Le mouvement de l’Identité chrétienne aux États-Unis, ou la persistance d’un christ aryen

Stéphane François

Université de Mons, École Pratique des Hautes Études (Paris),

George Washington University

Nous proposons de revenir sur la persistance aux États-Unis des Églises dites aryennes, c’est-à-dire des groupes religieux, souvent issus de la nébuleuse protestante, soutenant l’idée d’une origine indo-européenne du Christ et développant une théologie raciale. Dans ce pays, ces églises sont appelées « Identité chrétienne » (Christian Identity en anglais). Elles promeuvent un suprémacisme blanc, et un fondamentalisme sur le plan théologique. 

En soi, cette idée n’est pas récente. Elle était relativement courante, en Europe et aux États-Unis, entre la seconde moitié du XIXe siècle et les années 1940. En Europe, ces idées ont été discréditées par le rôle joué par certains milieux protestants dans le régime nazi. Pensons, par exemple, à celui des Chrétiens Allemands (Deutsche Christen), un mouvement nationaliste et antisémite((Kurt Meier, Kreuz und Hakenkreuz. Die evangelische Kirche im Dritten Reich; Münich, dtv Verlagsgesellschaft mbH & Co, 2001.)). De même, il y a eu des théoriciens de cette forme de christianisme dans la mouvance lkisch((Le terme völkisch a été forgé au milieu des années 1870 par Hermann von Pfister-Schwaighusen comme substitut germanique du terme latin « national ». Ce terme prendra rapidement dans les milieux ultranationalistes, Uwe Puschner parlant de « nationalisme intégral ». Il comporte fréquemment un aspect ouvertement païen, ou du moins fortement anticatholique. Uwe Puschner, « Völkisch », in Pierre-André Taguieff (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 1874.)). Par contre, ces thèses n’ont pas disparu aux États-Unis, y compris aujourd’hui, et ces Églises, bien que minoritaires, restent vivantes. Pourquoi ? Cela sera le cœur de notre propos. En effet, après être revenu rapidement sur la généalogie de ces idées, nous brosserons un panorama de ces milieux américains, et nous nous demanderons, enfin, s’il ne s’agit d’une voie vers un néopaganisme racial.

