Déterminisme et libre arbitre en sociologie

Marc Jacquemain

L’opposition entre déterminisme et libre arbitre n’est bien sûr pas une question scientifique que la sociologie serait en mesure de trancher. Ce n’est d’ailleurs, en l’état actuel de nos connaissances, pas une question scientifique du tout : c’est une question métaphysique, préalable à toute recherche empirique. La sociologie a construit dans son histoire des théories marquées plutôt par un pôle et des théories marquées plutôt par l’autre. Le texte qui suit tente de résumer, aussi simplement que possible, comment la sociologie a « traduit » cette opposition dans son propre langage, et quels en sont les enjeux.

Pour ancrer la réflexion, je souhaite l’introduire par un petit exemple concret. Il y a quelques années, je découvre, dans un quotidien belge francophone de référence, un résumé d’une recherche sociologique portant sur les raisons qui amènent un nombre élevé – sans doute croissant – de parents d’élèves non croyants à choisir l’école catholique dans une société belge francophone pourtant largement sécularisée. Il s’agit d’une recherche s’inscrivant dans une tradition bien balisée en sociologie et qui s’efforce, à partir d’entretiens, de reconstruire les raisons du choix telles que données par les parents en question. Le quotidien qui évoque cette recherche a fait de la présentation « balancée » des thématiques de société une sorte de marque de fabrique. Il va donc interroger ensuite un sociologue issu d’une autre université, lequel fait immédiatement remarquer que l’école catholique et l’école publique attirent des élèves provenant de milieux sociaux différents et ne sont pas face aux mêmes contraintes. Il s’agit donc d’une réponse qui s’intègre dans une tradition sociologique opposée mais tout aussi classique, qui s’inquiète des causes sociales d’un état de fait plutôt que des raisons données par les acteurs. Et cette analyse vient nuancer l’image « idyllique » de l’école catholique, sans pour autant contester les résultats de la recherche précédente.

Les deux explications présentées ont chacune leur pertinence, mais elles ne se situent pas sur le même plan. La première met en évidence un certain nombre de raisons du choix des parents. La seconde replace ces choix dans le contexte des déterminations sociales où ils se situent. Aucun sociologue, je pense, ne serait prêt à éliminer totalement un des deux points de vue, mais ils ne sont pas nécessairement faciles à articuler et la plupart des travaux sociologiques penchent plutôt d’un côté ou de l’autre. L’idée de « choix », centrale dans les sociologies à connotation plus individualiste, nous évoque bien sûr assez naturellement l’idée de libre arbitre. La dimension déterministe consiste à rappeler que les choix que nous posons ne peuvent jamais être isolés d’un contexte de déterminations sociales multiples.

Toute l’histoire de la sociologie est caractérisée par un « balancement » entre ces deux logiques explicatives.

Ce mouvement de balancement, j’aimerais le présenter schématiquement à travers trois moments de l’histoire de la sociologie européenne et principalement française : la fondation de la sociologie comme discipline autonome à la toute fin du 19e siècle, l’opposition entre structuralisme et individualisme dans les années 1970 et, pour terminer, le moment contemporain à partir de deux petits livres très récents qui présentent chacun un des points de vue, de manière ramassée.

Les pères fondateurs

Le premier moment figure dans tous les manuels de sociologie de première année, à travers l’opposition classique (et qui serait certainement à nuancer) entre deux des pères fondateurs avérés de la discipline : le Français Émile Durkheim (1858-1917) et l’Allemand Max Weber (1864-1920). Ils sont contemporains puisqu’ils ont écrit leurs principaux travaux entre les dernières années du 19e siècle et la fin de la première guerre mondiale, mais ils ont posé des choix épistémiques différents qui, depuis, incarnent en sociologie (avec un vocabulaire différent) l’opposition entre déterminisme et libre arbitre qui nous occupe aujourd’hui.

