Coming soon…
Avec Julien Dohet le 30 mai et Richard Miller le 31.
Vas-y, venez, viens !
Laïque, pourquoi pas ?… Mais athée, who cares? À la différence de la laïcité qui est, elle, subsidiée dans notre pays à l’instar des cultes, personne ne reconnaît ce droit à l’athéisme. C’est heureux sans doute, et les athées ne s’en plaignent pas, car leur statut est bien différent. Si la laïcité prône la séparation des Églises et de l’État, l’athéisme, en revanche, prône celle des religions et des consciences. Singulière différence, qui mène à les différencier singulièrement.
Encore que ce ne soit pas leur rapport à une uniformité de conceptions qui distingue athéisme et laïcité. Multiples dans leurs expressions, celle-ci s’applique pour certains aux seules institutions de l’État tandis que pour d’autres, au risque de la voir heurter de front la liberté fondamentale d’opinion et d’expression, elle s’étend à ses fonctionnaires, voire même à ses usagers. C’est là, il est vrai, une question que l’on ne se posait guère avant que l’islam vienne concurrencer le quasi-monopole religieux du catholicisme. Elle fait pourtant maintenant rage dans les milieux laïques, ouvrant toutes grandes les portes à des revendications plus sensibles encore, celle de l’interdiction du foulard dit islamique, derrière laquelle se tapissent bien des motivations, dont certaines parfois peu avouables.
L’athéisme est bien plus polymorphe encore. On le retrouve de la gauche à la droite. Des marxistes radicaux aux ultralibéraux. De ce bon curé Meslier qui prônait l’athéisme pour la libération politique et sociale des masses, à Nietzsche sur le bord opposé, qui le réservait à la seule aristocratie intellectuelle et sociale (sa « brute blonde » méprisante du peuple), pour l’épanouissement individuel de laquelle les masses (le « troupeau », disait-il) devaient être faites d’esclaves. Comme quoi, si l’athéisme prône le « rien », comme pensent certains, on y trouve de tout.
« Le XXIe siècle sera religieux », dit-on dire, attribuant faussement cette phrase à Malraux. Le retour des intégrismes et la violence aveugle avec laquelle ils s’expriment semblent bien, à l’échelle globale, confirmer cette assertion. D’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement des seuls attentats de « fous de l’islam », mais aussi de la bestialité meurtrière de « fous d’autres religions » qui, cette fois, visent aussi des musulmans : ceux d’intégristes bouddhistes par exemple, tout aussi meurtriers, à Lhassa au Tibet en 2008, à Meiktila en Birmanie en 2013 ou encore à Aluthgama au Sri Lanka en 2014, pour n’en citer que quelques-uns pour cette religion que l’on dit si pacifique…
À l’inverse de ce retour, combien violent, du religieux, l’athéisme n’a pourtant, en Europe du moins (la Pologne ou encore la Turquie exceptées !), jamais été aussi à l’aise pour essaimer. Nul besoin aujourd’hui, dans notre société laïcisée, de dissimuler sa pensée impie. Être athée et s’affirmer tel ne présente évidemment plus le danger, le cas échéant, de devoir goûter aux charmes des bûchers sur lesquels, avant la Révolution, l’on brûlait allègrement mécréants, hérétiques et autres apostats.
Dans le monde francophone, du haut de sa gloire médiatique, un Onfray y a sans doute contribué pour une part, avant de s’envoler vers d’autres préoccupations plus consensuelles et postmodernes, revisitant par exemple la Révolution française dans le sens le plus réactionnaire qui soit – et encore y a-t-il pire, que l’on pense à ce qu’il dit de Guy Môquet !
Mais si l’on ne veut pas confondre causes et conséquences, c’est d’abord et avant tout la société toute entière qui s’est ouverte à l’athéisme, offrant à des penseurs athées d’y trouver pignon sur rue. Retardataire, comme toujours lorsqu’il s’agit de conceptions du monde et de conscience sociale, cette athéisation intrinsèque de la société européenne y est le prolongement décalé de l’État providence et du consumérisme social (la Sécu protégeant mieux que tous les saints, le monde profane offrant plus que ce que promet le monde céleste), de la pilule contraceptive aussi (la bride religieuse lâchant face à la libération sexuelle).
