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Archives par mot-clé: retour des religions

L’éloge du polythéisme ou de l’illusion à la confusion

Posté le 17 octobre 2017 Par ABA Publié dans Croyances Laisser un commentaire
Patrice Dartevelle

Trouver des vertus au polythéisme antique est une attitude fréquente chez les anticléricaux ou les athées. Il en est longtemps allé de même en Belgique de la part de ces derniers vis-à-vis du protestantisme ou du judaïsme. Sans doute y avait-il là pour une part un peu de l’adage « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis » et pour une autre de l’alliance des minorités face à une religion majoritaire oppressive.

Il faut dire que, quand elles sont minoritaires, les religions se parent d’atours trompeurs. Mais le sens de la tolérance du calvinisme genevois et de l’anglicanisme en Ulster ne m’a jamais frappé. Il ne reste plus grand-chose de ces anciennes sympathies : l’ancien protestantisme belge ou français est aujourd’hui submergé par un évangélisme fondamentaliste. Quant aux juifs religieux, voici plus d’une génération qu’ils mettent leurs enfants à l’UCL, qui leur évite les examens le jour du sabbat.

On pouvait penser que plus personne ne donnerait le polythéisme antique comme modèle religieux – même si dans ce cas la tolérance n’est vraiment pas un problème – mais les retours de l’histoire ou plutôt l’apparition de torsions nouvelles faites au passé ne sont pas faits pour cesser.

L’éminent latiniste Maurizio Bettini revient maintenant sur la question du polythéisme antique et spécialement romain[1].

Partant de l’intérêt maintenu à notre époque selon lui pour la philosophie, la littérature, l’art ou le théâtre antiques, il veut montrer tout l’intérêt pour aujourd’hui de la religion antique.

Je ne serais pas aussi optimiste que lui sur la permanence de l’intérêt culturel de l’Antiquité – sauf pour la philosophie qui est peu dans le domaine du grand public. Pour le reste, l’Antiquité classique est sortie de mode depuis un demi-siècle au moins et des « humanités gréco-latines » d’autrefois, il ne reste que bien peu de chose. Il est vrai que tout récemment, on voit le journal Le Monde publier un ensemble de monographies sur la mythologie grecque, ses dieux et ses héros[2]. J’avoue que j’hésiterais à complimenter le responsable commercial qui a donné son feu vert au projet.

Le Dieu jaloux du monothéisme

L’Éloge du polythéisme – c’est le titre de l’ouvrage de Bettini – implique la critique du monothéisme.

M. Bettini la fait au départ sur des bases classiques que je ne saurais désapprouver. Il charge (de tous les péchés d’Israël évidemment) l’Ancien Testament où l’on trouve clairement un Dieu jaloux, exclusif et violent. C’est par exemple le cas d’Exode, 34,11-14 :

Garde-toi de faire alliance avec les habitants du pays où tu vas entrer… Vous démolirez leurs autels, vous mettrez leurs stèles en pièces… Tu ne te prosterneras pas devant un autre dieu, car Yahvé a pour nom Jaloux : c’est un dieu Jaloux.

C’est ce que Jan Assman, que M. Bettini cite et utilise plusieurs fois, appelle « la distinction mosaïque ».

Comme le dit sans pitié Bettini, cela pose certes un problème puisqu’être jaloux d’autres dieux implique que ceux-ci existent. Avec le temps, les juifs y songeront et corrigeront.

L’influence sur le dieu des chrétiens est directe, c’est même là peut-être le legs le plus certain du judaïsme au christianisme. L’exclusivisme chrétien est tel que dans notre tradition occidentale, dieu est à la fois un nom propre et un nom commun, relève finement M. Bettini qui montre que cette situation va poser des problèmes insolubles aux missionnaires catholiques chargés d’évangéliser la Chine ou le Japon.

La position catholique officielle contemporaine est certes en rupture avec ce passé. J’y reviendrai car l’évaluation de ce revirement que donne M. Bettini manifeste le désaccord fondamental que j’ai avec lui.

La véritable spécificité du polythéisme

Venons-en à l’éloge que le latiniste fait du polythéisme, à travers différentes caractéristiques de celui-ci.

Bien évidemment si les cités et les États polythéistes n’ont jamais été en reste en matière de guerres, jamais ils n’ont fait la guerre pour des motifs religieux. Il est en effet difficile quand on est habitué à une multiplicité de dieux d’en vouloir particulièrement à d’autres dieux ou de dire qu’ils sont de faux dieux.

Le principal relève de la technique ou pratique de l’interpretatio. Les Romains ont comme transféré chez eux les dieux grecs par un mécanisme d’équivalence. Ils ont fait des correspondances. Cela peut être approximatif, expérimental, conjectural. Ils ignorent l’opposition aux dieux des autres et éprouvent souvent de la curiosité pour eux. La Gaule romaine, plus tard, adoptera le même processus d’interprétation et d’identification entre les dieux romains et les siens.

Les Romains ont une capacité de fusionner des dieux, parfois de plusieurs manières. Ils ont si peu de mépris pour les dieux des adversaires qu’ils disposent d’un processus impensable en régime monothéiste, celui de l’evocatio. Par lui, quand les Romains assiègent une ville, ils appellent les dieux de celle-ci à sortir parce qu’il serait impie d’en faire des prisonniers. Ensuite on les fait adopter soit par Rome elle-même, soit par des particuliers romains.

Rome dispose d’une procédure d’acceptation des nouveaux dieux, sous le contrôle et avec l’accord du Sénat. S’il y a quelques règles ou restrictions, elles visent les pratiques cultuelles. La question du vrai et du faux n’y a pas de place. S’il y a une voix discordante dans le monde romain quant à cette pratique d’accueil des nouveaux dieux, c’est celle de Flavius Josèphe… qui est juif. L’enthousiaste n’est pas forcément de règle absolue. Ainsi Auguste ne manifeste aucune considération pour les dieux égyptiens et le dieu des juifs, mais précisément ces derniers constituent le seul groupe qui refuse le système général [3].

Trait révélateur des différences, Augustin scandalisé, rapporte que selon l’écrivain du Ier siècle avant notre ère Varron, ce sont les cités qui sont premières et qui, après leur création, règlent les affaires divines. Pour le futur Père de l’Église, la vraie religion est inspirée par le vrai Dieu. Pour les Anciens, relève M. Bettini, ce sont les hommes qui écrivent sur les dieux tandis que pour les juifs et les chrétiens, c’est Dieu qui donne le Livre aux hommes.