On rangera évidemment Durkheim du côté du déterminisme. Dans un court texte que lisent presque tous les étudiants, Les règles de la méthode sociologique (1895), Durkheim nous dit qu’il « faut considérer les faits sociaux comme des choses[1] ». Cette déclaration apparemment banale rompt pourtant avec les analyses antérieures du social : ce que Durkheim veut dire, c’est que le monde social nous est a priori aussi opaque que le monde naturel. Nous pensons en avoir une connaissance intuitive, de l’intérieur, parce que nous y évoluons constamment, mais cette « connaissance » naïve est très souvent défectueuse : il nous faut étudier les phénomènes sociaux comme des objets extérieurs à nous, de la même façon que nous étudions les planètes ou les réactions chimiques, en somme. Le social transcende les comportements individuels et il ne peut s’y ramener, ce qui justifie la création d’une science spécifique du social, distincte de la psychologie.

À l’opposé de Durkheim, on trouve Max Weber, pour qui l’analyse des phénomènes sociaux passe d’abord par la reconstruction des raisons subjectives qui expliquent les actions des individus. Son texte le plus célèbre, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme[2], met en œuvre ce postulat épistémique. Max Weber y montre comment le développement du calvinisme et du capitalisme se sont mutuellement renforcés en Europe. Mais, à l’inverse de Durkheim, il s’appuie, pour expliquer cette relation entre phénomènes sociaux, sur les raisons qu’ont les acteurs d’agir comme ils le font. Si les calvinistes s’investissent de manière vigoureuse dans « l’entreprenariat » (dans la terminologie contemporaine), c’est parce que leur croyance religieuse leur dit que seule la grâce divine peut leur obtenir le paradis, mais Dieu est muet sur qui a la grâce ou pas ; les protestants sont donc soucieux de trouver dans leur réussite en affaires des signes de leur « élection » et y mettent toute leur énergie. L’épistémologie de Weber est résumée dans cet exemple : les phénomènes sociaux ne sont pas opaques, comme chez Durkheim, il faut les analyser en reconstruisant les raisons d’agir des acteurs.

Cette ligne de fracture entre les épistémologies de Durkheim et de Weber, que j’ai certainement forcée dans mon exposé pour la rendre bien visible, va se reconduire, avec de multiples sophistications et variantes tout au long de l’histoire de la sociologie. On voit qu’elle nous a amenés à donner un contenu plus précis aux mots « déterminisme » et « libre arbitre ». On pourrait dire que les conceptions déterministes sont celles qui privilégient les causes sociales qui font agir les humains : nous sommes en quelque sorte poussés dans le dos par des réalités qui nous transcendent et dont nous n’avons le plus souvent pas conscience. À l’inverse, les conceptions favorables au libre arbitre sont celles qui vont rechercher les raisons d’agir des hommes et des femmes. Dans cette optique, les actions humaines sont décrites non pas comme « poussées par des causes », mais comme « tendant vers un but », donc animées par des intentions. On appelle classiquement « actionnalistes » les théories qui mettent au centre de leurs préoccupations la reconstruction des intentions des acteurs.

Structuralisme, actionnalisme, inégalités scolaires

J’en viens à mon deuxième moment. Au début des années 1970, la sociologie française amorce un mouvement de renversement : dominée depuis vingt ans par des théories largement déterministes, dans le cadre de ce qu’on a appelé le structuralisme, elle va progressivement s’ouvrir vers l’actionnalisme (sous des formes diverses).

Je propose d’illustrer l’opposition à travers un exemple concret, très présent à cette époque : les théories de l’inégalité des chances scolaires.

La question de l’inégalité des chances scolaires a pour point de départ un constat banal, systématiquement confirmé par les recherches en sociologie de l’éducation, génération après génération : la réussite scolaire est fortement corrélée au niveau de ressources cognitives et financières du milieu familial et social dans lequel les enfants ont été éduqués. À l’époque dont je parle, (début des années 70), les statistiques disponibles montrent, par exemple, que la proportion d’étudiants universitaires parmi les enfants de cadres supérieurs peut être vingt à trente fois plus élevée que parmi les enfants issus du milieu ouvrier. L’observation appelle spontanément une explication déterministe : les ressources nécessaires à la réussite scolaire sont très inégalement réparties entre les enfants issus de catégories sociales différentes. Ces ressources ne sont pas que financières, bien sûr, elles incluent la socialisation au langage de l’école, l’attention et la disponibilité des parents, la familiarité avec la culture « scolaire » au sein de la famille ou du groupe de pairs, tout ce à quoi pensera immédiatement le sociologue.

