Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines

Propos recueillis par Pierre Gillis

Jacques Aron est un être humain protéiforme : architecte, artiste, enseignant, essayiste. Il met d’ailleurs les points sur les i dans une auto-présentation de 2015 : « Quiconque écrit ou s’adonne à une activité créatrice, qu’elle soit littéraire, philosophique, historique, ou graphique – l’architecture durant 40 ans, le dessin et le collage ensuite – entre en dialogue permanent avec d’autres hommes et se transforme à leur contact. »

J’ai voulu répondre à sa volonté de dialogue en le questionnant sur le thème qu’il explore avec persévérance depuis quelques années, celui des racines de l’antisémitisme moderne, tellement mal nommé à ses yeux. Contrairement aux poncifs contemporains qui dessinent un illusoire continuum millénaire entre les anciennes attaques de nature religieuse et théologique contre les Juifs – pensons à Luther –, les entreprises exterminatrices des nazis, et l’antisionisme des défenseurs de Palestiniens, Jacques Aron inscrit l’histoire de l’antisémitisme moderne, politique, dans celle des convulsions de l’Europe et de ses nations au tournant des xixet xxe siècles. Son dernier livre, au centre de notre entretien, mérite une lecture attentive, dont l’entretien qui suit fournira, espérons-le, un avant-goût stimulant.

Pierre Gillis

PG — Le livre qui nous réunit ( Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états ((Jacques Aron, Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines. La « question juive » dans tous ses états, Paris, L’Harmattan, 2021.))) est le quatrième d’une série((Jacques Aron, Mythologies et réalités juives au commencement de l’Europe moderne. Huguenots et Juifs ou l’illusion rétrospective, Paris, L’Harmattan, 2018 ; L’an passé à Jérusalem. Le destin d’Israël en diaspora, Paris, L’Harmattan, 2019 ; Le socialisme, l’antisémitisme et les imbéciles. Pour en finir avec une chimère : la race maudite des Juifs, Paris, L’Harmattan, 2020.)), dont il serait utile de toucher un mot.

JA — En effet. Je viens d’une famille qu’on dit, avec ou sans guillemets, d’origine juive, et c’est ce qui m’a amené à m’interroger sur la place de l’histoire et des mythes juifs dans le développement de la société européenne, voire occidentale, à partir de la Renaissance. On ne peut qu’être frappé par un écartèlement manifeste, typique de la condition juive : on peut se faire une image de cette condition à partir de ce qu’en disent des Juifs qui se revendiquent ou que l’on dit tels, à partir de leurs témoignages, que j’ai systématiquement recherchés ; mais par ailleurs, et quasi obsessionnellement, la mythologie juive fait office de base à l’interprétation la plus ancienne de la condition humaine, en toute généralité. Une faille profonde sépare ces deux points de vue. D’où toutes les références, y compris contemporaines, aux Saintes Écritures, à commencer par l’Ancien Testament, repris dans l’héritage chrétien et ses divers avatars, et par l’Islam, lui aussi éclaté par plusieurs schismes.

PG — Ton dernier livre nous amène, quant à la quête de témoignages que tu as poursuivie, à une époque moins éloignée, au tournant des xixe et xxe siècles, et aux trois extraordinaires documents que tu décortiques. Il s’agit de trois enquêtes, conduites respectivement en 1894, 1907 et 1932, à propos de l’antisémitisme, de sa nature et de sa perception. Les dates sont loin d’être anodines : la première suit de près les premières manifestations d’antisémitisme en Allemagne, la deuxième est un rien postérieure à l’émergence du mouvement sioniste, et la troisième est à peu de choses près contemporaine de la prise du pouvoir par les nazis. Première question : de telles enquêtes étaient-elles courantes à l’époque ?

