Le religieux dans la publicité : quelle place pour la création publicitaire dans une société en pleine mutation culturelle et médiatique ?

Aline Lombart

Le 25 février 2019, de nombreuses réactions éclatent sur les réseaux sociaux : la firme internationale de sport Décathlon fait polémique auprès d’une partie de la population européenne lorsqu’elle décide de commercialiser en ligne, en France, un hijab de course. Les réactions islamophobes fusent. En quelques jours la polémique prend de l’ampleur sur les réseaux sociaux, la firme doit faire face à une vague d’insultes et de menaces ; de nombreuses personnalités politiques réagissent et l’affaire est rapidement transmise par les médias traditionnels. Le 27 février 2019, le produit est retiré de la vente. Un exemple, aussi choquant que « rapide », qui reflète la véritable complexité que la société actuelle traverse et à laquelle doivent s’adapter les professionnels du marketing et de la publicité. Les religions sont encore bien présentes, notamment dans les domaines du marketing et de la publicité. Les publicitaires semblent confrontés à deux discours contradictoires : d’un côté « vivons ensemble, acceptons les croyances des autres », de l’autre, ceux-ci sont sans doute obligés de s’imposer des restrictions, des limites afin de respecter les frontières des autres. En quelque sorte, un double message : nous vivons dans un espace de communication toujours plus libéré, mais paradoxalement toujours plus autocensuré.

La publicité représente aujourd’hui un secteur hyper-saturé marqué par la concurrence et les nouvelles pratiques digitales. Le secteur doit faire face à de nombreuses modifications de ses pratiques. Alors que d’un côté, les technologies de l’information et de la communication ne cessent d’évoluer permettant ainsi une circulation des informations et des images à travers le monde en quelques instants, d’un autre côté, la société occidentale doit depuis plusieurs années faire face à une crise identitaire et culturelle marquée par la terreur des attentats. La question des religions, de la liberté d’expression et du blasphème est devenue ainsi plus que jamais d’actualité. La communication et, donc, de façon inhérente la publicité, doivent s’adapter à cette situation actuelle.

Quelle place pour l’utilisation des religions du Livre ?

Alors que depuis les années post-68, de nombreux exemples (Benetton, Volkswagen…) prouvent que des stratégies basées sur la provocation et l’humour ont souvent tenté de récupérer la religion, il semble que, dans la société multiculturelle et multiconfessionnelle d’aujourd’hui associée au recul des croyances et connaissances religieuses et de plus en plus fragmentée, ces pratiques sont de moins en moins utilisées. Aujourd’hui, on assiste encore tantôt à une utilisation de la religion catholique à travers un appel à ses symboles porteurs de sens et de valeurs pour la cible, tantôt à la religion islamique dans un but de « diversité » et d’engagement. Dans le cadre d’un mémoire de master en communication, j’ai interrogé des professionnels de la publicité et des plaintes introduites entre 2000 et 2019 au Jury d’Éthique Publicitaire. Cette enquête nous prouve que l’utilisation de la religion dans la publicité de manière générale est en baisse. Les publicitaires et annonceurs sont de plus en plus vigilants à ne pas créer la polémique. Ils n’osent plus utiliser les symboles religieux dans leur stratégie.

Plusieurs éléments expliquent la complexité pour les publicitaires d’utiliser la religion. Premièrement, le secteur ne bénéficie pas de la liberté dont jouissent l’art et le journalisme, qui peuvent s’inscrire dans un débat d’idées que ne peut se permettre la publicité commerciale. Deuxièmement, de manière générale, utiliser la religion représente une pratique délicate pour le publicitaire. Chaque élément et sa mise en place dans la publicité risque d’être mal interprété. Enfin, le web en devenant le premier média de débat de société et en s’emparant des grands thèmes, a donné la parole à la société civile et est devenu, paradoxalement à son utilité pour les annonceurs, un danger. Le web 2.0 a changé la relation des marques avec leur public, les marques communiquent, les internautes interpellent et dénoncent.

La gestion des débats et de la réputation en ligne constitue donc un axe important de la communication des marques aujourd’hui. Les annonceurs ne sont donc pas friands de ce genre de pratique, ce qui représente la première limite à la liberté de création des publicitaires. En effet, lorsqu’elles se risquent à utiliser la religion, les enseignes doivent être prêtes à faire face à de nombreuses critiques. Le web et les réseaux sociaux en offrant la possibilité aux consommateurs de s’exprimer, ont ouvert la porte aux polémiques qui se développent de plus en plus rapidement.

Ces polémiques naissent notamment dans le contexte actuel où se rencontrent en Europe de nombreuses obédiences, principalement chrétienne, musulmane, juive et des courants de pensée athée. En utilisant les symboles d’une religion, la publicité ouvre la porte à de nombreuses réactions négatives, et prend le risque d’exclure une partie de sa cible, de croyances différentes. La religion est en effet encore à l’origine de nombreux conflits et « incompréhensions » entre les individus et empêche une véritable harmonie, chacun ne voulant être « confronté » à d’autres convictions et valeurs que les siennes à travers la publicité.

Face à ces difficultés imposées à la publicité, les publicitaires ne se risquent que très rarement à utiliser la religion. Il ne s’agit, en effet, pas d’une pratique utilisée par les différents acteurs de la publicité de façon « simple » et sans réserve. La présence d’éléments religieux dans la publicité émane d’un long processus de réflexion où chaque acteur de la publicité (agences/annonceurs/médias) joue un rôle de « responsabilité éthique ». Premièrement, les publicitaires sont confrontés à un dilemme personnel, à savoir s’ils décident de faire preuve de réserve face à l’utilisation de la religion ou de prôner leur droit à la liberté d’expression. Généralement, il semble qu’ils optent pour la première option afin de ne pas froisser les annonceurs, et l’idée créative, utilisant des repères religieux, est « tuée dans l’œuf ». Deuxièmement, si les annonceurs acceptent une proposition de publicité utilisant des références religieuses, celle-ci peut faire l’objet de pré-tests auprès de groupes religieux, et dans le cas d’avis négatifs, ne pas être diffusée.

