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Archives par mot-clé: sociologie

L’athéisme, enfin objet d’étude sociologique 

Posté le 25 septembre 2022 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Comme, selon le dicton, « petit à petit, l’oiseau fait son nid », l’athéisme devient un objet d’étude pour les sociologues spécialisés en religions et en croyances. C’est une nouveauté.

Dans un ouvrage que j’ai utilisé précédemment, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime reconnaissaient que « la sociologie a longtemps montré peu d’appétence pour l’areligion »[1]Philippe Portier & Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, p. 65. Voir mon article … Continue reading. On ne peut donc que se réjouir de voir l’ouvrage dirigé par Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling, Indifférence religieuse ou athéisme militant ? paru en 2020 [2]Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irreligion aujourd’hui, Grenoble Fontaine, Presses universitaires de … Continue reading.

Une de leurs contributrices, spécialisée dans les États-Unis, Nathalie Caron, abordant l’indifférence religieuse dans ce pays, expose en incise que « l’indifférence religieuse est un positionnement – dont on dira d’emblée qu’il se trouve dans une sorte d’angle mort de la recherche actuelle – que l’on rencontre aux États-Unis. »[3]Nathalie Caron, L’indifférence religieuse existe-t-elle aux États-Unis ?, op. cit., sub (2), pp. 71-82, cf. p. 71.

Dans leur importante contribution au livre, Abel François et Raul Magni-Berton constatent d’abord que « l’athéisme est encore relativement peu étudié », ensuite que la catégorie des sans religion, incluant l’athéisme, peut traiter de celui-ci mais qu’il est « rarement appréhendé dans son contenu propre » et concluent que « […] l’athéisme comme catégorie à part est l’objet de peu de travaux, malgré son développement dans les sociétés occidentales, et notamment en France. »[4]Abel François et Raul Magni-Berton, « L’athéisme des scientifiques français : conséquences de leur amour de la science et de leur socialisation politique », op. cit., … Continue reading

Plus complet et plus nuancé, Philippe Portier, dans sa conclusion, reprend dans sa première phase le constat déjà cité (cf. note 1), en justifiant le choix du terme « areligion » plutôt qu’« irreligion », ce dernier connotant l’hostilité à la religion, et le premier englobant l’hostilité comme l’indifférence. Il cite son prédécesseur, François-André Isambert, autrefois professeur aux universités de Lille et de Nanterre, qui avait dès la fin des années 1970 (et qu’il a rejeté en 1992 dans De la religion à l’éthique) pointé ce « déficit », ce qui l’avait conduit à dire la nécessité de prendre au sérieux, en ce monde sorti de la transcendance, les déterminants non religieux des conduites morales de nos contemporains. « La sécularisation, affirmait-il, ne peut se réduire à n’être qu’un vaste processus d’évidement de la croyance religieuse. »[5]Philippe Portier, « Conclusion. Une sociologie de l’areligion contemporaine », op. cit. sub (2), pp. 157-169, cf. p. 157.

Dans leur introduction générale, P. Brechon et A.-L. Zwilling nuancent et explicitent le propos.

Ils assurent également que « Réfléchir sur la non-religion, l’athéisme, l’indifférence religieuse devient un enjeu majeur pour les sciences sociales des religions » et plus catégoriquement encore que « Les sciences sociales n’ont plus beaucoup d’avenir si elles restent enkystées dans l’étude du religieux » (p. 14).

Bien évidemment, ils donnent pour raison un élément important, à savoir qu’au-delà de la réalité de la sécularisation (on trouve encore des historiens et des sociologues des religions d’obédience religieuse qui ne peuvent s’empêcher d’entretenir un certain espoir[6]Je pense à l’historien Guillaume Cuchet dans mon article cité en note (1), qui ne traite cependant pas de cet aspect.), il faut « comprendre comment des populations de plus en plus non religieuses « feront société ». Les sociologues des religions ont en effet considéré que la religion était le moteur et l’aliment du système de valeurs et par suite de la détermination des choix politiques, ce dernier aspect devenant cependant moins clair qu’il y a ne serait-ce que quarante ans[7]En 1981 en France, la superposition du vote pour François Mitterrand avec celle de la sécularisation à la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, était frappante, Bretagne … Continue reading.

Tel est bien mon sentiment sur la problématique du « faire religion ». Je dirais un peu plus précisément qu’il faut d’abord que les athées sachent eux-mêmes comment « faire société » dans ce nouveau cadre et ce, au-delà des appels incantatoires à la laïcité (laquelle ?) et à l’État de droit. 

Ces derniers forment un cadre indispensable à la liberté de chacun mais ne donnent pas par eux-mêmes un système de valeurs autonome. 

Athéisme ou indifférence ?

Pierre Bréchon, ancien professeur de sociologie à Sciences-Po Grenoble, traite, dans sa contribution personnelle, de l’irreligion avec le souci permanent de distinguer l’athéisme qu’il qualifie dans ce cas de « convaincu », terme que l’on comprend et que je trouve assassin pour les agnostiques et autres adeptes (une fois de plus je manifeste ma très faible empathie pour les agnostiques et ceux qui ne pensent pas) de l’indifférence[8]Pierre Brechon, « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse », op. cit. sub (2), pp. 53-69..

D’emblée, il s’oppose aux médias (j’ajouterais à pas mal de religieux et à quelques « experts ») qui propagent la thèse de l’accroissement de l’importance des religions dans nos sociétés et du retour du fondamentalisme religieux. C’est la thèse médiatique du retour du religieux et du « XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ».

Pour P. Bréchon, « À l’inverse de ces affirmations, en partie liées à des zooms médiatiques sur les évènements d’actualité et sur de petits groupes fanatiques du religieux [en clair les attentats djihadistes], on peut considérer que la thèse classique de la sécularisation, c’est-à-dire d’une perte de prégnance et de sens des religions en Europe, est toujours valide (p. 53), quitte à l’approfondir ou à analyser les transformations des religions traditionnelles.

La première analyse est qu’actuellement, même dans les cas des religions, règne une forme d’indifférence au sens où la religion n’intéresse plus : elle n’est plus le « système intégrateur de toute la culture » (p. 54). Elle n’est même plus « un stand de kermesse », selon la formule d’un autre sociologue, Y. Isambert, qui aboutit à ce que la religion ne mérite plus qu’on s’y oppose.