Mais il y a un deuxième phénomène qui est plus difficile à expliquer en termes de ressources disponibles. Dans la masse, il y a évidemment un nombre significatif d’élèves issus de milieux défavorisés qui réussissent néanmoins correctement, voire occasionnellement, de manière brillante leur entrée en scolarité. Or, parmi les élèves qui réussissent bien, ceux qui viennent de milieux « pauvres », pour faire simple, abandonnent leurs études beaucoup plus tôt que les autres. La question est donc de savoir pourquoi, à réussite égale, les enfants de catégories sociales « inférieures » écourtent systématiquement leur parcours scolaire. Pourquoi, entre deux élèves qui font une bonne ou une très bonne scolarité, le fils ou la fille de cheminot a-t-il (elle) quand même beaucoup moins de chances d’entrer à l’université que le fils ou la fille d’ingénieur ? C’est sur ce point principalement que vont s’opposer théories déterministes et théories actionnalistes de l’inégalité des chances.

En France, la tendance dominante dans les années 60 est à une sociologie assez lourdement déterministe : le structuralisme. Mais c’est un structuraliste « dissident », si l’on peut se permettre cette expression, qui produit à l’époque les livres les plus remarqués sur l’école, en tous les cas dans le monde francophone : le sociologue Pierre Bourdieu. L’œuvre de Bourdieu, qui déborde très largement la question de l’école, est très riche, complexe et extrêmement commentée. Je me limiterai ici à rappeler son concept d’« habitus ». Dans un monde social qu’il définit comme un système de champs structurés par des rapports de domination, l’habitus est l’ensemble des « dispositions à agir » dont une personne hérite de par sa socialisation. Ces « dispositions incorporées » sont spécifiques à un champ et à la situation de dominant ou de dominé. En schématisant à l’extrême, le concept d’habitus permet de répondre à la question posée plus haut : pourquoi, à réussite égale, les enfants de milieu défavorisé abandonnent-ils bien plus tôt leurs études que les enfants de milieu favorisé. C’est parce que leur socialisation a produit, dans le champ de l’école à tout le moins, un « habitus de dominés » : leur expérience les amène à penser que « l’école, ce n’est pas pour eux » et que, de toutes façons, ils n’en maîtriseront jamais vraiment les codes, mêmes s’ils réussissent bien au début. Ils ont en quelque sorte « intériorisé leur destin social » (c’est la formule même de Bourdieu). Le concept d’« habitus » a percolé dans toute la sociologie française, puis mondiale et Bourdieu est toujours aujourd’hui un des sociologues les plus lus dans le monde. C’est évidemment une sociologie à connotation déterministe.

Or précisément à la même époque, un jeune sociologue français qui a passé son doctorat aux États-Unis, Raymond Boudon, publie L’inégalité des chances[3] , un livre dont le projet à peu près explicite est de réhabiliter le paradigme actionnaliste à partir de l’exemple des inégalités scolaires. Si Boudon n’atteindra jamais la notoriété de Pierre Bourdieu, son ouvrage va influencer toute la sociologie ultérieure de l’éducation, jusqu’à aujourd’hui encore. Pour Boudon, le choix de poursuivre ou non des études doit être considéré comme une décision d’investissement : on s’engage dans un processus – coûteux en temps et en énergie – dans l’espoir d’en recevoir un return. Mais quelle est la nature de ce return ? Ce que les enfants, ou plus souvent, les familles, attendent d’un investissement scolaire, nous dit-il encore, c’est une possibilité de promotion sociale. Mais – et c’est là la clé du raisonnement du sociologue – la définition de la promotion sociale va évidemment dépendre de l’origine sociale de chaque étudiant. En clair, pour un enfant de cheminot, devenir instituteur, c’est déjà une promotion sociale, alors que pour un fils de haut magistrat, c’est un déclassement, ce que Boudon appelle une « démotion sociale ». La promotion sociale s’apprécie donc en termes de position sociale relative et pas absolue. L’auto-sélection des enfants d’origine modeste est donc une décision rationnelle : pour obtenir le même avantage relatif que les enfants d’origine aisée, ils ont besoin de faire moins d’études qu’eux.

