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Archives par mot-clé: protestantisme

Le mouvement de l’Identité chrétienne aux États-Unis, ou la persistance d’un christ aryen

Posté le 19 septembre 2022 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Stéphane François

Université de Mons, École Pratique des Hautes Études (Paris),

George Washington University

Nous proposons de revenir sur la persistance aux États-Unis des Églises dites aryennes, c’est-à-dire des groupes religieux, souvent issus de la nébuleuse protestante, soutenant l’idée d’une origine indo-européenne du Christ et développant une théologie raciale. Dans ce pays, ces églises sont appelées « Identité chrétienne » (Christian Identity en anglais). Elles promeuvent un suprémacisme blanc, et un fondamentalisme sur le plan théologique. 

En soi, cette idée n’est pas récente. Elle était relativement courante, en Europe et aux États-Unis, entre la seconde moitié du XIXe siècle et les années 1940. En Europe, ces idées ont été discréditées par le rôle joué par certains milieux protestants dans le régime nazi. Pensons, par exemple, à celui des Chrétiens Allemands (Deutsche Christen), un mouvement nationaliste et antisémite[1]Kurt Meier, Kreuz und Hakenkreuz. Die evangelische Kirche im Dritten Reich; Münich, dtv Verlagsgesellschaft mbH & Co, 2001.. De même, il y a eu des théoriciens de cette forme de christianisme dans la mouvance völkisch[2]Le terme völkisch a été forgé au milieu des années 1870 par Hermann von Pfister-Schwaighusen comme substitut germanique du terme latin « national ». Ce terme prendra … Continue reading. Par contre, ces thèses n’ont pas disparu aux États-Unis, y compris aujourd’hui, et ces Églises, bien que minoritaires, restent vivantes. Pourquoi ? Cela sera le cœur de notre propos. En effet, après être revenu rapidement sur la généalogie de ces idées, nous brosserons un panorama de ces milieux américains, et nous nous demanderons, enfin, s’il ne s’agit d’une voie vers un néopaganisme racial.

Le Christ aryen, un vieux discours raciste

L’idée de l’origine européenne du Christ est à chercher dans le XIXe siècle, voire à la fin du précédent, dans un contexte triple : émergence progressive d’une anthropologie physique (c’est-à-dire raciale), colonisation du monde par les puissances européennes, et émergence de l’antisémitisme. Ce christianisme aryen était à l’époque assez courant dans les milieux ultranationalistes, voire au-delà : il était également défendu par Ernest Renan par exemple[3]Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 208-211 ; Mireille Hadas-Lebel, « Renan et le Judaïsme », Commentaire, n°62, été 1993, pp. 369-379., qui considérait le christianisme comme une religion « celto-germanique ». En fait, ces discours s’appuient sur les représentations médiévales du Christ, à la chevelure blonde, avec des traits européens, les artistes l’ayant peint à leur image. Mais dans l’imaginaire de ces adeptes, le blond renvoyait aussi, et surtout, au monde nordique. Cette thèse est apparue, en tant que discours construit, à la fin du XIXe siècle, notamment sous la plume de Paul de Lagarde[4]Jean Favrat, La Pensée de Paul de Lagarde : Contribution à l’étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, … Continue reading et surtout sous celle d’Houston Stewart Chamberlain[5]Houston Stewart Chamberlain, Le Christ n’est pas Juif, Nantes, Ars Magna, 2020. Il s’agit d’un recueil de textes, mis en forme en 1978 par Pierre Clémenti et Raymond de Witte, réédité en … Continue reading, Britannique naturalisé allemand et gendre de Richard Wagner, qui la diffusa dans son livre à grand tirage, Les Fondements du xixe siècle, paru en 1899. Chrétien, mais hostile au catholicisme, il transforma le Christ[6]George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, p. 176. en une figure germanique, en un héros nordique. Selon lui, le Christ, sage aryen, aurait amené d’Inde le monothéisme, dont il aurait été dépossédé ultérieurement par les Juifs, une thèse présente dans une certaine culture savante allemande des XVIIIe et XIXe siècles[7]Voir le chapitre « Indomanie, germanomanie et antisémitisme », in Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 219-227.. Ces idées se retrouvaient plus largement dans les milieux du protestantisme nationaliste allemand du « christianisme positif »[8] Jean Labussière, Nationalisme allemand et christianisme 1890-1940, Paris, Connaissances et savoirs, 2005 ; Susannah Heschel, The Aryan Jesus, Christian Theologians and the Bible in Nazi … Continue reading. En effet, ces protestants d’un type particulier, notamment chez Paul de Lagarde ou Chamberlain, voyaient le danger sémite dans le catholicisme romain (une « secte talmudiste ») alors que le protestantisme luthérien représentait une foi authentiquement européenne. Ce protestantisme était aussi marqué par une forme de marcionisme, les plus radicaux cherchant à épurer la Bible de son Ancien testament, juif… On retrouve cette opposition, entre un christianisme « positif » (épuré du judaïsme) et un autre, « négatif » (sémite), dans le Mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, l’un des idéologues du national-socialisme, paru en 1930[9]Alfred Rosenberg, Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen, 1930 (traduction française : Mythe du XXe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, … Continue reading.

L’objectif de ces discours était donc de défendre l’idée de l’origine européenne, blanche, du Christ. Pour ces auteurs, il était inconcevable que Jésus puisse être un sémite, un Juif. Ils ont donc réinventé une généalogie raciale du Christ : celui n’était pas un Juif, puisque ceux-ci l’ont crucifié. Au contraire, Galiléen (une idée née chez Renan), il serait un descendant des « Peuples de la mer », venus du Nord (du « Nord vient la lumière », etc.)[10] G. de Lafont, Les aryas de Galilée et les origines aryennes du christianisme, Paris, E. Leroux, 1902., un Germain, voire un Celte[11]Aujourd’hui, on trouve encore ces thèses formulées. Par exemple, Jean-Paul Bourre, Les Celtes dans la Bible, Paris, Robert Laffont, « Les énigmes de l’univers », … Continue reading. L’origine galiléenne supposée de Jésus joue à plein dans cette thèse, la Galilée étant à l’époque une région à population métissée, qui ne parlait pas l’hébreu et dont la pratique religieuse était peu rigoriste. Pour Chamberlain, la majorité de la population de cette région était indo-européenne. Cette nouvelle généalogie a permis de racialiser l’antijudaïsme chrétien, d’intégrer l’antisémitisme et d’éviter l’évolution vers un paganisme raciste et identitaire.

Les promoteurs de ces idées refusaient les origines juives du christianisme et désiraient les faire disparaître au profit d’une vision « aryenne » de celui-ci. Certains partisans de cette vision croyaient d’ailleurs que la Bible fut originellement écrite en allemand. Une tendance de ceux-ci, les irministes, professant un christianisme germanique, vénérait un soi-disant ancien dieu germanique, Krist, qui, selon eux, fut transformé en Christ par les chrétiens[12]En fait, l’origine de ce discours est à chercher dans les tentatives de conversion des peuples germaniques. En effet, une version épique des Evangiles fut réalisée au IXe siècle, … Continue reading, tandis que la Vierge Marie devenait dans ce type de discours la mère des Aryens[13]George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 96.. Ces auteurs voyaient en outre dans l’apparition de la mystique des « peuples du désert » l’origine de l’histoire conflictuelle de l’Europe. 