Le premier objectif de P. Bréchon est d’examiner, spécialement à travers le cas de l’indifférence, si les sociétés européennes « s’orientent vers une indifférence religieuse molle, compatible avec des bribes de sentiments religieux épars » ou si « l’indifférence va mener à l’effacement de la question religieuse ».

Sociologie et valeurs des athées

Si l’on consulte les derniers chiffres européens disponibles en 2020, ceux de l’European Values Studies (EVS) de 2008, on voit que sur le total des 27 pays européens, 30 % des sondés se disent non religieux et 8 % athées (contre 4 % en 1990). Les disparités selon les pays sont considérables (1 % à Chypre, à Malte ou en Lituanie) mais 20 % en France et 24 % en Allemagne de l’Est[9]Pour l’Allemagne de l’Est, deux thèses au moins s’opposent pour exprimer un des plus hauts chiffres d’« athées convaincus » : pour les uns, la cause est la friabilité du … Continue reading.

La question sur l’appartenance actuelle ou passée à une religion est intéressante.

Un point dans les réponses est significatif parce qu’en forte évolution. En 1990, 9 % des répondants à la question déclaraient n’avoir jamais été membres d’une religion mais en 2008, le chiffre monte à 19 %. Autrement dit, l’accroissement du nombre d’athées ou des sans religion provient de personnes – jeunes – qui n’ont jamais reçu d’éducation religieuse.

Dès lors, on peut s’attendre à l’accroissement du groupe des non- religieux.

Par contre, les chiffres sur l’importance de Dieu sont stables à 35 % pour la non-importance et 45 pour l’importance. Mais Dieu et religion ne sont pas la même chose.

Sociologiquement, les hommes sont plus nombreux que les femmes à être athées de même que les jeunes par rapport aux plus vieux.

En ce qui concerne l’âge, P. Bréchon rapporte que les enquêtes EVS s’étendant maintenant sur plusieurs décennies, on peut voir que l’âge ne rend en réalité pas plus religieux mais que c’est affaire de génération. Les générations nées il y a longtemps s’effacent et sont remplacées par de plus jeunes, moins religieuses. Ceci aussi joue sur l’accroissement des athées et des non-religieux.

Les revenus importent aussi. Si 9 % des Européens sont athées, ce n’est le cas que de 4 % des très bas revenus mais 11 % des très hauts revenus.

Le niveau d’éducation donne des chiffres correspondants : 4 % d’athées pour ceux qui n’ont pas dépassé le niveau primaire, 12 % pour ceux qui ont accompli des études supérieures.

Reste un point essentiel : l’attachement à différentes valeurs selon la religiosité, l’athéisme ou l’indifférence. 

La spécificité des athées convaincus est très forte. Ils adhèrent fortement à une plus grande permissivité des mœurs, à l’autonomie des individus et à une plus grande indulgence face aux « incivilités » (comme ne pas payer le ticket de bus). Ils soutiennent peu les valeurs autoritaires, valorisent l’égalité entre les gens ; ils sont peu nationalistes, plus politisés (le plus souvent à gauche).

Ils sont plus individualistes et moins ouverts à la solidarité envers les autres. Ce dernier point est en fait très marqué chez les athées les plus jeunes tandis qu’entre les personnes de plus de 60 ans, il n’y a pas de différence significative sur ce plan entre les croyants et les athées.

La xénophobie n’entraîne pas de distinction réelle selon les convictions.

La conclusion de P. Bréchon est que l’indifférence – à ne pas confondre avec l’athéisme « convaincu » – n’est pas affaire d’opposition frontale à la religion et qu’elle conserve quelques traces de religion avec parfois des tendances à la socialisation de la vie et de la nature, ce qui corrobore la position que j’ai exprimée en 2013[10]Je renvoie en fait plus à mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », in La Pensée et les Hommes, Francs-Parlers, 2015 ou Newsletter de … Continue reading.

Athées, catholiques, musulmans et sentiment national

Un article traite d’un autre aspect des valeurs.

Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen ont traité du choc de l’identification entre religion et nation chez les adolescents[11]Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen, « Sentiment national : un clivage entre adolescents irreligieux et musulmans », op. cit. sub (2), pp. 99-115..

L’étude a porté en 2015 sur plus de 11 000 collégiens des classes de 5e, 4e et 3e du système français, tous vivant dans le département des Bouches-du-Rhône (Marseille).

Ils étaient classés en quatre catégories : sans religion (38,4 % des élèves interrogés), catholiques (30,1 %), musulmans (25,3 %) et autres religions (environ 6 %).

Ce type de sondage n’est pas rare.

Celui-ci est plus précis. Sur l’importance de la religion, on peut par exemple voir sans surprise que pour 80,3 % des sans religion, la religion n’a pas d’importance mais que 19,7 % lui en confèrent un peu et que ce dernier chiffre provient des indifférents, les athées « convaincus » étant parfaitement négatifs.

L’opposition entre musulmans et catholiques sur la question est impressionnante : 62,4 % des musulmans trouvent la religion très importante contre 6,2 % chez les catholiques.

Certes, la formulation de la question-clé sur le rapport à la question (Vous sentez-vous français ?) n’est pas transposable à la Belgique et en outre, les réponses mêlent le problème de la religion et celui de l’immigration.

Les chiffres, qui me semblent corroborer les précédentes études, sont catégoriques : 30,7 % des musulmans déclarent une préférence pour l’identité française (contre 60,3 % pour ceux de la catégories « autres religions »).

Les non-religieux sont le plus nettement attachés à leur conviction (79,6 %), à peine plus que les catholiques (76,8 %).

Je relèverai les chiffres de réponse à une autre question, qui me semblent pointer le principal péril, celle qui porte sur l’interdiction des livres et films qui attaquent la religion.

Les trois principaux groupes sont différenciés entre très convaincus et moins convaincus.

Il faut certes tenir compte ici de l’âge des sondés mais les résultats ne sont pas ceux attendus. Certes, 53,3 % des musulmans convaincus sont pour l’interdiction mais 15,2 % des athées aussi. La différence entre indifférents (athées peu convaincus) et catholiques peu convaincus est marginale : 22,1 % des indifférents et 20,3 % des catholiques peu convaincus sont pour l’interdiction, 28,2 % des sans religion et 40,3 % des catholiques peu convaincus – c’est le groupe le plus libéral – respectivement pour l’autorisation.

Ceci montre que placer la frontière entre le groupe des croyants et celui des sans religion regroupant les athées et les indifférents est ici plus que discutable.

