Turan Dursun, l’imam turc devenu athée

Bahar Kimyongür

« Pour pouvoir créer un monde plus libre, nous devons briser les tabous, tous les tabous. À commencer par les tabous qui prennent leurs sources dans les religions et la spiritualité. Toute chaîne entravant les libertés doit être brisée ». (Turan Dursun, Préface de Din Bu, Vol. 1)

Au pays d’Atatürk, la laïcité toute relative et fragile du pays a donné naissance à plusieurs générations de citoyens critiques de la religion et ce, malgré le fait que l’islam sunnite y soit érigé en religion d’État et y soit régi par un ministère appelé Diyanet depuis 1924 et malgré aussi le retour en force du religieux dans l’espace public sous l’impulsion du président islamiste Recep Tayyip Erdogan.

Parmi les héritiers, disons philosophiques plutôt que spirituels du fondateur de la République laïque, il est un personnage atypique et méconnu du public européen qui pourtant a marqué de manière durable la société turque.

Son nom est Turan Dursun, un « Salman Rushdie » turc qui, en 1990, s’est sacrifié pour ses idées, quelque deux ans après la sortie des Versets Sataniques (1988).

Turan Dursun est né en 1934 dans une famille chiite duodécimaine (jaafarite) au village de Gümüştepe à Şarkışla en province Sivas, au Centre-est du pays. Lorsqu’il a cinq ans, son père Abdullah installe la famille au village de Tutak en province d’Ararat (« Agri » en turc) où son grand-père possédait des terres. Son père, qui était imam, voulait faire du petit Turan un illustre docteur en islam après des études dans les séminaires chiites de Bassorah ou de Kouffa en Irak.

Turan Dursun écuma les internats religieux et les couvents des confréries dans le sillage de maîtres illustres arabophones. À l’âge de huit ans, il est confié aux mollahs kurdes du village de Kargalik. Les années suivantes, il apprend le circassien grâce à des imams issus de cette minorité originaires du Caucase. Dans un pays où le turc est une langue obligatoire et imposée à tous, le jeune Turan Dursun ne le parle pas et ce, alors que son propre père est ethniquement turc. Il n’apprendra à lire et écrire la langue d’Atatürk que durant son service militaire entre 1955 et 1957.

Quant à sa carrière religieuse, ni l’école publique trop laïque, ni le réseau éducatif lié au ministère des affaires religieuses appelé Diyanet et exclusivement sunnite, ne lui permettaient de parcourir le cursus chiite comme il le désirait. Turan Dursun finit tout de même par suivre des cours de « religions monothéistes » et passa un examen pour devenir mufti, un grade élevé dans la « hiérarchie » sunnite. Il remporta l’examen mais ne put cependant exercer son métier, car il n’avait pas le diplôme de l’école primaire. Étrange parcours que celui de Turan Dursun, un homme studieux, curieux et brillant ayant acquis un niveau universitaire sans jamais avoir été à l’école primaire ni secondaire ! Grâce à des cours par correspondance, il obtint son diplôme de primaire à l’école Mahmut Pacha à Istanbul, ce qui lui permit de devenir mufti et, dans la foulée, de suivre des cours de collège et de lycée.

C’est en tant qu’imam de village à Baltali, en province de Tarse (Sud), que sa carrière théologique débuta réellement. À son retour de l’armée, il devint maître d’école dans des madrasas à Ismailaga et Üçbas en province d’Istanbul. Des théologiens de haut rang suivirent ses cours d’arabe et de science islamique.

Le jeune imam n’était pas uniquement un érudit, un autodidacte et un maître, c’était aussi un humaniste qui, très jeune, se mit au service des plus humbles, sans toujours obtenir leur soutien d’ailleurs, eux qui étaient souvent écrasés sous le poids des traditions sociales et religieuses.

Dans un entretien biographique, il raconte l’histoire du combat qu’il mena pour l’accès à l’eau potable des habitants du village de Hanzar à Sivas :

Un jour, cette source s’épuisa. En installant un système de captage, tout le monde aurait pu profiter de cette eau.

Pour convaincre le préfet, j’ai pris la source en photo, décidé de me rendre auprès de lui. Les villageois n’ont pas osé m’accompagner. Leur inquiétude se résumait à cette réaction : « Qu’en dirait le seigneur ? ».

Le seigneur lui, s’y est bien sûr opposé. Il répondit : « Vous voulez quoi ? Introduire de nouvelles coutumes dans un vieux village? ».

Plus tard, quand j’intégrerai la TRT [la Radio-Télévision de Turquie], « Nouvelle coutumes dans un vieux village » deviendra le nom de ma première émission[1].