Cette époque voit aussi la formulation d’une thèse particulièrement antisémite, qui sera une constante de certaines extrêmes droites : les Juifs auraient détourné le christianisme primitif, celui d’un Christ aryen, à leur profit. Cela aurait été le fait de Saul/Paul, qui l’a transformé en un universalisme destructeur de race (et aujourd’hui d’identité). Surtout, pour ces chrétiens, les Juifs ont commis un crime racial en crucifiant le Christ. Chamberlain considérait que Jésus était racialement aryen, mais juif par certains de ses enseignements. À l’opposé, il soutenait que Paul était racialement juif, mais païen par sa pensée religieuse. Ces considérations disparurent chez les chrétiens aryens ultérieurs, en particulier chez ceux marqués par le nazisme. Cette transformation d’un christianisme européen en un universalisme aurait permis, selon ces croyants, la diffusion du métissage et de la décadence. Ces thèmes se retrouvent actuellement dans les sphères les plus radicales de l’extrême droite raciste[14]Par exemple, on les trouve dans le manifeste laissé par Payton Gendron, l’auteur du massacre de Buffalo, le 15 mai 2022. « blanche » (Europe, États-Unis, anciennes colonies britanniques comme l’Australie, etc.), mais aussi dans des sphères que l’on pourrait penser immunisées, comme le catholicisme. En effet, on voit l’émergence depuis une quinzaine d’années d’un catholicisme identitaire, souvent traditionaliste par ailleurs.

Les États-Unis, un conservatoire des Églises aryennes ?

Ces idées se diffusèrent rapidement aux États-Unis au début du XXe siècle, fusionnant avec celles de l’israélisme britannique, présent sur le sol américain dès la fin du XIXe siècle[15]On retrouve ces thèses chez John Smith, le fondateur de l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours.. Cette doctrine est apparue au Royaume-Uni au XIXe siècle, avec des auteurs comme John Finleyson, Ralph Wedgwood ou William Henry Poole[16]Eric Michael Reisenauer, British Israel : Racial Identity in Imprial Britain 1870-1920, Chicago, Loyola University, 1997.. Certains groupes américains, venant principalement des franges du protestantisme, se considèrent en effet comme étant l’une des tribus perdues d’Israël.

Des groupes racistes, à la marge du nazisme, du Ku Klux Klan et du protestantisme radical WASP, sont apparus dans les années 1920 et 1930, faisant la promotion d’Églises racistes. Ses adeptes postulaient des idées identiques aux groupes extrémistes protestants allemands, comme celle que le Christ était un Aryen persécuté par les Juifs ; que les Tribus perdues d’Israël étaient aryennes ; que le « Peuple élu » est d’origine anglo-saxonne/germano-scandinave et enfin que l’Amérique est la « Terre promise ». Ces discours survécurent à la Seconde guerre mondiale et se maintinrent dans les milieux proches du néonazisme qui ne souhaitaient devenir néopaïens. Ce courant du protestantisme est appelé dans ce pays Christian Identity (« identité chrétienne »). 

Les différentes organisations soutiennent le « racisme scientifique », c’est-à-dire le racisme universitaire, présent dans ce pays depuis le début du XXe siècle, selon Stephen Norwood[17]Stephen H. Norwood, « Antisemitism in the Contemporary American University. Parallels with the Nazi Era », Acta. Analysis of Current Trends in Antisemitism, The Hebrew … Continue reading. Ses origines sont à chercher dans l’« anglo-saxonnisme » des XVIIIe et XIXe siècles[18]Cf., Carole Reynaud-Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis XIXe-XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, pp. 165-178.. L’un des précurseurs de cette mouvance, et aujourd’hui réédité par elle, fut l’Américain suprémaciste blanc et théoricien raciste Madison Grant, l’auteur du Déclin de la grande race, qui influença les nazis[19]Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation. Miroir de l’Occident, Paris, Éditions de l’Artilleur, 2018, pp. 91-120.. Un autre fut le nativiste Lothrop Stoddard, disciple du premier. Les promoteurs de ce « racisme scientifique », comme son nom l’indique, sont des universitaires qui cherchent à « prouver » l’infériorité intellectuelle des populations afro-américaines, reprenant ainsi les vieux postulats racistes des esclavagistes. Ils postulent également l’existence à la fois des inégalités raciales et la nécessité de préserver la pureté raciale des États-Unis[20]Stéphane François, « Qu’est-ce que l’alt-right ? », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/nos-productions/qu-est-ce-que-l-alt-right; Stéphane François, … Continue reading. Il s’agit de celle, originelle, des populations de la Côte Est, qui étaient majoritairement protestantes et de type « nordique », les fameux « WASP », pour White Anglo-Saxons Protestants (les anglo-saxons protestants blancs). Ces WASP sont à la fois la matrice « raciale » de ce pays et la catégorie sociale de son élite. Fort logiquement, les adeptes de ces Églises refusent de côtoyer les afro-américains, et plus largement les populations immigrées jugées inférieures, et les évolutions de la société américaine, vues comme des expressions d’une décadence ourdie par les Juifs. Ils se constituent en contre-société, vivant dans des communautés isolées de la promiscuité raciale et de la décadence des villes[21]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika. Inside the White Power Movement’s Hidden Spaces of Hate, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015..

Ces militants, influencés par le nazisme et les théoriciens raciaux américains, postulent depuis l’après-guerre l’idée selon laquelle les Indo-Européens seraient le peuple autochtone de l’Europe depuis la fin de la Préhistoire. Selon eux, les Européens descendraient en ligne directe de ces peuples. Cette idée entérine donc une autre, celle de l’existence d’une « race blanche », d’origine européenne[22]Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Un romantisme … Continue reading. Ces milieux américains font de la préservation de l’identité blanche des États-Unis, et par extension leur origine « raciale » européenne, leur cheval de bataille[23]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit., p. 3..

Le Southern Poverty Law Center, la principale organisation antiraciste américaine, a surveillé entre 30 et 40 groupes actifs dans la période 2000-2021, avec une pointe à plus de 50 en 2011 et 2012. Le nombre de groupes diminue à compter de 2016, mais ils ne sont pas tous recensés, ou repérés. Tous relèvent de l’identité chrétienne ou du christianisme aryen. Certains sont en outre surveillés pour d’autres points, comme le suprémacisme racial, le négationnisme, la xénophobie, etc. [24]Southern Poverty Law Center, « Christian Identity », https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/christian-identity. Consulté le 05/06/2022. On est donc face à un mouvement à la fois très vivant, dynamique et surtout particulièrement éclaté. Si le nombre d’adeptes est parfois restreint, voire anecdotique, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent être très dangereux comme l’ont montré les diverses fusillades et autres crimes de haine qui ont ensanglanté ce pays depuis plus de dix ans. Ces structures font d’ailleurs l’objet d’études de la part d’universitaires[25]Nous pouvons citer, entre autres, Michael Barkun, Religion and the Racist Right : The Origins of the Christian Identity Movement, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2021 ; … Continue reading. 

Plusieurs de ces « Églises » font partie de la Nation aryenne (Aryan Nations), fondée dans les années 1970 par le « révérend » Richard Butler (1918-2004), ce dernier étant aussi à l’origine de l’Église chrétienne de Jésus Christ (Church of Jesus Christ Christian). De fait, la Nation aryenne fédère différentes structures suprémacistes blanches. Ces églises « identitaires » ont aussi des liens avec les groupuscules qui se réclament du Ku Klux Klan. Après une période faste dans les années 1980, la Nation aryenne décline et finit par éclater dans les années 2000 en plusieurs structures opposées, qui revendiquent tous à la fois une forme raciste de christianisme et le suprémacisme blanc. Butler n’est pas le seul à avoir joué un rôle fédérateur. Ben Klassen (1918-1993) en a été un autre.