Si l’on ajoute que, résultat particulièrement rare, le groupe le plus nombreux est pratiquement chaque fois celui qui répond « je ne sais pas » (45,2 % des athées, 49,2 % des indifférents, 39,9 % des catholiques convaincus, 39,4 % des catholiques peu convaincus et 38,2 % des « autres religions »), on peut voir que la situation d’une valeur essentielle, la primordiale à mes yeux, la liberté d’expression, est en pleine instabilité chez les adolescents.

La notion perverse du respect de la religion d’autrui semble bien faire une grande percée chez les plus jeunes.

Universitaires et athéisme

Un des apports les plus originaux du livre porte sur l’athéisme des titulaires de professions académiques, les professeurs et les autres scientifiques. C’est la contribution d’Abel François et Raul Magni-Berton.

La réputation, d’indifférence ou l’hostilité des universitaires occidentaux, américains compris, à l’égard des religions n’est pas une idée parfaitement neuve mais la voir décrite et analysée en la croisant avec les opinions politiques est rare sinon neuf. 

Abel François et Raul Magné-Berton se sont penchés sur le cas de la France. Cela implique certaines spécificités qu’on ne peut transposer. Le cas belge avec la majorité de ses universités polarisées serait sans doute différent même si les croyances des académiques dans les universités catholiques sont très loin de ce qu’elles étaient il y a quelques décennies[12]L’Association Belge des Athées compte dans ses rangs deux professeurs (dont un émérite) de l’Université catholique de Louvain..

L’étude menée en 2011 par les deux chercheurs montre que, tandis que l’on compte 18 % d’athées dans la population française, 50 % des scientifiques français se déclarent athées, 31 % agnostiques contre 37 % dans la population générale, 19 % religieux contre 44 % dans la population générale.

L’étude donne même la variance de l’athéisme selon les disciplines. Anthropologie et ethnologie arrivent en tête avec 69 % dont la biologie et les sciences du langage. Les disciplines des sciences « dures » oscillent entre 56 et 44 %. Le droit donne le moins de scientifiques religieux (mais la discipline me semble un peu particulière en termes de méthode) avec 33 % d’athées. Il est précédé par les sciences politiques avec 39 %, et par les sciences humaines, historiques et la littérature avec 43 %. Le cas de la médecine n’est pas cité.

Comparé avec d’autres groupes français, l’athéisme des scientifiques français présente un écart énorme, de l’ordre de 30 % pour les catégories professionnelles les plus athées après les scientifiques.

Une étude de comparaison avec quelques pays montre que, laissons de côté l’Asie, tant au Royaume-Uni (40 %), qu’aux États-Unis (35 %) et qu’en Italie (20 %), les scientifiques présentent un taux d’athéisme très nettement supérieur à celui de la moyenne de la population (environ 30 % d’écart, sauf en Italie où il est de 17 %).

Reste à expliquer cet athéisme.

Les auteurs attestent évidemment de l’importance de la valorisation de la science de la part des scientifiques. Cette valorisation, sans obliger à l’athéisme, minore la religion (l’athéisme « méthodologique » de la science). Il faut tenir compte dans certains cas (par exemple la biologie, l’astronomie, l’astrophysique) de conflits entre la science et la religion.

Quand on teste en dix degrés les réponses des scientifiques entre deux pôles, « la science est un ensemble de croyances et d’opinions comme un autre », d’une part et « la science est la seule manière sérieuse de comprendre la vie » d’autre part, 66 % des scientifiques qui adhèrent le plus à la seconde formulation se déclarent athées. On atteint seulement 28 % d’athées pour la formulation la plus proche du premier pôle.

Les auteurs proposent une autre piste : les positions politiques des scientifiques.

L’héritage marxiste pèse lourd dans les universités, surtout en France.

Les scientifiques ont des opinions politiques très marquées. En 2011, sur près de 1 600 réponses, 23,2 % se déclarent radicalement révolutionnaires et 63,2 % des membres de ce groupe se déclarent athées. Les « réformistes » constituent le groupe le plus important (75,9 %) et 45,9 % des membres de ce groupe se déclarent athées, soit pratiquement la moyenne. 1,1 % des sondés déclarent qu’il ne faut rien changer à la situation actuelle, soit 18 personnes, ce qui ne permet pas l’analyse.

Pour les auteurs, les deux éléments, pratiques de la science et engagement à gauche, ont un effet cumulatif en faveur de l’athéisme.

Abel François et Raul Magni-Breton ont également mené une analyse multivariée de l’athéisme des universitaires français, incluant le sexe, l’âge, être né en France et la différence entre professeurs et directeur de recherches d’une part, chargés de recherche ou maîtres de conférences d’autre part.

Le fait de soutenir que la science est le seul moyen sérieux de comprendre le monde augmente de 40 % la probabilité d’être athée. Un scientifique se déclarant révolutionnaire a 1,4 fois plus de chance de se déclarer athée par rapport à un scientifique non révolutionnaire.

Les deux phénomènes ont une influence comparable et les auteurs concluent qu’il n’est pas possible de déterminer quel est le facteur le plus important.

Ce sont les aléas de toute recherche de cause.

Le premier péril comme dans d’autres recherches de déterminations « sociologiques » ou en tout cas externes est que le sujet de recherche est automatiquement rabaissé par la limitation ou la négation de son autonomie.

L’inanité des dogmes religieux n’est-elle pas particulièrement évidente à tout qui a fait de longues études ?

De plus, il existe bien d’autres éléments et analyses dans le passage à l’athéisme.

L’analyse récente de Thierry Ripoll ne contredit pas l’explication par la pratique du raisonnement scientifique[13]Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, Auxerre, Sciences humaines Éditions, coll. Accent aigu, 2020, spécialement pp. 260-271.. Il voit, en termes de psychologie, l’athéisme comme le produit du travail analytique face à l’attitude intuitive spontanée.

Alors que la science a un caractère contre-intuitif, la religion et les concepts religieux s’établissent sur des représentations facilement mémorisables et, comme l’a dit P. Boyer « minimalement contre-intuitives », ce qui les rend « épidémiques ». 

Le programme des athées

L’athéisme prend, grâce à l’évidence, une place réelle dans la sociologie des religions et des croyances, ce qui est un grand progrès.

Ce qu’on peut en savoir désigne à mon sens le programme des athées : développer sans frein ses réflexions, ses positions, sa structure philosophique.