La véritable spécificité du polythéisme pour Maurizio Bettini ne réside donc pas fondamentalement dans la pluralité des dieux par opposition à un dieu unique.

Il est de fait bien difficile de ne pas lui concéder qu’en matière de nombre de dieux, la situation du catholicisme ne relève pas du monothéisme. Il y a la Trinité, Marie et surtout les saints qui jouent un rôle assez voisin de celui des divinités secondaires, demi-dieux et héros du paganisme. Mais même dans ce cas, les personnages « dérivés » sont stables, sans possibilité d’équivalence à trouver ou inventer, sans interprétation. La différence de cadre mental serait là.

Un modèle pour aujourd’hui ?

Tout cela n’est pas faux en termes de description mais le problème à mes yeux vient de ce que M. Bettini attribue une valeur positive et essentielle à cette sorte de plasticité du polythéisme alors que pour moi elle désigne un stade primaire non seulement de la religion mais de la pensée.

Partant d’exemples de décisions récentes en Italie, comme celle d’une école de ne plus mettre de crèche pour ne pas offenser les non-catholiques, M. Bettini y voit non pas une question de laïcité mais la conséquence regrettable de l’idéologie monothéiste, de son intransigeance. Je dirais que c’est une mutation de cette intransigeance, troublée par l’esprit victimaire et l’idée que le sentiment d’être offensé dans sa religion par toute autre affirmation n’est pas supportable. Pourtant, à ma connaissance, à Naples bien des athées mêmes font une crèche.

Dans un cadre polythéiste hautement souhaitable pour M. Bettini, nous devrions pouvoir accéder avec faveur aux différents cultes. De la même manière, la vue d’une mosquée à l’allure d’Arabie médiévale en Europe devrait réjouir les chrétiens et de conclure : « Être polythéiste impliquerait qu’une même personne… puisse célébrer tant la fête de Noël… que le Ramadan ». Je n’ai pas vu que M. Bettini traitait du cas des athées qui ne semble pas l’intéresser.

Depuis Vatican II, les textes catholiques les plus officiels, comme le Catéchisme de l’Église catholique, obligent au respect des autres religions. M. Bettini le relève mais pour lui cela reste intrinsèquement mauvais parce que selon les termes mêmes dudit Catéchisme, « Tous les hommes sont tenus de chercher la vérité, surtout en ce qui concerne Dieu et son Église ».

Bien évidemment le Catéchisme dit que la doctrine de l’Église est la vérité et, en vertu de sa préférence pour les idéologies « liquides », là est le mal pour M. Bettini.

Je crains que dans son principe et son attitude (pas dans l’affirmation de vérité !), ce soit la position de l’Église qui soit la bonne et la seule moderne. Il faut ajouter à la cause que bien au-delà de la distinction mosaïque, il faut faire intervenir la philosophie grecque. Refuser de chercher la vérité nous ramènerait à l’enfance de l’humanité.

M. Bettini stigmatise « notre incapacité culturelle… à penser à la fois et en même temps (c’est M. Bettini qui souligne) des divinités différentes ». Pour moi, ses propos sont l’inverse de la démarche philosophique et celle-ci n’est ni pure subjectivité, loin de là, ni totale confusion mentale.

La notion même de tolérance[4] est problématique pour M. Bettini. Il invoque une raison rhétorique souvent ressassée, à savoir qu’elle implique une forme de désapprobation, une non-équivalence de légitimité entre les valeurs. C’est affirmer de manière sous-jacente que toutes les valeurs se valent. Il me paraît viser un monde que je juge désespérant où plus personne n’aurait de conviction.

Pour un athée, la seule question vient de ce que les religions monothéistes ont été ou sont promptes à affubler du vocable de « vérité » des récits manifestement écrits par des hommes. Des hommes d’il y a longtemps, qui ne rivalisaient pas avec les meilleurs de leur temps, voire leurs prédécesseurs et dont par définition les textes ignorent le progrès des idées et de la compréhension du monde et des hommes. Dans la confusion des religions qui nous est proposée, je vois une apparence de tolérance bien plus que compensée par le crépuscule ou les funérailles de la raison.

Pourquoi cet éloge ?

Quels sont les moteurs qui ont pu pousser M. Bettini à cette position ?

À l’évidence, le postmodernisme est passé par là. La vérité est son ennemi puisque pour lui tous les systèmes de pensée se valent et restent indémontrables. C’est l’air du temps, souvent au nom de la « déconstruction », et comme cet air est fait de trop d’incertitudes, cela ne risque pas de changer demain.

Mais est-ce la vraie cause motrice, le vrai moteur initial ou est-on allé puiser dans le réservoir d’idées pour justifier autre chose ? À plusieurs reprises, M. Bettini situe bien sa véritable préoccupation. Il est de ceux qui sont tourneboulés par le « vivre ensemble » de toutes les religions et plus encore de tous les groupes. À plusieurs reprises, il évoque « la tension continue à l’égard des immigrés », « le risque pour notre société d’éclater en autant de communautés séparées qui ne communiqueront pas ». Son récent (pour la traduction française) livre intitulé Contre les racines[5] montre bien le poids chez lui des préoccupations de ce type.

Ce souci est louable dans son principe mais ici comme dans bien d’autres cas, il fonctionne à un prix beaucoup trop élevé, impayable pour moi. Le « vivre ensemble » ne justifie pas que l’on jette aux oubliettes idées, esprit critique, sens de l’exactitude et de l’argumentation. Et si c’était bien le cas, ce serait une catastrophe. Si on arrivait à ce que veut M. Bettini, le prix pour la société serait gigantesque : il ne s’agit de rien d’autre que du vide des cerveaux. Certes, du point de vue d’un athée, traiter les convictions religieuses comme autant d’historiettes interchangeables n’est pas un drame mais en rester aux historiettes en est un.