Ce dernier était un pasteur mennonite canadien, d’origine germano-ukrainienne, ses parents ayant fui la révolution bolchévique. Il devient antisémite et pronazi pendant la Seconde guerre mondiale. Il s’installe aux États-Unis en 1945 et devient citoyen en 1948. Il fréquente aussitôt les structures racistes, notamment la John Birch Society[26]Cette structure avait des contacts en Europe, notamment avec le groupuscule Europe-Action, d’où naitra la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.. Il s’éloigne progressivement du christianisme, vu comme une religion juive conçue pour subvertir les « Blancs », pour concevoir une religion païenne et raciale, qui serait propre aux « Caucasiens ». Il développe ses thèses en 1973 dans un ouvrage autoédité, Nature’s Eternal Religion. Il y définit le contenu d’une religion païenne « blanche » et fonde dans la foulée l’Église du Créateur[27]Ben Klassen, White’s man Bible, autoédition, 1981.. Il est également connu pour avoir théorisé la « Sainte guerre raciale » (Racial Holy War), dans RAHOWA! This Planet is All Ours, publié à compte d’auteur en 1987[28]Ben Klassen, RAHOWA! This Planet is All Ours, Church of the Creator, 1987.. Il affirme dans ce livre que le christianisme a été inventé par les Juifs pour affaiblir les populations blanches, c’est-à-dire les descendants d’Européens. L’acronyme RaHoWa est devenu, littéralement, l’un des cris de guerre de ces militants racistes, notamment dans la scène musicale d’extrême droite. En 1992, George Loeb, un ministre de son Église a été reconnu coupable du meurtre d’un marin afro-américain. Ayant peur de voir les biens de celle-ci confisqués suite à cette condamnation, il vend la propriété de l’Église à l’auteur des Turner Diaries, William Luther Pierce[29]Les Turner Diaries (Carnets de Turner) est un vade mecum néonazi terroriste sous couvert de roman, publié en 1978 par William Luther Pierce, sous le pseudonyme d’Andrew … Continue reading. Dépressif depuis le décès de son épouse, marqué par le déclin de son organisation religieuse et atteint d’un cancer, Klassen se suicide en 1993[30]Sur Klassen, George Michael, Theology of Hate: A History of the World Church of the Creator, University Press of Florida, 2009.. L’épitaphe de sa tombe est d’ailleurs explicite : « He gave for the white people of the world a powerful racial religion of their own » (« Il a donné aux Blancs du monde une puissante religion raciale qui leur était propre »). Depuis son décès, l’Église, dirigée par Rick McCarty, vivote.

S’il se suicide, ses idées ne disparaissent pas, bien au contraire : elles se diffusent dans l’extrême américaine la plus radicale, et la plus néonazie également, s’hybridant avec celles des néopaïens, notamment avec les propos de Matt Koehl[31]Voir la traduction de son manifeste païen-nazi : Matt Koehl, La Foi du futur, Chevaigné, Le Lore, 2018. ou de David Lane. Ce dernier était un militant néonazi, appartenant aux Nations aryennes. Il a été aussi un membre du Ku Klux Klan, néopaïen odiniste et célèbre auteur de « la phrase de quatorze mots », extraite de son White Genocide Manifesto (« Manifeste du génocide blanc ») : « Nous devons préserver l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants blancs » (« We must secure the existence of our people and a future for White children »).

Une voie vers le néopaganisme ?

L’évolution d’un Ben Klassen est particulièrement intéressante pour nous, car elle montre que l’antisémitisme et le racisme offrent une possibilité d’évolution spirituelle vers une forme de néopaganisme, via une forme de marcionisme rejetant l’Ancien testament, analysé comme juif. Ce type d’évolution avait déjà été repéré au début du XXe siècle dans les milieux aryosophiques autrichiens et allemands étudiés par Nicholas Goodrick-Clarke dans les années 1980[32]Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism. Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, Londres, I.B. Tauris & Co, 2003 [1985].. Certains de ces auteurs, considérés comme des références par les théoriciens de l’identité chrétienne analysés ici, sont passés du catholicisme au protestantisme, puis du protestantisme à une forme de paganisme.

En outre, les différentes organisations américaines de l’extrême droite la plus radicale échangent sans peine depuis les années 1960, les militants passant d’un groupe à un autre, lorsqu’ils n’en fondent pas de nouveau. Il est à noter que les discours ouvertement païens sont plus présents en Europe qu’aux États-Unis, les groupes néonazis ayant rejeté le christianisme dans son ensemble[33]Matthias Gardell, Gods of the Blood. The Pagan Revival and White Separatism, London/Durham, Duke University Press, 2003.. Quoi qu’il en soit, les extrêmes droites européennes, anglo-saxonnes et américaines se sont passionnées pour le paganisme – dans sa variante indo-européen – au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait à la fois de trouver un palliatif à la thématique aryenne, trop connotée « nazie », tout en gardant l’idée d’une origine polaire de la civilisation blanche, et un moyen d’élaborer une nouvelle spiritualité européenne, de nature néopaïenne, parfois liée à un culte antique précis, parfois conçue comme une philosophie tournant le dos au christianisme[34]Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Nicholas … Continue reading. Ces groupes biologisent la spiritualité : leurs prêtres, ainsi que les membres de leurs groupes, portent en eux la race à préserver (la « race blanche »), mais aussi une religiosité qui leur serait propre. Il s’agit en quelque sorte d’une religion raciale[35]Stéphane François, « Réflexions sur le paganisme d’extrême droite », Social Compass, n°65/2, 2018, pp. 263-277., qui se manifeste parfois violemment[36]Cette idéologie, présente dans une forme violente, terroriste, aux États-Unis dès les années 1970 s’est brusquement et bruyamment manifestée depuis les années 2000, avec plusieurs attentats, … Continue reading.

Ces militants estimaient, et le font encore, que le christianisme est une secte orientale, d’origine juive, et qu’il a participé à l’ethnocide des Européens, en les coupant des religions autochtones, c’est-à-dire des religions païennes de l’Antiquité. Il était donc nécessaire, pour ces personnes, de renouer le lien avec la « vraie foi » des Européens, mais il n’était plus question de reprendre ouvertement les positions nazies, du moins dans un premier temps. En effet, le parti nazi, et en particulier la SS, avait en son sein un nombre non négligeable de défenseurs du retour au paganisme, à commencer par le chef de la SS, Heinrich Himmler[37]Stéphane François, L’Occultisme nazi. Entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020..

Ces néopaïens d’extrême droite associent donc, de façon essentialiste, la position géographique et la « race » de la foi : plus le militant est proche du Nord, plus il serait en contact avec une pureté spirituelle propre aux Indo-Européens, ces derniers ayant une origine polaire. De ce fait, une majorité des néopaïens d’extrême droite pratiquent une foi d’inspiration nordico-germanique. Cela pour des raisons idéologiques aisément compréhensibles : le type physique nordique y est souvent vu comme l’archétype ethnique de l’Européen, et par extension de l’homme blanc. D’une certaine façon, la thématique indo-européiste ne masque que partiellement l’aryanisme d’avant-guerre, l’étendant à tous les peuples européens et non plus à la seule composante nordique et/ou germanique.

La question du paganisme est donc au cœur de la démarche spirituelle-religieuse du militantisme païen-nordique d’extrême droite pour trois raisons. En effet, ces militants veulent une spiritualité qui, à la fois, ne doive rien au monothéisme, dont l’origine est à chercher dans le judaïsme ; qui soit enracinée et autochtone aux peuples européens (avec le mythe de l’origine polaire des Indo-Européens) ; et, enfin, qui puisse continuer à exprimer un antisémitisme discret ou ostensible (l’incompatibilité du judaïsme avec les valeurs « enracinées » européennes). Cette vision païenne de la civilisation européenne est mise en lien avec un projet géopolitique : ces militants souhaitent créer un espace « blanc », correspondant à la fois à l’aire historique indo-européenne et à l’installation européenne en Amérique du Nord. Cette dernière thématique est au cœur des manifestes des terroristes Brenton Tarrant (Australien), et aujourd’hui Payton Gendron (Américain)[38] Stéphane François, « Attentat de Buffalo : Payton Gendron, un terroriste imprégné de postnazisme », Libération.fr, 18/05/2022, … Continue reading.

