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Archives par mois : mars 2021

Déterminisme et libre arbitre en sociologie

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Philosophie, Sociologie Laisser un commentaire

Marc Jacquemain

L’opposition entre déterminisme et libre arbitre n’est bien sûr pas une question scientifique que la sociologie serait en mesure de trancher. Ce n’est d’ailleurs, en l’état actuel de nos connaissances, pas une question scientifique du tout : c’est une question métaphysique, préalable à toute recherche empirique. La sociologie a construit dans son histoire des théories marquées plutôt par un pôle et des théories marquées plutôt par l’autre. Le texte qui suit tente de résumer, aussi simplement que possible, comment la sociologie a « traduit » cette opposition dans son propre langage, et quels en sont les enjeux.

Pour ancrer la réflexion, je souhaite l’introduire par un petit exemple concret. Il y a quelques années, je découvre, dans un quotidien belge francophone de référence, un résumé d’une recherche sociologique portant sur les raisons qui amènent un nombre élevé – sans doute croissant – de parents d’élèves non croyants à choisir l’école catholique dans une société belge francophone pourtant largement sécularisée. Il s’agit d’une recherche s’inscrivant dans une tradition bien balisée en sociologie et qui s’efforce, à partir d’entretiens, de reconstruire les raisons du choix telles que données par les parents en question. Le quotidien qui évoque cette recherche a fait de la présentation « balancée » des thématiques de société une sorte de marque de fabrique. Il va donc interroger ensuite un sociologue issu d’une autre université, lequel fait immédiatement remarquer que l’école catholique et l’école publique attirent des élèves provenant de milieux sociaux différents et ne sont pas face aux mêmes contraintes. Il s’agit donc d’une réponse qui s’intègre dans une tradition sociologique opposée mais tout aussi classique, qui s’inquiète des causes sociales d’un état de fait plutôt que des raisons données par les acteurs. Et cette analyse vient nuancer l’image « idyllique » de l’école catholique, sans pour autant contester les résultats de la recherche précédente.

Les deux explications présentées ont chacune leur pertinence, mais elles ne se situent pas sur le même plan. La première met en évidence un certain nombre de raisons du choix des parents. La seconde replace ces choix dans le contexte des déterminations sociales où ils se situent. Aucun sociologue, je pense, ne serait prêt à éliminer totalement un des deux points de vue, mais ils ne sont pas nécessairement faciles à articuler et la plupart des travaux sociologiques penchent plutôt d’un côté ou de l’autre. L’idée de « choix », centrale dans les sociologies à connotation plus individualiste, nous évoque bien sûr assez naturellement l’idée de libre arbitre. La dimension déterministe consiste à rappeler que les choix que nous posons ne peuvent jamais être isolés d’un contexte de déterminations sociales multiples.

Toute l’histoire de la sociologie est caractérisée par un « balancement » entre ces deux logiques explicatives.

Ce mouvement de balancement, j’aimerais le présenter schématiquement à travers trois moments de l’histoire de la sociologie européenne et principalement française : la fondation de la sociologie comme discipline autonome à la toute fin du 19e siècle, l’opposition entre structuralisme et individualisme dans les années 1970 et, pour terminer, le moment contemporain à partir de deux petits livres très récents qui présentent chacun un des points de vue, de manière ramassée.

Les pères fondateurs

Le premier moment figure dans tous les manuels de sociologie de première année, à travers l’opposition classique (et qui serait certainement à nuancer) entre deux des pères fondateurs avérés de la discipline : le Français Émile Durkheim (1858-1917) et l’Allemand Max Weber (1864-1920). Ils sont contemporains puisqu’ils ont écrit leurs principaux travaux entre les dernières années du 19e siècle et la fin de la première guerre mondiale, mais ils ont posé des choix épistémiques différents qui, depuis, incarnent en sociologie (avec un vocabulaire différent) l’opposition entre déterminisme et libre arbitre qui nous occupe aujourd’hui.

On rangera évidemment Durkheim du côté du déterminisme. Dans un court texte que lisent presque tous les étudiants, Les règles de la méthode sociologique (1895), Durkheim nous dit qu’il « faut considérer les faits sociaux comme des choses[1] ». Cette déclaration apparemment banale rompt pourtant avec les analyses antérieures du social : ce que Durkheim veut dire, c’est que le monde social nous est a priori aussi opaque que le monde naturel. Nous pensons en avoir une connaissance intuitive, de l’intérieur, parce que nous y évoluons constamment, mais cette « connaissance » naïve est très souvent défectueuse : il nous faut étudier les phénomènes sociaux comme des objets extérieurs à nous, de la même façon que nous étudions les planètes ou les réactions chimiques, en somme. Le social transcende les comportements individuels et il ne peut s’y ramener, ce qui justifie la création d’une science spécifique du social, distincte de la psychologie.

À l’opposé de Durkheim, on trouve Max Weber, pour qui l’analyse des phénomènes sociaux passe d’abord par la reconstruction des raisons subjectives qui expliquent les actions des individus. Son texte le plus célèbre, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme[2], met en œuvre ce postulat épistémique. Max Weber y montre comment le développement du calvinisme et du capitalisme se sont mutuellement renforcés en Europe. Mais, à l’inverse de Durkheim, il s’appuie, pour expliquer cette relation entre phénomènes sociaux, sur les raisons qu’ont les acteurs d’agir comme ils le font. Si les calvinistes s’investissent de manière vigoureuse dans « l’entreprenariat » (dans la terminologie contemporaine), c’est parce que leur croyance religieuse leur dit que seule la grâce divine peut leur obtenir le paradis, mais Dieu est muet sur qui a la grâce ou pas ; les protestants sont donc soucieux de trouver dans leur réussite en affaires des signes de leur « élection » et y mettent toute leur énergie. L’épistémologie de Weber est résumée dans cet exemple : les phénomènes sociaux ne sont pas opaques, comme chez Durkheim, il faut les analyser en reconstruisant les raisons d’agir des acteurs.

Cette ligne de fracture entre les épistémologies de Durkheim et de Weber, que j’ai certainement forcée dans mon exposé pour la rendre bien visible, va se reconduire, avec de multiples sophistications et variantes tout au long de l’histoire de la sociologie. On voit qu’elle nous a amenés à donner un contenu plus précis aux mots « déterminisme » et « libre arbitre ». On pourrait dire que les conceptions déterministes sont celles qui privilégient les causes sociales qui font agir les humains : nous sommes en quelque sorte poussés dans le dos par des réalités qui nous transcendent et dont nous n’avons le plus souvent pas conscience. À l’inverse, les conceptions favorables au libre arbitre sont celles qui vont rechercher les raisons d’agir des hommes et des femmes. Dans cette optique, les actions humaines sont décrites non pas comme « poussées par des causes », mais comme « tendant vers un but », donc animées par des intentions. On appelle classiquement « actionnalistes » les théories qui mettent au centre de leurs préoccupations la reconstruction des intentions des acteurs.

Structuralisme, actionnalisme, inégalités scolaires

J’en viens à mon deuxième moment. Au début des années 1970, la sociologie française amorce un mouvement de renversement : dominée depuis vingt ans par des théories largement déterministes, dans le cadre de ce qu’on a appelé le structuralisme, elle va progressivement s’ouvrir vers l’actionnalisme (sous des formes diverses).

Je propose d’illustrer l’opposition à travers un exemple concret, très présent à cette époque : les théories de l’inégalité des chances scolaires.

La question de l’inégalité des chances scolaires a pour point de départ un constat banal, systématiquement confirmé par les recherches en sociologie de l’éducation, génération après génération : la réussite scolaire est fortement corrélée au niveau de ressources cognitives et financières du milieu familial et social dans lequel les enfants ont été éduqués. À l’époque dont je parle, (début des années 70), les statistiques disponibles montrent, par exemple, que la proportion d’étudiants universitaires parmi les enfants de cadres supérieurs peut être vingt à trente fois plus élevée que parmi les enfants issus du milieu ouvrier. L’observation appelle spontanément une explication déterministe : les ressources nécessaires à la réussite scolaire sont très inégalement réparties entre les enfants issus de catégories sociales différentes. Ces ressources ne sont pas que financières, bien sûr, elles incluent la socialisation au langage de l’école, l’attention et la disponibilité des parents, la familiarité avec la culture « scolaire » au sein de la famille ou du groupe de pairs, tout ce à quoi pensera immédiatement le sociologue.

Mais il y a un deuxième phénomène qui est plus difficile à expliquer en termes de ressources disponibles. Dans la masse, il y a évidemment un nombre significatif d’élèves issus de milieux défavorisés qui réussissent néanmoins correctement, voire occasionnellement, de manière brillante leur entrée en scolarité. Or, parmi les élèves qui réussissent bien, ceux qui viennent de milieux « pauvres », pour faire simple, abandonnent leurs études beaucoup plus tôt que les autres. La question est donc de savoir pourquoi, à réussite égale, les enfants de catégories sociales « inférieures » écourtent systématiquement leur parcours scolaire. Pourquoi, entre deux élèves qui font une bonne ou une très bonne scolarité, le fils ou la fille de cheminot a-t-il (elle) quand même beaucoup moins de chances d’entrer à l’université que le fils ou la fille d’ingénieur ? C’est sur ce point principalement que vont s’opposer théories déterministes et théories actionnalistes de l’inégalité des chances.

En France, la tendance dominante dans les années 60 est à une sociologie assez lourdement déterministe : le structuralisme. Mais c’est un structuraliste « dissident », si l’on peut se permettre cette expression, qui produit à l’époque les livres les plus remarqués sur l’école, en tous les cas dans le monde francophone : le sociologue Pierre Bourdieu. L’œuvre de Bourdieu, qui déborde très largement la question de l’école, est très riche, complexe et extrêmement commentée. Je me limiterai ici à rappeler son concept d’« habitus ». Dans un monde social qu’il définit comme un système de champs structurés par des rapports de domination, l’habitus est l’ensemble des « dispositions à agir » dont une personne hérite de par sa socialisation. Ces « dispositions incorporées » sont spécifiques à un champ et à la situation de dominant ou de dominé. En schématisant à l’extrême, le concept d’habitus permet de répondre à la question posée plus haut : pourquoi, à réussite égale, les enfants de milieu défavorisé abandonnent-ils bien plus tôt leurs études que les enfants de milieu favorisé. C’est parce que leur socialisation a produit, dans le champ de l’école à tout le moins, un « habitus de dominés » : leur expérience les amène à penser que « l’école, ce n’est pas pour eux » et que, de toutes façons, ils n’en maîtriseront jamais vraiment les codes, mêmes s’ils réussissent bien au début. Ils ont en quelque sorte « intériorisé leur destin social » (c’est la formule même de Bourdieu). Le concept d’« habitus » a percolé dans toute la sociologie française, puis mondiale et Bourdieu est toujours aujourd’hui un des sociologues les plus lus dans le monde. C’est évidemment une sociologie à connotation déterministe.

Or précisément à la même époque, un jeune sociologue français qui a passé son doctorat aux États-Unis, Raymond Boudon, publie L’inégalité des chances[3] , un livre dont le projet à peu près explicite est de réhabiliter le paradigme actionnaliste à partir de l’exemple des inégalités scolaires. Si Boudon n’atteindra jamais la notoriété de Pierre Bourdieu, son ouvrage va influencer toute la sociologie ultérieure de l’éducation, jusqu’à aujourd’hui encore. Pour Boudon, le choix de poursuivre ou non des études doit être considéré comme une décision d’investissement : on s’engage dans un processus – coûteux en temps et en énergie – dans l’espoir d’en recevoir un return. Mais quelle est la nature de ce return ? Ce que les enfants, ou plus souvent, les familles, attendent d’un investissement scolaire, nous dit-il encore, c’est une possibilité de promotion sociale. Mais – et c’est là la clé du raisonnement du sociologue – la définition de la promotion sociale va évidemment dépendre de l’origine sociale de chaque étudiant. En clair, pour un enfant de cheminot, devenir instituteur, c’est déjà une promotion sociale, alors que pour un fils de haut magistrat, c’est un déclassement, ce que Boudon appelle une « démotion sociale ». La promotion sociale s’apprécie donc en termes de position sociale relative et pas absolue. L’auto-sélection des enfants d’origine modeste est donc une décision rationnelle : pour obtenir le même avantage relatif que les enfants d’origine aisée, ils ont besoin de faire moins d’études qu’eux.

On a donc bien, dit Boudon, une auto-sélection différentielle en fonction de l’origine sociale des élèves, mais elle ne s’explique pas par l’habitus, ou une quelconque forme de différence culturelle : le comportement de tous les élèves peut s’expliquer par le même calcul rationnel mais appliqué à des positions sociales de départ différentes.