Et si la grande contraction économique et le sida sont venus remettre en cause tout cela, permettant aux religions de se refaire une santé – et dans ses convulsions intégristes, une psychose – l’athéisme s’y est installé confortablement et, quoique battu par les vents contraires, il y mûrit. Ainsi sommes-nous toujours plus nombreux à nous en revendiquer, comme le montrent avec évidence les sondages. Et encore ceux-ci minimisent-ils souvent les choses, puisque l’on sait que, en raison du retard de la conscience sur l’évolution sociale, nombreux sont ceux qui confondent ethos culturel et conviction intime, se disant toujours être catholique, ou musulman, ou juif… alors qu’ils affirment par ailleurs ne plus croire en Dieu.
Et puis, à l’heure où la démocratie parlementaire tant vantée a succédé à la tyrannie féodale bénie par l’Église, il faut bien que le centre de gravité de l’abrutissement des masses se soit lui aussi déplacé des illusions de la religion à celles de la démocratie parlementaire. Désabuser les peuples, aujourd’hui, ce serait donc plutôt dénoncer et déconstruire les mécanismes par lesquels on fait accroire que notre société, cette machine à créer de la misère et de l’exclusion, est le meilleur des mondes possibles : qu’il est indépassable et le seul dans lequel les malheureux ont à espérer être heureux, non plus dans les Cieux mais sur Terre cette fois.
Pourquoi se revendiquer athée ? Et non, prudemment, agnostique ? C’est que l’agnosticisme, cédant à la nécessité consensuelle d’un doute qu’il est de bon ton de se réclamer au sujet d’un Dieu que l’on sait pourtant ne pas être, apparaît le plus souvent comme une forme honteuse encore de l’athéisme, évitant le reproche de « dogmatisme ». Mais l’athéisme, contrairement à ce qu’en disent ses détracteurs (Frédéric Lenoir par exemple) ne peut être un dogme. Multiple et varié dans ses formulations, conception sociale et idéelle transversale de tant d’opinions politiques aussi, il se contente d’affirmer que Dieu n’est pas et que, comme le disait Jean Meslier, ce bon curé, « les religions ne sont que des inventions humaines ». Où est le dogme là-dedans ?
Tout simplement, l’athéisme s’inscrit dans cette démarche qui vise à renouer avec ce qu’est l’homme à sa naissance. Athée l’homme. Athée l’humanité originelle aussi ! C’est ensuite seulement que les hommes ont créé des dieux, puis leur Dieu. Mon chat n’y croit pas, lui. L’enfant n’y croit pas plus avant qu’on lui inculque la foi, c’est-à-dire la croyance en ce qui n’est pas croyable.
Il y a tant d’arguments à avancer pour contredire celle-ci, je me contenterai, la place manquant, d’avancer celui-ci : comment, s’il existait, un Dieu pourrait-il avoir eu l’idée d’énoncer des préceptes moraux, purement humains d’ailleurs, et dont beaucoup sont ridicules, alors même qu’il aurait, rien que pour les hommes, créé un univers qui compte, exclusivement dans ce que nous pouvons en observer, on le sait maintenant, pas moins de 10²³ étoiles ? Et pourquoi, si tardivement au regard de la si longue histoire de l’humanité ? Faudrait-il encore que l’on accorde à ce Dieu considéré comme infiniment sage d’avoir été aussi « infiniment mégalo », contredisant ainsi au passage le fait qu’il soit considéré comme infiniment sage ? En regard, l’athéisme est un modèle de sobriété, à mille lieues de là !
Les croyants s’étonnent toujours quelque part de ce que l’on puisse être athée, mais ce qui est surprenant est que l’on puisse croire en Dieu. Et à travers tant d’innombrables religions ! Un Dieu unique, s’il existait, permettrait-il que l’on en vénère d’autres ? L’athéisme ne s’embarrasse pas de ces contradictions. Il affirme que Dieu n’est pas, simplement. Posément, paisiblement, sans qu’il soit ici besoin de brûler ce que l’on a adoré – l’aurait-on adoré. Sans hargne non plus. Loin de l’acharnement aussi avec lequel certains laïques, confondant trop facilement le phénomène religieux lui-même avec ses effets, s’en prennent, au travers de ce qu’ils considèrent comme des « signes manifestes de religiosité », aux croyants eux-mêmes.