En dépit de son titre religieux, Turan Dursun subit à l’époque une véritable chasse aux sorcières. Dans une Turquie fraîchement alignée sur Washington et désormais considérée comme l’avant-poste face au camp soviétique, le maccarthysme fit des ravages dans toutes les strates de la société.

On commença à répandre la rumeur selon laquelle j’étais un communiste. Il est vrai que j’étais un mufti atypique, reconnaît-il.

J’ai été l’un des membres fondateurs des Foyers de la Révolution [une association fondée en 1952 dans le but de promouvoir les valeurs laïques d’Atatürk, NDT] dont Tarık Zafer Tunaya fut le président.

On m’accusa d’avoir reçu 20 000 livres turques de la part de l’Union soviétique. Un inspecteur du ministère des affaires religieuses dénommé Abdullah Güvenç mena l’enquête. Nous n’avions même pas de verre pour lui servir de l’eau. Nous avons dû verser l’eau au moyen d’une aiguière pour lui permettre de boire. C’était gênant[2].

Comme une prophétie autoréalisatrice, à force d’être taxé de communiste, il finit par s’intéresser à la philosophie de Marx.

Lors de mon exil forcé à Türkili en province de Sinop, je louai une cabane en ruines en dehors de la ville. Un enseignant dénommé Ali Şarapçı ainsi que son épouse vinrent à mon aide. Le mari était taxé de « communiste ». Je me disais « Cet homme est tellement bon. Dommage qu’il soit communiste ».

J’ai alors décidé d’étudier le communisme à la source, en lisant. Je demandai à Ali Şarapçı « Ramène-moi quelques-uns de tes livres ». Je lui posais des questions. Je lisais. Comme à l’école. Ma foi n’en fut nullement ébranlée. Je compris surtout qu’il n’y avait rien à craindre [de telles idées]. J’ai davantage appréhendé le communisme comme une science que comme une idéologie à portée sociale »[3].

En 1958, il devint adjoint du mufti de Tekirdağ en province de Thrace. Son salaire étant misérable, il devait en même temps travailler à la billetterie du hamam pour subvenir à ses besoins. Les années suivantes, Turan Dursun fut nommé mufti dans la région d’Ankara et à Sivas, en Anatolie centrale.

Son fils Abit raconte que dans cette dernière province, Turan Dursun ordonna à tous les imams de planter cinquante arbres chacun. Il mit également fin à une vendetta malgré les menaces qu’il encourait[4].

Sa rupture avec l’islam survint en 1965, année charnière dans l’histoire de la Turquie où les idées de gauche se popularisaient dans la classe ouvrière, la paysannerie et parmi la jeunesse notamment. La même année, un parti socialiste au programme radical, le Parti ouvrier de Turquie (Türkiye Isçi Partisi) fait son entrée au Parlement.

Voici comment Turan Dursun explique son évolution vers l’athéisme :

Je me suis tourné vers la science. J’ai fréquenté de grandes bibliothèques. Un jour, j’ai découvert les légendes sumériennes. Le Déluge tel que raconté par les Sumériens figurait dans la Torah et le Coran. « Comment une histoire mythologique pouvait-elle se retrouver dans la Torah et le Coran ? », me suis-je dit. […] J’ai découvert des passages dans la Torah et le Coran qui étaient identiques à certains articles du Code d’Hammourabi. Ces découvertes m’ont littéralement bouleversé[5].

Malgré son apostasie, la télévision publique TRT l’embaucha l’année suivante pour animer des programmes religieux. Une décennie plus tard, Turan Dursun se mit à produire pour la même et unique chaîne du pays des programmes scientifiques comme « L’humanité depuis ses origines ».

En 1977, l’éditeur de gauche Ilhan Erdost publia sa traduction du premier volume des Prolégomènes de l’historien arabe médiéval Ibn Khaldoun. Mais Ilhan Erdost mourut le 7 novembre 1980 sous la torture à la prison de Mamak, à la suite du coup d’État perpétré le 12 septembre 1980 par le général Kenan Evren. Le deuxième tome des Prolégomènes parut finalement en 1989, l’année du départ à la retraite de Turan Dursun.

C’est l’époque où il décida de publier ses études critiques de l’islam.

Il rejoignit alors la rédaction de 2000’e Dogru (« Vers 2000 »), une revue scientifique de qualité mais dirigée par Dogu Perinçek, un leader politique controversé, autrefois délateur de militants de gauche via son quotidien Aydinlik (« Clarté ») aux positions pourtant pro-Pékin et aujourd’hui allié d’Erdogan. Connu en Europe pour son négationnisme concernant le génocide arménien, Perinçek s’efforçait de sauver sa réputation en diffusant les travaux d’auteurs scientifiques reconnus notamment via Kaynak (Ressources), sa maison d’édition.