L’enjeu de Boudon, dans cette étude qui restera séminale, n’est donc pas de nier l’existence de hiérarchies sociales. Il est de nier que la position de chacun dans cette hiérarchie sociale produise des différences de croyances, de rationalité, de valeurs, qu’elle produise ce que Bourdieu appelait des habitus différents.

La nature du déterminisme et du libre arbitre en sociologie

J’ai pris la peine de développer cet exemple déjà ancien parce que l’opposition entre Boudon et Bourdieu est devenue un peu l’archétype de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme en sociologie. Elle renouvelle en quelque sorte l’opposition initiale entre Durkheim et Weber.

Mais surtout, cette opposition nous permet de cerner les différentes significations de ces deux termes dans notre discipline.

On le voit à travers l’exemple précédent, l’influence du contexte social peut s’exercer de deux manières sur les individus.

La première manière, c’est l’inclusion de l’individu dans son contexte social. Aucun sociologue, même le plus actionnaliste, ne pense le social comme un espace neutre et homogène. Les structures sociales préexistent aux actions individuelles, mais dans la perspective actionnaliste, elles ne sont que des paramètres des choix individuels. C’est explicitement la conception de Boudon dans « L’inégalité des chances » et c’est pourquoi il définit sa conception comme un « individualisme institutionnel ». Ce qui est le propre de tous les paradigmes actionnalistes, c’est finalement de mettre l’accent sur ce concept de « choix » : le poncif moraliste de tant de films américains « on a toujours le choix » résume sans doute assez bien l’ontologie sous-jacente à la plupart des conceptions actionnalistes. Certes, ce choix est plus difficile pour certains que pour d’autres, et la perspective de la sociologie est de montrer comment, placés dans des contextes différents, des individus peuvent être rationnellement amenés à poser des choix différents. Mais, en définitive, même avec ces contraintes, l’idée de « choix » reste l’atome logique de l’explication et c’est sans doute sous cette forme que le libre arbitre trouve sa place en sociologie.

Mais si l’individu est toujours inclus dans un contexte social déjà structuré, on peut défendre que le symétrique est aussi vrai : le social est présent dans l’individu lui-même. On pourrait à ce sujet citer la formulation de Bernard Lahire, disciple contemporain et partiellement hétérodoxe de Bourdieu :

le découpage individu/société est une sorte de tour de passe-passe théorique dans la mesure où, d’une part, la société n’est pas extérieure à l’individu (elle est aussi en lui) et d’autre part, l’individu fait bel et bien partie de ce qui est extérieur à lui [4].

Mais comment la société est-elle dans l’individu ? Sous la forme des « expériences socialisatrices passées des individus (on pourrait parler de ‘’ contraintes intériorisées ’’) à travers les expériences familiales, scolaires professionnelles, religieuses, politiques, etc. ». C’est sur cette deuxième forme de détermination sociale, le social dans l’individu, que l’opposition entre déterminisme et libre arbitre se joue en sociologie. Alors que les actionnalistes tendent à réduire au minimum la part de ces contraintes intériorisées dans leurs explications, les déterministes vont au contraire leur accorder un poids maximum.

Probablement la très grande majorité des sociologues se situent-ils entre ces deux pôles mais c’est bien, me semble-t-il, ces deux pôles qui définissent la question. Quels sont en définitive les enjeux de cette question ?

Libre arbitre et déterminisme : les enjeux

Le premier enjeu est épistémique : comment comprendre au mieux le phénomène social que l’on étudie ? Dans l’exemple cité de « L’inégalité des chances », on voit la stratégie épistémique de Raymond Boudon : il montre que l’on peut construire un modèle théorique dans lequel des acteurs rationnels, agissant dans un monde déjà socialement structuré, reproduiront les inégalités scolaires que l’on observe au travers des statistiques. Il n’est donc pas nécessaire de supposer une notion comme l’habitus, qu’il considère comme lourdement déterministe. Les sociologues plus centrés sur les effets déterminants de la socialisation vont au contraire tenter d’interroger les représentations des enfants et des parents, pour montrer qu’on découvre bien quelque chose de l’ordre d’un « destin social intériorisé ».

L’enjeu épistémique concerne donc la manière de construire une « bonne explication » : pour les actionnalistes, une explication qui ne rend pas compte de la rationalité des acteurs sera considérée, au mieux, comme incomplète, au pire, comme incompréhensible. Pour les sociologues plus centrés sur les déterminismes sociaux, une explication qui ne rend pas compte des effets de socialisation sera considérée comme une illusion totalement déconnectée du réel social.

Mais il y a un deuxième enjeu épistémique : à savoir le rapport aux sciences de la nature, qui constituent ce que l’on appelle généralement « la science » sans autre qualificatif. Dans les sciences de la nature, il n’existe que des explications causales. La nature n’a pas d’intention, de volonté, elle ne calcule pas et ne choisit pas. Toute l’évolution des sciences de la nature depuis plus de trois siècles a été de rejeter l’idée d’intention ou de finalité hors du domaine de la science, comme en témoigne le dernier front encore actif aujourd’hui, celui de la théorie de l’évolution : les biologistes dans leur quasi-totalité y combattent sans relâche la théorie de l’« intelligent design », ultime tentative pour doter la nature d’une intentionnalité. En sociologie, le déterminisme se situe donc dans une volonté de continuité avec l’épistémologie des sciences de la nature et il revendique assez souvent l’unité de la science. L’actionnalisme, au contraire, entérine la rupture des sciences de l’humain avec le reste des sciences puisqu’il s’appuie largement sur les notions de choix et d’intention. Il revendique donc une exceptionnalité pour l’homme, dont le comportement doit être expliqué par des intentions, des raisons, des choix, toutes entités incompatibles avec le mode d’explication en sciences naturelles[5].

Enfin, on ne peut pas comprendre la reconduction de cette querelle (avec bien sûr toute une série de positions intermédiaires) si on ne prend pas en compte les enjeux politiques de l’opposition. En sociologie, ces enjeux politiques sont pratiquement impossibles à éliminer, puisque précisément, il n’y a pas de consensus sur les fondements épistémiques. Mais dans le cas de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme, ils sont particulièrement complexes.

Mettre l’accent sur les déterminismes sociaux est historiquement le fait des sociologies critiques, qui considèrent que les sociétés humaines sont amendables parce que ce sont les mécanismes sociaux prioritairement qui produisent les effets de pouvoir, de domination, d’injustice, de violence. Et la sociologie critique considère également que son premier travail est de mettre au jour ces phénomènes de domination, de pouvoir, d’injustice, de violence. On peut clairement rattacher Bourdieu à cette école. Si nous sommes largement déterminés par notre socialisation, c’est la société qu’il faut changer. À l’inverse, considérer que c’est la logique de la rationalité individuelle qui produit tous les phénomènes négatifs cités donne une vision politique davantage « quiétiste » où, en définitive, les grandes visions de transformation sociale se heurtent aux constantes de la nature humaine : il est vain de vouloir changer la société, l’être humain étant ce qu’il est (doté notamment d’une rationalité « limitée »). Boudon est bien représentatif de cette logique. En politique, c’est ce que l’on pourrait appeler un libéral/conservateur.

Paradoxalement, peut-être, le déterminisme est donc rattaché au volontarisme politique transformateur, voire révolutionnaire parce qu’il identifie les maux de l’humanité dans le social. Pour améliorer le monde, il faut agir sur la société. Inversement, les théories actionnalistes renvoient davantage les humains à leur responsabilité personnelle et donc favorisent plus souvent le conservatisme social.

Un exemple contemporain : Bronner VS Lahire

Le fond politique de la querelle apparaît de manière tout à fait explicite dans le troisième moment que je voulais esquisser, celui de la sociologie française la plus contemporaine. Je m’appuierai pour ce faire sur deux petits livres, qui se répondent l’un à l’autre de manière ouverte, exprimant très bien cet enjeu politique.

Le premier ouvrage est celui du sociologue Bernard Lahire, professeur à Lyon, déjà cité plus haut, et s’intitule Pour la sociologie[6] avec comme sous-titre Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse ». Le second a été publié en 2017 par Gérald Bronner, professeur de sociologie à Paris-Descartes et Etienne Géhin, ancien maître de conférence à Nancy. Son titre est lui aussi sans équivoque : Le danger sociologique[7].

Bernard Lahire, dont j’ai déjà dit un mot, peut être considéré comme un héritier « non orthodoxe » de Bourdieu. Il en est un héritier en ce qu’il reprend le concept d’habitus, mais il est non orthodoxe parce qu’il insiste sur la multiplicité de nos socialisations et de nos expériences, qui font de notre habitus un système complexe, à la limite, singulier pour chacun d’entre nous. Dans l’introduction de Pour la sociologie , il annonce d’emblée la couleur :

La sociologie rappelle que l’individu n’est pas une entité close sur elle-même, qui porterait en elle tous les principes et toutes les raisons de son comportement. Par là, elle vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable. Elle met aussi en lumière la réalité des dissymétries, des inégalités, des rapports de domination et d’exploitation, de l’exercice du pouvoir et des processus de stigmatisation. Ce faisant, elle agace forcément tous ceux qui, détenteurs de privilèges ou exerçant un pouvoir quelle qu’en soit la nature, voudraient pouvoir profiter des avantages de leur position dans l’ignorance générale.

En face, dans Le danger sociologique, Bronner et Géhin répondent de manière explicite à l’extrait précédent :

En défendant cette thèse, qui est un fil rouge de ses travaux et qui doit beaucoup à Pierre Bourdieu, Bernard Lahire n’a nullement l’intention d’excuser le vol, le viol, l’homicide ou l’assassinat. Mais comment ne voit-il pas qu’à force de ne prendre la plume ou la parole que pour dire et redire que les actions de l’homme social sont des effets de système, de structure ou de culture, il donne objectivement raison à ceux qui pensent et disent, comme Manuel Valls, qu’en attribuant leurs actes à des causes qui leur sont extérieures, « la » sociologie fait preuve de beaucoup trop d’indulgence envers les voyous et les meurtriers.

On voit bien que l’opposition épistémique est directement (et explicitement) sous-tendue par une opposition politique : en faisant voir les déterminants sociaux des comportements déviants, la sociologie à connotation déterministe est accusée par Gérald Bronner et Etienne Géhin de vouloir dédouaner ces comportements. À l’inverse, Lahire peut accuser ses contradicteurs de vouloir occulter les conditions matérielles et institutionnelles qui pèsent très lourdement sur les « choix » que peuvent opérer les individus et donc, de favoriser l’ordre social inégalitaire.

À travers ces quelques extraits, je souhaitais montrer l’actualité de la querelle, au moins dans la sociologie francophone. Faut-il donc conclure définitivement que la sociologie actionnaliste est plutôt une sociologie de la défense de l’ordre social et la sociologie déterministe une sociologie de la critique sociale ? Je pense – à titre personnel – qu’il y a une évidente relation entre position épistémique et position politique. Boudon était un libéral conservateur et ne s’en cachait pas et c’est tout autant le cas de son élève Gérald Bronner (dont la position « rationaliste » se traduit d’ailleurs par une importante activité de conseiller en faveur de la « libre entreprise », bien décrite dans un ouvrage tout récent)[8]. Symétriquement, Bourdieu, comme ses principaux élèves, ont été très souvent mobilisés par les mouvements protestataires critiques du capitalisme ou de l’autoritarisme d’État. Cependant, on ne peut proposer sans nuance cette équivalence entre actionnalisme et conservatisme politique et social.

En effet, depuis un quart de siècle, on voit aussi se développer, contre le déterminisme sociologique, une critique venue de l’autre bord : en mettant à l’excès l’accent sur le poids des déterminations sociales, certaines conceptions peuvent en arriver à nier aux acteurs toute capacité à secouer ces déterminations et à « reprendre le contrôle », si on peut se permettre cette expression. Ces sociologies insistent sur la capacité d’agentivité des êtres humains en société, ce que les anglo-saxons appellent agency.

Insister sur cette agentivité des êtres humains, et notamment sur leur capacité de résistance au pouvoir, c’est aussi, d’une certaine façon, construire une sociologie de la critique sociale, mais qui met en avant moins les déterminismes que notre capacité à les secouer. Aborder cette question dépasserait toutefois largement le cadre limité de cette contribution.

Coda : l’inévitable pluralisme épistémique

On aura compris que cette manière de présenter le sujet de ce texte s’appuie sur une conviction épistémique personnelle forte : la sociologie ne peut pas trancher l’opposition entre déterminisme et libre arbitre. Ce n’est pas son rôle et elle n’a pas les outils pour le faire. Elle peut, par contre, construire des explications du monde social qui s’appuient plutôt sur l’un ou plutôt sur l’autre et il nous revient à tous et à toutes de juger de la pertinence et de l’efficacité de ces explications.