À l’inverse, parce qu’elle est sereine et ferme, la critique athée des religions est toujours empreinte du plus grand respect humain pour ceux dont la foi est un héritage social ancré dans leur conscience tout autant que le réconfort, comme disait l’autre, de « la créature accablée par le malheur », dans ce « monde sans cœur » et dans cette « époque sans esprit ».
Cet article est une version légèrement complétée de celui qui a été publié sous le même titre dans Espace de Libertés, févr. 2017, n° 456.
Iconoclaste ?
Le bon vieux petit dictionnaire qui traîne sur nos tables définit l’iconoclaste de diverses manières.
Au sens étymologique, donc au sens premier, il s’agit simplement de quelqu’un qui détruit les images et les représentations figurées. Un enfant qui déchire une image, un prospectus publicitaire est au sens propre, un iconoclaste. C’est un iconoclaste simple ; telle est l’iconoclastie de fait.
Au sens second, notre bon vieux petit dictionnaire voit dans l’iconoclaste une personne qui proscrit ou détruit les images saintes et par extension : les œuvres d’art.
Au troisième sens, il découvre une personne qui est hostile aux traditions et cherche à les détruire et à les faire disparaître.
Jusque-là, nous suivrons notre petit dictionnaire du coin de table.
Cependant, notre petit dictionnaire est myope ; il ne voit pas plus loin que le bout de son nez et il est tellement pénétré des idées de la tradition qu’il n’a pas vu qu’on peut tout aussi bien être iconoclaste et en même temps, créer des images ou des représentants figurés. Il passe dès lors à côté du fait que cette création d’œuvres nouvelles, ou par extension, d’idées nouvelles, de conceptions nouvelles se fait en bousculant les choses établies et même, en détruisant, volontairement ou non, les traditions et que cette destruction peut même être son objectif.
On découvre ainsi une autre dimension de l’iconoclaste, une dimension positive puisque créatrice et au plein sens du terme, une dimension progressiste : l’iconoclaste est celui qui en créant du neuf montre les ruines et les usures de l’ancien. C’est le créateur iconoclaste.
À proprement parler, il ne détruit rien physiquement, il ne touche même pas aux choses anciennes ; il peut tout aussi bien les ignorer. L’iconoclastie du créateur, celle qui est née de la pensée et de la raison est d’une certaine manière, indirecte ; elle détruit par péremption, par usure de l’ancien. En clair, elle renvoie les idées et les croyances, les modes anciennes aux vieilles lunes et aux calendes grecques.
Alors, soit dit en passant, si l’on applique particulièrement l’iconoclastie aux dieux ou à Dieu (ce qui revient au même), on s’aperçoit que l’iconoclaste créateur – par l’acte de création qu’il pose – ignore ces phénomènes d’église et que l’iconoclastie créatrice est une forme d’athéisme.
En quelque sorte, il dit, généralement de façon implicite : « le roi est nu », « le pantalon est troué », « la parure tombe en loques », « le toit est percé », « la maison s’écroule », « la pomme est pourrie », et ainsi de suite.
Il dévoile la réalité.
Cet iconoclaste créateur de neuf est une dimension essentielle de l’art et singulièrement, de la peinture, mais pas seulement.
Nombre de créateurs – peintres (comme Clovis Trouille), sculpteurs, écrivains, musiciens, poètes, architectes, ingénieurs, astronomes, savants, chercheurs de toutes les disciplines et bien évidemment, philosophes s’y sont essayés.
C’est le cas de Clovis Trouille qui a passé sa vie à détruire l’art ambiant en créant des œuvres qu’on qualifiera sans aucune hésitation d’iconoclastes.
Ainsi, on peut gaillardement associer iconoclaste à peintre et l’ensemble constitué correspond assez à ce qu’on peut employer comme terme pour définir Clovis Trouille.
Qu’il fut athée et anticlérical, on ne pourrait en douter.
Toute sa peinture le conte et le montre et de façon qu’on dira expressive.
C’est ce que l’on va voir et illustrer d’une façon peut-être inhabituelle et déjà expérimentée ici avec une certaine réussite à propos d’un autre peintre, Carlo Levi. Nous allons soumettre le peintre Clovis Trouille à un interrogatoire circonstancié…
Bonjour Monsieur Trouille ! C’est bien votre nom, n’est-ce pas ? Je veux dire votre vrai nom, pas seulement un nom d’artiste. Sur vos papiers, vous vous nommez : Camille Clovis Trouille. Est-ce exact ?