JA — Courantes, certainement pas. Il s’agit d’une des premières enquêtes sociologiques – les plus anciennes datent de 1890, en France et en Allemagne. La première, celle de 1894, trouve d’ailleurs son inspiration, méthodologique en quelque sorte, dans une étude française, mais qui poursuit un but différent : elle n’a rien à voir avec l’antisémitisme. L’auteur de cette première enquête est un écrivain autrichien bien connu, Hermann Bahr, qui publie plusieurs interviews dans des journaux autrichiens de tendance libérale. L’antisémitisme est palpable dans le monde germanique de l’époque, pas seulement l’Allemagne, mais aussi l’Autriche-Hongrie. L’Allemagne est alors divisée entre protestants et catholiques, et l’antisémitisme suscite des positionnements variés, depuis une hostilité marquée jusqu’à une adhésion souvent justifiée par des raisons religieuses. L’antisémitisme politique naît peu avant la publication de l’enquête – politique au sens où ce dont il est question, c’est du statut des minorités religieuses juives en Allemagne. On comprend bien le caractère politique du débat à la lecture d’un grand historien de la Prusse protestante, Heinrich von Treitschke (1834-1896) ; celui-ci écrit déjà en 1880, après avoir lu une histoire des Juifs due à un autre historien, Juif, Heinrich Graetz, et fait le reproche à ce dernier de s’en tenir à un nationalisme juif, alors que selon lui, von Treitschke, les Juifs allemands devraient rester proches de leurs autres concitoyens. Ses reproches se cristallisent dans un slogan : « Les Juifs sont notre malheur ». Ce « malheur » tient à ce que « nous, Allemands », qui avons enfin compris en 1871 la nécessité de fonder un État global protestant ET catholique, sommes bloqués dans l’affirmation de notre identité nationale par ces Juifs récalcitrants.

PG — Avant de poursuivre l’examen de cette première enquête, je voudrais revenir sur un auteur que tu cites et qui la précède, à savoir Paul de Lagarde, de son vrai nom Paul Bötticher (1827-1891). Celui-ci va plus loin que von Treitschke, il désigne les Juifs comme boucs-émissaires, en visant précisément les difficultés religieuses à asseoir cette fameuse identité nationale.

JA — Lagarde est d’abord un théologien protestant, qui mute en politicien par la suite. Le courant qu’il représente trouve son origine dans l’occupation française de la Prusse par Napoléon, et dans la défaite de l’empire français. Un philosophe juif allemand qui a vécu la période de la Révolution française, Saul Ascher, avait bien pressenti le danger pour les Juifs, celui de se retrouver dans cette posture de bouc-émissaire, dans la mesure où les porteurs des aspirations à l’émancipation de Juifs étaient les occupants – et pas seulement symboliquement : c’est sous l’occupation française, en 1812, qu’est pris le décret d’émancipation des Juifs, inspiré par le décret français. Dès que l’Allemagne retrouve son indépendance, sous la forme d’une confédération très peu unifiée, les Juifs sont soupçonnés de vouloir diviser catholiques et protestants. Cette accusation prend corps en 1815, au sein d’associations estudiantines qui sont le fer de lance de ce mouvement. Sous la bannière de l’indépendance allemande, ces étudiants se revendiquent de Luther et du vieux fond anti-juif qui le caractérise. Saul Ascher écrit un livre tombé dans l’oubli, un pamphlet intitulé « La germanomanie((Jacques Aron, Saul Ascher, un philosophe juif allemand entre Révolution française et Restauration prussienne.  Suivi de : La germanomanie (1815) et La Célébration de Luther sur la Wartburg (1818), adaptés et annotés par J. A. Paris, 2017, L’Harmattan.)) » ; il y dénonce un nationalisme radical, protestant, très opposé à la tradition juive que l’on peut encore relier au christianisme.

PG — Les témoignages recueillis dans l’enquête de 1894 sont loin d’être aussi homogènes : on constate au contraire que ça part dans tous les sens, avec des prises de position dans le droit fil de celles de Paul de Lagarde, jusqu’à des affirmations philosémites.

JA — Dans tous les sens, en effet. Le mouvement antisémite apparaît dans des milieux chrétiens proches du christianisme social, un peu avant que le Pape Léon XIII ne publie son encyclique Rerum Novarum, et dans des milieux libéraux et socialistes, qui assimilent sommairement juifs et capitalistes. Ces prises de position dispersées, basées sur des rapprochements superficiels très peu analysés, appellent des réponses tout aussi éclatées, en provenance de milieux divers.

