours trompeurs. Mais le sens de la tolérance du calvinisme genevois et de l’anglicanisme en Ulster ne m’a jamais frappé. Il ne reste plus grand-chose de ces anciennes sympathies : l’ancien protestantisme belge ou français est aujourd’hui submergé par un évangélisme fondamentaliste. Quant aux juifs religieux, voici plus d’une génération qu’ils mettent leurs enfants à l’UCL, qui leur évite les examens le jour du sabbat.

On pouvait penser que plus personne ne donnerait le polythéisme antique comme modèle religieux – même si dans ce cas la tolérance n’est vraiment pas un problème – mais les retours de l’histoire ou plutôt l’apparition de torsions nouvelles faites au passé ne sont pas faits pour cesser.

L’éminent latiniste Maurizio Bettini revient maintenant sur la question du polythéisme antique et spécialement romain[1].

Partant de l’intérêt maintenu à notre époque selon lui pour la philosophie, la littérature, l’art ou le théâtre antiques, il veut montrer tout l’intérêt pour aujourd’hui de la religion antique.

Je ne serais pas aussi optimiste que lui sur la permanence de l’intérêt culturel de l’Antiquité – sauf pour la philosophie qui est peu dans le domaine du grand public. Pour le reste, l’Antiquité classique est sortie de mode depuis un demi-siècle au moins et des « humanités gréco-latines » d’autrefois, il ne reste que bien peu de chose. Il est vrai que tout récemment, on voit le journal Le Monde publier un ensemble de monographies sur la mythologie grecque, ses dieux et ses héros[2]. J’avoue que j’hésiterais à complimenter le responsable commercial qui a donné son feu vert au projet.

Le Dieu jaloux du monothéisme

L’Éloge du polythéisme – c’est le titre de l’ouvrage de Bettini – implique la critique du monothéisme.

M. Bettini la fait au départ sur des bases classiques que je ne saurais désapprouver. Il charge (de tous les péchés d’Israël évidemment) l’Ancien Testament où l’on trouve clairement un Dieu jaloux, exclusif et violent. C’est par exemple le cas d’Exode, 34,11-14 :

Garde-toi de faire alliance avec les habitants du pays où tu vas entrer… Vous démolirez leurs autels, vous mettrez leurs stèles en pièces… Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car Yahvé a pour nom Jaloux : c’est un dieu Jaloux.

C’est ce que Jan Assman, que M. Bettini cite et utilise plusieurs fois, appelle « la distinction mosaïque ».

Comme le dit sans pitié Bettini, cela pose certes un problème puisqu’être jaloux d’autres dieux implique que ceux-ci existent. Avec le temps, les juifs y songeront et corrigeront.

L’influence sur le dieu des chrétiens est directe, c’est même là peut-être le legs le plus certain du judaïsme au christianisme. L’exclusivisme chrétien est tel que dans notre tradition occidentale, dieu est à la fois un nom propre et un nom commun, relève finement M. Bettini qui montre que cette situation va poser des problèmes insolubles aux missionnaires catholiques chargés d’évangéliser la Chine ou le Japon.

La position catholique officielle contemporaine est certes en rupture avec ce passé. J’y reviendrai car l’évaluation de ce revirement que donne M. Bettini manifeste le désaccord fondamental que j’ai avec lui.

La véritable spécificité du polythéisme

Venons-en à l’éloge que le latiniste fait du polythéisme, à travers différentes caractéristiques de celui-ci.

Bien évidemment si les cités et les États polythéistes n’ont jamais été en reste en matière de guerres, jamais ils n’ont fait la guerre pour des motifs religieux. Il est en effet difficile quand on est habitué à une multiplicité de dieux d’en vouloir particulièrement à d’autres dieux ou de dire qu’ils sont de faux dieux.

Le principal relève de la technique ou pratique de l’interpretatio. Les Romains ont comme transféré chez eux les dieux grecs par un mécanisme d’équivalence. Ils ont fait des correspondances. Cela peut être approximatif, expérimental, conjectural. Ils ignorent l’opposition aux dieux des autres et éprouvent souvent de la curiosité pour eux. La Gaule romaine, plus tard, adoptera le même processus d’interprétation et d’identification entre les dieux romains et les siens.