Oui, oui, c’est exact. Mon nom est Trouille. Ça vous surprend ? Je me suis toujours appelé Trouille et mon prénom – enfin, celui qui m’est le plus souvent attribué, ce n’est pas Camille, qui est le premier prénom qu’on m’a donné à l’état civil, mais celui de Clovis, car ça amuse tout le monde.
On me demandait – à l’époque, j’habitais dans l’Aisne – si je ne fabriquais pas des vases à Soissons. C’était un peu éculé comme plaisanterie ; enfin, pour moi qui en étais l’objet et la cible à répétition et il m’a fallu l’admettre comme une sorte de parasite s’affairant autour de moi, mais elle n’était pas nécessairement cette ennuyeuse répétition pour celui qui me rencontrait pour la première fois. Je pense que c’était quand même un peu surprenant, un nom comme le mien.
Ça m’énervait qu’on m’appelle ainsi Clovis d’autant plus que cette histoire de vase m’a toujours parue suspecte et ce Clovis, un fieffé assassin et un opportuniste de première bourre, mais que voulez-vous on me l’a collé depuis l’enfance ce foutu prénom, et avec le temps, pourtant, je m’y suis fait. Il a bien fallu, n’est-ce pas ?
En somme, les gens se moquaient de vous à cause de votre patronyme. Comment ça se passait ? Racontez-nous un peu ça, voulez-vous ?
Au début, avant qu’on ne m’appelle communément Clovis, les gens souriaient en entendant mon nom et puis, le prénom qu’on me donnait, ils montraient un petit sourire en coin au simple fait d’entendre qu’un type pouvait s’appeler Camille Trouille. Camille, ça fait un peu fille et Trouille, je ne vous dis pas. Ils trouvaient ça drôle, ils se marraient et moi, j’étais gêné. Alors, Camille ou Clovis, j’étais toujours un peu moqué. Ça m’a dérangé jusqu’après la guerre, vous comprenez.
Là, après la guerre – de celle de ‘14, j’avais été appelé au service militaire en ‘12 et j’en suis sorti en ‘19 –, avec tout ce que j’avais vu pendant mes sept ans de service et les tranchées, je ne souriais plus et les gens non plus. On ne se marrait plus du tout, ni eux, ni moi. On en avait tant vu. Sept ans qu’ils m’avaient tenu militaire et je n’en parlerai pas, mais ça m’a dégoûté du monde.
On y reviendra. Dites-moi, votre profession ? Vous étiez peintre.
Après la guerre, quand on est revenu des grands massacres, il m’avait bien fallu trouver un boulot dans mes cordes. J’avais fait des études artistiques, j’avais un diplôme des Beaux-Arts.
Oui, j’étais peintre de métier, mais peintre de mannequins. C’est une profession un peu particulière. Peintre de mannequins, vous savez, on peint les mannequins de vitrine. D’habitude, ces porte-vêtements sont des silhouettes un peu ternes et certains commerces souhaitent les animer un peu. Moi, je leur donne des couleurs, un visage, un style, une mimique. Je les fais vivre, voyez-vous.
Je vais vous expliquer. Principalement, je suis peintre ; un vrai, un qui construit des images, des univers, un peintre maîtrisant les techniques de son art, que ce soit la couleur, la mise en scène, la perspective et un peintre qui a une manière propre de considérer la peinture.
Vous comprenez : la peinture est ma passion et de ce fait, je ne peux me résoudre à vendre mes toiles et même, j’ai du mal à les céder, même à des amis. Une toile, c’est un objet unique, une projection de soi, de son imagination. Pensez donc alors, de les vendre, il n’en est pas question.
Quand on est un artiste comme un peintre, on est tenu par sa passion, on ne peut presque pas s’en éloigner. Par ailleurs, il faut bien vivre. C’est un dilemme et pour nous, ce le fut plus encore après ces années perdues à la guerre.
C’est comme ça que j’ai trouvé cette étrange profession, où je pouvais perfectionner mes techniques et expérimenter de nouvelles approches. En somme, même dans mon travail rémunérateur, je ne perdais pas mon temps, ni la main, ni l’œil, ni la maîtrise des couleurs ou le souci des détails et vous savez combien la main, l’œil, la couleur, les détails sont précieux pour un peintre. Je m’exerçais, en quelque sorte.