Aux États-Unis, cet activisme groupusculaire ne se résume pas à une activité intellectuelle ou du moins livresque, comme l’ont montré Pete Simi et Robert Futrell dans leur ouvrage intitulé American Swastika [39]Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit.. En effet, derrière cette production théorique, il y a chez ces militants la volonté de mettre en place une culture qui leur serait propre et qui, surtout, leur permettrait de renouer avec leurs racines nordiques indo-européennes. Il s’agit de mettre en pratique ce néopaganisme, de lui donner une consistance sociale, dans un cadre communautaire[40]Voir notre chapitre, « Michael Moynihan et la Wulfing Kindred », in Stéphane François, L’occultisme nazi, op. cit., pp. 181-197.. De vieux cultes nordiques sont réactivés, ou du moins réinventés : il existe des cérémonies de mariage, de baptême, d’enterrement, etc. Derrière ce mode de fonctionnement autarcique, on trouve le rejet à la fois des sociétés modernes et de la promiscuité ethnique. 

Quoi qu’il en soit, la question ethnique est au cœur de la vision religieuse de cette extrême droite, qui associe « race » et « foi », mais contrairement aux néopaïens, ces adeptes cherchent à maintenir un lien, parfois diffus, avec le christianisme, à l’instar de leurs prédécesseurs du début du XXe siècle. En ce sens, ils se placent dans la continuité du « christianisme positif » mis en avant par le national-socialisme dès les années 1920. L’objectif des « chrétiens positifs », passés et présents, est de se débarrasser des racines juives du christianisme afin de créer une religion de transition entre le christianisme et le paganisme, qui parviendrait à concrétiser un culte aryen tel qu’imaginé par certains responsables du Troisième Reich, sur fond d’unité raciale blanche. De fait, cette conception s’appuie à la fois sur une identité européenne commune réelle, les Indo-Européens, et sur une consanguinité imaginaire, les peuples « blancs ». 

Si l’idée d’un christ aryen est devenue anecdotique en Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, elle est restée vivace aux États-Unis, comme on l’a montré ici. Ces Églises aryennes reprennent des idées préexistantes au nazisme, largement présentes dans les milieux ultranationalistes allemands, mais en les adaptant à la situation, à la culture et à l’histoire religieuse américaines. Aujourd’hui, ces idées s’hybrident avec les thèses suprémacistes blanches et néonazies, voire avec ce qu’on appelle les « postnazisme »[41] Celui-ci peut être défini comme un discours de défense de la race blanche, au contenu antisémite et raciste (à l’instar du néonazisme), mais les postnazis ne cherchent plus à minimiser … Continue reading. Surtout, ces organisations et ces théoriciens états-uniens ont recyclé les vieux discours racistes de la suprématie blanche « aryenne », au travers d’un jeu d’interactions et d’influences conjointes. En effet, si ces discours font l’éloge d’un enracinement ethnique et communautaire mondialisé, là où se trouve un descendant d’Européen vivrait, selon ces militants, un porteur de la foi chrétienne aryenne. Les vieux discours n’ont pas disparu, ils ont juste muté. On les retrouve d’ailleurs diffus dans les milieux les plus radicaux des « croisés de la race blanche »[42] Nicolas Lebourg, Les nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Paris, Seuil, 2019., tels les manifestes des terroristes d’extrême droite, comme Tarrant ou Gendron.

Références[+]

Références
↑1 Kurt Meier, Kreuz und Hakenkreuz. Die evangelische Kirche im Dritten Reich; Münich, dtv Verlagsgesellschaft mbH & Co, 2001.
↑2 Le terme völkisch a été forgé au milieu des années 1870 par Hermann von Pfister-Schwaighusen comme substitut germanique du terme latin « national ». Ce terme prendra rapidement dans les milieux ultranationalistes, Uwe Puschner parlant de « nationalisme intégral ». Il comporte fréquemment un aspect ouvertement païen, ou du moins fortement anticatholique. Uwe Puschner, « Völkisch », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 1874.
↑3 Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 208-211 ; Mireille Hadas-Lebel, « Renan et le Judaïsme », Commentaire, n°62, été 1993, pp. 369-379.
↑4 Jean Favrat, La Pensée de Paul de Lagarde : Contribution à l’étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, Paris, H. Champion, 1979.
↑5 Houston Stewart Chamberlain, Le Christ n’est pas Juif, Nantes, Ars Magna, 2020. Il s’agit d’un recueil de textes, mis en forme en 1978 par Pierre Clémenti et Raymond de Witte, réédité en 2020 par le militant Christian Bouchet.
↑6 George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, p. 176.
↑7 Voir le chapitre « Indomanie, germanomanie et antisémitisme », in Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 219-227.
↑8  Jean Labussière, Nationalisme allemand et christianisme 1890-1940, Paris, Connaissances et savoirs, 2005 ; Susannah Heschel, The Aryan Jesus, Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany, Princeton University Press 2008.
↑9 Alfred Rosenberg, Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen, 1930 (traduction française : Mythe du XXe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, Paris, Déterna, 1999).
↑10  G. de Lafont, Les aryas de Galilée et les origines aryennes du christianisme, Paris, E. Leroux, 1902.
↑11 Aujourd’hui, on trouve encore ces thèses formulées. Par exemple, Jean-Paul Bourre, Les Celtes dans la Bible, Paris, Robert Laffont, « Les énigmes de l’univers », 1984 ; La Quête du Graal. Du paganisme indo-européen à la chevalerie chrétienne, Paris, Dervy, 1993.
↑12 En fait, l’origine de ce discours est à chercher dans les tentatives de conversion des peuples germaniques. En effet, une version épique des Evangiles fut réalisée au IXe siècle, destinée à convertir les Saxons. Dans cette version, Jésus devient un prince germanique, ses disciples des vassaux et les noces de Cana un festin guerrier.
↑13 George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 96.
↑14 Par exemple, on les trouve dans le manifeste laissé par Payton Gendron, l’auteur du massacre de Buffalo, le 15 mai 2022.
↑15 On retrouve ces thèses chez John Smith, le fondateur de l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours.
↑16 Eric Michael Reisenauer, British Israel : Racial Identity in Imprial Britain 1870-1920, Chicago, Loyola University, 1997.
↑17 Stephen H. Norwood, « Antisemitism in the Contemporary American University. Parallels with the Nazi Era », Acta. Analysis of Current Trends in Antisemitism, The Hebrew University of Jerusalem, n° 34, 2011, pp. 1-30.
↑18 Cf., Carole Reynaud-Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis XIXe-XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, pp. 165-178.
↑19 Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation. Miroir de l’Occident, Paris, Éditions de l’Artilleur, 2018, pp. 91-120.
↑20 Stéphane François, « Qu’est-ce que l’alt-right ? », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/nos-productions/qu-est-ce-que-l-alt-right; Stéphane François, « L’alt-right, l’antisémitisme et l’extrême droite française. Une mise au point », Les Cahiers de psychologie politique, n°36, 2020, http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=3946. Pierre-André Taguieff, « Race » : un mot de trop ? Science, politique et morale, Paris, CNRS Éditions, 2018, en particulier le chapitre 4, « Un nouveau “racisme scientifique” ? L’exemple américain », pp. 140-187.
↑21 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika. Inside the White Power Movement’s Hidden Spaces of Hate, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015.
↑22 Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Un romantisme d’acier : la Nouvelle Droite comme pont entre le nationalisme radical allemand et l’Alt-right, à paraître.
↑23 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit., p. 3.
↑24 Southern Poverty Law Center, « Christian Identity », https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/christian-identity. Consulté le 05/06/2022.
↑25 Nous pouvons citer, entre autres, Michael Barkun, Religion and the Racist Right : The Origins of the Christian Identity Movement, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2021 ; Jeffrey Kaplan, Jeffrey, Radical Religion in America, Syracuse, Syracuse University Press, 1997 ; Jeffrey Kaplan, Millennial Violence : Past, Present, and Future, Routledge, 2021 ; Catlyn Kenna Keenan, Behind the Doors of White Supremacy, thèse de doctorat, soutenue en 2014 à l’université de Denver (non publiée, mais disponible à cette adresse : https://digitalcommons.du.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1328&context=etd. Consulté le 06/06/2022) ; Chester L. Quarles, Christian Identity: The Aryan American Bloodline Religion, McFarland & Co Inc, 2004 ; Charles H. Roberts, Race over Grace : The Racialist Religion of the Christian Identity Movement, Omaha, iUniverse Press, 2003.
↑26 Cette structure avait des contacts en Europe, notamment avec le groupuscule Europe-Action, d’où naitra la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.
↑27 Ben Klassen, White’s man Bible, autoédition, 1981.
↑28 Ben Klassen, RAHOWA! This Planet is All Ours, Church of the Creator, 1987.
↑29 Les Turner Diaries (Carnets de Turner) est un vade mecum néonazi terroriste sous couvert de roman, publié en 1978 par William Luther Pierce, sous le pseudonyme d’Andrew MacDonald. Ce texte est une référence pour les terroristes d’extrême droite, tel Timothy McVeigh, l’auteur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, qui fit 168 morts et plus de 680 blessés.
↑30 Sur Klassen, George Michael, Theology of Hate: A History of the World Church of the Creator, University Press of Florida, 2009.
↑31 Voir la traduction de son manifeste païen-nazi : Matt Koehl, La Foi du futur, Chevaigné, Le Lore, 2018.
↑32 Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism. Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, Londres, I.B. Tauris & Co, 2003 [1985].
↑33 Matthias Gardell, Gods of the Blood. The Pagan Revival and White Separatism, London/Durham, Duke University Press, 2003.
↑34 Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun. Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York, New York University Press, 2002.
↑35 Stéphane François, « Réflexions sur le paganisme d’extrême droite », Social Compass, n°65/2, 2018, pp. 263-277.
↑36 Cette idéologie, présente dans une forme violente, terroriste, aux États-Unis dès les années 1970 s’est brusquement et bruyamment manifestée depuis les années 2000, avec plusieurs attentats, le dernier (en 2022) étant celui de Payton Gendron à Buffalo le 15 mai 2022.
↑37 Stéphane François, L’Occultisme nazi. Entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020.
↑38  Stéphane François, « Attentat de Buffalo : Payton Gendron, un terroriste imprégné de postnazisme », Libération.fr, 18/05/2022, https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/attentat-de-buffalo-payton-gendron-un-terroriste-impregne-du-postnazisme-20220518_S2TXMRSZTVFC5AVANZGTX6JBEQ/
↑39 Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit.
↑40 Voir notre chapitre, « Michael Moynihan et la Wulfing Kindred », in Stéphane François, L’occultisme nazi, op. cit., pp. 181-197.
↑41  Celui-ci peut être défini comme un discours de défense de la race blanche, au contenu antisémite et raciste (à l’instar du néonazisme), mais les postnazis ne cherchent plus à minimiser ou à nier le génocide des Juifs européens, ils l’assument. En effet, au contraire des néonazis, les tenants du postnazisme le reconnaissent et souhaitent « passer à autre chose » selon le mot terrible du philosophe et théoricien raciste Greg Johnson (Le Nationalisme blanc. Interrogations et définitions, Saint-Genis-Laval, Akribeia, 2017 ; Manifeste nationaliste blanc, Londres, White Revolution Books, 2021), au motif que la race « blanche » subirait aujourd’hui son propre génocide par la promotion de l’homosexualité, le métissage, la substitution ethnique et l’« immigration-colonisation », organisée par les Juifs.
↑42  Nicolas Lebourg, Les nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Paris, Seuil, 2019.
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Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines

Posté le 27 juin 2022 Par ABA Publié dans Athéisme, Humanisme, Laïcité, Matérialisme, Nos articles, Philosophie Laisser un commentaire
Propos recueillis par Pierre Gillis

Jacques Aron est un être humain protéiforme : architecte, artiste, enseignant, essayiste. Il met d’ailleurs les points sur les i dans une auto-présentation de 2015 : « Quiconque écrit ou s’adonne à une activité créatrice, qu’elle soit littéraire, philosophique, historique, ou graphique – l’architecture durant 40 ans, le dessin et le collage ensuite – entre en dialogue permanent avec d’autres hommes et se transforme à leur contact. »

J’ai voulu répondre à sa volonté de dialogue en le questionnant sur le thème qu’il explore avec persévérance depuis quelques années, celui des racines de l’antisémitisme moderne, tellement mal nommé à ses yeux. Contrairement aux poncifs contemporains qui dessinent un illusoire continuum millénaire entre les anciennes attaques de nature religieuse et théologique contre les Juifs – pensons à Luther –, les entreprises exterminatrices des nazis, et l’antisionisme des défenseurs de Palestiniens, Jacques Aron inscrit l’histoire de l’antisémitisme moderne, politique, dans celle des convulsions de l’Europe et de ses nations au tournant des xixe et xxe siècles. Son dernier livre, au centre de notre entretien, mérite une lecture attentive, dont l’entretien qui suit fournira, espérons-le, un avant-goût stimulant.

Pierre Gillis

PG — Le livre qui nous réunit ( Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états [1]Jacques Aron, Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 2021.) est le quatrième d’une série[2]Jacques Aron, Mythologies et réalités juives au commencement de l’Europe moderne. Huguenots et Juifs ou l’illusion rétrospective, Paris, L’Harmattan, 2018 ; L’an passé … Continue reading, dont il serait utile de toucher un mot.

JA — En effet. Je viens d’une famille qu’on dit, avec ou sans guillemets, d’origine juive, et c’est ce qui m’a amené à m’interroger sur la place de l’histoire et des mythes juifs dans le développement de la société européenne, voire occidentale, à partir de la Renaissance. On ne peut qu’être frappé par un écartèlement manifeste, typique de la condition juive : on peut se faire une image de cette condition à partir de ce qu’en disent des Juifs qui se revendiquent ou que l’on dit tels, à partir de leurs témoignages, que j’ai systématiquement recherchés ; mais par ailleurs, et quasi obsessionnellement, la mythologie juive fait office de base à l’interprétation la plus ancienne de la condition humaine, en toute généralité. Une faille profonde sépare ces deux points de vue. D’où toutes les références, y compris contemporaines, aux Saintes Écritures, à commencer par l’Ancien Testament, repris dans l’héritage chrétien et ses divers avatars, et par l’Islam, lui aussi éclaté par plusieurs schismes.

PG — Ton dernier livre nous amène, quant à la quête de témoignages que tu as poursuivie, à une époque moins éloignée, au tournant des xixe et xxe siècles, et aux trois extraordinaires documents que tu décortiques. Il s’agit de trois enquêtes, conduites respectivement en 1894, 1907 et 1932, à propos de l’antisémitisme, de sa nature et de sa perception. Les dates sont loin d’être anodines : la première suit de près les premières manifestations d’antisémitisme en Allemagne, la deuxième est un rien postérieure à l’émergence du mouvement sioniste, et la troisième est à peu de choses près contemporaine de la prise du pouvoir par les nazis. Première question : de telles enquêtes étaient-elles courantes à l’époque ?

JA — Courantes, certainement pas. Il s’agit d’une des premières enquêtes sociologiques – les plus anciennes datent de 1890, en France et en Allemagne. La première, celle de 1894, trouve d’ailleurs son inspiration, méthodologique en quelque sorte, dans une étude française, mais qui poursuit un but différent : elle n’a rien à voir avec l’antisémitisme. L’auteur de cette première enquête est un écrivain autrichien bien connu, Hermann Bahr, qui publie plusieurs interviews dans des journaux autrichiens de tendance libérale. L’antisémitisme est palpable dans le monde germanique de l’époque, pas seulement l’Allemagne, mais aussi l’Autriche-Hongrie. L’Allemagne est alors divisée entre protestants et catholiques, et l’antisémitisme suscite des positionnements variés, depuis une hostilité marquée jusqu’à une adhésion souvent justifiée par des raisons religieuses. L’antisémitisme politique naît peu avant la publication de l’enquête – politique au sens où ce dont il est question, c’est du statut des minorités religieuses juives en Allemagne. On comprend bien le caractère politique du débat à la lecture d’un grand historien de la Prusse protestante, Heinrich von Treitschke (1834-1896) ; celui-ci écrit déjà en 1880, après avoir lu une histoire des Juifs due à un autre historien, Juif, Heinrich Graetz, et fait le reproche à ce dernier de s’en tenir à un nationalisme juif, alors que selon lui, von Treitschke, les Juifs allemands devraient rester proches de leurs autres concitoyens. Ses reproches se cristallisent dans un slogan : « Les Juifs sont notre malheur ». Ce « malheur » tient à ce que « nous, Allemands », qui avons enfin compris en 1871 la nécessité de fonder un État global protestant ET catholique, sommes bloqués dans l’affirmation de notre identité nationale par ces Juifs récalcitrants.