J’ai tenté de montrer, au travers de quelques exemples, le balancement de la sociologie – principalement française – entre les deux options avec leurs conséquences à la fois épistémiques et politiques. Pour ce faire, j’ai dû évidemment outrageusement schématiser ma présentation du champ sociologique. Mais au-delà des simplifications inévitables, ma conviction personnelle est que la sociologie et les sciences humaines en général ne peuvent fonctionner que sur une pluralité d’approches et qu’elles resteront fondamentalement différentes en cela des sciences de la nature.

La sociologie laisse donc une place au libre arbitre des êtres humains, mais une place fondamentalement cadrée par les déterminations issues de notre histoire, de nos expériences, de notre socialisation. Il faut toutefois rester lucide : si nous tenons à cette notion de libre arbitre, ce n’est pas de la sociologie que vient le danger principal. Ce sont les sciences cognitives et plus encore les neurosciences qui ont pour projet d’en finir avec l’acteur conscient et autonome et de le déclasser définitivement comme illusion. Mais comme je pense que les êtres humains ne peuvent pas vivre sans cette illusion, le jour où elle aura disparu, nous serons devenus autre chose que des humains.


Notes

  1. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 (1895). ↑
  2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004 (1904). ↑
  3. Raymond Boudon, L’inégalité des chances, Paris, Hachette, Coll., Pluriel, 1985 (1973). ↑
  4. Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une culture de l’excuse, Paris, La Découverte, 2016. ↑
  5. Précisons que, dans la pratique, les débats sont souvent plus complexes, un certain nombre de sociologues tenant au principe de l’unité des sciences tout en admettant que cette unité n’est actuellement pas réalisable. ↑
  6. Bernard Lahire, op. cit. ↑
  7. Gérald Bronner et Etienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2017. ↑
  8. Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Paris, La Découverte, 2020. ↑
Tags : actionnalisme Boudon Bourdieu Bronner déterminisme Durkheim Lahire libre arbitre sociologie Weber

Mort et avenir des religions

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Religion Laisser un commentaire

Patrice Dartevelle

Entendre parler – dans un docte univers universitaire souvent si prudent – de fin des religions ne peut qu’être sympathique à un athée. Même – sinon surtout insinueront les plus caustiques – chez les anticléricaux, si la difficulté d’imaginer la fin de la religion – du moins de celle qui a été dominante – reste grande.

Aussi, quand paraissent les actes d’un colloque organisé voici quelques années par l’Association belge pour l’étude des religions (BABEL), sous le titre Quand une religion se termine…, je me réjouis d’avoir l’occasion de réfléchir tant au passé qu’à l’avenir des religions[1].

Posons d’emblée un bémol ou proposons une clarification : il s’agit, comme le dit bien le titre du livre, de la fin de chaque religion prise isolément, mais pas de la fin de toutes les religions. Toutefois, l’ouvrage traite de la fin ou de la situation plus que compromise en Europe de la religion dominante, ce qui dépasse l’analyse historique sans la rendre inutile.

La leçon vaut aussi pour l’athéisme

Quand une religion se termine comporte un petit clin d’œil : il contient un article d’Alexander Meert sur l’athéisme dans l’Antiquité grecque[2]. L’athéisme radical, métaphysique, soutenant que Dieu ou les dieux n’existent pas, existe bel et bien dès le Ve siècle avant notre ère, mais après la mort de Théodoret de Cyrène en 275 avant notre ère, l’athéisme disparaît en quelques décennies. Sans doute l’épicurisme prend-il sa succession, mais c’est avec un athéisme « mou », au sens où, pour les épicuriens, les dieux existent, mais sont dépourvus de tout rôle que ce soit et de toute utilité. La conception peut sembler bizarre ou masquer une prudence sociale à laquelle mieux valait sacrifier. Mais nous savons aussi que des personnes se disaient athées dans les salons de la Rome antique au temps de Cicéron et que, s’il ne nous reste pas de véritable déclaration d’athéisme après Théodore de Cyrène, un scepticisme peut poindre chez Pline l’Ancien et une moquerie se retrouver régulièrement à travers l’œuvre de Lucien de Samosate (vers 125 – vers 190 de notre ère), que nous avons largement conservée[3].

Je ne vois pas de cas de religion morte qui ait pu renaître mais c’est le cas de l’athéisme – qui n’est pas une religion, mais tout de même son contraire – après sans doute un millénaire et demi d’oubli.

La disparition de l’athéisme antique ne doit rien au christianisme, peu à une répression souvent plus sociale que pénale, mais beaucoup, comme l’explique A. Meert, à une évolution des idées et des religions de l’Antiquité. La religion païenne de notre ère diffère largement des croyances anciennes centrées sur les dieux de l’Olympe – ce qui favorisera le développement du christianisme. La condamnation de l’athéisme par Platon sera longtemps efficace.

La leçon de modestie vaut donc aussi pour les athées qui auraient tort d’être sûrs qu’ils ne peuvent être à nouveau marginalisés.

La fin des religions

Il est logique de penser que causes du triomphe d’une religion et causes de son déclin peuvent entretenir des liens.

Pour réussir, une religion doit être en phase avec les mentalités de l’époque et du lieu, avec les intérêts et les besoins des groupes dominants, voire si possible avec ceux de la plus grande partie de la population et en tout cas être acceptable pour celle-ci. Le culte de Mithra a pu paraître un moment comme un concurrent voire un vainqueur du christianisme. Il a échoué par son aspect violent (la taurobolie), son élitisme, son exclusion des femmes même dans un univers bien peu féministe, comme le montre Baudouin Decharneux dans sa contribution au livre[4], et malgré une période de cohabitation géographiquement étroite (des temples étaient voisins) avec le christianisme à Rome même[5].

Mais à coup sûr, une fois triomphant, le christianisme s’en est pris au mithriacisme et dès la fin du IVe siècle, les chrétiens ont dévasté de nombreux sanctuaires de Mithra. Dans le cas du triomphe du christianisme dans l’Antiquité, on voit une réponse aux attentes de l’époque – le paganisme contemporain n’est pas si différent – et la prise en charge par le pouvoir impérial, conscient de la force montante que manifestait le christianisme.

Dans certains cas, pour comprendre l’extinction d’une religion, il faut tenir compte de l’intervention de forces intégralement externes. C’est le cas de la religion des Amérindiens, telle que l’analyse Sylvie Peperstraete[6]. Les conquistadores anéantissent le royaume aztèque et cherchent à faire de même avec la religion. Celle-ci a survécu à la conquête militaire et politique. Les prêtres ont pu se renouveler (et donc être formés) un certain temps. Au XVIIe siècle encore, de nouveaux prêtres prennent leurs fonctions. Si sacrifices humains et anthropophagie disparaissent un peu avant 1540, offrandes aux dieux aztèques et pratiques de guérison se sont perpétuées et ont conservé encore aujourd’hui une présence, certes secondaire – de type subculturelle, mais bien réelle.

Ce qui est remarquable, c’est l’importance pour les Espagnols de l’évangélisation et donc de la lutte d’éradication. Elle se marque notamment par sa précocité. Mexico est prise en 1521. Dès ce premier moment, les conquistadores sont accompagnés de prêtres. Les franciscains arrivent en 1524 et en 1526, une ordonnance royale impose à toute personne qui s’emparerait d’un territoire espagnol d’exposer aux indigènes qu’elle venait « leur enseigner les bonnes coutumes, les éloigner des vices et de manger la chair humaine, les instruire dans notre sainte foi catholique et prêcher pour leur salut ».

Le pape organise rapidement les choses. Quelques mois après la prise de Mexico, une bulle papale permet aux ordres mendiants de prêcher et de donner les sacrements sur le territoire américain. En 1522, une seconde bulle leur donne l’autorité apostolique du pape là où il n’y a pas d’évêque. Certes, l’Église est une bureaucratie mais apparemment, elle n’était pas guettée par la procrastination.

Comme ceux de Mithra, les temples aztèques sont mis à bas dans des délais record : en 1531, on dénombre déjà plus de 500 temples abattus et 2 000 « idoles » détruites. L’Inquisition s’implante rapidement, mais elle ne s’occupe guère des indigènes. À un moment donné, de 1535 à 1540, un inquisiteur s’occupe d’eux en étant responsable de la moitié des procès intentés à leur encontre, mais ce zèle excessif le fait démettre de ses fonctions.

On peut certes soutenir que ce zèle missionnaire n’était que le paravent d’autres préoccupations – économiques en langage actuel, de rapines et de vols en langage d’hier – mais la réalité religieuse avait une réalité. Lui nier toute réalité, c’est projeter sur le passé les mentalités d’aujourd’hui. Sans doute beaucoup de conquistadores mêlaient-ils de manière indissociable les deux ambitions, la spirituelle et l’économique.

Le cas du christianisme

Venons-en à la période actuelle et au déclin des christianismes (le catholique et les trois protestantismes principaux; l’orthodoxie étant une autre affaire).

Ce qui a favorisé leur succès les a menés à leur perte. À des degrés divers, ils se sont opposés aux normes nouvelles qui étaient celles de la modernité et se sont montrés allergiques à liberté de pensée et d’expression, sont demeurés ancrés dans des structures autoritaires, indifférents à la prise d’importance des femmes et à des visions différentes de la sexualité, confinés dans des lieux incommodes, jugés archaïques par les fidèles et manifestant concrètement l’autorité absolue du prêtre.

La question de l’appui des autorités politiques aux religions chrétiennes à l’époque contemporaine n’est pas intégralement claire. Il est impossible dans la généralité des cas de parler d’abandon des religions par les pouvoirs publics. Appui et financement ont rarement manqué. Or, c’est ordinairement un point central du succès d’une religion. L’exception, quasi unique, est celle de la France, mais à partir de 1905 seulement. Encore s’agit-il uniquement du traitement des prêtres, les pouvoirs publics continuant de financer les églises déjà bâties à cette date.

Cet appui politique est-il encore aussi nécessaire qu’autrefois ? Le cas américain est éclairant. Les pouvoirs publics américains ne financent pas les Églises, même si elles profitent d’avantages fiscaux, mais les États-Unis sont demeurés jusqu’il y a peu un pays très croyant et très pratiquant. Contrairement à une idée autrefois reçue en Europe, la très grande diversité religieuse, certes en pratique limitée aux Églises chrétiennes, n’a en rien miné la cohésion sociale du pays, qui n’a jamais dû craindre une Saint-Barthélémy. Au contraire, cette tolérance a fait la fierté des Américains.

En réalité, aux époques récentes, le secours des pouvoirs publics n’a plus la même force.

En fait, la sécularisation a éloigné des Églises nombre de croyants eux-mêmes. Le nombre d’hommes politiques démocrates-chrétiens, même de premier plan (dois-je citer un ancien Premier ministre belge devenu président du PPE ?), divorcés et remariés est éloquent. Le soutien des États européens se manifeste surtout par la continuation du financement (mais avec de moins en moins de prêtres à rémunérer) et, selon une intensité variable en fonction du pays, par le financement d’écoles et d’hôpitaux religieux. Ce système sert surtout à valider la cohérence de partis se réclamant d’une religion.

Aujourd’hui, ce qu’on appelait traditionnellement une religion, avec la certitude et la foi qui lui étaient liées, a pratiquement disparu. Dès qu’apparaît un groupe nouveau de croyants à la foi vibrante, il se fait traiter de « secte », tant l’incompréhension de ce qu’étaient les religions est devenue grande[7].

La grande exception à cet état d’esprit en Europe est celle des musulmans qui professent leur religion classiquement (je vise les musulmans en général, pas les seuls islamistes), ce qui les fait souvent admirer par les chrétiens fondamentalistes ou simplement nostalgiques. Tout indique que leur conviction et leur mode d’expression de celle-ci ne sont pas en danger.

Un exemple historique est parlant à cet égard. On croit souvent que les musulmans ont été chassés d’Espagne en 1492. En fait, à cette date, le calife Boabdil quitte l’Espagne vaincu, avec son administration et son armée, suivi d’une partie des musulmans. Les autres, le plus souvent des agriculteurs, restent attachés à leurs terres. Les rois d’Espagne et l’Église vont tout faire pour les convertir, quitte parfois à se contenter de réclamer uniquement discrétion pour la religion musulmane et adhésion de surface au christianisme. La lutte sera constante au Levant espagnol (Valence, Alicante, Murcie), les musulmans n’hésitant parfois pas à de véritables provocations publiques. Constatant l’échec complet de cette politique, ce n’est qu’en 1609 que le roi Philippe III prend un décret de totale expulsion, dont l’application prendra plus de temps que prévu, mais qui sera accomplie en 1614[8]. De nombreuses villes du Levant y perdront la moitié de leurs habitants.