Le Christ aryen, un vieux discours raciste

L’idée de l’origine européenne du Christ est à chercher dans le XIXe siècle, voire à la fin du précédent, dans un contexte triple : émergence progressive d’une anthropologie physique (c’est-à-dire raciale), colonisation du monde par les puissances européennes, et émergence de l’antisémitisme. Ce christianisme aryen était à l’époque assez courant dans les milieux ultranationalistes, voire au-delà : il était également défendu par Ernest Renan par exemple((Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 208-211 ; Mireille Hadas-Lebel, « Renan et le Judaïsme », Commentaire, n°62, été 1993, pp. 369-379.)), qui considérait le christianisme comme une religion « celto-germanique ». En fait, ces discours s’appuient sur les représentations médiévales du Christ, à la chevelure blonde, avec des traits européens, les artistes l’ayant peint à leur image. Mais dans l’imaginaire de ces adeptes, le blond renvoyait aussi, et surtout, au monde nordique. Cette thèse est apparue, en tant que discours construit, à la fin du XIXe siècle, notamment sous la plume de Paul de Lagarde((Jean Favrat, La Pensée de Paul de Lagarde : Contribution à l’étude des rapports de la religion et de la politique dans le nationalisme et le conservatisme allemands au XIXe siècle, Paris, H. Champion, 1979.)) et surtout sous celle d’Houston Stewart Chamberlain((Houston Stewart Chamberlain, Le Christ n’est pas Juif, Nantes, Ars Magna, 2020. Il s’agit d’un recueil de textes, mis en forme en 1978 par Pierre Clémenti et Raymond de Witte, réédité en 2020 par le militant Christian Bouchet.)), Britannique naturalisé allemand et gendre de Richard Wagner, qui la diffusa dans son livre à grand tirage, Les Fondements du xixe siècle, paru en 1899. Chrétien, mais hostile au catholicisme, il transforma le Christ((George Mosse, La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Seuil, 2003, p. 176.)) en une figure germanique, en un héros nordique. Selon lui, le Christ, sage aryen, aurait amené d’Inde le monothéisme, dont il aurait été dépossédé ultérieurement par les Juifs, une thèse présente dans une certaine culture savante allemande des XVIIIe et XIXe siècles((Voir le chapitre « Indomanie, germanomanie et antisémitisme », in Léon Poliakov, Le mythe aryen, Bruxelles, éd. Complexe, 1987, pp. 219-227.)). Ces idées se retrouvaient plus largement dans les milieux du protestantisme nationaliste allemand du « christianisme positif »(( Jean Labussière, Nationalisme allemand et christianisme 1890-1940, Paris, Connaissances et savoirs, 2005 ; Susannah Heschel, The Aryan Jesus, Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany, Princeton University Press 2008.)). En effet, ces protestants d’un type particulier, notamment chez Paul de Lagarde ou Chamberlain, voyaient le danger sémite dans le catholicisme romain (une « secte talmudiste ») alors que le protestantisme luthérien représentait une foi authentiquement européenne. Ce protestantisme était aussi marqué par une forme de marcionisme, les plus radicaux cherchant à épurer la Bible de son Ancien testament, juif… On retrouve cette opposition, entre un christianisme « positif » (épuré du judaïsme) et un autre, « négatif » (sémite), dans le Mythe du XXe siècle d’Alfred Rosenberg, l’un des idéologues du national-socialisme, paru en 1930((Alfred Rosenberg, Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts, Munich, Hoheneichen, 1930 (traduction française : Mythe du XXe siècle. Bilan des combats culturels et spirituels de notre temps, Paris, Déterna, 1999).)).

L’objectif de ces discours était donc de défendre l’idée de l’origine européenne, blanche, du Christ. Pour ces auteurs, il était inconcevable que Jésus puisse être un sémite, un Juif. Ils ont donc réinventé une généalogie raciale du Christ : celui n’était pas un Juif, puisque ceux-ci l’ont crucifié. Au contraire, Galiléen (une idée née chez Renan), il serait un descendant des « Peuples de la mer », venus du Nord (du « Nord vient la lumière », etc.)(( G. de Lafont, Les aryas de Galilée et les origines aryennes du christianisme, Paris, E. Leroux, 1902.)), un Germain, voire un Celte((Aujourd’hui, on trouve encore ces thèses formulées. Par exemple, Jean-Paul Bourre, Les Celtes dans la Bible, Paris, Robert Laffont, « Les énigmes de l’univers », 1984 ; La Quête du Graal. Du paganisme indo-européen à la chevalerie chrétienne, Paris, Dervy, 1993.)). L’origine galiléenne supposée de Jésus joue à plein dans cette thèse, la Galilée étant à l’époque une région à population métissée, qui ne parlait pas l’hébreu et dont la pratique religieuse était peu rigoriste. Pour Chamberlain, la majorité de la population de cette région était indo-européenne. Cette nouvelle généalogie a permis de racialiser l’antijudaïsme chrétien, d’intégrer l’antisémitisme et d’éviter l’évolution vers un paganisme raciste et identitaire.