PG — Avant de poursuivre l’examen de cette première enquête, je voudrais revenir sur un auteur que tu cites et qui la précède, à savoir Paul de Lagarde, de son vrai nom Paul Bötticher (1827-1891). Celui-ci va plus loin que von Treitschke, il désigne les Juifs comme boucs-émissaires, en visant précisément les difficultés religieuses à asseoir cette fameuse identité nationale.

JA — Lagarde est d’abord un théologien protestant, qui mute en politicien par la suite. Le courant qu’il représente trouve son origine dans l’occupation française de la Prusse par Napoléon, et dans la défaite de l’empire français. Un philosophe juif allemand qui a vécu la période de la Révolution française, Saul Ascher, avait bien pressenti le danger pour les Juifs, celui de se retrouver dans cette posture de bouc-émissaire, dans la mesure où les porteurs des aspirations à l’émancipation de Juifs étaient les occupants – et pas seulement symboliquement : c’est sous l’occupation française, en 1812, qu’est pris le décret d’émancipation des Juifs, inspiré par le décret français. Dès que l’Allemagne retrouve son indépendance, sous la forme d’une confédération très peu unifiée, les Juifs sont soupçonnés de vouloir diviser catholiques et protestants. Cette accusation prend corps en 1815, au sein d’associations estudiantines qui sont le fer de lance de ce mouvement. Sous la bannière de l’indépendance allemande, ces étudiants se revendiquent de Luther et du vieux fond anti-juif qui le caractérise. Saul Ascher écrit un livre tombé dans l’oubli, un pamphlet intitulé « La germanomanie[3]Jacques Aron, Saul Ascher, un philosophe juif allemand entre Révolution française et Restauration prussienne.  Suivi de : La germanomanie (1815) et La Célébration de … Continue reading » ; il y dénonce un nationalisme radical, protestant, très opposé à la tradition juive que l’on peut encore relier au christianisme.

PG — Les témoignages recueillis dans l’enquête de 1894 sont loin d’être aussi homogènes : on constate au contraire que ça part dans tous les sens, avec des prises de position dans le droit fil de celles de Paul de Lagarde, jusqu’à des affirmations philosémites.

JA — Dans tous les sens, en effet. Le mouvement antisémite apparaît dans des milieux chrétiens proches du christianisme social, un peu avant que le Pape Léon XIII ne publie son encyclique Rerum Novarum, et dans des milieux libéraux et socialistes, qui assimilent sommairement juifs et capitalistes. Ces prises de position dispersées, basées sur des rapprochements superficiels très peu analysés, appellent des réponses tout aussi éclatées, en provenance de milieux divers.

PG — Les réactions pointent dans des directions tout à fait variées, mais une boussole semble cependant s’imposer à tous les intervenants : la construction nationale allemande est au centre de l’échange, c’est le critère retenu par (presque) tous pour discuter la légitimité de l’antisémitisme – ou pour s’y opposer.

JA — Oui. La France, du point de vue de sa centralisation en tout cas, fait office de modèle pour tous ceux qui veulent doter l’Allemagne d’un État puissant, bien plus unifié que la confédération d’une trentaine de petits États disparates. L’Angleterre fascine moins : son organisation est orientée vers le développement de la grande industrie et du capitalisme, ce qui parle sans doute moins aux chantres de l’unité nationale. La victoire de 1870 sur l’ennemi traditionnel, la France, va permettre la réalisation de cette ambition, sous hégémonie prussienne. 

PG — Deuxième document analysé dans ton livre, l’enquête de 1907, dans un contexte bouleversé par l’apparition du sionisme. Elle est due à Julius Moses, médecin, Juif, plus tard député socialiste, déporté en 1942 au camp de Theresienstadt, où il mourra.

JA — Le sionisme est présent en 1907, et encore plus dans les années qui suivent immédiatement, juste avant la Première Guerre mondiale. Ce courant développe un autre nationalisme, un nationalisme juif, qui s’oppose clairement à la volonté d’intégration de la majorité des Juifs allemands. Quelques manifestes, qui s’adressent aux Juifs, en viennent à conseiller à ces derniers de cesser de s’imposer comme les meilleurs connaisseurs de la culture allemande – la culture allemande aux Allemands, la culture juive aux Juifs. Ce courant reste toutefois très minoritaire au sein de la judéité organisée en Allemagne. Je pense à la fondation en 1893 de la première association qui se destine à défendre les intérêts politiques d’une communauté religieuse juive, après les premières manifestations d’antisémitisme politique datant de 1879-1880. Remarquons que le terme antisémitisme est une aberration scientifique : on catégorise par rapport aux descendants de Sem, de Cham ou de Japhet, cités par la Bible, en acceptant l’idée qu’à travers les langues se transmettent les caractéristiques des peuples, en imaginant une fixation de ces traits qui finirait par relever de la biologie. Ces références seront plus tard mobilisées par les nazis, pour affirmer l’irrémédiable incompatibilité des races aryenne et sémite. La confusion est totale, et on n’en est pas sortis ! La génétique a « enrichi » le débat depuis lors, … en n’apportant rien de nouveau, si ce n’est la constatation de corrélations entre présences de quelques gênes, qu’on aurait de toute façon bien du mal à relier à l’orthodoxie juive.

PG — On a glissé vers le terrain de la troisième enquête, celle de 1932.

JA — Cette troisième enquête a pris la forme d’un livre, à l’initiative d’un éditeur à la recherche d’un coup fumant. Il a décidé de publier toutes les opinions qu’on pouvait entendre à propos des Juifs et de l’antisémitisme, dans un temps où tout avait cours, et où les points de vue étaient souvent extrêmement tranchés. On y trouve des partisans résolus de l’antisémitisme, des adversaires tout aussi décidés, et un marais, plus difficile à cerner – je soupçonne l’éditeur d’avoir intégré ce « centre » pour les besoins de la construction de son enquête, pour présenter un spectre d’opinions continu. On y trouve donc des nazis assumés, porte-parole du NSDAP, deux députés au Reichstag, dont un aristocrate assez étonnant, Ernst von Reventlow, peu connu par ailleurs. Il partage ainsi le sort de quelques autres : dans les études historiques consacrées aux personnalités nazies, on a focalisé les recherches sur ceux qui ont été condamnés à Nuremberg ; les autres, en particulier ceux qui sont morts avant, sont généralement tombés dans l’oubli – pas jugés, pas étudiés. Ce comte von Reventlow est un intellectuel de haut vol, très influent sous l’empire, très écouté par les milieux qui gravitent autour de Guillaume II ; il a, par exemple, produit une analyse à chaud de la guerre russo-japonaise du début du xxe siècle. Il sera une figure importante du nazisme, au sens où il apporte au national-socialisme le soutien de milieux nationaux conservateurs. L’autre député nazi qui s’exprime est Gottfried Feder, expert en économie du régime. Il est vraisemblable que leur discours ait eu l’aval de Hitler, qui contrôlait déjà beaucoup de choses en 1932. Ils avancent que les peuples juif et allemand sont incompatibles, que les Allemands ne seront un grand peuple et une grande nation que quand ils auront pu se débarrasser des Juifs, mais « nous n’allons pas offrir aux Juifs la faveur d’un pogrom » – conviction authentique ou habileté tactique, difficile de trancher : « Nous sommes des êtres civilisés, cette expulsion des Juifs du corps de la nation allemande doit se faire de manière civilisée ». 