On a donc bien, dit Boudon, une auto-sélection différentielle en fonction de l’origine sociale des élèves, mais elle ne s’explique pas par l’habitus, ou une quelconque forme de différence culturelle : le comportement de tous les élèves peut s’expliquer par le même calcul rationnel mais appliqué à des positions sociales de départ différentes.

L’enjeu de Boudon, dans cette étude qui restera séminale, n’est donc pas de nier l’existence de hiérarchies sociales. Il est de nier que la position de chacun dans cette hiérarchie sociale produise des différences de croyances, de rationalité, de valeurs, qu’elle produise ce que Bourdieu appelait des habitus différents.

La nature du déterminisme et du libre arbitre en sociologie

J’ai pris la peine de développer cet exemple déjà ancien parce que l’opposition entre Boudon et Bourdieu est devenue un peu l’archétype de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme en sociologie. Elle renouvelle en quelque sorte l’opposition initiale entre Durkheim et Weber.

Mais surtout, cette opposition nous permet de cerner les différentes significations de ces deux termes dans notre discipline.

On le voit à travers l’exemple précédent, l’influence du contexte social peut s’exercer de deux manières sur les individus.

La première manière, c’est l’inclusion de l’individu dans son contexte social. Aucun sociologue, même le plus actionnaliste, ne pense le social comme un espace neutre et homogène. Les structures sociales préexistent aux actions individuelles, mais dans la perspective actionnaliste, elles ne sont que des paramètres des choix individuels. C’est explicitement la conception de Boudon dans « L’inégalité des chances » et c’est pourquoi il définit sa conception comme un « individualisme institutionnel ». Ce qui est le propre de tous les paradigmes actionnalistes, c’est finalement de mettre l’accent sur ce concept de « choix » : le poncif moraliste de tant de films américains « on a toujours le choix » résume sans doute assez bien l’ontologie sous-jacente à la plupart des conceptions actionnalistes. Certes, ce choix est plus difficile pour certains que pour d’autres, et la perspective de la sociologie est de montrer comment, placés dans des contextes différents, des individus peuvent être rationnellement amenés à poser des choix différents. Mais, en définitive, même avec ces contraintes, l’idée de « choix » reste l’atome logique de l’explication et c’est sans doute sous cette forme que le libre arbitre trouve sa place en sociologie.

Mais si l’individu est toujours inclus dans un contexte social déjà structuré, on peut défendre que le symétrique est aussi vrai : le social est présent dans l’individu lui-même. On pourrait à ce sujet citer la formulation de Bernard Lahire, disciple contemporain et partiellement hétérodoxe de Bourdieu :

le découpage individu/société est une sorte de tour de passe-passe théorique dans la mesure où, d’une part, la société n’est pas extérieure à l’individu (elle est aussi en lui) et d’autre part, l’individu fait bel et bien partie de ce qui est extérieur à lui [4].

Mais comment la société est-elle dans l’individu ? Sous la forme des « expériences socialisatrices passées des individus (on pourrait parler de ‘’ contraintes intériorisées ’’) à travers les expériences familiales, scolaires professionnelles, religieuses, politiques, etc. ». C’est sur cette deuxième forme de détermination sociale, le social dans l’individu, que l’opposition entre déterminisme et libre arbitre se joue en sociologie. Alors que les actionnalistes tendent à réduire au minimum la part de ces contraintes intériorisées dans leurs explications, les déterministes vont au contraire leur accorder un poids maximum.