Notes

  1. Maurizio Bettini, Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, trad. de l’éd. orig. italienne (2014) par Vinciane Pirenne-Delforge, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 210 p. ↑
  2. Pour une présentation complète voir Le Monde du 24 août 2017 et l’entretien accordé par la « marraine » de la série, Catherine Clément. ↑
  3. On est étonné de voir quelqu’un qui connaît bien l’Antiquité comme Michel Grodent se scandaliser du violent antijudaïsme du poète païen du Ve siècle de notre ère, Rutilius Namatianus (Le Soir des 24 et 25 juin 2017). C’est projeter sur un passé lointain nos idées d’aujourd’hui. Les païens voyaient les juifs comme le seul groupe intolérant ou peut-être, s’agissant du Ve siècle de notre ère, comme la source d’un christianisme triomphant qu’ils exècrent. ↑
  4. Définition et histoire de la tolérance vues par M. Bettini me semblent des plus sujettes à caution. ↑
  5. Maurizio Bettini, Contre les racines, Paris, Flammarion, Champs actuel, 2017, 176 p. ↑
Tags : Antiquité romaine histoire des idées polythéisme postmodernisme retour des religions syncrétisme

L’héritage des Lumières.
Une succession après inventaire

Posté le 16 juillet 2017 Par ABA Publié dans Croyances Laisser un commentaire
Emmanuel Kant

Emmanuel Kant

Patrice Dartevelle

La question de l’actualité des Lumières, de la pertinence d’un retour aux Lumières n’est pas véritablement neuve, celle de l’obsolescence de ses principes va de pair.

Sur ce dernier aspect, la naïveté scientiste, les massacres des deux guerres mondiales, provenant de surcroît des trois ou quatre grands pays réputés les plus civilisés, ont dû logiquement ouvrir les yeux des plus confiants. C’est généralement le cas. Mais aujourd’hui beaucoup vont bien au-delà dans la critique de la science, même si sporadiquement on entend encore de péremptoires affirmations positivistes.

Je suis pour ma part quelque peu circonspect.

Comme le dit Paul Veyne «ne pouvant croire à bien des choses, on les ignore pour conserver sa foi et la chaleur qu’elle donne au cœur »[1]. C’est également mon sentiment spontané et quand on me parle de « retour aux fondamentaux », je peux difficilement m’empêcher de voir là autre chose que le refus de prendre en considération des faits qui vous donnent mille fois tort.

Plusieurs publications récentes montrent l’actualité du questionnement sur les Lumières.

En mai-juin 2016, L’Obs sort un hors-série sur le sujet[2], en février-mars 2017, Philosophie Magazine lui emboîte le pas[3]. Sans parler des Lumières dans son titre, Le Magazine littéraire de septembre 2016 publie un dossier sur un sujet lié, intitulé « Pourquoi les religions reviennent »[4]. On y voit une différence de tonalité avec ceux des magazines cités auparavant : « Les Lumières, un héritage en péril » ou « Les Lumières face au retour de l’obscurantisme ». Pour faire bonne mesure, le philosophe français souvent vu comme le plus rationaliste, Jacques Bouveresse, publie au début de 2017 un opuscule intitulé Le mythe moderne du progrès[5].

Du côté des hommes politiques, la problématique est également présente, évidemment en des sens divers.

Dans son dernier discours présidentiel, le 10 janvier 2017, le président Obama déclare :

C’est cet aspect, né des Lumières, qui a fait de nous une puissance économique. […] C’est cet esprit – une foi dans la raison, dans l’entreprise, et dans la primauté du droit sur la force – qui nous a permis de résister aux leurres du fascisme et de la tyrannie pendant la Grande Dépression, et de construire après la Seconde Guerre mondiale […]un ordre pas seulement fondé sur la puissance militaire ou des affiliations nationales, mais sur une série de principes : l’État de droit, les droits humains, les libertés de religion, d’expression et de réunion, l’indépendance de la presse[6].

Moins d’un mois après, le conseiller du nouveau président américain, Steve Bannon, formule un espoir inverse et dit à un responsable français, avant de lui demander s’il a lu Charles Maurras : « Nous sommes à la fin des Lumières »[7].

Qu’est-ce que les Lumières ?

Pour voir où sont les problèmes, il faut d’abord définir les Lumières. La définition qu’en donne Kant en 1784 en réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » posée par une revue berlinoise est peut-être la meilleure comme synthèse. Pour Kant « Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de son état de minorité ».

Dans son discours, Barack Obama liste une série de thèmes. L’essentiel est dans la raison, la valorisation de la science, la foi (le mot est significatif) en le progrès (qu’il reste à définir). Il faut y ajouter la liberté d’expression, la démocratie et le souci du bonheur de l’humanité, venu de la Cons-titution américaine. À cela s’ajoute la lutte contre l’adversaire le plus durable : la religion. Tous ces thèmes sont associés et la philosophie des Lumières porte sur un ensemble lié et structuré. Des progrès de la raison et de la science, on déduit la critique de la religion jusqu’à sa disparition.

La matière est vaste et je n’aborderai pas la question de la démocratie ni celle de l’universalité des droits de l’homme ni quelques autres, malgré leur importance.

Les religions, la liberté d’expression et le droit

Les dernières années du XXe siècle auraient dû voir un accroissement de la liberté d’expression du fait de l’effritement des Églises traditionnelles. Celui-ci s’est produit mais paradoxalement la liberté de religion et d’expression a suivi le même chemin, menée par des groupes constitués, on peut dire péjorativement des officines, très souvent sur base religieuse ouverte ou camouflée pour revendiquer différentes formes de censure, domaine passé comme d’autres de l’État aux mains du privé.

Le résultat, dans lequel la religion n’occupe qu’une part, est, comme l’explique le juriste Emmanuel Pierrat qu’on a dû constituer au Tribunal de Paris une chambre réservée aux questions de presse[8].

Le professeur de droit des Églises de l’Université catholique de Louvain, Louis-Léon Christians, ne peut que constater

De 1950 à 1993, la Cour européenne des Droits de l’Homme n’avait prononcé qu’un seul arrêt véritable en matière de liberté des religions. Depuis lors, en moitié moins de temps, la Cour a prononcé plus de 250 arrêts au sens strict et rendu près de 500 décisions en matière religieuse. La cadence de la Cour en cette matière ne cesse d’augmenter, plusieurs décisions étant rendues chaque mois dorénavant[9].

Le moins qu’on puisse dire est que la religion est là. Si l’étouffante pression cléricale et sociale n’est plus, les tribunaux ont pris le relais. Confiner la religion au domaine privé est donc un mirage qui s’est éloigné.