Hors ce cas, et l’un ou l’autre groupe évangéliques, également importés, il n’y a pas trace d’un revival religieux en Europe – revival qui ne s’est produit qu’aux États-Unis dans le courant du XIXe siècle (XXe ?), alors qu’au siècle précédent, les religions ne s’y portaient plus si bien.

Quelle religion pour l’avenir ?

Globalement, au sujet de l’interprétation de la situation religieuse, on peut s’en tenir à la caractérisation proposée par Habermas : « Les sociétés dans lesquelles nous vivons doivent être pensées comme postséculières, c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles la sécularisation n’a pas signifié la disparition des religions »[9].

En clair, si les religions ont considérablement reculé en importance et en impact, elles n’ont pas disparu et surtout, l’idée de religion, d’une certaine transcendance n’a pas disparu. Pourraient-elles renaître et comment ?

J’ai déjà exposé ma position globale sur la question des religions aujourd’hui. Je la résume. De 1977 à 2018, la pratique dominicale catholique en Belgique est passée de 29,4% à 2,6%[10]. Mais beaucoup de gens, athées compris, pratiquent une composition de leur crû, selon un syncrétisme décomplexé. Par ailleurs, et c’est le plus important ici, tous les sondages sur les croyances en Occident montrent, lorsqu’on invite les sondés à se déclarer adeptes de telle ou telle religion ou athées, 20 à 30 % d’entre eux cochent la case « sans religion » et pas « athée ». Dans certains sondages, on propose le choix entre croire à un Dieu personnel qui s’occupe du monde, être athée ou croire en un quelque chose d’autre, d’ineffable. La corrélation entre ce dernier groupe et ceux qui se déclarent sans religion est frappante. Ce groupe est incertain et susceptible d’évoluer de manière imprévisible[11]. Il devrait sans doute gonfler encore avec le renouvellement des générations.

Passons donc en revue les hypothèses sur le futur de la religion. J’utiliserai notamment le long (30 pages) article récent de Sumit Paul-Choudhury, scientifique spécialisé dans la vulgarisation des sciences (il a dirigé pendant plusieurs années la plus importante revue anglo-saxonne de vulgarisation scientifique, New Scientist), qui se consacre maintenant aux études sur le futur[12].

Il faut d’abord insister sur le manque de clarté du concept même de religion. Il n’en existe aucune définition scientifique (ce qui n’a pas empêché les parlementaires français et belges de prétendre savoir parfaitement ce qui la distinguait d’une secte…). On sait qu’il y a du religieux dans presque toutes les institutions humaines, mais le constat, exact, ne nous avance guère. Ce n’est pas parce qu’il y avait du religieux dans les pratiques des partis communistes que cela suffit à faire du communisme une religion.

Fascisme et nazisme ont heureusement été défaits et de ce fait, on perd parfois de vue qu’ils se sont rapprochés d’une religion de substitution, d’une nouvelle religion. Pourtant à l’époque de leur « splendeur », ces mouvements, que nous voyons comme politiques, ont pu vouloir remplacer la vieille religion. Hitler a supprimé les associations de jeunesse chrétiennes en intégrant les membres dans la Hitlerjugend pour laquelle la religion n’était pas le problème. Le coup aurait pu être fatal au christianisme. C’est ce qu’a bien vu l’archevêque de Munster, Clemens von Galen, qui a protesté contre la disparition des mouvements de jeunesse catholiques. Les grands rassemblements de Nüremberg n’avaient-ils pas tout d’une gigantesque procession et d’un culte, avec seulement un demi-siècle d’avance sur les religions en marketing ?

Le cas du fascisme italien est moins clair vu la spécificité de ses relations avec l’Église catholique, mais on y trouve le contrôle des associations de jeunesse, les associations de jeunesse fascistes, le samedi fasciste consacré à la vie sportive, les jours fériés fascistes. On a pu parler de religion politique fasciste comme le rappelle Jan Nelis dans Quand une religion se termine…[13]. N’oublions pas qu’intérieurement, Mussolini ne pouvait adhérer à la religion : il était athée. Aux religions traditionnelles, une pire encore peut succéder.

Pour prévoir, il faudrait donc être capable de sortir des sentiers battus.

Il faut par exemple voir qu’Internet et les réseaux sociaux pourraient nous réserver des surprises. Toute nouvelle religion ne pourrait qu’être particulièrement attentive à cette dimension, comme outil-clé de diffusion. L’impact de ces moyens sur le concept me semble lointain et j’éprouve des difficultés à croire au succès d’une pure communauté virtuelle. Ceci dit, on m’assure que « Dans la Silicon Valley, des transhumanistes prient devant les écrans »[14].

Il faut prendre en considération également que les analystes peuvent avoir une tendance à ne pas s’écarter du concept habituel de religion en Occident et qu’ils ne connaissent pas bien les milieux populaires, milieux dont les pratiques réelles ne sont pas suffisamment connues. Ils peuvent rester proches de la religion-superstition. Les intellectuels païens n’ont eu que mépris pour la religion chrétienne, tardivement rencontrée.

Quant à l’avenir, l’hypothèse la plus simple serait celle d’une modernisation radicale de l’une des religions traditionnelles. Ce serait un peu comme si les papes avaient continué et approfondi les décisions du concile de Vatican II. Ils ne l’ont pas fait mais de nombreux groupes de protestants libéraux l’ont fait : ils se sont largement éteints et ce qu’il en restait a été balayé par les évangéliques, surtout là où les protestants étaient peu nombreux, comme en Belgique. L’hypothèse est peu vraisemblable.

En cherchant ailleurs, on peut songer à une nouvelle « religion », éloignée des critères habituels. Sumit Paul-Choudhury relève le cas du jediisme, la foi des gentils dans Star Wars. Lors du recensement britannique de 2001, c’était la quatrième plus grande religion du pays avec 400 000 personnes qui s’en réclamaient[15], mais dix ans plus tard, il reculait à la septième place. Feu de paille donc. Qanon, en beaucoup moins gentil, présente des traits religieux, messianiques. Ce serait de toute évidence la voie du pire.

L’écologie pourrait aussi être une source d’inspiration pour certains. Ce n’est normalement pas une religion, mais les références à Gaia, à la Nature peuvent troubler, comme l’ont été des cardinaux par des déclarations du pape François. L’intolérance manifeste de la fraction fondamentaliste du milieu m’inquiète aussi.

Il y a déjà longtemps que le plus grand historien belge des religions, Franz Cumont, anticlérical déterminé, a imaginé une évolution des religions vers une forme de religion de l’humanité. C’est un spécialiste du passage du paganisme au christianisme. Il est assez hégélien et voit donc une logique forte dans l’histoire. En 1917, sans doute frappé par les massacres de la Première Guerre mondiale, il écrit à Alfred Loisy, autre historien des religions[16] :

Il est bien probable que nous allons vers quelque forme de religion de l’humanité, telle que vous l’esquissez en de fort belles pages, vous avez admirablement montré tout ce qu’elle devra à un passé, qu’elle peut rejeter partiellement mais non abolir. Les antinomies de la foi traditionnelle et de la libre pensée se résoudront ainsi en une synthèse plus haute. Hegel vous eût approuvé[17].

J’éprouverais, je l’avoue, une grande méfiance envers un projet de religion ou de croyance unique. J’y vois la nostalgie de la paroisse d’autrefois. Notre monde est irrémédiablement divers. L’idée est centenaire, mais je verrais bien là quelque chose qui s’approfondit depuis la Seconde Guerre mondiale. La référence aux droits de l’homme est devenue beaucoup plus visible et je ne songe pas à m’en plaindre. Mais les critiques existent sur l’extension et le rôle qu’on leur prête et on fait parfois valoir qu’ils ne peuvent constituer une politique. La politique des droits de l’homme ne conduit-elle pas à limiter la liberté d’expression par les voies judiciaires ? J’y vois comme un parfum de religion, effet de toute sacralisation.

Dernière hypothèse sélectionnée, une extension considérable de l’islam en Europe.

Michel Houellebecq a été fort vite en besogne lorsqu’en 2015, il a publié Soumission et mis en scène l’élection d’un président de la République française musulman dès 2022. Mais sauf révolution démographique, il ne faudra plus vingt ans pour que la plupart des villes d’Europe comptent au moins 20 % de musulmans, dont bien peu rejoindront les rangs des sans religion et des athées. Ce qui se publie sur les terroristes djihadistes montre le nombre devenu pas si négligeable des convertis à l’islam, ce qui pourrait, si le mouvement se confirme et s’amplifie, nous mener au-delà de 20 % de musulmans.

Tout cela n’est qu’hypothèses sauf celle qui concerne la présence plus forte de l’islam, qui n’est pas réversible.

À cela il faut ajouter une instabilité sociale, d’intensité variable selon les pays. La déshérence vécue par la partie de la population la moins bien lotie, spécialement dans le chef des Européens « de souche », les manifestations de type « gilets jaunes », la rage des mêmes milieux et au-delà contre les élites, le phénomène Trump incitent à penser que la stabilité et la certitude de l’avenir ne sont plus à notre portée.

À quoi peut servir l’athéisme demain ?

Les athées vont cohabiter avec des groupes religieux, ce qui, dans son principe, n’est pas neuf. Espérons qu’il y en aura plusieurs, sinon on reprendra les luttes du XXe siècle entre catholiques et anticléricaux.

La société aura besoin des athées pour argumenter les religions, les folies qui semblent nous menacer, dont l’irrationalité est bien autre chose que celle des religions traditionnelles.

Rien de tel que défendre et illustrer l’athéisme pour mieux contrer les nouvelles formes de religion, la montée de l’islam, le désarroi et l’incertitude des « sans religion ». Mais il faudra que les athées ne soient pas eux-mêmes gagnés par l’irrationnel contemporain qui peut attirer dans tous les groupes, comme jamais auparavant.


Notes

  1. Anne Morelli et Jeffrey Tyssens [ dir.], Quand une religion se termine… Facteurs politiques et sociaux de la disparition des religions, Louvain-la-Neuve, EME Éditions, 2020, 309 p. Prix : 31 €. Les contributions sont publiées soit en français (9), soit en anglais (6). ↑
  2. Alexander Meert, « Theodorus « the Atheist » of Cyrene (ca 345-275 BC) : the last Representative Radical Atheism in Antiquity », op. cit., pp. 47-72. ↑
  3. Je ne peux que conseiller la lecture de sa traduction complète dans la collection Bouquins : Lucien de Samosate. Œuvres complètes. Traduction d’Émile Chambry révisée et annotée par Alain Billault et Émeline Marquis, Paris, Robert Laffont, 2015, 1 243 p. ↑
  4. Baudouin Decharneux, « Remarques philosophiques sur la « mort » du culte de Mithra », op. cit., pp. 87-100. ↑
  5. Vincent Mahieu, « La coexistence religieuse dans l’Antiquité tardive. Topographie cultuelle métroaque et implantations monumentales chrétiennes dans la Rome du IVe siècle », op. cit., pp. 101-131. ↑
  6. Sylvie Peperstraete, « Le Mexique indigène face à la « conquête spirituelle ». Le sort des prêtres amérindiens à l’époque coloniale », op. cit., pp. 157-179. ↑
  7. À l’évidence, ce que certains reprochent aux « sectes » s’applique toujours parfaitement aux Églises traditionnelles telles qu’elles fonctionnaient il y a trois ou quatre générations. ↑
  8. Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne 1491-1609, Paris, PUF, 2012. ↑
  9. Jürgen Habermas, Entre naturalisme et religion. Les défis de la démocratie, Paris, Gallimard, 2008 pour la version française, que je cite d’après Yves-Charles Zarka, La destitution des intellectuels et autres réflexions intempestives, Paris, PUF, 2010. Cf. p. 221. Je suivrais moins Habermas dans la phrase qui suit celle que je viens de citer : « Mieux encore, les religions peuvent être porteuses de principes moraux qui, lorsqu’on en libère le contenu profane, peuvent dégager « une force d’inspiration valant pour la société dans son entier ». Je ne vois là que révérence inutile à un passé dont on a du mal à se séparer. ↑
  10. Juliette Masquelier, Jean-Philippe Schreiber, Cécile Vanderpelen-Diagre, Les religions et la laïcité en Belgique. Rapport 2019, Observatoire des Religions et de la Laïcité (ORELA), de l’Université libre de Bruxelles, 2020, p.132. ↑
  11. Patrice Dartevelle, « Le retour de la spiritualité : nouveau masque des religions ? » dans La Pensée et les Hommes », Francs-Parlers 2015, pp. 59-70. ↑
  12. Sumit Paul-Choiudhury est un scientifique londonien, ex-éditeur de New Scientist, tout à la recherche sur le futur, la futurologie en créant le centre Alternity, cf. son article « Les dieux de demain », posté le 15 janvier 2021 sur le site de la BBC. ↑
  13. Jan Nelis, « Déclin d’une « religion » et renouveau d’une autre : fascisme et catholicisme dans l’Italie de l’après-guerre », op.cit., pp. 201-217. ↑
  14. Voir Le Soir du 25 février 2021, interview par Daniel Couvreur de Philippe Bercovici et Benoist Simmat, auteurs de L’incroyable histoire de l’immortalité. ↑
  15. Interrogé sur ce qu’était sa religion, un petit-fils de 6-7 ans m’a répondu : Star Wars. ↑
  16. Alfred Loisy est initialement un théologien catholique spécialisé dans les origines du Christianisme. Ses travaux le feront excommunier en 1908 et l’année suivante, il prendra la chaire d’histoire des religions au Collège de France. ↑
  17. Danny Praet, « The End of Ancient Paganism and the End of Modern Organized Religion in the Thought of Franz Cumont »,Quand une religion se termine…, op. cit., pp. 133-152, spécialement pp. 150-151. ↑
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Obsolescence du clivage gauche/droite et rationalité