Probablement la très grande majorité des sociologues se situent-ils entre ces deux pôles mais c’est bien, me semble-t-il, ces deux pôles qui définissent la question. Quels sont en définitive les enjeux de cette question ?

Libre arbitre et déterminisme : les enjeux

Le premier enjeu est épistémique : comment comprendre au mieux le phénomène social que l’on étudie ? Dans l’exemple cité de « L’inégalité des chances », on voit la stratégie épistémique de Raymond Boudon : il montre que l’on peut construire un modèle théorique dans lequel des acteurs rationnels, agissant dans un monde déjà socialement structuré, reproduiront les inégalités scolaires que l’on observe au travers des statistiques. Il n’est donc pas nécessaire de supposer une notion comme l’habitus, qu’il considère comme lourdement déterministe. Les sociologues plus centrés sur les effets déterminants de la socialisation vont au contraire tenter d’interroger les représentations des enfants et des parents, pour montrer qu’on découvre bien quelque chose de l’ordre d’un « destin social intériorisé ».

L’enjeu épistémique concerne donc la manière de construire une « bonne explication » : pour les actionnalistes, une explication qui ne rend pas compte de la rationalité des acteurs sera considérée, au mieux, comme incomplète, au pire, comme incompréhensible. Pour les sociologues plus centrés sur les déterminismes sociaux, une explication qui ne rend pas compte des effets de socialisation sera considérée comme une illusion totalement déconnectée du réel social.

Mais il y a un deuxième enjeu épistémique : à savoir le rapport aux sciences de la nature, qui constituent ce que l’on appelle généralement « la science » sans autre qualificatif. Dans les sciences de la nature, il n’existe que des explications causales. La nature n’a pas d’intention, de volonté, elle ne calcule pas et ne choisit pas. Toute l’évolution des sciences de la nature depuis plus de trois siècles a été de rejeter l’idée d’intention ou de finalité hors du domaine de la science, comme en témoigne le dernier front encore actif aujourd’hui, celui de la théorie de l’évolution : les biologistes dans leur quasi-totalité y combattent sans relâche la théorie de l’« intelligent design », ultime tentative pour doter la nature d’une intentionnalité. En sociologie, le déterminisme se situe donc dans une volonté de continuité avec l’épistémologie des sciences de la nature et il revendique assez souvent l’unité de la science. L’actionnalisme, au contraire, entérine la rupture des sciences de l’humain avec le reste des sciences puisqu’il s’appuie largement sur les notions de choix et d’intention. Il revendique donc une exceptionnalité pour l’homme, dont le comportement doit être expliqué par des intentions, des raisons, des choix, toutes entités incompatibles avec le mode d’explication en sciences naturelles[5].

Enfin, on ne peut pas comprendre la reconduction de cette querelle (avec bien sûr toute une série de positions intermédiaires) si on ne prend pas en compte les enjeux politiques de l’opposition. En sociologie, ces enjeux politiques sont pratiquement impossibles à éliminer, puisque précisément, il n’y a pas de consensus sur les fondements épistémiques. Mais dans le cas de l’opposition entre déterminisme et actionnalisme, ils sont particulièrement complexes.

Mettre l’accent sur les déterminismes sociaux est historiquement le fait des sociologies critiques, qui considèrent que les sociétés humaines sont amendables parce que ce sont les mécanismes sociaux prioritairement qui produisent les effets de pouvoir, de domination, d’injustice, de violence. Et la sociologie critique considère également que son premier travail est de mettre au jour ces phénomènes de domination, de pouvoir, d’injustice, de violence. On peut clairement rattacher Bourdieu à cette école. Si nous sommes largement déterminés par notre socialisation, c’est la société qu’il faut changer. À l’inverse, considérer que c’est la logique de la rationalité individuelle qui produit tous les phénomènes négatifs cités donne une vision politique davantage « quiétiste » où, en définitive, les grandes visions de transformation sociale se heurtent aux constantes de la nature humaine : il est vain de vouloir changer la société, l’être humain étant ce qu’il est (doté notamment d’une rationalité « limitée »). Boudon est bien représentatif de cette logique. En politique, c’est ce que l’on pourrait appeler un libéral/conservateur.