Les promoteurs de ces idées refusaient les origines juives du christianisme et désiraient les faire disparaître au profit d’une vision « aryenne » de celui-ci. Certains partisans de cette vision croyaient d’ailleurs que la Bible fut originellement écrite en allemand. Une tendance de ceux-ci, les irministes, professant un christianisme germanique, vénérait un soi-disant ancien dieu germanique, Krist, qui, selon eux, fut transformé en Christ par les chrétiens((En fait, l’origine de ce discours est à chercher dans les tentatives de conversion des peuples germaniques. En effet, une version épique des Evangiles fut réalisée au IXe siècle, destinée à convertir les Saxons. Dans cette version, Jésus devient un prince germanique, ses disciples des vassaux et les noces de Cana un festin guerrier.)), tandis que la Vierge Marie devenait dans ce type de discours la mère des Aryens((George Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich, Paris, Calmann-Lévy, 2006, p. 96.)). Ces auteurs voyaient en outre dans l’apparition de la mystique des « peuples du désert » l’origine de l’histoire conflictuelle de l’Europe. 

Cette époque voit aussi la formulation d’une thèse particulièrement antisémite, qui sera une constante de certaines extrêmes droites : les Juifs auraient détourné le christianisme primitif, celui d’un Christ aryen, à leur profit. Cela aurait été le fait de Saul/Paul, qui l’a transformé en un universalisme destructeur de race (et aujourd’hui d’identité). Surtout, pour ces chrétiens, les Juifs ont commis un crime racial en crucifiant le Christ. Chamberlain considérait que Jésus était racialement aryen, mais juif par certains de ses enseignements. À l’opposé, il soutenait que Paul était racialement juif, mais païen par sa pensée religieuse. Ces considérations disparurent chez les chrétiens aryens ultérieurs, en particulier chez ceux marqués par le nazisme. Cette transformation d’un christianisme européen en un universalisme aurait permis, selon ces croyants, la diffusion du métissage et de la décadence. Ces thèmes se retrouvent actuellement dans les sphères les plus radicales de l’extrême droite raciste((Par exemple, on les trouve dans le manifeste laissé par Payton Gendron, l’auteur du massacre de Buffalo, le 15 mai 2022.)) « blanche » (Europe, États-Unis, anciennes colonies britanniques comme l’Australie, etc.), mais aussi dans des sphères que l’on pourrait penser immunisées, comme le catholicisme. En effet, on voit l’émergence depuis une quinzaine d’années d’un catholicisme identitaire, souvent traditionaliste par ailleurs.

Les États-Unis, un conservatoire des Églises aryennes ?

Ces idées se diffusèrent rapidement aux États-Unis au début du XXe siècle, fusionnant avec celles de l’israélisme britannique, présent sur le sol américain dès la fin du XIXe siècle((On retrouve ces thèses chez John Smith, le fondateur de l’Église de Jésus Christ des saints des derniers jours.)). Cette doctrine est apparue au Royaume-Uni au XIXe siècle, avec des auteurs comme John Finleyson, Ralph Wedgwood ou William Henry Poole((Eric Michael Reisenauer, British Israel : Racial Identity in Imprial Britain 1870-1920, Chicago, Loyola University, 1997.)). Certains groupes américains, venant principalement des franges du protestantisme, se considèrent en effet comme étant l’une des tribus perdues d’Israël.

Des groupes racistes, à la marge du nazisme, du Ku Klux Klan et du protestantisme radical WASP, sont apparus dans les années 1920 et 1930, faisant la promotion d’Églises racistes. Ses adeptes postulaient des idées identiques aux groupes extrémistes protestants allemands, comme celle que le Christ était un Aryen persécuté par les Juifs ; que les Tribus perdues d’Israël étaient aryennes ; que le « Peuple élu » est d’origine anglo-saxonne/germano-scandinave et enfin que l’Amérique est la « Terre promise ». Ces discours survécurent à la Seconde guerre mondiale et se maintinrent dans les milieux proches du néonazisme qui ne souhaitaient devenir néopaïens. Ce courant du protestantisme est appelé dans ce pays Christian Identity (« identité chrétienne »). 