Le retour du religieux ?

La question de l’échec des Lumières face aux religions et du retour du religieux ou des religions est l’un des leitmotive de la dénonciation d’un courant qui se serait illusionné.

En nous limitant essentiellement aux sources annoncées en tête de ce texte, on voit un tir groupé, parfois attendu, parfois surprenant. Si la célèbre phrase attribuée à Malraux nous est épargnée, derrière la dénonciation des Lumières (sauf Voltaire, sauf Rousseau) pour leur négation de la religion, la question du retour de la religion est tapie dans l’ombre des critiques.

Dans son introduction au hors-série de L’Obs, la directrice de la rédaction, Aude Lancelin, n’y va pas par quatre chemins. Pour elle, l’esprit des Lumières a même engendré un « nouvel obscurantisme » dans la mesure où il nous a rendus incapables de comprendre le fondamentalisme islamique :

à force de considérer que nous sommes la lumière et que tout qui n’embrasse pas nos convictions relève de la barbarie, nous n’aurons eu de cesse de rendre toujours plus indécelable, toujours plus incompréhensible donc, le retour en force du fondamentalisme religieux partout à travers le monde […] Favorisé par les Lumières, ce grand mouvement de déspiritualisation rend l’homme contemporain impuissant et sidéré face à un retour de la foi virulent qui lui semble inexplicable.

L’affirmation est vraie mais ne peut rien contre les Lumières.

Il est effectivement vrai que l’éloignement de la religion chez les Européens leur rend difficile la compréhension d’éléments d’autrefois ou d’ailleurs. C’est à mon sens la cause principale du curieux comportement de judiciarisation des sectes chez beaucoup d’incroyants.

Mais Aude Lancelin veut en arriver à l’une de ses principales conclusions (l’autre est mondialiste, les Lumières nous empêchent d’admirer l’irrationalisme du reste du monde devant lequel il nous faudrait sans doute nous incliner) à savoir que Rousseau et Voltaire avaient eux bien compris qu’aucune société n’était vouée à se maintenir longtemps sans une forme ou une autre de religion, postulat qu’elle n’a démontré nulle part ailleurs.

Mona Ozouf aussi déplore que « L’ordre politique des Lumières s’est vite montré incapable de fournir aux citoyens le secours spirituel d’une croyance commune.»[10]

Si elle voit que la religion de jeunes radicalisés « flatte les bas instincts et les pulsions mortifères », elle considère qu’elle « constitue une réponse à la honte » et adresse le reproche aux Lumières qu’elles « ont décrété que la religion est archaïque, or elle est toujours vivante »[11]. Sous la réserve du cas des jeunes radicalisés et ceux de petits groupes, c’est faux. La religion n’est plus vivante en Europe de l’Ouest et là où elle joue encore un rôle structurant, elle ne peut guère se vanter de l’état de déréliction des pays où cela se produit.

Un intervenant au moins, ne se cache pas, le philosophe Jean-Luc Nancy[12]. Il cite Kant, pour qui la pulsion de la raison finit nécessairement par l’amener vers ce que la raison pure ne saurait expliquer, vers « l’inconditionné ». Il invoque le sublime, évidemment non-rationnel en esthétique, et reproche aux Lumières de s’être tues sur la question de la mort, qui serait le grand impensé des Lumières. De fait, les Lumières n’ont pas inventé de roman consolateur sur notre condition de mortel …

Mais la critique des Lumières a chez Nancy la fonction principale de retrouver sous une forme certes modifiée la foi chrétienne dans ce qu’elle a d’essentiel, à son sens. Sa vision n’a rien à voir avec le dogmatisme d’autrefois, sous peine du ridicule. Le problème chez lui, comme chez d’autres, est même là. On tue l’Église et la religion pour faire vivre un irrationalisme mystique, avec tout ce que cela comporte de flou, de subjectif, d’affirmation gratuite. Pour J-L Nancy, il faut « déclore la fermeture entre raison et non-raison » et passer à la voie de l’adoration. Nancy se dit fasciné « par la révolution de la pensée opérée par le christianisme, qui a su […] apporter une consolation, un sens, à des hommes que les religions antiques ne suffisaient plus à apaiser. » Cette adoration serait « ce qui reste du christianisme une fois qu’on a gommé tous ses aspects religieux et théologiques » et il faut le prendre dans sa dimension amoureuse. « Adorer, c’est être dans ce monde mais, selon un certain esprit, c’est apprendre à accepter l’infinité du sens ». Pour lui « la puissance du geste spirituel que ce Grec-juif [Jésus] a inauguré est intacte ». Pour moi, c’est pure foi incommunicable et passablement logomachique.

Je suis incapable de voir là quoi que ce soit de convaincant. Jésus ne sera jamais Platon, Aristote ou évidemment Épicure.

On peut aussi ajouter ceux qui pensent qu’il n’y a pas de retour de la religion parce qu’elle n’est jamais partie et que les idées ou valeurs modernes ne sont que les religieuses dûment sécularisées.

C’est assez l’idée de Vincent Delecroix, dans le dossier du Magazine littéraire, pourtant triomphalement intitulé « Pourquoi les religions reviennent »[13].

Il voue aux gémonies la thèse « moderne » selon laquelle le progrès de la science force la religion à se retirer, jusqu’à sa disparition, fondée sur l’incompatibilité entre science et religion : « Comme si les croyants étaient des idiots, des névrosés ou des enfants, et à tout le moins des pauvres. Comme si, aussi, l’on continuait de regarder la croyance religieuse comme un résidu qui ne subsiste qu’en vertu de zones non explorées par la science, d’un retard technologique ou d’une certaine primitivité des mœurs politiques ». Certes, V. Delecroix ne peut nier le retrait de la religion mais celui-ci, dit-il, s’accompagne de métamorphoses.

Il paraît se rallier à Gianni Vattimo, c’est-à-dire à une « hyper modernité antimétaphysique, où toutes les idoles se voient déconstruites au profit d’une ère de l’interprétation généralisée, comme un christianisme réalisé ».

L’accrochage au christianisme me semble bizarre mais ce maintien ne me rassure pas. Les formules creuses servent à une chose effective : rejeter le rationalisme, le matérialisme philosophique au profit de cauchemars (pour moi) théologico-métaphysiques.