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Philosophie Laisser un commentaire

Pierre Gillis

J’adhère sans hésitation au cœur dur de la chronique de Patrice Dartevelle[1] : Adorno, Horkheimer, sans parler du « philonazi » Heidegger ont tout faux ; attribuer aux Lumières et à la raison les catastrophes contemporaines est un contre-sens absolu. Je ne développe pas.

Malheureusement, et comme souvent, les bêtises proférées par ces penseurs à rebours ne suffisent pas pour que les affirmations de leurs adversaires soient automatiquement validées. Illustration : lorsque Michel Foucault écrit qu’« avant l’affaire Dreyfus, tous les socialistes, enfin les socialistes dans leur extrême majorité, étaient fondamentalement racistes » (noter le glissement de « tous » à « dans leur extrême majorité »), la réponse de Patrice Dartevelle, après avoir concédé l’antisémitisme de Picard, en effet isolé, est tranchante : « pure fantaisie ». Mais si l’on fait le lien entre le colonialisme et le racisme, lien avéré à mes yeux, on est amené à se poser des questions à propos de l’attitude des socialistes au tournant des xixe et xxe siècles. Émile Vandervelde s’est certes longuement exprimé devant le Parlement belge en 1906 pour fustiger les horreurs des sbires de Léopold II, des mains coupées pour quelques tonnes de caoutchouc, mais il s’est aussi arrangé pour être absent lors de la session parlementaire de 1908 au cours de laquelle l’État belge devait accepter le legs du Roi, et transformer l’État indépendant du Congo en colonie belge. Le POB s’y opposait, notamment parce qu’il craignait que cette reprise n’obère les finances du Royaume, mais Vandervelde y était favorable, parce qu’il croyait possible (et souhaitable) de mettre en œuvre au Congo une « politique indigène socialiste », et qu’il pensait que le contrôle exercé par le Parlement pourrait mettre fin aux excès des colons. Position paternaliste, peut-on dire pour ne pas accabler celui qui deviendra le « patron », clairement teintée de racisme en fait, qu’on retrouve dans ses écrits ultérieurs sur le même sujet (Nicolas De Decker parle dans Le Vif du 12 juillet 2020 des « impressions racistes du socialiste Émile Vandervelde »). Je ne sais pas dans quel sens penchait la majorité des socialistes de l’époque, mais les tergiversations et complaisances variées de bien des pontes du POB à l’égard de l’entreprise coloniale ne sont pas de nature à me convaincre que Vandervelde était isolé. Foucault généralise sans se poser de questions, à l’emporte-pièce, mais le mouvement socialiste n’échappait pas au racisme inhérent à la colonisation.

L’affirmation de Foucault n’est donc pas que fantaisie, mais mise en contexte, elle désigne une curieuse manière de globaliser : l’entreprise coloniale se légitimait au nom de sa mission soi-disant civilisatrice, et au-delà, au nom de la raison. Bien sûr, cette plume au chapeau de la colonisation, ce sont les colonialistes eux-mêmes qui l’accrochent. Foucault, adversaire déclaré du colonialisme, ne conteste pas cette association auto-justificatrice, et attribue la responsabilité de cette catastrophe planétaire à la raison. On pourrait produire un raisonnement analogue à propos d’une autre justification du colonialisme, celle qui a emballé le combat contre les négriers arabes, les concurrents de l’époque, dans un grand voile anti-esclavagiste. On pourrait en conclure, à l’instar de Foucault à l’égard de la raison, que l’opposition à l’esclavage et la défense des droits humains sont la cause profonde de la catastrophe coloniale. Personne (ou plus personne), à ma connaissance, n’argumente en ce sens. Allez comprendre…

Le progrès a du plomb dans l’aile

Autre question discutée, et qui appelle, selon moi, des réponses nuancées : la fin du progrès, qu’on l’envisage comme grille d’analyse du passé ou comme projet d’avenir. Les néo-luddites, comme les appelle Patrice Dartevelle, « refusent de reconnaître ou même d’espérer un progrès quelconque. Comme si la vie d’aujourd’hui n’était pas meilleure qu’avant la révolution industrielle ! » Je partage sans la moindre réserve son avis sur l’effet catastrophique de « ces inepties » qu’on entend malheureusement trop souvent proférer à propos des vaccins. Mais comme pour le colonialisme et le racisme, l’esprit critique dont nous nous réclamons doit nous permettre de mesurer la part de vérité éventuellement portée par certains des contempteurs du progrès.

Harari n’est certes pas à situer dans cette lignée – au contraire, au point qu’on peut lui reprocher de la complaisance à l’égard des méfaits de la mondialisation, qu’il sous-estime dangereusement. Pourtant, dans Sapiens, il n’hésite pas à qualifier la révolution agricole, celle qui a transformé les heureux chasseurs-cueilleurs qu’étaient nos ancêtres en malheureux agriculteurs, comme « la pire des catastrophes advenue à l’humanité » : seule l’espèce Sapiens en tant que telle est sortie gagnante de la Révolution, mais celle-ci aliène les Sapiens, elle réduit l’ampleur des connaissances (qui se spécialisent dans les variétés végétales cultivées au détriment de tout le reste), et elle leur fait connaître les joies nouvelles de la famine, en cas de mauvaise saison ou de maladie des plantes cultivées, la fin du nomadisme les privant d’aller chercher plus loin ce qui leur aurait fait défaut. Mais seul le « clap » initial ne participe pas de la vision progressiste d’Harari[2] : pour lui, les tendances lourdes de notre Histoire suivent le fil du progrès des connaissances et des sciences, elles-mêmes indissolublement liées aux progrès de nos architectures sociales.

D’autres ont tenu des propos comparables à ceux d’Harari concernant la Révolution agricole, mais en visant des bouleversements sociaux plus récents, et je n’oserais pas écarter leurs questions ou affirmations d’un revers de la main. Le sort des prolos qui ont brutalement gonflé la population des villes insalubres lors de la révolution industrielle, pour des salaires de misère et dans des conditions de travail inqualifiables, était-il réellement plus enviable que celui des serfs médiévaux ?

La réponse à cette question ne coule pas de source. Au-delà des statistiques qui pourraient étayer mon questionnement, et qu’on peut trouver avec un peu de persévérance, j’invoquerai une impression personnelle, qui remonte à mes séjours au Burundi, il y a une petite dizaine d’années, pour y former des profs de science. Logés à Bujumbura, il nous est arrivé de déambuler en périphérie urbaine, dans les bidonvilles où vit une partie importante de la population. Par ailleurs, quelques plongées dans le « Burundi profond », dans les campagnes sur le flanc des collines, nous ont permis de nous faire une petite idée du mode de vie des paysans qui s’y accrochent. Pauvreté des deux côtés, sans aucun doute, mais ma perception du moment, que je n’ai pas oubliée, est que la misère la plus abominable était urbaine, là où les liens sociaux villageois ont disparu, quand bien même ces liens ne sont pas que de solidarité. Où est le progrès dans ce gigantesque exode rural – qui sévit à l’échelle planétaire ?

Qu’est-ce que ça veut dire, être de gauche ?

Je saute à la question finale de Patrice Dartevelle, qui me guide dans ma propre réflexion, à propos du succès du post-modernisme chez bien des penseurs étiquetés à gauche :

Le mot « gauche » peut-il encore apporter de la clarté ? S. Roza ne voit-elle pas que les critères qui faisaient que quelqu’un était de gauche il y a trente ou quarante ans et ceux qu’on emploie aujourd’hui n’ont plus tant de points communs ?

Question intéressante, même si la formule « tant de points communs » est subjective (combien de grains de sable pour faire un tas ?), qui pousse à tenter une définition du clivage gauche/droite – le seul exemple invoqué (« Le souci de la nature était de droite et celui de la liberté d’expression de gauche ») étant loin d’être décisif à mes yeux, d’autant que j’hésite vraiment à classifier l’amour de la nature à droite (pour ne pas quitter l’époque, on peut citer William Morris, un des fondateurs de la Socialist League (anglaise) en 1884, auteur des Nouvelles de nulle part, grand défenseur de l’environnement et du patrimoine architectural).

Les politologues ont pris l’habitude, quand ils décrivent la Belgique, de citer trois clivages déterminants : la question nationale (Flamands/Wallons), le clivage religieux (cathos/laïques), et la fracture sociale, assimilée à la coupure gauche/droite. Pour les politologues, ces trois axes sont ceux d’un espace tridimensionnel, mutuellement orthogonaux, indépendants les uns des autres. Notons que la division entre classes sociales, qui se déploie le long du 3e axe, ne renvoie pas automatiquement à une opposition d’idées[3] – encore que les idées viennent en appui pour soutenir des intérêts de groupes sociaux, de classes sociales.

Il y a derrière le fait de se dire de gauche ou de droite une prise de parti en faveur des uns ou des autres, dominés ou dominants. Plus précisément, je pense que c’est la manière de définir l’intérêt général qui caractérise le mieux le clivage gauche/droite : s’affirmer défenseur de l’intérêt général n’a rien d’original, chacun prétend l’être (à quelques exceptions près), mais définir l’intérêt général est loin d’aller de soi, nos sociétés sont bien trop contradictoires pour que la notion fasse consensus. On est de gauche quand on identifie l’intérêt général à celui des dominés, l’égalité étant la première des vertus républicaines mise en avant. En somme, le contraire de ce qu’en 1953, Charles Erwin Wilson, le président de General Motors, pressenti pour devenir secrétaire à la défense d’Eisenhower, a déclaré devant le Sénat américain : « Ce qui est bon pour l’Amérique est bon pour General Motors, et vice-versa ». Marx formulait cette idée d’une façon plus sophistiquée : la classe ouvrière s’émancipe en émancipant l’humanité. Phrase qui se laisse retourner : la classe ouvrière émancipe l’humanité en s’émancipant elle-même. Dans cette conception, le combat de la classe ouvrière (ou des dominés, pour élargir le propos) transcende les autres luttes pour l’émancipation, quand bien même celles-ci ne se définissent pas en termes de classes. Le mouvement ouvrier a fait sien ce point de vue, d’abord avec les théoriciens allemands de la social-démocratie, mais surtout dans sa composante communiste, sous l’impulsion de Lénine : son Que faire ? de 1902 est imprégné de cette idée. La lutte sur le terrain de la production économique ne suffit pas, une perspective révolutionnaire doit aller bien au-delà et soutenir les luttes y compris hors de l’usine : contre l’arbitraire policier, contre l’humiliation des nationalités, contre l’impôt écrasant les paysans, etc[4]. Et donc, le militant

ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de trade-union [syndical] mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer un tableau complet de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique et mondiale de la lutte émancipatrice du prolétariat.

Au début du xxe siècle, l’ambition était clairement de lier les différents axes, de les forcer à se rejoindre, dans un mouvement historique volontariste que Lénine appelait la fusion du mouvement ouvrier et du socialisme.