Les différentes organisations soutiennent le « racisme scientifique », c’est-à-dire le racisme universitaire, présent dans ce pays depuis le début du XXe siècle, selon Stephen Norwood((Stephen H. Norwood, « Antisemitism in the Contemporary American University. Parallels with the Nazi Era », Acta. Analysis of Current Trends in Antisemitism, The Hebrew University of Jerusalem, n° 34, 2011, pp. 1-30.)). Ses origines sont à chercher dans l’« anglo-saxonnisme » des XVIIIe et XIXe siècles((Cf., Carole Reynaud-Paligot, De l’identité nationale. Science, race et politique en Europe et aux États-Unis XIXe-XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, pp. 165-178.)). L’un des précurseurs de cette mouvance, et aujourd’hui réédité par elle, fut l’Américain suprémaciste blanc et théoricien raciste Madison Grant, l’auteur du Déclin de la grande race, qui influença les nazis((Jean-Louis Vullierme, Le Nazisme dans la civilisation. Miroir de l’Occident, Paris, Éditions de l’Artilleur, 2018, pp. 91-120.)). Un autre fut le nativiste Lothrop Stoddard, disciple du premier. Les promoteurs de ce « racisme scientifique », comme son nom l’indique, sont des universitaires qui cherchent à « prouver » l’infériorité intellectuelle des populations afro-américaines, reprenant ainsi les vieux postulats racistes des esclavagistes. Ils postulent également l’existence à la fois des inégalités raciales et la nécessité de préserver la pureté raciale des États-Unis((Stéphane François, « Qu’est-ce que l’alt-right ? », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/nos-productions/qu-est-ce-que-l-alt-right; Stéphane François, « L’alt-right, l’antisémitisme et l’extrême droite française. Une mise au point », Les Cahiers de psychologie politique, n°36, 2020, http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=3946. Pierre-André Taguieff, « Race » : un mot de trop ? Science, politique et morale, Paris, CNRS Éditions, 2018, en particulier le chapitre 4, « Un nouveau “racisme scientifique” ? L’exemple américain », pp. 140-187.)). Il s’agit de celle, originelle, des populations de la Côte Est, qui étaient majoritairement protestantes et de type « nordique », les fameux « WASP », pour White Anglo-Saxons Protestants (les anglo-saxons protestants blancs). Ces WASP sont à la fois la matrice « raciale » de ce pays et la catégorie sociale de son élite. Fort logiquement, les adeptes de ces Églises refusent de côtoyer les afro-américains, et plus largement les populations immigrées jugées inférieures, et les évolutions de la société américaine, vues comme des expressions d’une décadence ourdie par les Juifs. Ils se constituent en contre-société, vivant dans des communautés isolées de la promiscuité raciale et de la décadence des villes((Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika. Inside the White Power Movement’s Hidden Spaces of Hate, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015.)).

Ces militants, influencés par le nazisme et les théoriciens raciaux américains, postulent depuis l’après-guerre l’idée selon laquelle les Indo-Européens seraient le peuple autochtone de l’Europe depuis la fin de la Préhistoire. Selon eux, les Européens descendraient en ligne directe de ces peuples. Cette idée entérine donc une autre, celle de l’existence d’une « race blanche », d’origine européenne((Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Un romantisme d’acier : la Nouvelle Droite comme pont entre le nationalisme radical allemand et l’Alt-right, à paraître.)). Ces milieux américains font de la préservation de l’identité blanche des États-Unis, et par extension leur origine « raciale » européenne, leur cheval de bataille((Pete Simi & Robert Futrell, American Swastikaop. cit., p. 3.)).