Ce qui doit être pris en considération, c’est que comme le montrent tous les sondages, le recul considérable des religions traditionnelles jusqu’à l’effondrement, si on prend comme critère l’assistance à la messe dominicale, ne profite pas massivement à l’athéisme mais bien à une catégorie de « non religieux » difficile à cerner ou de personnes qui tout en ne se reconnaissant pas dans un Dieu personnel, estiment qu’il y a « quelque part quelque chose d’autre ». Mais ces « spirituels » peuvent professer un irrationalisme qui peut aller jusqu’à un mysticisme personnel. Il n’y a pas là d’argument en soi nouveau contre la position des Lumières[14].

Autre argument sur le retour du religieux, le fondamentalisme musulman. Je ne partage pas forcément le point de vue d’Olivier Roy dans la querelle qui l’oppose à Gilles Kepel sur l’interprétation du fondamentalisme musulman, spécialement en Europe mais sa position ici me paraît de bon sens, du moins pour la part de son argumentation qui intéresse directement mon propos[15].

Il rappelle l’évidence :

En Occident, le sécularisme a gagné la partie. Au début du XXe siècle, les États ont une fois pour toutes la lutte pour le pouvoir politique qui les opposait aux Églises depuis le Moyen Âge […] et depuis cette victoire […], le sécularisme a triomphé dans le domaine sociologique et culturel […].

D’où vient alors l’impression d’un retour du religieux ? De fait, jamais depuis un siècle, admet-il, les tensions et les violences liées au religieux n’ont été aussi vives. C’est un fait depuis trente ou quarante ans. Mais O. Roy a raison de dire que la cause n’est en rien un retour, une remontée des Églises et des religions d’avant, celles-ci sont en crise. Les mouvements religieux qui ont l’air de fonctionner sont nouveaux : le salafisme est un mouvement nouveau. Les Frères musulmans naissent en 1928. C’est la naissance d’Israël qui les dope mais en 1954, Nasser peut encore en rire publiquement à gorge déployée.
YouTube a rendu célèbre son intervention. Les charismatiques sont récents au sein du christianisme.

Nous trouvons ces nouveaux religieux très visibles parce que les soutanes ont disparu de nos rues et qu’inversement les groupes minoritaires radicaux ont tous bien vu que se doter d’un habit particulier donnait de la visibilité, de l’unité interne, que ce soient les fondamentalistes musulmans ou les Loubavitch juifs. Il faut aussi avouer que les idées se répandent dans des milieux modestes, des quartiers-ghettos que l’européen classique ne connaît pas. L’idée d’un retour des fondamentalistes est parfois gonflée par le fait que la déchristianisation a laissé les Églises au seul clan conservateur, compétent coupé de la modernité[16]. O. Roy insiste – et je partage son avis – sur le rôle d’une récente évolution ou révolution culturelle que je pourrais qualifier de « mai 1968 ». Si les Lumières ont mis l’homme et ses droits au centre de tout, mai ’68 et son temps ont étendu cet individualisme au désir, ce qui a bouleversé les conceptions de la famille, de la vie sexuelle, etc. Des croyants qui n’étaient pas initialement fermés à la modernité y ont vu une transgression du sacré religieux. On dit Benoît XVI représentatif de ce demi-tour.

Si au total, en matière de religion, les fondements des Lumières ne sont pas contestés par des arguments nouveaux et convaincants comme on essaie souvent de nous le faire croire, la méprise est de taille sur l’évolution de l’esprit humain et les attitudes à prendre par les rationalistes auraient dû être reconsidérées depuis longtemps. La source de la difficulté réside sans doute pour une grande partie dans l’évolution des esprits vis-à-vis de la science et du progrès.

Le progrès

Ces deux domaines constituent en fait le principal centre d’attaque contre l’idéologie des Lumières.

Encore faut-il distinguer le progrès lui-même et la croyance en le progrès ou le mythe du progrès. En outre, le lien est ici très fort avec la raison et la science.

Il faut l’admettre, il y a eu une religion du progrès.

Son premier théoricien (ou prédicateur diront certains) est sans doute Condorcet dans L’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de 1793. Pour lui, le progrès est indéfini. Il prophétise qu’« il arrivera ce moment où le soleil n’éclairera plus que les hommes libres, ne connaissant d’autre maître que leur raison. »[17]

Ernest Renan, sur ton authentiquement mystique, écrit en 1890 : « … le but de la société est la plus grande perfection possible de tous, et le bien-être n’a de valeur qu’en tant qu’il est dans une certaine mesure la condition indispensable de la perfection intellectuelle … [l’État] est une machine de progrès. Tout sacrifice de l’individu … est permis pour atténuer cette fin ; car, dans ce cas, le sacrifice n’est pas fait à la jouissance d’un autre, il est fait à la société tout entière. C’est l’idée du sacrifice antique, l’homme pour la nation. »[18]

Il n’est pas bien difficile dans ces conditions de justifier les souffrances des travailleurs pour développer la production.

Fait remarquable et rare : la justification du progrès ne réside pas dans les améliorations matérielles. Le vrai but est la perfection intellectuelle. Il y a chez Renan une foi aveugle en le progrès comme but et sens de l’histoire. La Révolution française n’est pas légitime parce qu’elle s’est accomplie : mais elle s’est accomplie parce qu’elle était légitime. Le droit c’est le progrès de l’humanité : il n’y a pas de droit contre ce progrès, le progrès suffit à tout légitimer »[19]

Le mythe moderne (comprenez d’avant le post moderne) est bien cela : « Pas seulement des progrès hasardeux ou des progrès dépendant de la bonne volonté des hommes, mais des progrès illimités et éternels : le progrès comme quelque chose de naturel et nécessaire », comme le définit le philosophe finlandais Georg Henrik von Wright, né en 1916, dans un ouvrage qui est l’une des bases de celui de J. Bouveresse.[20]

Certes des critiques de type philosophique ont toujours été formulées par des conservateurs, des nostalgiques de la civilisation agraire d’avant la révolution industrielle. Wittgenstein les prolonge, bien que plutôt homme de gauche. Il admettra lui-même qu’il était « un être humain qui était fait pour vivre dans l’ancien environnement.»[21]