PG — Les réactions pointent dans des directions tout à fait variées, mais une boussole semble cependant s’imposer à tous les intervenants : la construction nationale allemande est au centre de l’échange, c’est le critère retenu par (presque) tous pour discuter la légitimité de l’antisémitisme – ou pour s’y opposer.

JA — Oui. La France, du point de vue de sa centralisation en tout cas, fait office de modèle pour tous ceux qui veulent doter l’Allemagne d’un État puissant, bien plus unifié que la confédération d’une trentaine de petits États disparates. L’Angleterre fascine moins : son organisation est orientée vers le développement de la grande industrie et du capitalisme, ce qui parle sans doute moins aux chantres de l’unité nationale. La victoire de 1870 sur l’ennemi traditionnel, la France, va permettre la réalisation de cette ambition, sous hégémonie prussienne. 

PG — Deuxième document analysé dans ton livre, l’enquête de 1907, dans un contexte bouleversé par l’apparition du sionisme. Elle est due à Julius Moses, médecin, Juif, plus tard député socialiste, déporté en 1942 au camp de Theresienstadt, où il mourra.

JA — Le sionisme est présent en 1907, et encore plus dans les années qui suivent immédiatement, juste avant la Première Guerre mondiale. Ce courant développe un autre nationalisme, un nationalisme juif, qui s’oppose clairement à la volonté d’intégration de la majorité des Juifs allemands. Quelques manifestes, qui s’adressent aux Juifs, en viennent à conseiller à ces derniers de cesser de s’imposer comme les meilleurs connaisseurs de la culture allemande – la culture allemande aux Allemands, la culture juive aux Juifs. Ce courant reste toutefois très minoritaire au sein de la judéité organisée en Allemagne. Je pense à la fondation en 1893 de la première association qui se destine à défendre les intérêts politiques d’une communauté religieuse juive, après les premières manifestations d’antisémitisme politique datant de 1879-1880. Remarquons que le terme antisémitisme est une aberration scientifique : on catégorise par rapport aux descendants de Sem, de Cham ou de Japhet, cités par la Bible, en acceptant l’idée qu’à travers les langues se transmettent les caractéristiques des peuples, en imaginant une fixation de ces traits qui finirait par relever de la biologie. Ces références seront plus tard mobilisées par les nazis, pour affirmer l’irrémédiable incompatibilité des races aryenne et sémite. La confusion est totale, et on n’en est pas sortis ! La génétique a « enrichi » le débat depuis lors, … en n’apportant rien de nouveau, si ce n’est la constatation de corrélations entre présences de quelques gênes, qu’on aurait de toute façon bien du mal à relier à l’orthodoxie juive.

PG — On a glissé vers le terrain de la troisième enquête, celle de 1932.

JA — Cette troisième enquête a pris la forme d’un livre, à l’initiative d’un éditeur à la recherche d’un coup fumant. Il a décidé de publier toutes les opinions qu’on pouvait entendre à propos des Juifs et de l’antisémitisme, dans un temps où tout avait cours, et où les points de vue étaient souvent extrêmement tranchés. On y trouve des partisans résolus de l’antisémitisme, des adversaires tout aussi décidés, et un marais, plus difficile à cerner – je soupçonne l’éditeur d’avoir intégré ce « centre » pour les besoins de la construction de son enquête, pour présenter un spectre d’opinions continu. On y trouve donc des nazis assumés, porte-parole du NSDAP, deux députés au Reichstag, dont un aristocrate assez étonnant, Ernst von Reventlow, peu connu par ailleurs. Il partage ainsi le sort de quelques autres : dans les études historiques consacrées aux personnalités nazies, on a focalisé les recherches sur ceux qui ont été condamnés à Nuremberg ; les autres, en particulier ceux qui sont morts avant, sont généralement tombés dans l’oubli – pas jugés, pas étudiés. Ce comte von Reventlow est un intellectuel de haut vol, très influent sous l’empire, très écouté par les milieux qui gravitent autour de Guillaume II ; il a, par exemple, produit une analyse à chaud de la guerre russo-japonaise du début du xxe siècle. Il sera une figure importante du nazisme, au sens où il apporte au national-socialisme le soutien de milieux nationaux conservateurs. L’autre député nazi qui s’exprime est Gottfried Feder, expert en économie du régime. Il est vraisemblable que leur discours ait eu l’aval de Hitler, qui contrôlait déjà beaucoup de choses en 1932. Ils avancent que les peuples juif et allemand sont incompatibles, que les Allemands ne seront un grand peuple et une grande nation que quand ils auront pu se débarrasser des Juifs, mais « nous n’allons pas offrir aux Juifs la faveur d’un pogrom » – conviction authentique ou habileté tactique, difficile de trancher : « Nous sommes des êtres civilisés, cette expulsion des Juifs du corps de la nation allemande doit se faire de manière civilisée ». 