Le Southern Poverty Law Center, la principale organisation antiraciste américaine, a surveillé entre 30 et 40 groupes actifs dans la période 2000-2021, avec une pointe à plus de 50 en 2011 et 2012. Le nombre de groupes diminue à compter de 2016, mais ils ne sont pas tous recensés, ou repérés. Tous relèvent de l’identité chrétienne ou du christianisme aryen. Certains sont en outre surveillés pour d’autres points, comme le suprémacisme racial, le négationnisme, la xénophobie, etc. ((Southern Poverty Law Center, « Christian Identity », https://www.splcenter.org/fighting-hate/extremist-files/ideology/christian-identity. Consulté le 05/06/2022.)) On est donc face à un mouvement à la fois très vivant, dynamique et surtout particulièrement éclaté. Si le nombre d’adeptes est parfois restreint, voire anecdotique, il n’en reste pas moins qu’ils peuvent être très dangereux comme l’ont montré les diverses fusillades et autres crimes de haine qui ont ensanglanté ce pays depuis plus de dix ans. Ces structures font d’ailleurs l’objet d’études de la part d’universitaires((Nous pouvons citer, entre autres, Michael Barkun, Religion and the Racist Right : The Origins of the Christian Identity Movement, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2021 ; Jeffrey Kaplan, Jeffrey, Radical Religion in America, Syracuse, Syracuse University Press, 1997 ; Jeffrey Kaplan, Millennial Violence : Past, Present, and Future, Routledge, 2021 ; Catlyn Kenna Keenan, Behind the Doors of White Supremacy, thèse de doctorat, soutenue en 2014 à l’université de Denver (non publiée, mais disponible à cette adresse : https://digitalcommons.du.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1328&context=etd. Consulté le 06/06/2022) ; Chester L. Quarles, Christian Identity: The Aryan American Bloodline Religion, McFarland & Co Inc, 2004 ; Charles H. Roberts, Race over Grace : The Racialist Religion of the Christian Identity Movement, Omaha, iUniverse Press, 2003.)). 

Plusieurs de ces « Églises » font partie de la Nation aryenne (Aryan Nations), fondée dans les années 1970 par le « révérend » Richard Butler (1918-2004), ce dernier étant aussi à l’origine de l’Église chrétienne de Jésus Christ (Church of Jesus Christ Christian). De fait, la Nation aryenne fédère différentes structures suprémacistes blanches. Ces églises « identitaires » ont aussi des liens avec les groupuscules qui se réclament du Ku Klux Klan. Après une période faste dans les années 1980, la Nation aryenne décline et finit par éclater dans les années 2000 en plusieurs structures opposées, qui revendiquent tous à la fois une forme raciste de christianisme et le suprémacisme blanc. Butler n’est pas le seul à avoir joué un rôle fédérateur. Ben Klassen (1918-1993) en a été un autre.

Ce dernier était un pasteur mennonite canadien, d’origine germano-ukrainienne, ses parents ayant fui la révolution bolchévique. Il devient antisémite et pronazi pendant la Seconde guerre mondiale. Il s’installe aux États-Unis en 1945 et devient citoyen en 1948. Il fréquente aussitôt les structures racistes, notamment la John Birch Society((Cette structure avait des contacts en Europe, notamment avec le groupuscule Europe-Action, d’où naitra la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist.)). Il s’éloigne progressivement du christianisme, vu comme une religion juive conçue pour subvertir les « Blancs », pour concevoir une religion païenne et raciale, qui serait propre aux « Caucasiens ». Il développe ses thèses en 1973 dans un ouvrage autoédité, Nature’s Eternal Religion. Il y définit le contenu d’une religion païenne « blanche » et fonde dans la foulée l’Église du Créateur((Ben Klassen, White’s man Bible, autoédition, 1981.)). Il est également connu pour avoir théorisé la « Sainte guerre raciale » (Racial Holy War), dans RAHOWA! This Planet is All Ours, publié à compte d’auteur en 1987((Ben Klassen, RAHOWA! This Planet is All Ours, Church of the Creator, 1987.)). Il affirme dans ce livre que le christianisme a été inventé par les Juifs pour affaiblir les populations blanches, c’est-à-dire les descendants d’Européens. L’acronyme RaHoWa est devenu, littéralement, l’un des cris de guerre de ces militants racistes, notamment dans la scène musicale d’extrême droite. En 1992, George Loeb, un ministre de son Église a été reconnu coupable du meurtre d’un marin afro-américain. Ayant peur de voir les biens de celle-ci confisqués suite à cette condamnation, il vend la propriété de l’Église à l’auteur des Turner Diaries, William Luther Pierce((Les Turner Diaries (Carnets de Turner) est un vade mecum néonazi terroriste sous couvert de roman, publié en 1978 par William Luther Pierce, sous le pseudonyme d’Andrew MacDonald. Ce texte est une référence pour les terroristes d’extrême droite, tel Timothy McVeigh, l’auteur de l’attentat d’Oklahoma City en 1995, qui fit 168 morts et plus de 680 blessés.)). Dépressif depuis le décès de son épouse, marqué par le déclin de son organisation religieuse et atteint d’un cancer, Klassen se suicide en 1993((Sur Klassen, George Michael, Theology of Hate: A History of the World Church of the Creator, University Press of Florida, 2009.)). L’épitaphe de sa tombe est d’ailleurs explicite : « He gave for the white people of the world a powerful racial religion of their own » (« Il a donné aux Blancs du monde une puissante religion raciale qui leur était propre »). Depuis son décès, l’Église, dirigée par Rick McCarty, vivote.