Paradoxalement, peut-être, le déterminisme est donc rattaché au volontarisme politique transformateur, voire révolutionnaire parce qu’il identifie les maux de l’humanité dans le social. Pour améliorer le monde, il faut agir sur la société. Inversement, les théories actionnalistes renvoient davantage les humains à leur responsabilité personnelle et donc favorisent plus souvent le conservatisme social.

Un exemple contemporain : Bronner VS Lahire

Le fond politique de la querelle apparaît de manière tout à fait explicite dans le troisième moment que je voulais esquisser, celui de la sociologie française la plus contemporaine. Je m’appuierai pour ce faire sur deux petits livres, qui se répondent l’un à l’autre de manière ouverte, exprimant très bien cet enjeu politique.

Le premier ouvrage est celui du sociologue Bernard Lahire, professeur à Lyon, déjà cité plus haut, et s’intitule Pour la sociologie[6] avec comme sous-titre Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse ». Le second a été publié en 2017 par Gérald Bronner, professeur de sociologie à Paris-Descartes et Etienne Géhin, ancien maître de conférence à Nancy. Son titre est lui aussi sans équivoque : Le danger sociologique[7].

Bernard Lahire, dont j’ai déjà dit un mot, peut être considéré comme un héritier « non orthodoxe » de Bourdieu. Il en est un héritier en ce qu’il reprend le concept d’habitus, mais il est non orthodoxe parce qu’il insiste sur la multiplicité de nos socialisations et de nos expériences, qui font de notre habitus un système complexe, à la limite, singulier pour chacun d’entre nous. Dans l’introduction de Pour la sociologie , il annonce d’emblée la couleur :

La sociologie rappelle que l’individu n’est pas une entité close sur elle-même, qui porterait en elle tous les principes et toutes les raisons de son comportement. Par là, elle vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable. Elle met aussi en lumière la réalité des dissymétries, des inégalités, des rapports de domination et d’exploitation, de l’exercice du pouvoir et des processus de stigmatisation. Ce faisant, elle agace forcément tous ceux qui, détenteurs de privilèges ou exerçant un pouvoir quelle qu’en soit la nature, voudraient pouvoir profiter des avantages de leur position dans l’ignorance générale.

En face, dans Le danger sociologique, Bronner et Géhin répondent de manière explicite à l’extrait précédent :

En défendant cette thèse, qui est un fil rouge de ses travaux et qui doit beaucoup à Pierre Bourdieu, Bernard Lahire n’a nullement l’intention d’excuser le vol, le viol, l’homicide ou l’assassinat. Mais comment ne voit-il pas qu’à force de ne prendre la plume ou la parole que pour dire et redire que les actions de l’homme social sont des effets de système, de structure ou de culture, il donne objectivement raison à ceux qui pensent et disent, comme Manuel Valls, qu’en attribuant leurs actes à des causes qui leur sont extérieures, « la » sociologie fait preuve de beaucoup trop d’indulgence envers les voyous et les meurtriers.

On voit bien que l’opposition épistémique est directement (et explicitement) sous-tendue par une opposition politique : en faisant voir les déterminants sociaux des comportements déviants, la sociologie à connotation déterministe est accusée par Gérald Bronner et Etienne Géhin de vouloir dédouaner ces comportements. À l’inverse, Lahire peut accuser ses contradicteurs de vouloir occulter les conditions matérielles et institutionnelles qui pèsent très lourdement sur les « choix » que peuvent opérer les individus et donc, de favoriser l’ordre social inégalitaire.