Le dirigeant sioniste Robert Weltsch contribue aussi au livre. A l’autre extrémité du spectre politique, on trouve dans le volume une position officielle du comité central du KPD, le Parti communiste allemand. Rien de tel de la part du Parti social-démocrate, ni des milieux libéraux, mais des personnalités représentatives de ces milieux s’expriment à titre personnel. Elles seront d’ailleurs rapidement ciblées par les SA. Un député socialiste sera agressé une première fois, puis poignardé par ces SA, n’échappant que de peu à la mort. Cet attentat provoquera des réactions indignées, notamment dans les milieux chrétiens à Cologne, milieu d’où émergera le futur chancelier Konrad Adenauer – à Cologne, le courant catholique s’était rapproché de la social-démocratie. En dehors de ces réponses en provenance de milieux politiques, des intellectuels réputés interviennent, en particulier Heinrich Mann, qui s’oppose résolument à l’antisémitisme. Son frère Thomas avait pour sa part participé à l’enquête de 1907. Heinrich Mann préside l’Académie prussienne à l’époque ; il en sera chassé dès la prise du pouvoir par les nazis, qui y placeront systématiquement leurs créatures, en science, en philosophie, en littérature…

PG — On aura compris, en balayant rapidement les réponses aux enquêtes, que le point-clé pour les antisémites, c’est l’obstacle que les Juifs constitueraient en vue de l’homogénéisation de la nation. Les enquêtes sont allemandes, même si les consultés ne le sont pas tous – en particulier, on y découvre en 1894 les délires d’Edmond Picard, qui n’a rien à envier à ses homologues germaniques. Peut-on appliquer ce schéma (les Juifs comme obstacle incontournable à la constitution de la nation) aux antisémitismes d’autres pays européens ? Je pense à la France, que l’affaire Dreyfus avait enflammée.