S’il se suicide, ses idées ne disparaissent pas, bien au contraire : elles se diffusent dans l’extrême américaine la plus radicale, et la plus néonazie également, s’hybridant avec celles des néopaïens, notamment avec les propos de Matt Koehl((Voir la traduction de son manifeste païen-nazi : Matt Koehl, La Foi du futur, Chevaigné, Le Lore, 2018.)) ou de David Lane. Ce dernier était un militant néonazi, appartenant aux Nations aryennes. Il a été aussi un membre du Ku Klux Klan, néopaïen odiniste et célèbre auteur de « la phrase de quatorze mots », extraite de son White Genocide Manifesto (« Manifeste du génocide blanc ») : « Nous devons préserver l’existence de notre peuple et l’avenir des enfants blancs » (« We must secure the existence of our people and a future for White children »).

Une voie vers le néopaganisme ?

L’évolution d’un Ben Klassen est particulièrement intéressante pour nous, car elle montre que l’antisémitisme et le racisme offrent une possibilité d’évolution spirituelle vers une forme de néopaganisme, via une forme de marcionisme rejetant l’Ancien testament, analysé comme juif. Ce type d’évolution avait déjà été repéré au début du XXe siècle dans les milieux aryosophiques autrichiens et allemands étudiés par Nicholas Goodrick-Clarke dans les années 1980((Nicholas Goodrick-Clarke, The Occult Roots of Nazism. Secret Aryan Cults and Their Influence on Nazi Ideology, Londres, I.B. Tauris & Co, 2003 [1985].)). Certains de ces auteurs, considérés comme des références par les théoriciens de l’identité chrétienne analysés ici, sont passés du catholicisme au protestantisme, puis du protestantisme à une forme de paganisme.

En outre, les différentes organisations américaines de l’extrême droite la plus radicale échangent sans peine depuis les années 1960, les militants passant d’un groupe à un autre, lorsqu’ils n’en fondent pas de nouveau. Il est à noter que les discours ouvertement païens sont plus présents en Europe qu’aux États-Unis, les groupes néonazis ayant rejeté le christianisme dans son ensemble((Matthias Gardell, Gods of the Blood. The Pagan Revival and White Separatism, London/Durham, Duke University Press, 2003.)). Quoi qu’il en soit, les extrêmes droites européennes, anglo-saxonnes et américaines se sont passionnées pour le paganisme – dans sa variante indo-européen – au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait à la fois de trouver un palliatif à la thématique aryenne, trop connotée « nazie », tout en gardant l’idée d’une origine polaire de la civilisation blanche, et un moyen d’élaborer une nouvelle spiritualité européenne, de nature néopaïenne, parfois liée à un culte antique précis, parfois conçue comme une philosophie tournant le dos au christianisme((Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014 ; Nicholas Goodrick-Clarke, Black Sun. Aryan Cults, Esoteric Nazism and the Politics of Identity, New York, New York University Press, 2002.)). Ces groupes biologisent la spiritualité : leurs prêtres, ainsi que les membres de leurs groupes, portent en eux la race à préserver (la « race blanche »), mais aussi une religiosité qui leur serait propre. Il s’agit en quelque sorte d’une religion raciale((Stéphane François, « Réflexions sur le paganisme d’extrême droite », Social Compass, n°65/2, 2018, pp. 263-277.)), qui se manifeste parfois violemment((Cette idéologie, présente dans une forme violente, terroriste, aux États-Unis dès les années 1970 s’est brusquement et bruyamment manifestée depuis les années 2000, avec plusieurs attentats, le dernier (en 2022) étant celui de Payton Gendron à Buffalo le 15 mai 2022.)).