Les Romains ont une capacité de fusionner des dieux, parfois de plusieurs manières. Ils ont si peu de mépris pour les dieux des adversaires qu’ils disposent d’un processus impensable en régime monothéiste, celui de l’evocatio. Par lui, quand les Romains assiègent une ville, ils appellent les dieux de celle-ci à sortir parce qu’il serait impie d’en faire des prisonniers. Ensuite on les fait adopter soit par Rome elle-même, soit par des particuliers romains.

Rome dispose d’une procédure d’acceptation des nouveaux dieux, sous le contrôle et avec l’accord du Sénat. S’il y a quelques règles ou restrictions, elles visent les pratiques cultuelles. La question du vrai et du faux n’y a pas de place. S’il y a une voix discordante dans le monde romain quant à cette pratique d’accueil des nouveaux dieux, c’est celle de Flavius Josèphe… qui est juif. L’enthousiaste n’est pas forcément de règle absolue. Ainsi Auguste ne manifeste aucune considération pour les dieux égyptiens et le dieu des juifs, mais précisément ces derniers constituent le seul groupe qui refuse le système général [3].

Trait révélateur des différences, Augustin scandalisé, rapporte que selon l’écrivain du Ier siècle avant notre ère Varron, ce sont les cités qui sont premières et qui, après leur création, règlent les affaires divines. Pour le futur Père de l’Église, la vraie religion est inspirée par le vrai Dieu. Pour les Anciens, relève M. Bettini, ce sont les hommes qui écrivent sur les dieux tandis que pour les juifs et les chrétiens, c’est Dieu qui donne le Livre aux hommes.

La véritable spécificité du polythéisme pour Maurizio Bettini ne réside donc pas fondamentalement dans la pluralité des dieux par opposition à un dieu unique.

Il est de fait bien difficile de ne pas lui concéder qu’en matière de nombre de dieux, la situation du catholicisme ne relève pas du monothéisme. Il y a la Trinité, Marie et surtout les saints qui jouent un rôle assez voisin de celui des divinités secondaires, demi-dieux et héros du paganisme. Mais même dans ce cas, les personnages « dérivés » sont stables, sans possibilité d’équivalence à trouver ou inventer, sans interprétation. La différence de cadre mental serait là.

Un modèle pour aujourd’hui ?

Tout cela n’est pas faux en termes de description mais le problème à mes yeux vient de ce que M. Bettini attribue une valeur positive et essentielle à cette sorte de plasticité du polythéisme alors que pour moi elle désigne un stade primaire non seulement de la religion mais de la pensée.

Partant d’exemples de décisions récentes en Italie, comme celle d’une école de ne plus mettre de crèche pour ne pas offenser les non-catholiques, M. Bettini y voit non pas une question de laïcité mais la conséquence regrettable de l’idéologie monothéiste, de son intransigeance. Je dirais que c’est une mutation de cette intransigeance, troublée par l’esprit victimaire et l’idée que le sentiment d’être offensé dans sa religion par toute autre affirmation n’est pas supportable. Pourtant, à ma connaissance, à Naples bien des athées mêmes font une crèche.

Dans un cadre polythéiste hautement souhaitable pour M. Bettini, nous devrions pouvoir accéder avec faveur aux différents cultes. De la même manière, la vue d’une mosquée à l’allure d’Arabie médiévale en Europe devrait réjouir les chrétiens et de conclure : « Être polythéiste impliquerait qu’une même personne… puisse célébrer tant la fête de Noël… que le Ramadan ». Je n’ai pas vu que M. Bettini traitait du cas des athées qui ne semble pas l’intéresser.

Depuis Vatican II, les textes catholiques les plus officiels, comme le Catéchisme de l’Église catholique, obligent au respect des autres religions. M. Bettini le relève mais pour lui cela reste intrinsèquement mauvais parce que selon les termes mêmes dudit Catéchisme, « Tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ».

Bien évidemment le Catéchisme dit que la doctrine de l’Église est la vérité et, en vertu de sa préférence pour les idéologies « liquides », là est le mal pour M. Bettini.