JA — Absolument pas. L’antisémitisme français est lié au colonialisme, et en particulier à la situation particulière de l’Algérie, territoire français dès 1830. Dans ce cas, la confusion créée par le terme sémite joue pleinement : Juifs et Arabes sont des sémites, et appartiennent donc à la même catégorie ethnique, on les met dans le même paquet. Or, les Juifs algériens sont citoyens français ; le danger, aux yeux de quelqu’un comme Edouard Drumont (1844-1917), porte-voix de l’antisémitisme français et député d’Alger, dont Picard se réclamera, serait que cette qualité de citoyen soit élargie aux Arabes algériens.  Or, si les Juifs algériens ont très vite vu l’intérêt de la citoyenneté française, du point de vue de la promotion sociale à laquelle elle ouvrait la porte, les Arabes ne sont pas demandeurs, comme l’ont déclaré les autorités islamiques algériennes, interrogées à ce sujet à l’époque par les représentants de la communauté juive. Les Arabes algériens ne souhaitent pas être Français ; ce refus peut se lire, d’une part, comme une forme de fidélité aux combats contre l’armée française de l’émir Abdelkader (1808-1883), et, d’autre part, comme une anticipation du combat national qui débouchera sur la Guerre d’Algérie, dans les années 50 du xxe siècle. L’affaire Dreyfus est un épiphénomène qui va se greffer sur cet antisémitisme lié à l’Algérie, et il se nourrit de la crainte que ce qui se passe en Algérie ne s’étende au Maroc, où il y a beaucoup plus de Juifs, le Maroc étant aussi moins une colonie de peuplement que l’Algérie. L’affaire Dreyfus n’est possible, en 1894, que parce que l’antisémitisme lui préexiste déjà sous une forme virulente. Picard a écrit son livre Synthèse de l’antisémitisme deux ans avant l’affaire Dreyfus, et après un voyage au Maroc au cours duquel les Belges s’efforcent de vendre des chemins de fer au Sultan. Il dresse dans son livre un portrait extrêmement méprisant des Juifs marocains, nettement plus dépréciateur que celui qu’il fait des Marocains musulmans, et s’inquiète beaucoup de l’éventualité que les 250 000 Juifs marocains accèdent à la citoyenneté française (alors que les Juifs algériens ne sont que 35 000). L’expansion de cet antisémitisme a préparé l’opinion publique française à accepter l’idée qu’un officier juif français puisse trahir, faisant même douter certains, Juifs et socialistes, qui se ressaisiront et deviendront dreyfusards. Le climat est en place : le Juif est non national, intéressé par l’argent, prêt à se laisser soudoyer. L’antisémitisme français s’inscrira dans un courant fondamentaliste conservateur plus général, qui entend bien régler ses comptes avec l’héritage de la Révolution de 1789. En 1889, à l’occasion du centenaire de la Révolution, les librairies parisiennes débordent de pamphlets antisémites – encore une fois, avant l’affaire Dreyfus, il ne faut pas traiter la chronologie avec désinvolture.

Il convient de relever un autre élément qui différencie les antisémitismes français et allemand. Le décret d’émancipation prussien des Juifs, celui de 1812, ne reconnaît qu’une communauté religieuse, qui va alors être amenée à s’organiser de manière indépendante, à l’instar des protestants et des catholiques, dotée de son propre financement. Ce mécanisme est toujours d’application aujourd’hui en Allemagne : on déduit de ses impôts les sommes consacrées au financement de sa religion. Les conséquences de ces choix légaux sont considérables ; d’abord, puisque ces contributions sont communiquées au fisc, et donc consultables, on sait que la communauté juive est en moyenne nettement plus riche que ses homologues catholique et protestante. Dans leur volonté d’être reconnus, les Juifs allemands vont se lancer dans une espèce de surenchère architecturale, en érigeant de gigantesques synagogues susceptibles de faire pièce aux grandes cathédrales. A Berlin, c’est ainsi une synagogue capable d’accueillir trois mille fidèles qui voit le jour, de style mauresque, avec une magnifique coupole dorée – elle est d’ailleurs toujours présente dans le paysage berlinois. Von Treitschke en tirera argument pour valider l’incompatibilité entre cultures juive et allemande : qu’est-ce que notre culture a à voir avec les Maures ? D’où aussi son slogan que j’ai cité précédemment, « les Juifs sont notre malheur », au sens, je le rappelle, où cette minorité religieuse ne se laisse pas dissoudre dans l’unité nationale. Les nazis s’empareront du slogan, ils le feront figurer en manchette de chaque numéro du journal de Julius Streicher, Der Stürmer, en lui donnant une signification qui n’était pas du tout celle pensée par l’historien libéral prussien qu’était von Treitschke. Au point qu’en Allemagne, on débaptise aujourd’hui les rues « von Treitschke », lui faisant porter une responsabilité dans la montée de l’idéologie national-socialiste. C’est un contresens, et cela n’améliore certainement pas notre compréhension de l’Histoire.