Le dirigeant sioniste Robert Weltsch contribue aussi au livre. A l’autre extrémité du spectre politique, on trouve dans le volume une position officielle du comité central du KPD, le Parti communiste allemand. Rien de tel de la part du Parti social-démocrate, ni des milieux libéraux, mais des personnalités représentatives de ces milieux s’expriment à titre personnel. Elles seront d’ailleurs rapidement ciblées par les SA. Un député socialiste sera agressé une première fois, puis poignardé par ces SA, n’échappant que de peu à la mort. Cet attentat provoquera des réactions indignées, notamment dans les milieux chrétiens à Cologne, milieu d’où émergera le futur chancelier Konrad Adenauer – à Cologne, le courant catholique s’était rapproché de la social-démocratie. En dehors de ces réponses en provenance de milieux politiques, des intellectuels réputés interviennent, en particulier Heinrich Mann, qui s’oppose résolument à l’antisémitisme. Son frère Thomas avait pour sa part participé à l’enquête de 1907. Heinrich Mann préside l’Académie prussienne à l’époque ; il en sera chassé dès la prise du pouvoir par les nazis, qui y placeront systématiquement leurs créatures, en science, en philosophie, en littérature…

PG — On aura compris, en balayant rapidement les réponses aux enquêtes, que le point-clé pour les antisémites, c’est l’obstacle que les Juifs constitueraient en vue de l’homogénéisation de la nation. Les enquêtes sont allemandes, même si les consultés ne le sont pas tous – en particulier, on y découvre en 1894 les délires d’Edmond Picard, qui n’a rien à envier à ses homologues germaniques. Peut-on appliquer ce schéma (les Juifs comme obstacle incontournable à la constitution de la nation) aux antisémitismes d’autres pays européens ? Je pense à la France, que l’affaire Dreyfus avait enflammée.

JA — Absolument pas. L’antisémitisme français est lié au colonialisme, et en particulier à la situation particulière de l’Algérie, territoire français dès 1830. Dans ce cas, la confusion créée par le terme sémite joue pleinement : Juifs et Arabes sont des sémites, et appartiennent donc à la même catégorie ethnique, on les met dans le même paquet. Or, les Juifs algériens sont citoyens français ; le danger, aux yeux de quelqu’un comme Edouard Drumont (1844-1917), porte-voix de l’antisémitisme français et député d’Alger, dont Picard se réclamera, serait que cette qualité de citoyen soit élargie aux Arabes algériens.  Or, si les Juifs algériens ont très vite vu l’intérêt de la citoyenneté française, du point de vue de la promotion sociale à laquelle elle ouvrait la porte, les Arabes ne sont pas demandeurs, comme l’ont déclaré les autorités islamiques algériennes, interrogées à ce sujet à l’époque par les représentants de la communauté juive. Les Arabes algériens ne souhaitent pas être Français ; ce refus peut se lire, d’une part, comme une forme de fidélité aux combats contre l’armée française de l’émir Abdelkader (1808-1883), et, d’autre part, comme une anticipation du combat national qui débouchera sur la Guerre d’Algérie, dans les années 50 du xxe siècle. L’affaire Dreyfus est un épiphénomène qui va se greffer sur cet antisémitisme lié à l’Algérie, et il se nourrit de la crainte que ce qui se passe en Algérie ne s’étende au Maroc, où il y a beaucoup plus de Juifs, le Maroc étant aussi moins une colonie de peuplement que l’Algérie. L’affaire Dreyfus n’est possible, en 1894, que parce que l’antisémitisme lui préexiste déjà sous une forme virulente. Picard a écrit son livre Synthèse de l’antisémitisme deux ans avant l’affaire Dreyfus, et après un voyage au Maroc au cours duquel les Belges s’efforcent de vendre des chemins de fer au Sultan. Il dresse dans son livre un portrait extrêmement méprisant des Juifs marocains, nettement plus dépréciateur que celui qu’il fait des Marocains musulmans, et s’inquiète beaucoup de l’éventualité que les 250 000 Juifs marocains accèdent à la citoyenneté française (alors que les Juifs algériens ne sont que 35 000). L’expansion de cet antisémitisme a préparé l’opinion publique française à accepter l’idée qu’un officier juif français puisse trahir, faisant même douter certains, Juifs et socialistes, qui se ressaisiront et deviendront dreyfusards. Le climat est en place : le Juif est non national, intéressé par l’argent, prêt à se laisser soudoyer. L’antisémitisme français s’inscrira dans un courant fondamentaliste conservateur plus général, qui entend bien régler ses comptes avec l’héritage de la Révolution de 1789. En 1889, à l’occasion du centenaire de la Révolution, les librairies parisiennes débordent de pamphlets antisémites – encore une fois, avant l’affaire Dreyfus, il ne faut pas traiter la chronologie avec désinvolture.

Il convient de relever un autre élément qui différencie les antisémitismes français et allemand. Le décret d’émancipation prussien des Juifs, celui de 1812, ne reconnaît qu’une communauté religieuse, qui va alors être amenée à s’organiser de manière indépendante, à l’instar des protestants et des catholiques, dotée de son propre financement. Ce mécanisme est toujours d’application aujourd’hui en Allemagne : on déduit de ses impôts les sommes consacrées au financement de sa religion. Les conséquences de ces choix légaux sont considérables ; d’abord, puisque ces contributions sont communiquées au fisc, et donc consultables, on sait que la communauté juive est en moyenne nettement plus riche que ses homologues catholique et protestante. Dans leur volonté d’être reconnus, les Juifs allemands vont se lancer dans une espèce de surenchère architecturale, en érigeant de gigantesques synagogues susceptibles de faire pièce aux grandes cathédrales. A Berlin, c’est ainsi une synagogue capable d’accueillir trois mille fidèles qui voit le jour, de style mauresque, avec une magnifique coupole dorée – elle est d’ailleurs toujours présente dans le paysage berlinois. Von Treitschke en tirera argument pour valider l’incompatibilité entre cultures juive et allemande : qu’est-ce que notre culture a à voir avec les Maures ? D’où aussi son slogan que j’ai cité précédemment, « les Juifs sont notre malheur », au sens, je le rappelle, où cette minorité religieuse ne se laisse pas dissoudre dans l’unité nationale. Les nazis s’empareront du slogan, ils le feront figurer en manchette de chaque numéro du journal de Julius Streicher, Der Stürmer, en lui donnant une signification qui n’était pas du tout celle pensée par l’historien libéral prussien qu’était von Treitschke. Au point qu’en Allemagne, on débaptise aujourd’hui les rues « von Treitschke », lui faisant porter une responsabilité dans la montée de l’idéologie national-socialiste. C’est un contresens, et cela n’améliore certainement pas notre compréhension de l’Histoire.

J’ai été surpris, en découvrant cette enquête de 1932, qu’aucun auteur français ne la cite, et le livre n’est d’ailleurs pas beaucoup plus connu en Allemagne. C’est le résultat de la manière dont le régime nazi est présenté un peu partout, et surtout dans l’enseignement : c’est un régime criminel, bien sûr, dont le crime principal, qui occulte en quelque sorte tous les autres, serait le génocide des Juifs. Ce crime est massif et horrible, mais le régime nazi est coupable d’autres méfaits dont on ne parle presque plus. L’écriture de l’Histoire est lacunaire, et on se contente de parallèles superficiels.

PG — A coup sûr, une accusation à laquelle échappe ton travail, qui s’efforce de replacer systématiquement le développement de l’antisémitisme allemand dans son contexte, celui de la construction de l’identité nationale. Mais je voudrais te pousser à expliciter le lien entre ce travail d’éclairage historique et le titre que tu as choisi : « Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines ».

JA — En France, la séparation des Églises et de l’État a été menée à bien, débouchant sur les lois de 1905, ce qui n’empêche par ailleurs pas la survivance de courants politiques qui ne se résolvent pas à cette séparation, et regrettent la rupture du lien avec la religion présentée comme source exclusive de la morale.