Dans mon enquête, j’ai repéré des campagnes (Coca-cola, Dexia, Rossel, Brussels Airlines) présentées aux autorités catholiques (archevêque…). La campagne doit ensuite être acceptée par les médias, qui eux aussi peuvent la soumettre à certains pré-tests et refuser de la publier. De manière générale, outre les dispositions légales qui cadrent les pratiques publicitaires, leur liberté de création est limitée par la réflexion personnelle du publicitaire : se limiter au nom d’un certain respect des croyances des autres ou revendiquer le droit à la liberté d’expression. Bien qu’ils semblent opter pour la première alternative, lorsqu’ils se risquent à utiliser des symboles religieux, les publicitaires sont souvent bloqués par leurs clients, les annonceurs. Ces derniers ne semblent pas nombreux à envisager ce type de stratégies. Bien que l’humour, la provocation, l’utilisation de la religion comme réservoir culturel ou la « promotion de la diversité » sont des pratiques qui offrent la possibilité de gagner rapidement en notoriété, ou de faire rapidement associer la marque à un certain ensemble de valeurs dans l’esprit du consommateur, elles ne sont pourtant généralement pas souvent envisagées par les annonceurs car elles présentent également de nombreux risques.

Il n’est donc malheureusement plus possible de penser que l’époque de la censure (passant aujourd’hui par une forme d’autocensure) est révolue. Comme le suggère Claude Bologne[1], « la censure existe toujours au sein de la société actuelle sous deux formes bien plus sournoises qu’auparavant mais tout aussi efficaces. »[2] Premièrement,

la censure a posteriori (qu’elle passe par des procès, des campagnes médiatiques, la rumeur sur internet, le blâme public des confrères) réintroduit une censure préalable par l’autocensure, par les pressions éditoriales, voire par l’intervention de l’État pour trouble à l’ordre public »[3].

Et deuxièmement,

la voie judiciaire exige des qualifications aux infractions: diffamation, atteinte à la vie privée, provocation à la haine, plagiat… La rumeur et les armes à feu n’ont pas besoin d’argumenter : désormais on invoque le blasphème, l’outrage aux convictions d’autrui ou l’humour de mauvais goût, qui ne constituent pas des infractions pénales[4].

Ce type de censure est présent à tous les niveaux de la conception de la publicité.

Les religions représentées dans la publicité aujourd’hui

Alors qu’auparavant l’obédience la plus représentée dans la publicité était sans équivoque la religion catholique, la fragmentation des religions marquée par le désintérêt pour la religion catholique et une population islamique de plus en plus présente en Europe, oblige les firmes à reconsidérer leurs stratégies. De plus en plus d’enseignes accordent de l’importance à leur cible musulmane et cela se traduit par l’utilisation de ses symboles, auparavant très peu utilisés dans la publicité occidentale. Cette stratégie, bien qu’audacieuse, ne semble pourtant pas passer inaperçue, les « islamophobes » étant à l’affût du moindre signe islamique dans les publicités et appelant directement au boycott de la marque.

En conclusion, l’utilisation du religieux dans les créations publicitaires est assez marginale en comparaison avec d’autres thèmes parce qu’elle est « risquée ». Mais, lorsque ce thème est convoqué à des fins commerciales, nous pouvons affirmer qu’il ne s’agit pas d’une pratique anodine, utilisée sans réserve de la part des professionnels de la publicité.

La publicité à travers la place importante qu’elle tient dans la société semble aujourd’hui refléter l’intolérance de notre société en ce qui concerne la religion, en étant, elle-même, à l’origine de conflits et débats réguliers. C’est particulièrement le cas lorsqu’elle utilise des symboles musulmans. Les réactions virulentes qu’elle fait naître, n’émanent pas uniquement de groupes religieux, mais principalement d’individus incommodés par la présence de symboles religieux musulmans.

Dans un pays neutre et à une époque comme la nôtre, les religions sont encore à l’origine de nombreuses limitations du libre arbitre et de la liberté d’expression, notamment dans un domaine aussi ouvert et moderne que celui de la communication.

L’avenir de la publicité semble se diriger de plus en plus vers des changements, notamment au niveau de la relation et du dialogue direct avec le client. Il y a une difficulté à saisir l’ensemble des techniques publicitaires tant elles sont nombreuses et différentes. L’évolution des technologies de la communication a démultiplié les possibilités de faire de la publicité. Peut-être un jour sera-t-elle tellement ciblée et personnalisée qu’elle s’adressera à chaque individu en cohérence avec ses convictions ou peut-être pouvons-nous espérer un jour vivre dans un monde où les convictions coexisteront dans le respect mutuel et la tolérance au sein de sociétés multiculturelles et de plus en plus sécularisées. La publicité utilisant des références au religieux ne serait alors plus « risquée ».

Le présent article est issu d’un mémoire de Master en Communication Corporate et marketing réalisé sous la direction d’Irène Di Jorio et d’Anne Morelli et défendu sous le même titre à l’Université Libre de Bruxelles en 2019.


Notes

  1. Membre belge littéraire de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, journaliste, enseignant et conférencier belge.
  2. Claude Bologne, « La liberté d’expression est-elle soluble dans la liberté de création ? », site de l’ARLLFB : http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/bologne14032015.pdf, consulté le 03/04/2018.
  3. Claude Bologne, ibid
  4. Claude Bologne, ibid.