Je crains que dans son principe et son attitude (pas dans l’affirmation de vérité !), ce soit la position de l’Église qui soit la bonne et la seule moderne. Il faut ajouter à la cause que bien au-delà de la distinction mosaïque, il faut faire intervenir la philosophie grecque. Refuser de chercher la vérité nous ramènerait à l’enfance de l’humanité.

M. Bettini stigmatise « notre incapacité culturelle… à penser à la fois et en même temps (c’est M. Bettini qui souligne) des divinités différentes ». Pour moi, ses propos sont l’inverse de la démarche philosophique et celle-ci n’est ni pure subjectivité, loin de là, ni totale confusion mentale.

La notion même de tolérance[4] est problématique pour M. Bettini. Il invoque une raison rhétorique souvent ressassée, à savoir qu’elle implique une forme de désapprobation, une non-équivalence de légitimité entre les valeurs. C’est affirmer de manière sous-jacente que toutes les valeurs se valent. Il me paraît viser un monde que je juge désespérant où plus personne n’aurait de conviction.

Pour un athée, la seule question vient de ce que les religions monothéistes ont été ou sont promptes à affubler du vocable de « vérité » des récits manifestement écrits par des hommes. Des hommes d’il y a longtemps, qui ne rivalisaient pas avec les meilleurs de leur temps, voire leurs prédécesseurs et dont par définition les textes ignorent le progrès des idées et de la compréhension du monde et des hommes. Dans la confusion des religions qui nous est proposée, je vois une apparence de tolérance bien plus que compensée par le crépuscule ou les funérailles de la raison.

Pourquoi cet éloge ?

Quels sont les moteurs qui ont pu pousser M. Bettini à cette position ?

À l’évidence, le postmodernisme est passé par là. La vérité est son ennemi puisque pour lui tous les systèmes de pensée se valent et restent indémontrables. C’est l’air du temps, souvent au nom de la « déconstruction », et comme cet air est fait de trop d’incertitudes, cela ne risque pas de changer demain.

Mais est-ce la vraie cause motrice, le vrai moteur initial ou est-on allé puiser dans le réservoir d’idées pour justifier autre chose ? À plusieurs reprises, M. Bettini situe bien sa véritable préoccupation. Il est de ceux qui sont tourneboulés par le « vivre ensemble » de toutes les religions et plus encore de tous les groupes. À plusieurs reprises, il évoque « la tension continue à l’égard des immigrés », « le risque pour notre société d’éclater en autant de communautés séparées qui ne communiqueront pas ». Son récent (pour la traduction française) livre intitulé Contre les racines[5] montre bien le poids chez lui des préoccupations de ce type.

Ce souci est louable dans son principe mais ici comme dans bien d’autres cas, il fonctionne à un prix beaucoup trop élevé, impayable pour moi. Le « vivre ensemble » ne justifie pas que l’on jette aux oubliettes idées, esprit critique, sens de l’exactitude et de l’argumentation. Et si c’était bien le cas, ce serait une catastrophe. Si on arrivait à ce que veut M. Bettini, le prix pour la société serait gigantesque : il ne s’agit de rien d’autre que du vide des cerveaux. Certes, du point de vue d’un athée, traiter les convictions religieuses comme autant d’historiettes interchangeables n’est pas un drame mais en rester aux historiettes en est un.


Notes

  1. Maurizio Bettini, Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, trad. de l’éd. orig. italienne (2014) par Vinciane Pirenne-Delforge, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 210 p.
  2. Pour une présentation complète voir Le Monde du 24 août 2017 et l’entretien accordé par la « marraine » de la série, Catherine Clément.
  3. On est étonné de voir quelqu’un qui connaît bien l’Antiquité comme Michel Grodent se scandaliser du violent antijudaïsme du poète païen du Ve siècle de notre ère, Rutilius Namatianus (Le Soir des 24 et 25 juin 2017). C’est projeter sur un passé lointain nos idées d’aujourd’hui. Les païens voyaient les juifs comme le seul groupe intolérant ou peut-être, s’agissant du Ve siècle de notre ère, comme la source d’un christianisme triomphant qu’ils exècrent.
  4. Définition et histoire de la tolérance vues par M. Bettini me semblent des plus sujettes à caution.
  5. Maurizio Bettini, Contre les racines, Paris, Flammarion, Champs actuel, 2017, 176 p.