À l’évidence, du travail reste à faire[14]Cette question n’est pas réellement neuve. Elle était traitée à l’époque du passage des anticléricaux à l’athéisme vers 1880. Ainsi, le représentant de La Libre Pensée, Adolphe Van … Continue reading. Il ne peut l’être dans un sens dogmatique et à sens unique, qui ne serait ni possible ni souhaitable.

Mais bien des risques existent : la critique des religions se heurte à l’obstacle sensiblement plus présent qu’autrefois qu’est le respect enfantin des opinions d’autrui, voire un hyper relativisme très orienté.

Les athées sont devenus part entière respectée en Europe mais ils restent spécifiques.

Références[+]

Références
↑1 Philippe Portier & Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition, Paris, Armand Colin, 2021, p. 65. Voir mon article « Des effets pervers de l’effondrement des religions traditionnelles », Newsletter de l’Association Belge des Athées, N°35, postée le 22/12/2021 sur athees.net, et L’Athée, N°9 (2022), pp. 81-90.
↑2 Pierre Bréchon et Anne-Laure Zwilling (dir.), Indifférence religieuse ou athéisme militant ? Penser l’irreligion aujourd’hui, Grenoble Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, 2020, 190 pp.
↑3 Nathalie Caron, L’indifférence religieuse existe-t-elle aux États-Unis ?, op. cit., sub (2), pp. 71-82, cf. p. 71.
↑4 Abel François et Raul Magni-Berton, « L’athéisme des scientifiques français : conséquences de leur amour de la science et de leur socialisation politique », op. cit., sub 2, pp. 83-98, cf. p. 83.
↑5 Philippe Portier, « Conclusion. Une sociologie de l’areligion contemporaine », op. cit. sub (2), pp. 157-169, cf. p. 157.
↑6 Je pense à l’historien Guillaume Cuchet dans mon article cité en note (1), qui ne traite cependant pas de cet aspect.
↑7 En 1981 en France, la superposition du vote pour François Mitterrand avec celle de la sécularisation à la fin du XVIIIe siècle, pendant la Révolution française, était frappante, Bretagne exceptée.
↑8 Pierre Brechon, « Sociologie de l’athéisme et de l’indifférence religieuse », op. cit. sub (2), pp. 53-69.
↑9 Pour l’Allemagne de l’Est, deux thèses au moins s’opposent pour exprimer un des plus hauts chiffres d’« athées convaincus » : pour les uns, la cause est la friabilité du protestantisme et pour d’autres la persistance du cérémoniel de « confirmation athée », implantée à l’époque du Gouvernement communiste (cf. p. 61, article 12).
↑10 Je renvoie en fait plus à mon article « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions? », in La Pensée et les Hommes, Francs-Parlers, 2015 ou Newsletter de l’ABA, n° 34 ( décembre 2021). 
↑11 Sébastien Roché, Sandrine Astor et Ömer Bilen, « Sentiment national : un clivage entre adolescents irreligieux et musulmans », op. cit. sub (2), pp. 99-115.
↑12 L’Association Belge des Athées compte dans ses rangs deux professeurs (dont un émérite) de l’Université catholique de Louvain.
↑13 Thierry Ripoll, Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, Auxerre, Sciences humaines Éditions, coll. Accent aigu, 2020, spécialement pp. 260-271.
↑14 Cette question n’est pas réellement neuve. Elle était traitée à l’époque du passage des anticléricaux à l’athéisme vers 1880. Ainsi, le représentant de La Libre Pensée, Adolphe Van Caubergh, donne deux conférences sur l’athéisme en 1881. La seconde porte sur les conséquences morales et sociales de l’athéisme. Le texte est publié en 1882 sous le titre L’athéisme dans ses conséquences morales et sociales, Conférence faite à La Libre Pensée par A. Van Caubergh. La mention se trouve chez Christoph De Spiegeleer « Le mouvement libre penseur et l’athéisme à Bruxelles dans la seconde moitié du XIXe siècle », in Histoire de l’athéisme en Belgique, Bruxelles 2011, pp. 182-183.
Tags : areligion athée athées catholiques croyances faire religion indifférence religieuse irréligion musulmans Pierre Bréchon religion sécularisation sociologie valeurs athées

Déterminisme et libre arbitre en sociologie

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Philosophie, Sociologie Laisser un commentaire

Marc Jacquemain

L’opposition entre déterminisme et libre arbitre n’est bien sûr pas une question scientifique que la sociologie serait en mesure de trancher. Ce n’est d’ailleurs, en l’état actuel de nos connaissances, pas une question scientifique du tout : c’est une question métaphysique, préalable à toute recherche empirique. La sociologie a construit dans son histoire des théories marquées plutôt par un pôle et des théories marquées plutôt par l’autre. Le texte qui suit tente de résumer, aussi simplement que possible, comment la sociologie a « traduit » cette opposition dans son propre langage, et quels en sont les enjeux.

Pour ancrer la réflexion, je souhaite l’introduire par un petit exemple concret. Il y a quelques années, je découvre, dans un quotidien belge francophone de référence, un résumé d’une recherche sociologique portant sur les raisons qui amènent un nombre élevé – sans doute croissant – de parents d’élèves non croyants à choisir l’école catholique dans une société belge francophone pourtant largement sécularisée. Il s’agit d’une recherche s’inscrivant dans une tradition bien balisée en sociologie et qui s’efforce, à partir d’entretiens, de reconstruire les raisons du choix telles que données par les parents en question. Le quotidien qui évoque cette recherche a fait de la présentation « balancée » des thématiques de société une sorte de marque de fabrique. Il va donc interroger ensuite un sociologue issu d’une autre université, lequel fait immédiatement remarquer que l’école catholique et l’école publique attirent des élèves provenant de milieux sociaux différents et ne sont pas face aux mêmes contraintes. Il s’agit donc d’une réponse qui s’intègre dans une tradition sociologique opposée mais tout aussi classique, qui s’inquiète des causes sociales d’un état de fait plutôt que des raisons données par les acteurs. Et cette analyse vient nuancer l’image « idyllique » de l’école catholique, sans pour autant contester les résultats de la recherche précédente.