Ces militants estimaient, et le font encore, que le christianisme est une secte orientale, d’origine juive, et qu’il a participé à l’ethnocide des Européens, en les coupant des religions autochtones, c’est-à-dire des religions païennes de l’Antiquité. Il était donc nécessaire, pour ces personnes, de renouer le lien avec la « vraie foi » des Européens, mais il n’était plus question de reprendre ouvertement les positions nazies, du moins dans un premier temps. En effet, le parti nazi, et en particulier la SS, avait en son sein un nombre non négligeable de défenseurs du retour au paganisme, à commencer par le chef de la SS, Heinrich Himmler((Stéphane François, L’Occultisme nazi. Entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020.)).

Ces néopaïens d’extrême droite associent donc, de façon essentialiste, la position géographique et la « race » de la foi : plus le militant est proche du Nord, plus il serait en contact avec une pureté spirituelle propre aux Indo-Européens, ces derniers ayant une origine polaire. De ce fait, une majorité des néopaïens d’extrême droite pratiquent une foi d’inspiration nordico-germanique. Cela pour des raisons idéologiques aisément compréhensibles : le type physique nordique y est souvent vu comme l’archétype ethnique de l’Européen, et par extension de l’homme blanc. D’une certaine façon, la thématique indo-européiste ne masque que partiellement l’aryanisme d’avant-guerre, l’étendant à tous les peuples européens et non plus à la seule composante nordique et/ou germanique.

La question du paganisme est donc au cœur de la démarche spirituelle-religieuse du militantisme païen-nordique d’extrême droite pour trois raisons. En effet, ces militants veulent une spiritualité qui, à la fois, ne doive rien au monothéisme, dont l’origine est à chercher dans le judaïsme ; qui soit enracinée et autochtone aux peuples européens (avec le mythe de l’origine polaire des Indo-Européens) ; et, enfin, qui puisse continuer à exprimer un antisémitisme discret ou ostensible (l’incompatibilité du judaïsme avec les valeurs « enracinées » européennes). Cette vision païenne de la civilisation européenne est mise en lien avec un projet géopolitique : ces militants souhaitent créer un espace « blanc », correspondant à la fois à l’aire historique indo-européenne et à l’installation européenne en Amérique du Nord. Cette dernière thématique est au cœur des manifestes des terroristes Brenton Tarrant (Australien), et aujourd’hui Payton Gendron (Américain)(( Stéphane François, « Attentat de Buffalo : Payton Gendron, un terroriste imprégné de postnazisme », Libération.fr, 18/05/2022, https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/attentat-de-buffalo-payton-gendron-un-terroriste-impregne-du-postnazisme-20220518_S2TXMRSZTVFC5AVANZGTX6JBEQ/)).