En fait, les arguments contre le progrès et le mythe d’un progrès infini sont résumés par von Wright : l’espèce humaine est soumise à la même précarité et la caducité comme les autres espèces, rien ne garantit que la forme industrielle de la production soit biologiquement adaptée à l’être humain, rien ne garantit que l’être humain soit encore capable de s’adapter à un environnement qu’il a contribué à transformer et continue de transformer de façon aussi spectaculaire et aussi rapide.[22]

Mais ce sont les massacres de la Grande Guerre qui vont aiguiser les critiques. Les plus virulentes venant de l’École de Francfort, liée à la gauche politique, vont apparaître dès les années ’30 et seront théorisées en 1944 et en 1947 par Adorno et Horkheimer dans
La dialectique de la Raison, véritable réquisitoire contre la raison :

À présent que la science nous a aidés à surmonter la terreur de l’inconnu dans la nature, nous voilà esclaves des contraintes de notre propre création sur notre vie en société. Pressés d’agir de manière indépendante, nous implorons qu’on nous fournisse des modèles, des systèmes et des autorités. Si par Lumières et progrès intellectuels nous voulons dire libérer l’homme de la croyance superstitieuse en des forces mauvaises, aux démons et aux fées, au destin aveugle, bref, l’émanciper de toute peur, alors la dénonciation de ce qui est communément appelé raison est le plus grand service que la raison puisse rendre.[23]

La charge est radicale. On remarquera l’emploi final, peut être ambigu de « raison ». Obsédée par les moyens, la rationalité ne se préoccupe pas des principes et des fins.

L’argument est le même chez von Wright, mais sous une forme plus nuancée : s’il n’est donc pas question de contester que des progrès divers puissent et doivent être réalisés dans de nombreux domaines, il s’agit de « dissiper le brouillard qui plane sur la notion de « progrès », de récupérer la prétention qu’a le moyen lui-même de se transformer en un but, alors que le but supposé reste, pour l’essentiel, indéfini et le devient de plus en plus. »

Avec la Seconde Guerre mondiale, certains vont désigner la science comme la vraie coupable des camps d’extermination auxquels on a assimilé la bombe d’Hiroshima.

Il y a un problème qu’on ne peut nier. Les développements de la science ont augmenté sa puissance et maîtriser celle-ci ne peut plus être un aspect accessoire de la science. Il faut aussi prendre conscience que Tchernobyl en 1986 et Fukushima en 2010 ont fait perdre de sa validité à l’opposition entre le « bon » atome, civil et le « mauvais » atome, militaire.

Pourtant dans cette critique de la science, il y a selon moi une part d’inexactitude, d’à peu près et de romantisme. Ce dernier est typique d’intellectuels, de gauche comme de droite, très éloignés de ce qui a été la révolution industrielle.

Pour ce qui est de l’arme atomique, le caractère unique des bombes qui anéantissent Hiroshima et Nagasaki a un aspect scientifique. Mais le bombardement de Dresde a fait un nombre de morts comparable. Les deux avaient en commun, avec les bombardements allemands de l’Angleterre un peu plus tôt, de viser fondamentalement des civils. C’était un choix posé par des responsables civils, qui ont utilisé d’une certaine manière les possibilités qui leur étaient offertes.

La dénonciation des contraintes de l’industrie, de la science et des techniques me semble un romantisme par excellence. Dès le début de la révolution industrielle, ces contraintes ont été considérables mais ce qu’il y a de plus pénible en elles s’est sensiblement adouci. J’ai le clair souvenir que quand les mines fonctionnaient encore en Wallonie, dans les années 1950, bien rares étaient les jours où la presse régionale ne mentionnait pas un accident dans l’un ou l’autre charbonnage, avec toujours des blessés et, plusieurs fois par semaine, quelques morts. Le confort amélioré dont nous jouissons en Occident a un prix, payé essentiellement par les travailleurs pauvres. Nous avons tous préféré ce progrès rapide et il y a de l’hypocrisie à se lamenter sur les contraintes.

J. Baubérot voit juste, la crise du progrès est une crise de la réussite[24] mais les deux mots sont présents, réussite et crise.

La foi en le progrès existe certes encore[25] mais on voit bien que son affirmation est plutôt discrète alors que la plupart tirent profit de ses avancées.

Et parfois, dans des domaines essentiels, on n’hésite, dans l’ambiance actuelle, à manifester par le même acte son désir de la science et la jouissance de ses bienfaits.

Puisque les maladies contagieuses sont (presque) éradiquées, on refuse le vaccin, même parmi le personnel médical[26]. Mais dans d’autres cas, il s’agit d’hostilité à la science. Si Bill Gates s’est donné la peine de parler au nouveau président Trump de la question du refus de vaccination, c’est bien parce que c’était nécessaire … Lui sait que l’hypothèse du lien avec l’autisme vient d’une étude réfutée depuis vingt ans[27].

Les limites de la science

Curieusement, on s’interroge beaucoup moins sur des blocages, des incertitudes de fait qui sont pourtant de plus en plus évidentes.

Peu se soucient d’un phénomène particulièrement préoccupant pour le progrès, l’effondrement de la hausse de la productivité. Celle-ci progressait de 3 % par an entre 1947 et 1973, soit pendant les Trente glorieuses. Elle est tombée à 1,5 % entre 1974 et 1995. Depuis 2010, elle n’est plus que de 0,20 %. Inutile de dire, par exemple, qu’à ce compte, maintenir les salaires en cas de réduction du temps de travail, veut dire payer en monnaie de singe.

Les bienfaits éventuels du numérique sur la productivité ne sont pas perceptibles. Les spécialistes se posent des questions sur leurs indicateurs mais jusqu’à présent, ils ne voient pas la faille.[28] Le prix Nobel d’économie 2006 Edmund Phelps confirme ces données et en donne une interprétation aussi inquiétante[29]. Le commissaire général de France Stratégie (ex-Commissariat général au Plan), l’économiste Jean Pisani-Ferry, fait le même constat. Mais, à l’échéance de dix ans, il espère un changement (« de bonnes surprises ») car il ne croit pas « à l’épuisement du progrès technique ».

La foi semble plus sûre que la raison…[30]

Plus préoccupantes peut-être, les difficultés de l’industrie pharmaceutique sont révélatrices d’un problème gênant pour qui croit au caractère infini du progrès.