La situation est très différente en Allemagne, où ce lien n’a jamais été rompu. En 1840, Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, rêve d’établir une constitution pour la trentaine d’États, petits et grands, réunis dans la Confédération germanique, et il est convaincu qu’un État national allemand doit être germano-chrétien. Cette conviction reste très présente aujourd’hui, et se retrouve dans les tentatives, soutenues par une partie des chrétiens-démocrates allemands, de faire de ses origines chrétiennes une valeur fondatrice pour l’Europe. État germano-chrétien, soit, mais catholique ou protestant ? Ou encore foyer d’une Église nationale, germanique, précisément ce que les nazis ont voulu faire, pour des raisons politiques, entreprise qu’ils ont effectivement amorcée ? 

En prenant un peu de recul, il n’est pas difficile de constater que le nombre des Églises équivaut, grosso modo, à celui des États nationaux, malgré l’affirmation souvent répétée par les mouvements nationaux qu’il n’y a qu’un seul Dieu, « à nos côtés ». La reine d’Angleterre est la patronne de l’Église anglicane, mais il existe une Église écossaise, une irlandaise, et, actualité toute chaude, les Églises orthodoxes russe et ukrainienne sont résolument nationalistes. Chaque mouvement national éprouve le besoin de se faire protéger et bénir par un Dieu national. L’Islam a connu des phénomènes comparables, avec la scission entre sunnites et chiites, et ce dès que la descendance du Prophète s’est diversifiée. L’expression « religion nationale » n’est pas excessive.

PG — A te lire, on comprend même que la reprise de discussions théologiques, au xixe siècle, autour de la filiation plus ou moins acceptée ou plus ou moins revendiquée entre judaïsme et christianisme n’est pas étrangère à l’éclairage politique de l’antisémitisme moderne.

JA — Ce mixte religion-politique est profondément enchevêtré en Allemagne. Le conservatisme prussien, celui qui préconise l’État germano-chrétien, se nourrit des écrits d’un penseur juif converti au protestantisme, Julius Stahl, c’est son nom de plume : son patronyme est Jolson, et il s’est souvent exprimé dans la Kreuzzeitung, l’organe du conservatisme prussien, dont il est le théoricien. Il nous a laissé un traité soutenant l’établissement d’un État germano-protestant, dont s’inspireront les créateurs du deuxième Reich, celui d’après 1871. Le philosophe Constantin Brunner fait à ce propos une remarque intéressante : le rôle de Julius Stahl, que Brunner analyse en détail, est un exemple probant du degré d’intégration des Juifs allemands – très poussé, en l’occurrence – dans tous les courants de la vie politique en Allemagne, aussi contradictoires soient-ils. Il y a même eu un courant juif nazi, revendiqué comme tel par des Juifs orthodoxes allemands ; il n’a disparu que sous la pression violente de l’antisémitisme forcené des SA, dans les rues avant d’être institutionnalisé.

Toujours est-il que ce mélange religion-politique, l’Allemagne n’en est pas vraiment sortie, et elle n’en sortira sans doute pas tant que la manière dont elle considère les religions se maintiendra. Après la fin du régime nazi, on a vu s’affirmer des « Juifs allemands » – Juif au sens religieux, et l’ordre des termes est important : leur identité est d’abord religieuse, et ensuite nationale. Ils aimeraient imposer quelques concepts orthodoxes, comme la primauté de la mère dans la transmission, notamment aux « Juifs » allemands incroyants. Cependant, les croyants et les incroyants se retrouvent au sein d’organes politiques communs lorsque leurs intérêts apparaissent comme menacés. Il existe un Conseil central des Juifs en Allemagne qui s’exprime au nom de l’ensemble des Juifs, croyants ou pas, et auquel les conséquences du génocide confèrent un poids non négligeable. La représentativité de ce Conseil s’appuie sur le recensement de ceux qui paient leur impôt religieux à la communauté juive, qui s’en sert pour payer des synagogues, nouvelles parfois, ou en reconstruisant celles qui avaient été incendiées lors de la nuit de cristal en 1938. Nouvelles aussi, dans la mesure où la communauté juive décimée par le nazisme s’est reconstituée et accrue avec l’arrivée massive de nouveaux adhérents originaires de l’ex Union soviétique, à partir des années 90. En attendant les effets potentiels de la guerre en Ukraine… 

Les événements actuels poussent à relire l’Histoire, et à la réinterpréter. Pour s’en tenir à l’Ukraine, elle fut toujours au centre de conflits stratégiques depuis le Moyen-Âge, et les frontières qui la séparent de ses voisins se sont constamment déplacées. Les statues de Léopold II sont chez nous badigeonnées en rouge, pour dénoncer le colonialisme ; simultanément, au centre de Kiev, trône la statue de Bogdan Khmelnitsky, érigé en héros national alors qu’il fut le plus grand massacreur de Juifs du xviie siècle. C’est suite à ces massacres qu’a émergé le dernier grand mouvement messianique juif avant le sionisme. Cela n’empêche que les allusions de Poutine à la lutte contre le nazisme passent mal dans notre opinion publique. A Berlin, d’aucuns ont souhaité abattre le gigantesque monument, dans Treptower Park, qui célèbre la défaite de Hitler et la victoire de l’armée rouge, en 1945 ; cette sculpture glorifie un soldat soviétique sauvant un enfant – et ces courants n’ont peut-être pas dit leur dernier mot…

L’heure est ainsi à une relecture totale de l’Histoire, récente et moins récente. J’espère que cette relecture permettra, dans la foulée, de se repencher sur l’articulation nation/religion, notoirement très forte, malgré les surprises que le déroulement de cette Histoire nous a parfois réservées. Ainsi, l’Italie, dont nous n’avons pas parlé, a bâti son unité nationale contre l’Église et contre le Vatican, alors que son peuple est (ou était) profondément catholique, et croyant. Et la défaite de la papauté, la réduction de l’État du Vatican à la portion congrue, est la conséquence de celle de Napoléon III face à la Prusse, alors que Napoléon le Petit, pas plus catholique que ça, était prêt à s’engager militairement pour soutenir le Vatican, contre les tenants du Risorgimento.

L’examen de ces interactions est passionnant, mais terriblement difficile à conduire, dans la mesure où les intérêts des acteurs des conflits contemporains se relient, peu ou prou, à ceux des protagonistes engagés dans ces événements passés. La notion de connaissance objective ne s’est pas imposée en sciences humaines, les concepts qui y sont à l’œuvre manquent cruellement de rigueur et d’objectivité. Nous sommes donc loin d’être capables de nous extraire des confrontations interculturelles, dans une perspective qui se voudrait extraterritoriale. En attendant, je préfère appliquer mon esprit critique au recueil et à la remise en évidence des témoignages de personnalités qui furent impliquées dans des confrontations avérées, question d’éviter leur embrigadement anachronique dans les réécritures d’aujourd’hui. C’est la démarche qui m’a guidé dans ma quête des racines de l’antisémitisme politique.


Références[+]

Références
↑1 Jacques Aron, Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 2021.
↑2 Jacques Aron, Mythologies et réalités juives au commencement de l’Europe moderne. Huguenots et Juifs ou l’illusion rétrospective, Paris, L’Harmattan, 2018 ; L’an passé à Jérusalem. Le destin d’Israël en diaspora, Paris, L’Harmattan, 2019 ; Le socialisme, l’antisémitisme et les imbéciles. Pour en finir avec une chimère : la race maudite des Juifs, Paris, L’Harmattan, 2020.
↑3 Jacques Aron, Saul Ascher, un philosophe juif allemand entre Révolution française et Restauration prussienne.  Suivi de : La germanomanie (1815) et La Célébration de Luther sur la Wartburg (1818), adaptés et annotés par J. A. Paris, 2017, L’Harmattan.
Tags : Allemagne antisémitisme catholicisme Dreyfus Édouard Drumont Hermann Bahr Hitler identité nationale Jacques Aron juif Julius Moses Luther nazisme protestantisme question juive

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