En réalité, Turan Dursun choisit les éditions Kaynak faute de mieux, car de son propre aveu, la plupart des éditeurs craignaient pour leur vie s’ils venaient à égratigner le dogme islamique.

Pour publier mes écrits, confie-t-il, j’ai dû galérer. J’ai fait du porte-à-porte. Mes efforts ont duré des mois, des années. J’ai sans cesse essuyé des fins de non-recevoir. Même les milieux « progressistes », « éclairés » ont eu peur. Même pour mes articles les plus pondérés, on me répondait : « si on vous publie, on va nous lapider ». Que dis-je ? Certains ont même craint d’avoir leurs locaux détruits à l’explosif. J’ai eu droit aux vieilles rengaines « tacticiennes » auxquelles les politiciens nous ont habitués du genre : « Nous, nous sommes respectueux de la religion. Nous ne voulons pas heurter les sentiments religieux des gens ». Chaque fois que mes écrits ont été refusés, je me suis dit : « Si nous n’envisageons de blesser les sentiments, comment arriverons-nous à combattre les ténèbres ? Peut-on progresser vers la civilisation sans blesser les sentiments ? Comment peut-on atteindre les changements permettant au monde d’être plus beau, plus civilisé, plus humain ? Quelles sont les innovations que l’on a adoptées sans heurter les consciences »[6].

En juin 1990, il annonce dans la préface du premier tome de Din Bu (Voilà la religion), son œuvre maîtresse, la sortie prochaine de Sources des livres sacrés en cinq volumes et une Encyclopédie de l’islam en quatorze volumes.

Dans le premier tome intitulé Dieu et le Coran, il expose les opinions contradictoires prêtées au dieu des musulmans, l’appétit sexuel du « prophète », ses rapports avec ses nombreuses femmes notamment Khadija, Hafsa, Aïcha, Sawda Bint Zam’a et Umm Salama.

En comparant les hadiths dits authentiques avec les passages du Coran « taillés sur mesure », Turan Dursun constate et dénonce notamment la supercherie de l’intervention soudaine et miraculeuse de l’archange Gabriel qui « envoya » à Mohammed le verset 51 de la Sourate appelée « Les Coalisés » (Al Ahzab) pour qu’il puisse coucher avec qui il veut, sans devoir s’en tenir à l’équité entre ses nombreuses femmes et ses esclaves sexuelles. Ce verset du Coran dit ceci :

Tu fais attendre qui tu veux d’entre elles et tu prends vers toi qui tu veux. Et il n’y a dorénavant point de péché pour toi pour que tu reprennes vers toi celles que tu avais laissées.

Pour ses concubines, il était donc inutile d’« attendre son tour ». Le « patron » choisissait de manière aléatoire, selon ses envies du moment.

« Il me semble que ton Seigneur se hâte de satisfaire tes désirs »[7] aurait remarqué Aïcha avec qui le vieux Mohammed eut des rapports sexuels alors qu’elle n’avait que neuf ans.

Le 4 septembre 1990, peu avant la parution du second tome de Din Bu, Turan Dursun est abattu de sept balles devant son domicile par un groupe islamiste.

Grâce à l’éducation laïque portée par les institutions kémalistes, aux courants progressistes hétérodoxes comme l’alévisme et l’alaouisme établis aux plus lointaines frontières de l’islam, aux innombrables partis, syndicats et mouvements sociaux dont fait également partie le mouvement national kurde, mais aussi, et peut-être surtout, grâce à l’œuvre de Turan Dursun, la Turquie est le pays du monde arabo-musulman qui compte le plus grand nombre d’athées et de libres penseurs.

Un Turan Dursun est mort. Des millions de Turan Dursun ont pris la relève.


Notes

  1. Şule Perinçek, Turan Dursun Hayatını Anlatıyor, Kaynak Yayınları, Istanbul 1992, pp. 33-34 (ainsi que pour toutes les autres citations, il s’agit de ma traduction).
  2. Ibid.
  3. Ibid.
  4. Abit Dursun, Babam Turan Dursun, Kaynak Yayınları, Istanbul, 1995, p. 18.
  5. Turan Dursun 29 Yıl Önce Katledildi, dans BirGün, 4 septembre 2019.
  6. Turan Dursun, Din Bu, Vol. 1, Kaynak Yayınları, Istanbul 1990, p. 4.
  7. Sahih Mouslim, hadith 2658, http://www.hadithdujour.com/coran/sahih-mouslim.pdf, p. 153.