À travers ces quelques extraits, je souhaitais montrer l’actualité de la querelle, au moins dans la sociologie francophone. Faut-il donc conclure définitivement que la sociologie actionnaliste est plutôt une sociologie de la défense de l’ordre social et la sociologie déterministe une sociologie de la critique sociale ? Je pense – à titre personnel – qu’il y a une évidente relation entre position épistémique et position politique. Boudon était un libéral conservateur et ne s’en cachait pas et c’est tout autant le cas de son élève Gérald Bronner (dont la position « rationaliste » se traduit d’ailleurs par une importante activité de conseiller en faveur de la « libre entreprise », bien décrite dans un ouvrage tout récent)[8]. Symétriquement, Bourdieu, comme ses principaux élèves, ont été très souvent mobilisés par les mouvements protestataires critiques du capitalisme ou de l’autoritarisme d’État. Cependant, on ne peut proposer sans nuance cette équivalence entre actionnalisme et conservatisme politique et social.

En effet, depuis un quart de siècle, on voit aussi se développer, contre le déterminisme sociologique, une critique venue de l’autre bord : en mettant à l’excès l’accent sur le poids des déterminations sociales, certaines conceptions peuvent en arriver à nier aux acteurs toute capacité à secouer ces déterminations et à « reprendre le contrôle », si on peut se permettre cette expression. Ces sociologies insistent sur la capacité d’agentivité des êtres humains en société, ce que les anglo-saxons appellent agency.

Insister sur cette agentivité des êtres humains, et notamment sur leur capacité de résistance au pouvoir, c’est aussi, d’une certaine façon, construire une sociologie de la critique sociale, mais qui met en avant moins les déterminismes que notre capacité à les secouer. Aborder cette question dépasserait toutefois largement le cadre limité de cette contribution.

Coda : l’inévitable pluralisme épistémique

On aura compris que cette manière de présenter le sujet de ce texte s’appuie sur une conviction épistémique personnelle forte : la sociologie ne peut pas trancher l’opposition entre déterminisme et libre arbitre. Ce n’est pas son rôle et elle n’a pas les outils pour le faire. Elle peut, par contre, construire des explications du monde social qui s’appuient plutôt sur l’un ou plutôt sur l’autre et il nous revient à tous et à toutes de juger de la pertinence et de l’efficacité de ces explications.

J’ai tenté de montrer, au travers de quelques exemples, le balancement de la sociologie – principalement française – entre les deux options avec leurs conséquences à la fois épistémiques et politiques. Pour ce faire, j’ai dû évidemment outrageusement schématiser ma présentation du champ sociologique. Mais au-delà des simplifications inévitables, ma conviction personnelle est que la sociologie et les sciences humaines en général ne peuvent fonctionner que sur une pluralité d’approches et qu’elles resteront fondamentalement différentes en cela des sciences de la nature.

La sociologie laisse donc une place au libre arbitre des êtres humains, mais une place fondamentalement cadrée par les déterminations issues de notre histoire, de nos expériences, de notre socialisation. Il faut toutefois rester lucide : si nous tenons à cette notion de libre arbitre, ce n’est pas de la sociologie que vient le danger principal. Ce sont les sciences cognitives et plus encore les neurosciences qui ont pour projet d’en finir avec l’acteur conscient et autonome et de le déclasser définitivement comme illusion. Mais comme je pense que les êtres humains ne peuvent pas vivre sans cette illusion, le jour où elle aura disparu, nous serons devenus autre chose que des humains.


Notes

  1. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2013 (1895).
  2. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004 (1904).
  3. Raymond Boudon, L’inégalité des chances, Paris, Hachette, Coll., Pluriel, 1985 (1973).
  4. Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une culture de l’excuse, Paris, La Découverte, 2016.
  5. Précisons que, dans la pratique, les débats sont souvent plus complexes, un certain nombre de sociologues tenant au principe de l’unité des sciences tout en admettant que cette unité n’est actuellement pas réalisable.
  6. Bernard Lahire, op. cit.
  7. Gérald Bronner et Etienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 2017.
  8. Stéphane Foucart, Stéphane Horel, Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Paris, La Découverte, 2020.