De fusion en défusion

Cette ambition s’est traduite dans l’organisation du Congrès des peuples de l’Orient (Bakou, 1920), qui assura le soutien de l’Internationale communiste aux nationalistes progressistes des pays colonisés, et elle a culminé dans les années trente, dans le contexte des fronts populaires, avec la participation active d’intellectuels prestigieux à des rassemblements antifascistes, qui avaient fière allure, et un peu plus tard dans les mouvements de résistance au nazisme.

Et elle a fait long feu depuis lors. Pourquoi ? La réponse la plus évidente est la compréhension progressive de l’imposture stalinienne. La proclamation d’attachement aux libertés démocratiques devient une incantation et perd toute crédibilité face aux procès de Moscou de 1936 et 1938 et face au Goulag. Au point qu’aujourd’hui, l’attachement aux libertés démocratiques est plutôt connoté libéral, un paradoxe quand on sait qu’en Belgique, il a fallu près d’un demi-siècle d’âpre combat de la part du mouvement socialiste pour faire adopter le suffrage universel.

Suffrage d’ailleurs abusivement dénommé universel, la moitié de l’humanité en étant exclue… Le féminisme fait bien partie de ces domaines pas directement liés à la lutte économique, à englober dans le combat universel pour l’émancipation. Sur ce terrain, il faut un peu de mauvaise foi pour pointer le stalinisme comme fauteur de discorde, les Polonais d’aujourd’hui peuvent en témoigner, les reculs des droits des femmes depuis les années 90 sont légion et ne sont pas imputables à Jaruzelski et à son gouvernement. Le rappel de l’origine du choix du 8 mars pour célébrer les droits des femmes est important pour savoir d’où on vient : c’est Clara Zetkin, à l’époque figure de proue de l’aile gauche de la social-démocratie allemande, et députée communiste au Reichstag de 1920 à 1933, qui proposa en 1910 à l’Internationale socialiste des femmes l’instauration d’une journée d’action pour les droits des femmes, finalement fixée au 8 mars. Les revendications mises en avant étaient le droit de vote, le droit au travail et la fin des discriminations au travail. La convergence entre mouvement ouvrier et mouvement féministe était en bonne voie, même si toutes, côté féministe, ne s’en accommodaient pas, et même si le mouvement ouvrier n’en vint à soutenir le féminisme que lentement… et modérément.

Sur ce terrain aussi, la défusion va bon train. En cause, un problème fortement clivant : comment traiter la question des femmes musulmanes. Sans conteste, celles-ci sont opprimées, et doublement encore bien : comme femmes, et comme membres d’une communauté discriminée chez nous. On peut aussi retenir que jadis (il y a plus d’un demi-siècle), lesdits socialismes arabes (l’égyptien, l’irakien, l’algérien) prenaient en compte et luttaient contre cette double oppression, avec Nasser en fer de lance (et son éclat de rire, souvent rediffusé, à l’évocation du port du voile par les femmes égyptiennes). De l’eau a coulé sous les ponts depuis ; les socialismes arabes ont été vaincus et éliminés par le monde « libre », et le refus de l’humiliation infligée aux immigrées s’est en partie focalisé sur l’affirmation de la légitimité de signes distinctifs, comme le foulard. Au grand dam d’une partie du mouvement féministe, qui ne fait pas une priorité du soutien aux victimes de graves discriminations sociales, et s’en tient à la mise en avant d’un féminisme « pur » dans lequel les femmes des milieux populaires d’origine immigrée se reconnaissent peu. Au point que par rapport à cette problématique, les féministes les moins encombrées du souci de soutien aux populations immigrées et à leurs revendications de justice sociale, soit les féministes de droite (oui, on peut être féministe et de droite), tiennent le haut du pavé : elles ne connaissent pas, et pour cause, les affres de la conciliation – encore moins de l’amalgame – des deux points de vue.

Remarque provisoire, avant de poursuivre : pas grand-chose à voir, jusqu’ici, avec le post-modernisme. Sauf à considérer que la prise en compte des subjectivités des protagonistes des luttes politiques est une découverte des post-modernes, mais à ce compte, Machiavel est un post-moderne avant l’heure.

La rationalité de la priorité écologique

L’allusion à l’amour de la nature comme une valeur de droite mérite qu’on s’y arrête. C’est évidemment l’émergence du courant écologiste qui est dans le viseur. Je suis pour ma part convaincu que la rationalité est du côté des « écologistes » (les guillemets pour ne les pas réduire aux militants ou aux membres du parti Ecolo), et pas de leurs adversaires. La démonstration est faite, du moins je l’espère, en ce qui concerne le réchauffement climatique – les climato-sceptiques sont à la climatologie terrestre ce que les négationnistes sont à l’histoire du génocide juif. Rebondissement piquant des affrontements autour du réchauffement climatique, on aurait tort de se priver d’une auto-critique – certes prudente et timide – d’une des vedettes du post-modernisme français, Bruno Latour. Dans son Enquête sur les modes d’existence (2012), il revient sur ses critiques passées de l’institution scientifique et de la croyance en la puissance de la raison de la part de cette institution, croyance qu’il dénonçait plus tôt comme naïve :

Devant la ruine des institutions que nous commençons à léguer à nos descendants, suis-je le seul à ressentir la même gêne que les fabricants d’amiante visés par les plaintes au pénal des ouvriers victimes de cancers du poumon ? Au début, la lutte contre l’institution paraissait sans danger ; elle était modernisatrice et libératrice – amusante même – ; comme l’amiante, elle n’avait que des qualités. Mais comme l’amiante, hélas, elle avait aussi des conséquences calamiteuses que nul n’avait anticipées et que nous avons été bien trop lents à reconnaître.

De manière plus générale, la problématique de l’épuisement de la planète contraint à des révisions déchirantes, mais encore une fois, pour des raisons profondément rationnelles. Les notions de gauche et de droite ont fait leur nid dans le landerneau politique, acquérant même le statut de clivage central dans l’éventail des positionnements politiques, avec la montée en puissance du mouvement socialiste ouvrier, au cours de la seconde moitié du xixe siècle, je l’ai mentionné plus haut. À l’époque, il n’est pas abusif de qualifier tous les courants présents de productivistes (ou presque tous, à l’exception d’un quarteron de romantiques passéistes), encore que pas tous de la même manière. Les théoriciens du capitalisme, les libéraux classiques, avaient bien compris que le moteur du capitalisme, c’est la reproduction élargie du capital, nécessitant une expansion illimitée de la production – aucune dérogation possible sans toucher à l’essentiel. Du côté des adversaires du capitalisme, le lien n’est pas consubstantiel, mais il est néanmoins fait. Chez Marx, on trouve certes ci et là, dans Le Capital, des formules qui anticipent les débats à venir, avec le percutant qu’on lui connaît :

Au lieu que la terre soit consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle et collective, la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série des générations successives, nous avons affaire à une exploitation des forces du sol qui équivaut à un gaspillage […] La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment, en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes, et qui s’accroît sans cesse, elle crée ainsi les conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré.[5]

[La production capitaliste en agriculture] « trouble encore la circulation matérielle entre l’homme et la nature, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés et usés sous formes d’aliments, de vêtements, etc. […] En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès, non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité.[6]

Les résidus de la consommation sont de la plus grande importance pour l’agriculture. Leur utilisation donne lieu, en économie capitaliste, à un gaspillage colossal : à Londres par exemple, on n’a trouvé rien de mieux à faire de l’engrais provenant de quatre millions et demi d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise.[7]

Ces réflexions sont loin d’être anodines, et on peut souligner le terme « métabolisme social », que les théoriciens de l’écologie politique ne récuseraient sans doute pas, ainsi que la perspicacité de la remarque sur la diffusion mondiale des nuisances, mais elles n’ont pas été développées, et elles ne font pas le poids face à ce que Marx écrivit dans sa préface à l’Introduction à la Critique de l’économie politique, un des rares textes dans lequel il synthétise sa démarche :

À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale.

Autrement dit, la fin du capitalisme (prévisible pour Marx) sera à l’ordre du jour lorsque les rapports de production capitalistes deviendront une entrave pour le développement des forces productives, ce qui revient à imaginer un mode de production capable de faire mieux, et même de faire plus, que le capitalisme.

Le productivisme a fait son temps

Si l’on souhaite ne pas s’en tenir à des énoncés théoriques, on préférera alors se référer à des politiques concrètes. Les frères ennemis de la gauche ont partagé cette vision productiviste : côté social-démocrate, à partir d’une approche « intérieure » au capitalisme, les plus beaux succès étant ceux des Trente Glorieuses de l’après-guerre, où l’expansion capitaliste fut suffisante pour permettre que la classe ouvrière en touche aussi des dividendes (c’est ce qu’on a appelé le compromis social-démocrate, mais la colonisation et le pillage du Tiers Monde n’étaient pas pour rien dans cette expansion). Et côté socialisme « réellement existant » (autoproclamé), dans les démocraties populaires gérées par les partis communistes au pouvoir, l’objectif, formalisé par Khrouchtchev, mais bien présent déjà sous Staline, était de rattraper les États-Unis, de l’extérieur, en quelque sorte. Il est sans doute vain d’évoquer la Chine, où les références à Marx ne sont plus que génétiques, dans le meilleur des cas, mais où l’objectif de dépassement des États-Unis est une réalité forte, depuis Deng Xiaoping.

Il n’empêche que la finitude de nos ressources matérielles sur cette Terre est tout sauf un fantasme de nostalgiques du paradis perdu. L’irrationalité est du côté de ceux qui nient ce fait, pour parler comme les pourfendeurs de fake news. Que notre Terre soit finie, chacun le sait, les marins de Magellan en ont d’ailleurs fait le tour. L’infini, ça ne vaut que pour le cosmos, et encore, ça se discute. Le déni se situe à un autre niveau : une fois les ressources habituelles épuisées, on trouvera bien le moyen de procéder autrement et de s’en procurer d’autres. Qui ça, on ? Les scientifiques, pardi ! Ceux-ci ont beau ne l’avoir jamais prétendu, qu’à cela ne tienne… Étonnant que les performances virtuelles de nos sciences et technologies fassent l’objet d’une pure croyance : savants, donnez-nous notre énergie quotidienne. Curieux retournement, opéré contre certains des acquis solides de cette même science, comme les deux principes de la thermodynamique, celui qui énonce la conservation de l’énergie, et celui qui en prédit la dégradation sous l’effet du lissage des inhomogénéités… Chassez l’irrationnel, il revient au galop !

En l’occurrence, et malgré ses errances multiples, Latour a raison quand il écrit que « tout se passe en effet comme si une partie importante des classes dirigeantes était arrivée à la conclusion qu’il n’y aurait plus assez de place sur terre pour elles et pour le reste de ses habitants. » Les murs contemporains en témoignent, de la frontière mexicaine à celui érigé le long de la ligne verte censée pérenniser le ghetto où sont enfermés les Palestiniens, et les barrages marins ne sont pas en reste, comme celui sur lequel veille Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, créée en 2004 « pour aider les États membres de l’UE et les pays associés à l’espace Schengen à protéger les frontières extérieures de l’espace de libre circulation de l’UE ».

Nous voici de retour à la case départ, et à l’actualité du clivage gauche/droite : le critère que je propose (est de gauche celle ou celui qui identifie l’intérêt général à celui des dominés) fait pleinement sens, en particulier pour s’y retrouver dans cette problématique réputée purement écologique, souvent renvoyée au-delà du clivage gauche/droite, lui-même décrété obsolète. Face à l’épuisement des ressources naturelles, le déni n’est souvent qu’un paravent destiné à masquer l’érection de forteresses abritant une nouvelle espèce protégée, les dominants du capitalisme mondialisé, quitte à en payer le prix en guerres meurtrières. Ce déni est de droite, contrairement aux programmes politiques qui prônent un autre mode de production et de consommation des richesses – bâti sur la solidarité entre tous les Sapiens. La clarté n’est pas étrangère à cette opposition, qui n’a que peu de choses à voir avec l’amour de la nature…

Cela dit, en plaçant la question sociale au centre de gravité de la faille qui fracture nos sociétés, en faisant de l’opposition de classe la question centrale, on est amené à admettre sans trouble majeur que les enjeux en soient changeants, que les lignes de démarcation soient mouvantes, d’autant plus que les tentatives de cerner les classes sociales sur un mode taxinomique, comme pour le classement des espèces vivantes, ont fait la preuve de leur inanité : comme les forces chez Newton, qui avait compris qu’elles allaient toujours par paires, les classes ne se laissent appréhender que dans leur opposition, l’une par rapport à l’autre.