Les deux explications présentées ont chacune leur pertinence, mais elles ne se situent pas sur le même plan. La première met en évidence un certain nombre de raisons du choix des parents. La seconde replace ces choix dans le contexte des déterminations sociales où ils se situent. Aucun sociologue, je pense, ne serait prêt à éliminer totalement un des deux points de vue, mais ils ne sont pas nécessairement faciles à articuler et la plupart des travaux sociologiques penchent plutôt d’un côté ou de l’autre. L’idée de « choix », centrale dans les sociologies à connotation plus individualiste, nous évoque bien sûr assez naturellement l’idée de libre arbitre. La dimension déterministe consiste à rappeler que les choix que nous posons ne peuvent jamais être isolés d’un contexte de déterminations sociales multiples.

Toute l’histoire de la sociologie est caractérisée par un « balancement » entre ces deux logiques explicatives.

Ce mouvement de balancement, j’aimerais le présenter schématiquement à travers trois moments de l’histoire de la sociologie européenne et principalement française : la fondation de la sociologie comme discipline autonome à la toute fin du 19e siècle, l’opposition entre structuralisme et individualisme dans les années 1970 et, pour terminer, le moment contemporain à partir de deux petits livres très récents qui présentent chacun un des points de vue, de manière ramassée.

Les pères fondateurs

Le premier moment figure dans tous les manuels de sociologie de première année, à travers l’opposition classique (et qui serait certainement à nuancer) entre deux des pères fondateurs avérés de la discipline : le Français Émile Durkheim (1858-1917) et l’Allemand Max Weber (1864-1920). Ils sont contemporains puisqu’ils ont écrit leurs principaux travaux entre les dernières années du 19e siècle et la fin de la première guerre mondiale, mais ils ont posé des choix épistémiques différents qui, depuis, incarnent en sociologie (avec un vocabulaire différent) l’opposition entre déterminisme et libre arbitre qui nous occupe aujourd’hui.

On rangera évidemment Durkheim du côté du déterminisme. Dans un court texte que lisent presque tous les étudiants, Les règles de la méthode sociologique (1895), Durkheim nous dit qu’il « faut considérer les faits sociaux comme des choses[1] ». Cette déclaration apparemment banale rompt pourtant avec les analyses antérieures du social : ce que Durkheim veut dire, c’est que le monde social nous est a priori aussi opaque que le monde naturel. Nous pensons en avoir une connaissance intuitive, de l’intérieur, parce que nous y évoluons constamment, mais cette « connaissance » naïve est très souvent défectueuse : il nous faut étudier les phénomènes sociaux comme des objets extérieurs à nous, de la même façon que nous étudions les planètes ou les réactions chimiques, en somme. Le social transcende les comportements individuels et il ne peut s’y ramener, ce qui justifie la création d’une science spécifique du social, distincte de la psychologie.

À l’opposé de Durkheim, on trouve Max Weber, pour qui l’analyse des phénomènes sociaux passe d’abord par la reconstruction des raisons subjectives qui expliquent les actions des individus. Son texte le plus célèbre, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme[2], met en œuvre ce postulat épistémique. Max Weber y montre comment le développement du calvinisme et du capitalisme se sont mutuellement renforcés en Europe. Mais, à l’inverse de Durkheim, il s’appuie, pour expliquer cette relation entre phénomènes sociaux, sur les raisons qu’ont les acteurs d’agir comme ils le font. Si les calvinistes s’investissent de manière vigoureuse dans « l’entreprenariat » (dans la terminologie contemporaine), c’est parce que leur croyance religieuse leur dit que seule la grâce divine peut leur obtenir le paradis, mais Dieu est muet sur qui a la grâce ou pas ; les protestants sont donc soucieux de trouver dans leur réussite en affaires des signes de leur « élection » et y mettent toute leur énergie. L’épistémologie de Weber est résumée dans cet exemple : les phénomènes sociaux ne sont pas opaques, comme chez Durkheim, il faut les analyser en reconstruisant les raisons d’agir des acteurs.

Cette ligne de fracture entre les épistémologies de Durkheim et de Weber, que j’ai certainement forcée dans mon exposé pour la rendre bien visible, va se reconduire, avec de multiples sophistications et variantes tout au long de l’histoire de la sociologie. On voit qu’elle nous a amenés à donner un contenu plus précis aux mots « déterminisme » et « libre arbitre ». On pourrait dire que les conceptions déterministes sont celles qui privilégient les causes sociales qui font agir les humains : nous sommes en quelque sorte poussés dans le dos par des réalités qui nous transcendent et dont nous n’avons le plus souvent pas conscience. À l’inverse, les conceptions favorables au libre arbitre sont celles qui vont rechercher les raisons d’agir des hommes et des femmes. Dans cette optique, les actions humaines sont décrites non pas comme « poussées par des causes », mais comme « tendant vers un but », donc animées par des intentions. On appelle classiquement « actionnalistes » les théories qui mettent au centre de leurs préoccupations la reconstruction des intentions des acteurs.

Structuralisme, actionnalisme, inégalités scolaires

J’en viens à mon deuxième moment. Au début des années 1970, la sociologie française amorce un mouvement de renversement : dominée depuis vingt ans par des théories largement déterministes, dans le cadre de ce qu’on a appelé le structuralisme, elle va progressivement s’ouvrir vers l’actionnalisme (sous des formes diverses).

Je propose d’illustrer l’opposition à travers un exemple concret, très présent à cette époque : les théories de l’inégalité des chances scolaires.

La question de l’inégalité des chances scolaires a pour point de départ un constat banal, systématiquement confirmé par les recherches en sociologie de l’éducation, génération après génération : la réussite scolaire est fortement corrélée au niveau de ressources cognitives et financières du milieu familial et social dans lequel les enfants ont été éduqués. À l’époque dont je parle, (début des années 70), les statistiques disponibles montrent, par exemple, que la proportion d’étudiants universitaires parmi les enfants de cadres supérieurs peut être vingt à trente fois plus élevée que parmi les enfants issus du milieu ouvrier. L’observation appelle spontanément une explication déterministe : les ressources nécessaires à la réussite scolaire sont très inégalement réparties entre les enfants issus de catégories sociales différentes. Ces ressources ne sont pas que financières, bien sûr, elles incluent la socialisation au langage de l’école, l’attention et la disponibilité des parents, la familiarité avec la culture « scolaire » au sein de la famille ou du groupe de pairs, tout ce à quoi pensera immédiatement le sociologue.