J’ai été surpris, en découvrant cette enquête de 1932, qu’aucun auteur français ne la cite, et le livre n’est d’ailleurs pas beaucoup plus connu en Allemagne. C’est le résultat de la manière dont le régime nazi est présenté un peu partout, et surtout dans l’enseignement : c’est un régime criminel, bien sûr, dont le crime principal, qui occulte en quelque sorte tous les autres, serait le génocide des Juifs. Ce crime est massif et horrible, mais le régime nazi est coupable d’autres méfaits dont on ne parle presque plus. L’écriture de l’Histoire est lacunaire, et on se contente de parallèles superficiels.

PG — A coup sûr, une accusation à laquelle échappe ton travail, qui s’efforce de replacer systématiquement le développement de l’antisémitisme allemand dans son contexte, celui de la construction de l’identité nationale. Mais je voudrais te pousser à expliciter le lien entre ce travail d’éclairage historique et le titre que tu as choisi : « Du malheur de mêler Dieu aux affaires humaines ».

JA — En France, la séparation des Églises et de l’État a été menée à bien, débouchant sur les lois de 1905, ce qui n’empêche par ailleurs pas la survivance de courants politiques qui ne se résolvent pas à cette séparation, et regrettent la rupture du lien avec la religion présentée comme source exclusive de la morale.

La situation est très différente en Allemagne, où ce lien n’a jamais été rompu. En 1840, Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, rêve d’établir une constitution pour la trentaine d’États, petits et grands, réunis dans la Confédération germanique, et il est convaincu qu’un État national allemand doit être germano-chrétien. Cette conviction reste très présente aujourd’hui, et se retrouve dans les tentatives, soutenues par une partie des chrétiens-démocrates allemands, de faire de ses origines chrétiennes une valeur fondatrice pour l’Europe. État germano-chrétien, soit, mais catholique ou protestant ? Ou encore foyer d’une Église nationale, germanique, précisément ce que les nazis ont voulu faire, pour des raisons politiques, entreprise qu’ils ont effectivement amorcée ? 

En prenant un peu de recul, il n’est pas difficile de constater que le nombre des Églises équivaut, grosso modo, à celui des États nationaux, malgré l’affirmation souvent répétée par les mouvements nationaux qu’il n’y a qu’un seul Dieu, « à nos côtés ». La reine d’Angleterre est la patronne de l’Église anglicane, mais il existe une Église écossaise, une irlandaise, et, actualité toute chaude, les Églises orthodoxes russe et ukrainienne sont résolument nationalistes. Chaque mouvement national éprouve le besoin de se faire protéger et bénir par un Dieu national. L’Islam a connu des phénomènes comparables, avec la scission entre sunnites et chiites, et ce dès que la descendance du Prophète s’est diversifiée. L’expression « religion nationale » n’est pas excessive.

PG — A te lire, on comprend même que la reprise de discussions théologiques, au xixe siècle, autour de la filiation plus ou moins acceptée ou plus ou moins revendiquée entre judaïsme et christianisme n’est pas étrangère à l’éclairage politique de l’antisémitisme moderne.

JA — Ce mixte religion-politique est profondément enchevêtré en Allemagne. Le conservatisme prussien, celui qui préconise l’État germano-chrétien, se nourrit des écrits d’un penseur juif converti au protestantisme, Julius Stahl, c’est son nom de plume : son patronyme est Jolson, et il s’est souvent exprimé dans la Kreuzzeitung, l’organe du conservatisme prussien, dont il est le théoricien. Il nous a laissé un traité soutenant l’établissement d’un État germano-protestant, dont s’inspireront les créateurs du deuxième Reich, celui d’après 1871. Le philosophe Constantin Brunner fait à ce propos une remarque intéressante : le rôle de Julius Stahl, que Brunner analyse en détail, est un exemple probant du degré d’intégration des Juifs allemands – très poussé, en l’occurrence – dans tous les courants de la vie politique en Allemagne, aussi contradictoires soient-ils. Il y a même eu un courant juif nazi, revendiqué comme tel par des Juifs orthodoxes allemands ; il n’a disparu que sous la pression violente de l’antisémitisme forcené des SA, dans les rues avant d’être institutionnalisé.