La variabilité qui affecte les thèmes d’affrontement n’est pas une exclusivité des confrontations politiques. On peut en trouver un bel exemple d’ordre philosophique, puisé dans les développements de la cosmologie. L’univers a-t-il une histoire ? Traditionnellement, les grands récits religieux se sont réservé le monopole de la réponse, élaborée en imaginant une phase initiale d’apparition de l’univers, façonné plus ou moins volontairement par un créateur omnipotent, suivie d’une longue période de fonctionnement en régime stationnaire, dans laquelle nous nous trouvons toujours, et où les choses sont ce qu’elles sont, depuis la création. Les progrès de l’astronomie et de la physique ont permis aux scientifiques de mettre un pied dans ces récits, en provoquant pas mal de tumulte, dont Galilée et quelques autres eurent à payer le prix. Ces interventions se firent de plus en plus systématiques, pour déboucher au début du xixe siècle sur le point de vue d’un Laplace (« Dieu est une hypothèse inutile »), qui envoyait aux oubliettes le mythe de la création, au prix d’une accentuation sans équivoque du caractère stationnaire de l’univers – qui n’avait donc pas d’histoire. La suite fait apparaître un renversement complet, et déboussolant : les progrès de l’astrophysique au xxe siècle ont validé l’idée exactement opposée, avec la découverte des galaxies, l’expansion de l’univers, le Big Bang, la nucléosynthèse et l’histoire de la formation des noyaux atomiques, etc. – l’univers a une histoire, aussi riche que celle des espèces vivantes. Les matérialistes, qui nourrissent leurs conceptions des acquis scientifiques, sont ainsi passés en un peu plus d’un siècle d’une négation de cette histoire, basée sur le rejet des mythes religieux, à une affirmation forte du caractère évolutif de l’univers. Au point que les théologiens font leurs choux gras de ce retournement – certains allant jusqu’à tenter d’instrumentaliser l’astrophysique dans leur entreprise de relecture des mythes…

Mon détour final par une controverse philosophico-scientifique sera peut-être perçu comme hors de propos, mais il ne l’est pas. Les débats politiques, comme les disputes philosophiques, sont en quelque sorte corsetés par les avancées des connaissances, en particulier par les progrès des sciences, et par les bouleversements sociaux. Il peut se faire qu’une avancée décisive mette fin à un affrontement – en tranchant, ou en le vidant de son sens. Laplace n’était pas moins rationnel que Georges Lemaître, mais de 1805 à 1930, la connaissance de l’univers s’est considérablement enrichie, au point de renverser les termes du débat antérieur. En politique, les oppositions décisives séparent les constructeurs de ghettos fortifiés des partisans d’une société égalitaire et accueillante à tous. Sur ce terrain aussi, une question peut acquérir une importance inédite, une pertinence inattendue, et chambouler les termes d’un débat – exemple, le réchauffement climatique. Cela ne met pas fin aux combats pour l’égalité.


Notes

  1. Patrice Dartevelle, « Le postmodernisme à l’assaut des Lumières », Newsletter de l’ABA, n° 31, déc. 2020. ↑
  2. J’ai relevé ce paradoxe dans « Fiction et fake news : depuis toujours et à jamais ? », Newsletter 29, juin 2020. ↑
  3. Je vise une définition « moderne », pas celle qui remonte aux affrontements au sein de la Constituante française de 1789. ↑
  4. Et dans cet etc., on peut évidemment inclure la liberté d’expression, sans extrapolation abusive. ↑
  5. Karl Marx, Le Capital, Éditions Sociales, Paris, 1976, Livre III, p. 735. ↑
  6. Ibid., Livre I, p. 360. ↑
  7. Ibid., Livre III, p. 111. ↑
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Confession éclectique de Denis Diderot

Posté le 30 mars 2021 Par ABA Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

Marco Valdo M.I.

Dans cette Confession éclectique, comme dans les précédentes entrevues fictives[1], un Inquisiteur tente de cerner l’athéisme de l’impétrant ; c’est le métier d’Inquisiteur de faire parler les suspectes et les suspects d’hérésie – « Parlez, parlez, nous avons les moyens de vous faire parler »[2]. On trouve, face à l’enquêteur Juste Pape, le suspect Denis Diderot, né à Langres en 1713 – un des auteurs des Lumières. Athée, éclectique, rationaliste, matérialiste, il était d’une infinie rigueur morale, tenant d’une morale naturelle et d’une tolérance absolue vis-à-vis des croyances. Pour constituer son dossier, l’Inquisiteur se réfère à l’ensemble de l’œuvre de Denis Diderot et, plus particulièrement, à divers ouvrages qui seront signalés au fur et à mesure de l’entretien.

Bonjour, Monsieur Diderot. Je suis Juste Pape, enquêteur de l’Ovraar[3] en mission spéciale. Je voudrais tout d’abord m’assurer que vous êtes bien Monsieur Denis Diderot, né à Langres, le 5 octobre 1713 et baptisé le lendemain en l’église Saint-Pierre-Saint-Paul de la ville.

Certes, Monsieur l’Inquisiteur, je suis ce Denis Diderot, aîné des six enfants d’un Didier Diderot, coutelier, et d’une Angélique Vigneron, fille de maître tanneur. C’était une famille très catholique.

Vous comprendrez, Monsieur Diderot, je n’ai pas le loisir ni les compétences pour débattre de vos réflexions philosophiques, ni de vous suivre dans vos débats à propos des recherches scientifiques de votre siècle. La seule chose qui m’importe est de cerner votre athéisme, même si, comme je l’espère, vous vous en êtes repenti lors de vos entretiens avec le curé de Saint-Sulpice.

Voilà, Monsieur l’Inquisiteur, une noble mission pour laquelle je vous apporterai tout mon appui, même si les visites répétées du curé de Saint-Sulpice[4] sur la fin de ma vie m’ont mis en garde. On m’a assuré que Voltaire fut l’objet d’un pareil siège et je ne sais si l’opium ne fut pas l’instrument de sa prudente conversion finale.

Monsieur Diderot, vous avez été tonsuré, vous avez porté le titre d’abbé, vous vous êtes marié à l’église Saint-Pierre-aux-Bœufs à Paris et vous avez été enterré en l’église Saint-Roch à Paris. Peut-être vous étiez-vous réconcilié avec le Ciel ? Qui sait ? Ce me semble un parcours de bon catholique.

Monsieur l’Inquisiteur, je vais vous confondre comme la Maréchale qui pensait qu’étant ni voleur ni violeur, je ne pouvais être athée[5]. Quand je fus assiégé par le curé de Saint-Sulpice, qui entendait me faire revenir dans votre troupeau, je n’ai jamais cédé. Je suis mort de bonne humeur ; j’avais pris mon repas méridien et je disais à ma femme : « Il y a longtemps que je n’ai mangé avec autant de plaisir », quand elle vit mes yeux s’éteindre. Et si j’ai été enterré dans une église, avec, à mes côtés, cet autre athée qu’était le baron d’Holbach, c’est que l’argent de Catherine de Russie avait séduit le curé[6]. Mon entourage ne tenait pas à ce que je sois jeté aux chiens, sort infamant réservé aux cadavres d’athées.

Ah ! dit l’Inquisiteur, Monsieur Diderot, on vous disait athée. En admettant que ce soit le cas, si vous étiez actuellement dans un de ces pays sous influence musulmane et qu’on vous menaçait de mort comme infidèle, vous soumettriez-vous aux injonctions du Coran, du Prophète et d’Allah ?[7]

Je n’y manquerais pas[8] ; sans l’ombre d’une hésitation, sans cesser d’être athée. Mon athéisme est une conviction fondée sur un long travail de réflexion et une mise à l’épreuve des faits du monde et de sa réalité ; ce n’est pas une confession, il n’est pas l’objet d’une foi.

Vous dissimuleriez, vous tairiez votre athéisme, en quelque sorte. En cela, demande l’Inquisiteur, ne seriez-vous pas hypocrite ?

Né cinquante ans avant moi, Jean Meslier, par ailleurs curé d’Étrépigny, petit village des Ardennes, qui ne voulait pas risquer d’être sanctionné, pensait de même que moi ; il honora son contrat de travail, fit le curé et se donna le visage d’un bon catholique jusqu’à sa mort ; il révéla son athéisme dans son testament[9] . C’était prudent. Il a fait comme tous les résistants du monde face à toutes les oppressions – à moins d’avoir vocation au martyre. Face aux fanatiques qui pensent qu’un bon athée est un athée mort, je pense, moi, qu’un bon athée est un athée vivant.

Comment peut-on être athée, dites-moi, Monsieur Diderot ?

Monsieur l’Inquisiteur, comment peut-on croire ? La question de la croyance se pose seulement au croyant ; la réponse athée est que ça n’a aucune importance. Dans le réel, tous les êtres vivants sont athées et l’immense majorité ne croit pas ; il se trouve que certains ont un fantasme qu’ils nomment Dieu. Si on veut comprendre le monde, Dieu ne sert strictement à rien et est un obstacle à l’élucidation des choses, des événements, des phénomènes, du chaos. En quelque sorte, sa supposition s’interpose, elle forme écran.

Cependant, Monsieur Diderot, qu’est-ce qui vous a fait ainsi devenir athée ? Serait-ce lié à vos intérêts pour la compréhension des sciences ?

Tout à fait, Monsieur l’Inquisiteur, ça discutait ferme à mon époque : pour ne parler que de chez nous, les croyants en un Dieu chrétien se disputaient entre eux ; les déistes y voyaient un horloger, un architecte ou un ouvrier ; et les athées n’y voyaient rien du tout. Longtemps, j’ai abordé la question de la matière vivante – son apparition, son évolution et sa reproduction – dans le cadre d’une explication créationniste déiste, admise à mon époque. Finalement, ce postulat de l’origine divine du vivant m’empêchait de renoncer à la foi. Or, une expérience biologique m’a fait envisager l’ensemble des phénomènes vitaux à partir des seules propriétés de la matière, en faisant l’économie de toute intervention de Dieu. Le monde était pour moi un univers depuis toujours en autoproduction et même, dirait-on à présent, en autogestion. Je disais ça ainsi : « Qui sait les races d’animaux qui nous ont précédés ? Qui sait les races d’animaux qui succéderont aux nôtres ? Tout change, tout passe, il n’y a que le tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse ; il est à chaque instant à son commencement et à sa fin ; il n’en a jamais eu d’autre, et n’en aura jamais d’autre. »[10]

C’est ce qui vous a conduit à devenir athée ? demande l’Inquisiteur.

Athée ? Oui, je suis devenu athée par étapes. J’ai commencé dans la foi catholique de mes parents – j’ai eu une sœur religieuse, un frère chanoine, moi-même, j’ai été abbé ; puis, j’ai voulu comprendre le monde, le monde physique, naturel, vivant, palpable, intelligible, que sais-je ? Je suis alors passé du Dieu des chrétiens, celui avec sa barbe, ses cheveux longs, ses incompréhensibles péchés, son amour, sa haine, son paternalisme, son patriarchisme, à un Dieu plus rationnel, tenant que « La raison seule fait des croyants » (J, 27)[11], j’étais devenu déiste. C’était très à la mode ; l’Être suprême était un dieu explicatif, un dieu bouche-trou de la connaissance, une sorte de rustine de la science. Impossible de le pratiquer longtemps, je l’ai laissé tomber, c’était une béquille inutile à celui qui marche. Du temps où j’étais déiste, je disais à peu près ceci : « L’Être suprême, sur son penchant à la colère, sur la rigueur de ses vengeances, il serait à souhaiter qu’il n’existât plus, car la pensée qu’il n’y a point de Dieu n’a jamais effrayé personne, mais bien celle qu’il y en a un » (J, 26). Pour en revenir à Dieu : je ne l’ai jamais vu, jamais entendu, jamais rencontré. Aujourd’hui encore, il est aux abonnés absents.

Quand même, athée à cette époque, et surtout, athée proclamé, dit l’Inquisiteur, ce ne devait pas être facile à vivre.