Si les montants nécessaires à la mise au point et au développement d’une molécule réellement nouvelle ont grimpé en flèche et atteignent des sommets, c’est parce que c’est de plus en plus difficile d’y arriver. Il faut aujourd’hui 3 milliards pour une nouvelle molécule, soit un doublement en peu d’année. Ce prix est certes conventionnel (la molécule commercialisable doit supporter le coût des échecs dans la recherche d’autres molécules)[31]. Quand la directrice d’un des plus grands groupes pharmaceutiques mondiaux se voit encensée parce que grâce à elle, la firme a réussi pour la première fois après neuf ans à mettre sur le marché un médicament nouveau[32], il faut conclure que cette partie de la science a un problème de fond.

Ce n’est pas généralisable mais n’oublions pas que la dernière des six expéditions humaines sur la lune a eu lieu en 1972. Certes ces voyages avaient plus un but symbolique – la victoire sur l’URSS – qu’un réel intérêt scientifique.

Il faut aussi probablement accepter la finitude de l’espèce humaine.

Le record d’espérance de vie – 122 ans – a été atteint en 1997 et n’a pas été dépassé en vingt ans. Même si des motifs particuliers sont en cause, l’espérance de vie a diminué aux États-Unis, pour la première fois à l’époque contemporaine, entre 2014 et 2015. On va sans doute continuer à mourir plus tard mais sans dépasser les maximums atteints.

Il en va de même pour la taille de l’homme. Dans les pays habitués aux plus hautes tailles, notamment aux Pays-Bas, la taille des jeunes de 20 ans n’a plus augmenté depuis une décennie et la taille moyenne des humains les plus grands (1,83 pour les hommes et 1,71 pour les femmes aux Pays-Bas) ne devrait plus augmenter. Il est vrai que la progression de la taille humaine n’est pas linéaire (elle a baissé du néolithique au XVIIIe siècle).

Les performances sportives, qui sont faciles à vérifier depuis longtemps pour ce qui est des records, plafonnent également.

Les deux derniers records du saut en longueur remontent à 1968 et 1991, celui du saut en hauteur de 1993. En athlétisme, 64 % des épreuves plafonnent.

Et, cerise sur le gâteau, les tests d’intelligence commencent à enregistrer des reculs. Certes la définition de l’intelligence n’est pas univoque mais nous n’avons rien changé d’important aux tests depuis longtemps.

Le quotient intellectuel moyen de la population avait augmenté durant tout le XXe siècle mais depuis quelques décennies, les choses tournent autrement. Entre 1996 et 2002, le QI des recrues de l’armée norvégienne a baissé de 0,38 points, résultat confirmé dans sept autres pays européens. Il n’est pas impossible que des facteurs environnementaux (les effets de la production chimique sur la fonction thyroïdienne) jouent.[33]

Bref, sur le progrès infini des progrès scientifiques, la question n’est pas close mais… j’ai des doutes.

Retourner aux Lumières ?

Sur la valeur des Lumières pour nous, les opinions divergent donc. J’en ai rapporté plusieurs qui sont défavorables comme celles de Jean-Luc Nancy. Élisabeth de Fontenay, philosophe, préfacière de Lucrèce et auteur d’un livre sur Diderot, est très négative. Elle n’accepte au fond que la laïcité et la démocratie (on dit en France : la République) comme héritage des Lumières et ne jure que par la philosophie allemande postérieure comme source d’une représentation dialectique; « Pour autant qu’on ne la laisse pas confisquer par Dieu ou la loi morale », la transcendance ne lui est pas étrangère[34].

Mona Ozouf n’est pas très enthousiaste : « Tant que nous n’aurons pas su imaginer autre chose, on peut parier que [c’est dire le risque] […] c’est l’héritage des Lumières qui continuera à gouverner le cours de nos pensées » (cf.10, p. 35). L’historien professeur au Collège de France, Daniel Roche, l’est davantage mais reste critique et préfère citer son collègue spécialiste de Montesquieu, Benrekassa : « Aujourd’hui, il faut combattre pour les Lumières sans être victime de leurs illusions. »[35]

Pour s’en tirer, plusieurs, et c’est la ligne dominante, ne voient essentiellement dans la philosophie des Lumières qu’une méthode qui au nom même de la raison, peut servir à la critique même des Lumières;

C’est J. Bouveresse qui est le plus net dans cette voie. Sur le progrès, il rejoint certes Zeev Sternhell qui écrit en 2014 :

Je ne pense pas que le progrès soit un vain mot ou un objectif impossible. Il doit certes être maîtrisé par la raison humaine et utilisé pour le bien de la société[36].

Ce qui au fond veut dire qu’on privilégie la volonté progressiste (le mythe ?) par rapport aux problèmes et qu’on postule comme Sternhell : « Je ne pense pas que le monde tel qu’il est soit le seul possible » mais Sternhell range cette phrase dans ses « illusions progressistes », auxquelles il reste attaché.

Pour Bouveresse, le mythe moderne du progrès « pourrait bien être en train de se transformer en un obstacle le plus sérieux qui s’apparente aujourd’hui au progrès » et il voit bien qu’il y a des maux guérissables mais qu’il ne faut pas oublier ceux qui ne le sont pas, c’est-à-dire le tragique de la vie ».

Professeur de philosophie de l’École polytechnique, Michaël Foessel, dit aussi qu’« il ne s’agit pas d’être fidèle à la « Tradition des Lumières » (une formule qui est à la limite de la contradiction), mais d’essayer de retrouver, dans les conditions du présent, leur impulsion initiale. »[37]

En fait, seule Élisabeth Badinter reste pratiquement inflexible : « La rationalité doit rester l’objectif majeur de l’humanité ». Elle considère que l’École de Francfort fait un mauvais procès aux Lumières.[38]

Seul Bouveresse parle des problèmes écologiques, de la surconsommation de la planète et donne une place certaine à la question. L’univers des philosophes et celui de la presse sont bien cloisonnés.

En conclusion, je dirais que du côté de la religion, je ne vois rien de fondamental dans la critique des Lumières. Je n’ai rien trouvé hors d’essais de replâtrage peu inspirés. Mais reste le fait que la croyance est toujours là.

Pour la raison, la science et le progrès, la situation n’est pas la même.