Mais il y a un deuxième phénomène qui est plus difficile à expliquer en termes de ressources disponibles. Dans la masse, il y a évidemment un nombre significatif d’élèves issus de milieux défavorisés qui réussissent néanmoins correctement, voire occasionnellement, de manière brillante leur entrée en scolarité. Or, parmi les élèves qui réussissent bien, ceux qui viennent de milieux « pauvres », pour faire simple, abandonnent leurs études beaucoup plus tôt que les autres. La question est donc de savoir pourquoi, à réussite égale, les enfants de catégories sociales « inférieures » écourtent systématiquement leur parcours scolaire. Pourquoi, entre deux élèves qui font une bonne ou une très bonne scolarité, le fils ou la fille de cheminot a-t-il (elle) quand même beaucoup moins de chances d’entrer à l’université que le fils ou la fille d’ingénieur ? C’est sur ce point principalement que vont s’opposer théories déterministes et théories actionnalistes de l’inégalité des chances.

En France, la tendance dominante dans les années 60 est à une sociologie assez lourdement déterministe : le structuralisme. Mais c’est un structuraliste « dissident », si l’on peut se permettre cette expression, qui produit à l’époque les livres les plus remarqués sur l’école, en tous les cas dans le monde francophone : le sociologue Pierre Bourdieu. L’œuvre de Bourdieu, qui déborde très largement la question de l’école, est très riche, complexe et extrêmement commentée. Je me limiterai ici à rappeler son concept d’« habitus ». Dans un monde social qu’il définit comme un système de champs structurés par des rapports de domination, l’habitus est l’ensemble des « dispositions à agir » dont une personne hérite de par sa socialisation. Ces « dispositions incorporées » sont spécifiques à un champ et à la situation de dominant ou de dominé. En schématisant à l’extrême, le concept d’habitus permet de répondre à la question posée plus haut : pourquoi, à réussite égale, les enfants de milieu défavorisé abandonnent-ils bien plus tôt leurs études que les enfants de milieu favorisé. C’est parce que leur socialisation a produit, dans le champ de l’école à tout le moins, un « habitus de dominés » : leur expérience les amène à penser que « l’école, ce n’est pas pour eux » et que, de toutes façons, ils n’en maîtriseront jamais vraiment les codes, mêmes s’ils réussissent bien au début. Ils ont en quelque sorte « intériorisé leur destin social » (c’est la formule même de Bourdieu). Le concept d’« habitus » a percolé dans toute la sociologie française, puis mondiale et Bourdieu est toujours aujourd’hui un des sociologues les plus lus dans le monde. C’est évidemment une sociologie à connotation déterministe.

Or précisément à la même époque, un jeune sociologue français qui a passé son doctorat aux États-Unis, Raymond Boudon, publie L’inégalité des chances[3] , un livre dont le projet à peu près explicite est de réhabiliter le paradigme actionnaliste à partir de l’exemple des inégalités scolaires. Si Boudon n’atteindra jamais la notoriété de Pierre Bourdieu, son ouvrage va influencer toute la sociologie ultérieure de l’éducation, jusqu’à aujourd’hui encore. Pour Boudon, le choix de poursuivre ou non des études doit être considéré comme une décision d’investissement : on s’engage dans un processus – coûteux en temps et en énergie – dans l’espoir d’en recevoir un return. Mais quelle est la nature de ce return ? Ce que les enfants, ou plus souvent, les familles, attendent d’un investissement scolaire, nous dit-il encore, c’est une possibilité de promotion sociale. Mais – et c’est là la clé du raisonnement du sociologue – la définition de la promotion sociale va évidemment dépendre de l’origine sociale de chaque étudiant. En clair, pour un enfant de cheminot, devenir instituteur, c’est déjà une promotion sociale, alors que pour un fils de haut magistrat, c’est un déclassement, ce que Boudon appelle une « démotion sociale ». La promotion sociale s’apprécie donc en termes de position sociale relative et pas absolue. L’auto-sélection des enfants d’origine modeste est donc une décision rationnelle : pour obtenir le même avantage relatif que les enfants d’origine aisée, ils ont besoin de faire moins d’études qu’eux.

On a donc bien, dit Boudon, une auto-sélection différentielle en fonction de l’origine sociale des élèves, mais elle ne s’explique pas par l’habitus, ou une quelconque forme de différence culturelle : le comportement de tous les élèves peut s’expliquer par le même calcul rationnel mais appliqué à des positions sociales de départ différentes.

L’enjeu de Boudon, dans cette étude qui restera séminale, n’est donc pas de nier l’existence de hiérarchies sociales. Il est de nier que la position de chacun dans cette hiérarchie sociale produise des différences de croyances, de rationalité, de valeurs, qu’elle produise ce que Bourdieu appelait des habitus différents.

La nature du déterminisme et du libre arbitre en sociologie

J’ai pris la peine de développer cet exemple déjà ancien parce que l’opposition entre Boudon et Bourdieu est devenue un peu l’archétype de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme en sociologie. Elle renouvelle en quelque sorte l’opposition initiale entre Durkheim et Weber.

Mais surtout, cette opposition nous permet de cerner les différentes significations de ces deux termes dans notre discipline.

On le voit à travers l’exemple précédent, l’influence du contexte social peut s’exercer de deux manières sur les individus.

La première manière, c’est l’inclusion de l’individu dans son contexte social. Aucun sociologue, même le plus actionnaliste, ne pense le social comme un espace neutre et homogène. Les structures sociales préexistent aux actions individuelles, mais dans la perspective actionnaliste, elles ne sont que des paramètres des choix individuels. C’est explicitement la conception de Boudon dans « L’inégalité des chances » et c’est pourquoi il définit sa conception comme un « individualisme institutionnel ». Ce qui est le propre de tous les paradigmes actionnalistes, c’est finalement de mettre l’accent sur ce concept de « choix » : le poncif moraliste de tant de films américains « on a toujours le choix » résume sans doute assez bien l’ontologie sous-jacente à la plupart des conceptions actionnalistes. Certes, ce choix est plus difficile pour certains que pour d’autres, et la perspective de la sociologie est de montrer comment, placés dans des contextes différents, des individus peuvent être rationnellement amenés à poser des choix différents. Mais, en définitive, même avec ces contraintes, l’idée de « choix » reste l’atome logique de l’explication et c’est sans doute sous cette forme que le libre arbitre trouve sa place en sociologie.