Aux États-Unis, cet activisme groupusculaire ne se résume pas à une activité intellectuelle ou du moins livresque, comme l’ont montré Pete Simi et Robert Futrell dans leur ouvrage intitulé American Swastika ((Pete Simi & Robert Futrell, American Swastika, op. cit.)). En effet, derrière cette production théorique, il y a chez ces militants la volonté de mettre en place une culture qui leur serait propre et qui, surtout, leur permettrait de renouer avec leurs racines nordiques indo-européennes. Il s’agit de mettre en pratique ce néopaganisme, de lui donner une consistance sociale, dans un cadre communautaire((Voir notre chapitre, « Michael Moynihan et la Wulfing Kindred », in Stéphane François, L’occultisme nazi, op. cit., pp. 181-197.)). De vieux cultes nordiques sont réactivés, ou du moins réinventés : il existe des cérémonies de mariage, de baptême, d’enterrement, etc. Derrière ce mode de fonctionnement autarcique, on trouve le rejet à la fois des sociétés modernes et de la promiscuité ethnique. 

Quoi qu’il en soit, la question ethnique est au cœur de la vision religieuse de cette extrême droite, qui associe « race » et « foi », mais contrairement aux néopaïens, ces adeptes cherchent à maintenir un lien, parfois diffus, avec le christianisme, à l’instar de leurs prédécesseurs du début du XXe siècle. En ce sens, ils se placent dans la continuité du « christianisme positif » mis en avant par le national-socialisme dès les années 1920. L’objectif des « chrétiens positifs », passés et présents, est de se débarrasser des racines juives du christianisme afin de créer une religion de transition entre le christianisme et le paganisme, qui parviendrait à concrétiser un culte aryen tel qu’imaginé par certains responsables du Troisième Reich, sur fond d’unité raciale blanche. De fait, cette conception s’appuie à la fois sur une identité européenne commune réelle, les Indo-Européens, et sur une consanguinité imaginaire, les peuples « blancs ». 

Si l’idée d’un christ aryen est devenue anecdotique en Europe depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, elle est restée vivace aux États-Unis, comme on l’a montré ici. Ces Églises aryennes reprennent des idées préexistantes au nazisme, largement présentes dans les milieux ultranationalistes allemands, mais en les adaptant à la situation, à la culture et à l’histoire religieuse américaines. Aujourd’hui, ces idées s’hybrident avec les thèses suprémacistes blanches et néonazies, voire avec ce qu’on appelle les « postnazisme »(( Celui-ci peut être défini comme un discours de défense de la race blanche, au contenu antisémite et raciste (à l’instar du néonazisme), mais les postnazis ne cherchent plus à minimiser ou à nier le génocide des Juifs européens, ils l’assument. En effet, au contraire des néonazis, les tenants du postnazisme le reconnaissent et souhaitent « passer à autre chose » selon le mot terrible du philosophe et théoricien raciste Greg Johnson (Le Nationalisme blanc. Interrogations et définitions, Saint-Genis-Laval, Akribeia, 2017 ; Manifeste nationaliste blanc, Londres, White Revolution Books, 2021), au motif que la race « blanche » subirait aujourd’hui son propre génocide par la promotion de l’homosexualité, le métissage, la substitution ethnique et l’« immigration-colonisation », organisée par les Juifs.)). Surtout, ces organisations et ces théoriciens états-uniens ont recyclé les vieux discours racistes de la suprématie blanche « aryenne », au travers d’un jeu d’interactions et d’influences conjointes. En effet, si ces discours font l’éloge d’un enracinement ethnique et communautaire mondialisé, là où se trouve un descendant d’Européen vivrait, selon ces militants, un porteur de la foi chrétienne aryenne. Les vieux discours n’ont pas disparu, ils ont juste muté. On les retrouve d’ailleurs diffus dans les milieux les plus radicaux des « croisés de la race blanche »(( Nicolas Lebourg, Les nazis ont-ils survécu ? Enquête sur les Internationales fascistes et les croisés de la race blanche, Paris, Seuil, 2019.)), tels les manifestes des terroristes d’extrême droite, comme Tarrant ou Gendron.