Vous avez raison, Monsieur l’Inquisiteur : athée était une position inconfortable. On ne pouvait pas s’affirmer tel ; il suffisait qu’on vous dénonce pour qu’on vous inquiète. On m’a poursuivi à la suite d’une dénonciation par le curé de Saint-Médard, qui disait notamment : « Diderot, homme sans qualité, demeurant avec sa femme chez le sieur Guillotte, exempt du prévost de l’île, est un jeune homme qui fait le bel esprit et trophée d’impiété. Il est l’auteur de plusieurs livres de philosophie, où il attaque la religion. Ses discours, dans la conversation, sont semblables à ses ouvrages. » Deux ans plus tard, on m’enfermait à Vincennes. Lors de mon arrestation en 1749, on m’a intimé de me taire ; j’ai promis « de ne rien faire à l’avenir qui puisse être contraire en la moindre chose à la religion et aux bonnes mœurs. »[12]. À cette condition, j’ai pu être libéré et j’ai autant que possible dissimulé ultérieurement mon athéisme et retardé la publication de certains de mes écrits au-delà de ma mort. L’athéisme révélé aux gens, c’était trop pour le pouvoir. Sous une monarchie de Droit Divin, si vous retirez Dieu, qu’est-ce qui reste comme justification au souverain ? Vous lui enlevez le trône d’en dessous de son cul. Vous êtes un dissident, un dangereux révolutionnaire. Aujourd’hui encore, laisser paraître son athéisme est souvent mal vu. C’est pareil dans toutes les nations et les États qui mettent Dieu dans leur Constitution ou qui mêlent Dieu à la vie publique. La religion est un instrument de domination et de domestication des gens et des populations.

Comment, reprend l’Inquisiteur, votre athéisme se définit-il ?

Monsieur l’Inquisiteur, mon athéisme ne se définit pas, mais je vais vous conter une parabole. J’avais eu connaissance d’une longue discussion[13] entre l’aumônier qui accompagnait Monsieur de Bougainville dans son tour du monde et Orou, un Otaïtien de mes amis. L’aumônier disait : « Ils pèchent contre la loi de Dieu, car c’est ainsi que nous appelons le grand ouvrier ; contre la loi du pays, ils commettent un crime. » Notez que ce religieux, censément catholique, dévoile le droit divin et même, se révèle conciliant avec le déisme. Mais Orou éclaire son athéisme primordial, qui est le mien, en disant : « Ces préceptes singuliers (ceux de la religion), je les trouve opposés à la nature, contraires à la raison, faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier qui a tout fait sans tête, sans mains et sans outils ; qui est partout et qu’on ne voit nulle part ; qui dure aujourd’hui et demain et n’a pas un jour de plus ; qui commande et qui n’est pas obéi ; qui peut empêcher et qui n’empêche pas. » Orou se demandait : « Une de ces actions qu’il (le vieil ouvrier) a défendue comme mauvaise, c’est de coucher avec une femme ou une fille. Pourquoi donc a-t-il fait deux sexes ? » (S, 42) Vous voyez dans quelle absurdie ce vieillard barbu nous mène.

Vous y allez fort, Monsieur Diderot, qu’est-ce que Dieu a à voir avec le sexe ?

Beaucoup, Monsieur l’Inquisiteur. Le sexe ? Dieu tient l’homme par le sexe ; il y asservit la femme. Dieu a créé le sexe et s’est empressé d’interdire de s’en servir librement ; Dieu est pour le sexe réglementé. À ce sujet, voici l’agréable mésaventure de l’aumônier – que j’appellerai Jean – lequel était en quelque sorte en pension chez Orou et l’hôte de sa famille. Comme il était d’usage en Otaïti (ce l’est aussi, dit-on, chez les Inuits) d’offrir à l’hôte une compagne pour la nuit, Orou présente à Jean sa femme et ses trois filles, toutes nues, afin qu’il choisisse celle qui lui plairait. Malgré ses réticences (« Mais ma religion ! Mais mon état ! » s’écriait le naïf aumônier), Jean s’active la nuit avec Thia, la cadette et dès l’aube, il est félicité sur le lieu de ses exploits par l’ensemble de la famille (S, 41). Orou, en aparté, lui dit : « Je vois que ma fille est contente de toi, et je te remercie. Mais pourrais-tu m’apprendre ce que ce c’est que le mot religion que tu as prononcé tant de fois et avec tant de douleur ? » (S, 42). De l’avis de Thia, Jean était un homme entier, brave et fort aimable, comme Orou devait le souligner : « Mais, moine, ma fille m’a dit que tu étais un homme et un homme aussi robuste qu’un Otaïtien, et qu’elle espérait que tes caresses réitérées ne seraient pas infructueuses » (S, 68). Et le lendemain soir se présente, auprès de Jean, la puînée des filles d’Orou, Palli, appuyée elle aussi par les supplications du père et de la mère. Et Jean se lance alors bravement dans une nouvelle nuit d’amour ; et le jour suivant se présente Asto, l’aînée et Jean de remontrer ses talents ; puis, sans attendre, le lendemain, arrive la mère, femme de son hôte, que Jean s’obligea à obliger aussi courtoisement que ses filles (S, 69). Toutes se déclarèrent ravies. De retour au pays, Jean jura ses grands dieux qu’il regrettait vivement de n’être pas resté en Otaïti – sans sa religion !, sans son état ! (S, 71).

Monsieur Diderot, dit l’Inquisiteur, on me dit que vous receviez des lettres de ce sulfureux Voltaire ? Et que vous complotiez avec lui contre notre religion et notre État. Qu’en est-il ?

J’ai reçu un jour de Voltaire, à propos de François-Jean Lefebvre, chevalier de la Barre[14], ce jeune homme assassiné par l’intransigeance de la justice qui était, en ce temps-là, odieusement soumise à l’intolérance religieuse, une lettre dont j’extrais ceci : « Cependant le sang du chevalier de La Barre fume encore… et les juges sont en vie. Ce qu’il y a d’affreux, c’est que les philosophes ne sont point unis, et que les persécuteurs le seront toujours.… J’apprends que vous ne vous communiquez dans Paris qu’à des esprits dignes de vous connaître : c’est le seul moyen d’échapper à la rage des fanatiques et des fripons. Vivez longtemps, monsieur, et puissiez-vous porter des coups mortels au monstre dont je n’ai mordu que les oreilles. »[15] Je ne vois là que de la vérité dite par une bonne âme. Et je lui avais répondu : « Illustre et tendre ami de l’humanité, je vous salue et vous embrasse. Il n’y a point d’homme un peu généreux qui ne pardonnât au fanatisme d’abréger ses années, si elles pouvaient s’ajouter aux vôtres. Si nous ne concourons pas avec vous à écraser la bête, c’est que nous sommes sous sa griffe. » Que pensez-vous, Monsieur l’Inquisiteur, de toutes ces manœuvres de prêtres à mon encontre, de ces dénonciations et du silence qui me fut imposé pour le reste de ma vie ? Il est vrai qu’ils ne peuvent plus rien contre moi. Je suis retiré dans les terres d’une alliée puissante et bienveillante, qui m’avait dit :

Ça fait longtemps
Que je t’aime
Et notre hymen à tous les deux
Était prévu depuis le jour de
Ton baptême,
Ton baptême.
Si tu te couches dans mes bras,
Alors la vie te semblera
Plus facile,
Tu y seras hors de portée
Des chiens, des loups, des hommes et des
Imbéciles,
Imbéciles.

C’est là un havre de tranquillité dont on ne se lasse jamais. Et pour ce qui est de la suite des temps, je vous le dis tout net :

O vous, les arracheurs de dents,
Tous les cafards, les charlatans,
Les prophètes,
Comptez plus sur oncle Archibald
Pour payer les violons du bal
À vos fêtes,
À vos fêtes.[16]

Alors, dit l’Inquisiteur, il me faudra conclure que vous voilà athée pour l’éternité.

Eh oui, Monsieur l’Inquisiteur, je suis athée, je l’étais devenu, je le suis resté ; c’est dit, mais je ne cherche nulle part des prosélytes. Je laisse tout un chacun vivre tranquille avec toutes les croyances. Il m’est égal qu’on croie à Dieu ou au Diable, qu’on soit monothéiste, polythéiste, déiste, païen, croyant à quoi que ce soit, même à la théière bleue[17], mais je n’entends pas être inquiété dans ma tranquillité athée par vos envies de convertir les autres. Que chacun garde pour soi ses prophètes, ses préceptes, ses interdits alimentaires et ses mutilations ; abstenez-vous d’en faire profiter les autres et de convertir les enfants, les vôtres y compris. La vie est belle, la vie est courte et il n’y en a qu’une : sachons l’apprécier. Je vous salue bien, Monsieur l’Inquisiteur, avec une dernière citation pour vous et vos semblables :

On vit on mange et puis on meurt,
Vous ne trouvez pas que c’est charmant
Et que ça suffit à notre bonheur
Et à tous nos emmerdements.

Y en a marre[18]


Notes

  1. Carlo Levi, Raoul Vaneigem, Clovis Trouille, Isaac Asimov, Jean-Sébastien Bach, Bernardino Telesio, Mark Twain, Satan, Savinien Cyrano de Bergerac, Michel Bakounine, Dario Fo, Hypatie, Cami, Dieu le Père, Émilie du Châtelet, Percy Byssche Shelley, James Morrow. ↑
  2. Francis Blanche, in Babette s’en va-t-en guerre (1959). ↑
  3. OVRAAR : voir note dans Carlo Levi. ↑
  4. Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Mme de Vandeul, Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, Œuvres complètes de Diderot, I (LXV-LXVII) – notice II. ↑
  5. Denis Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***, GF, Flammarion, Paris, 2009, 107 p. ↑
  6. Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Diderot, par Mme de Vandeul, Texte établi par J. Assézat et M. Tourneux, Garnier, Œuvres complètes de Diderot, I (LXV-LXVII) – notice I. ↑
  7. Dominique Avon, « L’athéisme face aux pays majoritairement musulmans », dans L’athéisme dans le monde, ABA Éditions, Bruxelles, 2016, 125 p., pp.87-123. ↑
  8. Denis Diderot, Entretien d’un philosophe avec la Maréchale de***, GF, Flammarion, Paris, 2009, 107 p., p. 64. ↑
  9. Voir à ce sujet notamment : Jean-François Jacobs : « La bonne parole du curé Meslier », adaptation du Mémoire de Jean Meslier en un monologue théâtral, Aden, Bruxelles, s.d., 73 p. ; Serge Deruette : Lire Jean Meslier, Aden, Bruxelles, 2008, 553 p. et Œuvres complètes de Jean Meslier, Anthropos, 1970-72. ↑
  10. Denis Diderot, Le Rêve de d’Alembert, 1769, p. 15.11. ↑
  11. Jean-Paul Jouary, Diderot, la vie sans Dieu Introduction à sa philosophie matérialiste – Livre de Poche, Librairie générale française, Paris, 2013, 238 p. – toutes les citations tirées de cet ouvrage sont marquées (J, numéro(s) de page). ↑
  12. Voir Pièces relatives à l’arrestation de Diderot en 1749. ↑
  13. Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, Belin – Gallimard, Paris, 2011, 128 p., pp. 43-44. – toutes les autres citations tirées de cet ouvrage sont marquées (S, numéro(s) de page). ↑
  14. François-Jean Lefebvre de La Barre (1745-1766 à Abbeville) est un jeune homme français de famille noble condamné à la mort pour blasphème et sacrilège par le tribunal d’Abbeville, puis par la Grand-Chambre du Parlement de Paris. Soumis à la question, il dut faire amende honorable, avant que ces braves chrétiens ne le décapitent. ↑
  15. Correspondance Voltaire –– Diderot à propos du danger que courait L’Encyclopédiste, dans Le Philosophe engagé.16. ↑
  16. Georges Brassens, Oncle Archibald, 1957, in Brassens – Les Chansons d’abord, Livre de Poche, Paris, 1993, 287 p. ↑
  17. La théière bleue renvoie à une réflexion de Bertrand Russell. Voir : La Théière de Russell. ↑
  18. Léo Ferré, Y en a marre !, 1967. ↑
Tags : athée athéisme déisme Diderot dieu écrivain Lumières mort Philosophie rationalisme religion sceptique

La conférence de Didier Coeurnelle en direct… C’est ici !

Posté le 25 mars 2021 Par JF Publié dans Athéisme Laisser un commentaire

La question de la vie et de la mort intéresse les religions, et donc, par contrepied, l’athéisme. En ce sens, la question du transhumanisme nous semble mériter d’être abordée. Ceci étant, les points de vue exprimés par l’orateur ne représentent pas ceux de notre association, l’Association Belge des Athées (ABA).

« Quand la quête de la vie éternelle avance, celle du besoin d’un Dieu recule… » visioconférence de Didier Coeurnelle le 25 mars à 20h en direct sur notre site

Posté le 6 mars 2021 Par ABA Publié dans Conférence, Direct, Evenements ABA, Vidéos Laisser un commentaire

« Quand la quête de la vie éternelle avance, celle du besoin d’un Dieu recule… »

Perspectives scientifiques et sociales dans le cadre des recherches pour une vie sans vieillissement.

Visioconférence de Didier Coeurnelle le 25 mars à 20h

En direct sur notre site et sur notre page Facebook (possibilité de poser des questions au conférencier) !!!

Tags : Didier Coeurnelle Heales vie éternelle

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