Toujours est-il que ce mélange religion-politique, l’Allemagne n’en est pas vraiment sortie, et elle n’en sortira sans doute pas tant que la manière dont elle considère les religions se maintiendra. Après la fin du régime nazi, on a vu s’affirmer des « Juifs allemands » – Juif au sens religieux, et l’ordre des termes est important : leur identité est d’abord religieuse, et ensuite nationale. Ils aimeraient imposer quelques concepts orthodoxes, comme la primauté de la mère dans la transmission, notamment aux « Juifs » allemands incroyants. Cependant, les croyants et les incroyants se retrouvent au sein d’organes politiques communs lorsque leurs intérêts apparaissent comme menacés. Il existe un Conseil central des Juifs en Allemagne qui s’exprime au nom de l’ensemble des Juifs, croyants ou pas, et auquel les conséquences du génocide confèrent un poids non négligeable. La représentativité de ce Conseil s’appuie sur le recensement de ceux qui paient leur impôt religieux à la communauté juive, qui s’en sert pour payer des synagogues, nouvelles parfois, ou en reconstruisant celles qui avaient été incendiées lors de la nuit de cristal en 1938. Nouvelles aussi, dans la mesure où la communauté juive décimée par le nazisme s’est reconstituée et accrue avec l’arrivée massive de nouveaux adhérents originaires de l’ex Union soviétique, à partir des années 90. En attendant les effets potentiels de la guerre en Ukraine… 

Les événements actuels poussent à relire l’Histoire, et à la réinterpréter. Pour s’en tenir à l’Ukraine, elle fut toujours au centre de conflits stratégiques depuis le Moyen-Âge, et les frontières qui la séparent de ses voisins se sont constamment déplacées. Les statues de Léopold II sont chez nous badigeonnées en rouge, pour dénoncer le colonialisme ; simultanément, au centre de Kiev, trône la statue de Bogdan Khmelnitsky, érigé en héros national alors qu’il fut le plus grand massacreur de Juifs du xviie siècle. C’est suite à ces massacres qu’a émergé le dernier grand mouvement messianique juif avant le sionisme. Cela n’empêche que les allusions de Poutine à la lutte contre le nazisme passent mal dans notre opinion publique. A Berlin, d’aucuns ont souhaité abattre le gigantesque monument, dans Treptower Park, qui célèbre la défaite de Hitler et la victoire de l’armée rouge, en 1945 ; cette sculpture glorifie un soldat soviétique sauvant un enfant – et ces courants n’ont peut-être pas dit leur dernier mot…

L’heure est ainsi à une relecture totale de l’Histoire, récente et moins récente. J’espère que cette relecture permettra, dans la foulée, de se repencher sur l’articulation nation/religion, notoirement très forte, malgré les surprises que le déroulement de cette Histoire nous a parfois réservées. Ainsi, l’Italie, dont nous n’avons pas parlé, a bâti son unité nationale contre l’Église et contre le Vatican, alors que son peuple est (ou était) profondément catholique, et croyant. Et la défaite de la papauté, la réduction de l’État du Vatican à la portion congrue, est la conséquence de celle de Napoléon III face à la Prusse, alors que Napoléon le Petit, pas plus catholique que ça, était prêt à s’engager militairement pour soutenir le Vatican, contre les tenants du Risorgimento.

L’examen de ces interactions est passionnant, mais terriblement difficile à conduire, dans la mesure où les intérêts des acteurs des conflits contemporains se relient, peu ou prou, à ceux des protagonistes engagés dans ces événements passés. La notion de connaissance objective ne s’est pas imposée en sciences humaines, les concepts qui y sont à l’œuvre manquent cruellement de rigueur et d’objectivité. Nous sommes donc loin d’être capables de nous extraire des confrontations interculturelles, dans une perspective qui se voudrait extraterritoriale. En attendant, je préfère appliquer mon esprit critique au recueil et à la remise en évidence des témoignages de personnalités qui furent impliquées dans des confrontations avérées, question d’éviter leur embrigadement anachronique dans les réécritures d’aujourd’hui. C’est la démarche qui m’a guidé dans ma quête des racines de l’antisémitisme politique.