Mais si l’individu est toujours inclus dans un contexte social déjà structuré, on peut défendre que le symétrique est aussi vrai : le social est présent dans l’individu lui-même. On pourrait à ce sujet citer la formulation de Bernard Lahire, disciple contemporain et partiellement hétérodoxe de Bourdieu :

le découpage individu/société est une sorte de tour de passe-passe théorique dans la mesure où, d’une part, la société n’est pas extérieure à l’individu (elle est aussi en lui) et d’autre part, l’individu fait bel et bien partie de ce qui est extérieur à lui [4].

Mais comment la société est-elle dans l’individu ? Sous la forme des « expériences socialisatrices passées des individus (on pourrait parler de ‘’ contraintes intériorisées ’’) à travers les expériences familiales, scolaires professionnelles, religieuses, politiques, etc. ». C’est sur cette deuxième forme de détermination sociale, le social dans l’individu, que l’opposition entre déterminisme et libre arbitre se joue en sociologie. Alors que les actionnalistes tendent à réduire au minimum la part de ces contraintes intériorisées dans leurs explications, les déterministes vont au contraire leur accorder un poids maximum.

Probablement la très grande majorité des sociologues se situent-ils entre ces deux pôles mais c’est bien, me semble-t-il, ces deux pôles qui définissent la question. Quels sont en définitive les enjeux de cette question ?

Libre arbitre et déterminisme : les enjeux

Le premier enjeu est épistémique : comment comprendre au mieux le phénomène social que l’on étudie ? Dans l’exemple cité de « L’inégalité des chances », on voit la stratégie épistémique de Raymond Boudon : il montre que l’on peut construire un modèle théorique dans lequel des acteurs rationnels, agissant dans un monde déjà socialement structuré, reproduiront les inégalités scolaires que l’on observe au travers des statistiques. Il n’est donc pas nécessaire de supposer une notion comme l’habitus, qu’il considère comme lourdement déterministe. Les sociologues plus centrés sur les effets déterminants de la socialisation vont au contraire tenter d’interroger les représentations des enfants et des parents, pour montrer qu’on découvre bien quelque chose de l’ordre d’un « destin social intériorisé ».

L’enjeu épistémique concerne donc la manière de construire une « bonne explication » : pour les actionnalistes, une explication qui ne rend pas compte de la rationalité des acteurs sera considérée, au mieux, comme incomplète, au pire, comme incompréhensible. Pour les sociologues plus centrés sur les déterminismes sociaux, une explication qui ne rend pas compte des effets de socialisation sera considérée comme une illusion totalement déconnectée du réel social.

Mais il y a un deuxième enjeu épistémique : à savoir le rapport aux sciences de la nature, qui constituent ce que l’on appelle généralement « la science » sans autre qualificatif. Dans les sciences de la nature, il n’existe que des explications causales. La nature n’a pas d’intention, de volonté, elle ne calcule pas et ne choisit pas. Toute l’évolution des sciences de la nature depuis plus de trois siècles a été de rejeter l’idée d’intention ou de finalité hors du domaine de la science, comme en témoigne le dernier front encore actif aujourd’hui, celui de la théorie de l’évolution : les biologistes dans leur quasi-totalité y combattent sans relâche la théorie de l’« intelligent design », ultime tentative pour doter la nature d’une intentionnalité. En sociologie, le déterminisme se situe donc dans une volonté de continuité avec l’épistémologie des sciences de la nature et il revendique assez souvent l’unité de la science. L’actionnalisme, au contraire, entérine la rupture des sciences de l’humain avec le reste des sciences puisqu’il s’appuie largement sur les notions de choix et d’intention. Il revendique donc une exceptionnalité pour l’homme, dont le comportement doit être expliqué par des intentions, des raisons, des choix, toutes entités incompatibles avec le mode d’explication en sciences naturelles[5].

Enfin, on ne peut pas comprendre la reconduction de cette querelle (avec bien sûr toute une série de positions intermédiaires) si on ne prend pas en compte les enjeux politiques de l’opposition. En sociologie, ces enjeux politiques sont pratiquement impossibles à éliminer, puisque précisément, il n’y a pas de consensus sur les fondements épistémiques. Mais dans le cas de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme, ils sont particulièrement complexes.

Mettre l’accent sur les déterminismes sociaux est historiquement le fait des sociologies critiques, qui considèrent que les sociétés humaines sont amendables parce que ce sont les mécanismes sociaux prioritairement qui produisent les effets de pouvoir, de domination, d’injustice, de violence. Et la sociologie critique considère également que son premier travail est de mettre au jour ces phénomènes de domination, de pouvoir, d’injustice, de violence. On peut clairement rattacher Bourdieu à cette école. Si nous sommes largement déterminés par notre socialisation, c’est la société qu’il faut changer. À l’inverse, considérer que c’est la logique de la rationalité individuelle qui produit tous les phénomènes négatifs cités donne une vision politique davantage « quiétiste » où, en définitive, les grandes visions de transformation sociale se heurtent aux constantes de la nature humaine : il est vain de vouloir changer la société, l’être humain étant ce qu’il est (doté notamment d’une rationalité « limitée »). Boudon est bien représentatif de cette logique. En politique, c’est ce que l’on pourrait appeler un libéral/conservateur.

Paradoxalement, peut-être, le déterminisme est donc rattaché au volontarisme politique transformateur, voire révolutionnaire parce qu’il identifie les maux de l’humanité dans le social. Pour améliorer le monde, il faut agir sur la société. Inversement, les théories actionnalistes renvoient davantage les humains à leur responsabilité personnelle et donc favorisent plus souvent le conservatisme social.

Un exemple contemporain : Bronner VS Lahire

Le fond politique de la querelle apparaît de manière tout à fait explicite dans le troisième moment que je voulais esquisser, celui de la sociologie française la plus contemporaine. Je m’appuierai pour ce faire sur deux petits livres, qui se répondent l’un à l’autre de manière ouverte, exprimant très bien cet enjeu politique.

Le premier ouvrage est celui du sociologue Bernard Lahire, professeur à Lyon, déjà cité plus haut, et s’intitule Pour la sociologie[6] avec comme sous-titre Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse ». Le second a été publié en 2017 par Gérald Bronner, professeur de sociologie à Paris-Descartes et Etienne Géhin, ancien maître de conférence à Nancy. Son titre est lui aussi sans équivoque : Le danger sociologique[7].