Il n’est pas nécessaire de trancher toutes les discussions. Il est facile de refuser l’absurdité qu’il y a à relire les Lumières comme d’autres la Bible pour y trouver la solution à des problèmes que les Lumières n’ont pas pu connaître ni même imaginer.

Sur bien des plans, les Lumières restent notre source d’inspiration, parfois très directe. Mais comme je n’ai pas le sens du sacré, je préfère dire qu’il faut affronter par nous-mêmes les questions d’aujourd’hui.

Notes

  1. Paul Veyne, Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas. Souvenirs, Paris, Éditions Albin Michel, 2014, que je cite d’après l’édition en Livre de poche, 2016, p. 110. ↑
  2. L’Obs, Hors-série n° 9, mai-juin 2016, Les Lumières, un héritage en péril, 98 p. ↑
  3. Philosophie Magazine, Hors-série n° 32, février-mars 2017. Les Lumières. Face au retour de l’obscurantisme, 98 p. ↑
  4. Le Magazine littéraire, n° 56, septembre 2016, Pourquoi les religions reviennent, pp. 70-97. ↑
  5. Jacques Bouveresse, Le Mythe moderne du progrès. La critique de Karl Marx, de Robert Musil, de Georges Orwell, de Ludvig Wittgenstein et de Georg Henrik von Wright, Marseille, Éditions Agone / Cent mille signes, 2017, 111 p. ↑
  6. Le Monde du 12 janvier 2017, traduction de Gilles Berton. ↑
  7. Philippe Gélie, Steve Bannon, le « Raspoutine » de Trump, sort de l’ombre, Le Figaro du 9 février 2017. ↑
  8. Emmanuel Pierrat. Vous avez dit liberté d’expression ?, L’Obs, op. cit., pp. 57-59. ↑
  9. Louis-Léon Christians, Les mutations européennes de la liberté de religion. Brèves remarques sur un avenir incertain, in Marc Dandoy [sous la direction de], Ath 1572-1573. Mémoires pour l’Avenir. De la Tolérance vers la Liberté (Études et documents du Cercle royal d’Histoire et d’Archéologie d’Ath et de la région et Musées athois), Tome 27 (2015), pp. 131-136, spécialement p. 133. ↑
  10. Mona Ozouf, Révolution : la faute à Voltaire ?, L’Obs, op.cit, pp. 33-35, spécialement p. 33. ↑
  11. Interview de Kerenn Elkaïm, Le Soir du 22 décembre 2016. ↑
  12. Jean-Luc Nancy, « La raison ne suffit plus », L’Obs, op.cit, pp. 48-51. ↑
  13. Vincent Delecroix, Vous avez dit athée ?, Le Magazine littéraire, op.cit, pp. 93-95. ↑
  14. Sur la question des « non-religieux », des « spirituels », je me suis exprimé dans mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? », La Pensée et les Hommes, n° 99 [Francs-Parlers 2015] , 2015, pp. 59-70. ↑
  15. Olivier Roy, « La Laïcité doit réapprendre la tolérance », L’Obs, op.cit, pp. 62-64, le titre visant la partie de l’article dont je ne traite pas. ↑
  16. Un cas assez représentatif de la déconnexion des catholiques fondamentalistes est la destruction en 2011 à Avignon de l’œuvre Piss Christ, d’Andres Serrano, par des fondamentalistes manifestants envoyés par l’évêque du lieu. L’ennui est que Serrano est un artiste chrétien et que l’œuvre visée représente pour lui le scandale de l’Incarnation ! On ne peut mieux affirmer par cette destruction son ignorance totale de la culture contemporaine. ↑
  17. Je le cite d’après Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Éditions de la Maison de la science de l’homme, 2015, pp. 145. ↑
  18. Ernest Renan, L’avenir de la science. Pensées de 1848, Paris, 1890, p. 378. Je le cite d’après J. Bouveresse, op.cit, p. 73. ↑
  19. Ernest Renan, ibid., p. 381. ↑
  20. Georg Henrik von Wright, Le mythe du progrès, première édition en suédois en 1993, traduction française, Paris, 2000. ↑
  21. D’après O.K. Bouwsma, Wittgenstein-Conversations 1949-1951, que je cite d’après J. Bouveresse, op.cit, p. 63. ↑
  22. D’après J. Bouveresse, op.cit, p. 37. ↑
  23. Je cite d’après Élisabeth de Fontenay, Des usages particuliers de l’universel, L’Obs, op. cit, pp. 54-56, spécialement p. 56. ↑
  24. J. Baubérot, op.cit, p. 143. ↑
  25. Je pense à Michel Serres et à son livre Darwin, Bonaparte et le Samaritain, 2016, voir son interview dans Le Monde des 11-12 septembre 2016. ↑
  26. Cf. Le Soir du 18 janvier 2017. Après un mois de campagne interne au CHU de Liège, on ne dépasse pas les 30 % de vaccinés au sein du personnel. ↑
  27. Le Soir du 23 février 2017. ↑
  28. Voir Marie Charrel, États Unis : la Fed face à une reprise atypique, Le Monde du 26 août 2016 et Patricia Artus et Marie Paule Virard, Croissance zéro, Paris, Fayard, 2015 ↑
  29. Le Monde des 4-5-6 juin 2017. ↑
  30. cf. Le Monde du 17 décembre 2016. ↑
  31. Les données de Vincent Gringoire de l’UCL dans Le Soir du 27 février 2017 et celle de P. Artus, op.cit concordent. ↑
  32. Marcel Linden dans La Libre Belgique du 17 juin 2017. ↑
  33. Je tire ces informations d’un dossier, L’être humain a-t-il atteint ses limites ?, publié dans Le Monde du 4 janvier 2017 par Sandrine Cabut et Nathaniel Herzberg. ↑
  34. Élisabeth de Fontenay, Philosophie Magazine, op.cit, pp. 54-56. ↑
  35. Daniel Roche, « L’intention du débat public », L’Obs, op.cit, pp. 7-9, spécialement p. 9. ↑
  36. J. Bouveresse, op.cit, p. 95. ↑
  37. Michaël Foessel, « Les enfants soldats de la raison », L’Obs, op.cit, pp. 45-47. ↑
  38. Élisabeth Badinter, Reprendre le flambeau, Philosophie Magazine, op.cit, pp. 8-15. ↑
Tags : Lumières progrès rationalisme retour des religions

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