Bernard Lahire, dont j’ai déjà dit un mot, peut être considéré comme un héritier « non orthodoxe » de Bourdieu. Il en est un héritier en ce qu’il reprend le concept d’habitus, mais il est non orthodoxe parce qu’il insiste sur la multiplicité de nos socialisations et de nos expériences, qui font de notre habitus un système complexe, à la limite, singulier pour chacun d’entre nous. Dans l’introduction de Pour la sociologie , il annonce d’emblée la couleur :

La sociologie rappelle que l’individu n’est pas une entité close sur elle-même, qui porterait en elle tous les principes et toutes les raisons de son comportement. Par là, elle vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable. Elle met aussi en lumière la réalité des dissymétries, des inégalités, des rapports de domination et d’exploitation, de l’exercice du pouvoir et des processus de stigmatisation. Ce faisant, elle agace forcément tous ceux qui, détenteurs de privilèges ou exerçant un pouvoir quelle qu’en soit la nature, voudraient pouvoir profiter des avantages de leur position dans l’ignorance générale.

En face, dans Le danger sociologique, Bronner et Géhin répondent de manière explicite à l’extrait précédent :

En défendant cette thèse, qui est un fil rouge de ses travaux et qui doit beaucoup à Pierre Bourdieu, Bernard Lahire n’a nullement l’intention d’excuser le vol, le viol, l’homicide ou l’assassinat. Mais comment ne voit-il pas qu’à force de ne prendre la plume ou la parole que pour dire et redire que les actions de l’homme social sont des effets de système, de structure ou de culture, il donne objectivement raison à ceux qui pensent et disent, comme Manuel Valls, qu’en attribuant leurs actes à des causes qui leur sont extérieures, « la » sociologie fait preuve de beaucoup trop d’indulgence envers les voyous et les meurtriers.

On voit bien que l’opposition épistémique est directement (et explicitement) sous-tendue par une opposition politique : en faisant voir les déterminants sociaux des comportements déviants, la sociologie à connotation déterministe est accusée par Gérald Bronner et Etienne Géhin de vouloir dédouaner ces comportements. À l’inverse, Lahire peut accuser ses contradicteurs de vouloir occulter les conditions matérielles et institutionnelles qui pèsent très lourdement sur les « choix » que peuvent opérer les individus et donc, de favoriser l’ordre social inégalitaire.

À travers ces quelques extraits, je souhaitais montrer l’actualité de la querelle, au moins dans la sociologie francophone. Faut-il donc conclure définitivement que la sociologie actionnaliste est plutôt une sociologie de la défense de l’ordre social et la sociologie déterministe une sociologie de la critique sociale ? Je pense – à titre personnel – qu’il y a une évidente relation entre position épistémique et position politique. Boudon était un libéral conservateur et ne s’en cachait pas et c’est tout autant le cas de son élève Gérald Bronner (dont la position « rationaliste » se traduit d’ailleurs par une importante activité de conseiller en faveur de la « libre entreprise », bien décrite dans un ouvrage tout récent)[8]. Symétriquement, Bourdieu, comme ses principaux élèves, ont été très souvent mobilisés par les mouvements protestataires critiques du capitalisme ou de l’autoritarisme d’État. Cependant, on ne peut proposer sans nuance cette équivalence entre actionnalisme et conservatisme politique et social.

En effet, depuis un quart de siècle, on voit aussi se développer, contre le déterminisme sociologique, une critique venue de l’autre bord : en mettant à l’excès l’accent sur le poids des déterminations sociales, certaines conceptions peuvent en arriver à nier aux acteurs toute capacité à secouer ces déterminations et à « reprendre le contrôle », si on peut se permettre cette expression. Ces sociologies insistent sur la capacité d’agentivité des êtres humains en société, ce que les anglo-saxons appellent agency.

Insister sur cette agentivité des êtres humains, et notamment sur leur capacité de résistance au pouvoir, c’est aussi, d’une certaine façon, construire une sociologie de la critique sociale, mais qui met en avant moins les déterminismes que notre capacité à les secouer. Aborder cette question dépasserait toutefois largement le cadre limité de cette contribution.

Coda : l’inévitable pluralisme épistémique

On aura compris que cette manière de présenter le sujet de ce texte s’appuie sur une conviction épistémique personnelle forte : la sociologie ne peut pas trancher l’opposition entre déterminisme et libre arbitre. Ce n’est pas son rôle et elle n’a pas les outils pour le faire. Elle peut, par contre, construire des explications du monde social qui s’appuient plutôt sur l’un ou plutôt sur l’autre et il nous revient à tous et à toutes de juger de la pertinence et de l’efficacité de ces explications.

J’ai tenté de montrer, au travers de quelques exemples, le balancement de la sociologie – principalement française – entre les deux options avec leurs conséquences à la fois épistémiques et politiques. Pour ce faire, j’ai dû évidemment outrageusement schématiser ma présentation du champ sociologique. Mais au-delà des simplifications inévitables, ma conviction personnelle est que la sociologie et les sciences humaines en général ne peuvent fonctionner que sur une pluralité d’approches et qu’elles resteront fondamentalement différentes en cela des sciences de la nature.

La sociologie laisse donc une place au libre arbitre des êtres humains, mais une place fondamentalement cadrée par les déterminations issues de notre histoire, de nos expériences, de notre socialisation. Il faut toutefois rester lucide : si nous tenons à cette notion de libre arbitre, ce n’est pas de la sociologie que vient le danger principal. Ce sont les sciences cognitives et plus encore les neurosciences qui ont pour projet d’en finir avec l’acteur conscient et autonome et de le déclasser définitivement comme illusion. Mais comme je pense que les êtres humains ne peuvent pas vivre sans cette illusion, le jour où elle aura disparu, nous serons devenus autre chose que des humains.


Notes

  1. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 (1895). ↑
  2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004 (1904). ↑
  3. Raymond Boudon, L’inégalité des chances, Paris, Hachette, Coll., Pluriel, 1985 (1973). ↑
  4. Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une culture de l’excuse, Paris, La Découverte, 2016. ↑
  5. Précisons que, dans la pratique, les débats sont souvent plus complexes, un certain nombre de sociologues tenant au principe de l’unité des sciences tout en admettant que cette unité n’est actuellement pas réalisable. ↑
  6. Bernard Lahire, op. cit. ↑
  7. Gérald Bronner et Etienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2017. ↑
  8. Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Paris, La Découverte, 2020. ↑
Tags : actionnalisme Boudon Bourdieu Bronner déterminisme Durkheim Lahire libre arbitre sociologie Weber

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