Ajoutez à ça que pour moi, l’art ne peut faire l’objet de commerce ; un tableau, ce n’est pas une marchandise et moins encore, un objet de spéculation. Enfin, c’est comme ça que je vois les choses.
Je ne supporte pas l’idée d’un art au service de, d’un art à la botte, d’un artiste sous la houlette, d’un art servile. L’art servile, dans le meilleur des cas, c’est de l’artisanat. Il faut pourtant bien que l’artiste vive et fondamentalement, il ne sait rien faire d’autre, il ne veut rien faire d’autre sous peine de s’étouffer ; moi, comme je l’ai dit, j’ai cherché un métier en rapport avec mes études et mes aptitudes : j’étais peintre et j’ai donc peint des mannequins.
De quoi s’agit-il exactement : peindre des mannequins ?
Eh bien, grosso modo, un mannequin est une forme humaine, rien qu’une forme généralement destinée à présenter des vêtements. C’est assez épuré, rustique, schématique, étique même la plupart du temps, peu élaboré, incolore, insipide. Ça convient au tout venant des commerces, mais pour certaines boutiques, qui offrent des tenues plus raffinées ; pour celles-là, le mannequin nu, c’est insuffisant. Il y faut un air de vie, de la couleur, comme une peau vivante, des yeux avec des cils – à peine marqués mais bien noirs, et des cernes dans des tons ivoirins, des lèvres couleur de rose ou de coquelicot, des mouches, des points de beauté. On traitait surtout le visage. Parfois, on fait la manucure, on teint les ongles. Le reste, ce qui est sous les vêtements, on ne le voit pas et pourtant, il y a de quoi faire et de quoi donner à rêver. N’est-ce pas ?
Donc, comme artisan, vous peigniez des mannequins, des sortes de statues préfabriquées et standardisées, vous les personnalisiez et en faisiez de vrais personnages de vitrine. Comme peintre, comme artiste, que vous redeveniez dans votre temps libre, que faisiez-vous ?
Oui, la semaine à l’atelier à Paris, j’étais en effet, artisan-peintre de profession et dans mon temps libre, dans ce temps qui me restait pour la création, au moment où l’artisan redevenait l’artiste, à première vue, je faisais à peu près la même chose, sauf que je passais des trois dimensions du mannequin à l’univers bidimensionnel de la toile et bien évidemment, ça change tout. Je peignais des personnages, qui étaient mes marionnettes de la semaine, mais là ils prenaient, comme vous le voyez, une autre dimension. Ils s’étaient affranchis de leur statut d’esclaves du commerce, comment dire, libérés de leur rôle de prostitués aux exigences des clients commerciaux, pour atteindre à une sorte de dimension sociale, culturelle ou politique. Ils prenaient position dans le monde et dans l’histoire de la peinture ; ce qui était interdit aux mannequins serviles des vitrines. Ils se sont mis à dire des choses sur le monde ; un peu comme peut le faire le théâtre de Guignol quand il s’autonomise. Mes toiles racontent des mondes fantasmés et ces mondes, ce sont les miens, c’est l’univers mental dans lequel je peins et qui exprime un certain nombre de mes pensées ainsi transformées.
Une parenthèse, si vous me permettez. Je dis une parenthèse, mais c’est la vraie question : que voulez-vous que je fasse de Dieu – celui-là de la cathédrale ou un autre, peu importe – quand le créateur, c’est moi ?
Oui, oui, je le dis clairement : le créateur, c’est moi.
Dans mon monde, dans mes mondes, le créateur, c’est moi et vous dans le vôtre, si vous le voulez, dès le moment que vous créez.
Je suis comme un arbre, disons un prunier, je m’étends jusqu’aux limites de ma ramure, je produis des fleurs et des fruits et je me soucie comme d’une guigne qu’on me regarde ou qu’on trouve d’une quelconque utilité ce que je crée. Le monde, entendu comme la nature universelle, fait exactement la même chose ; nous sommes en syntonie.
De l’art pour l’art ?
Pas vraiment non plus. Non, vraiment, je ne fais pas de l’art pour l’art, je dirais plutôt que je fais de l’art pour moi. Boris Vian disait dans un joli petit poème, dont il avait le secret :
Tout a été dit cent fois
Et beaucoup mieux que par moi
Aussi quand j’écris ces vers
C’est que ça m’amuse
C’est que ça m’amuse
C’est que ça m’amuse et je vous chie au nez
Je pense que c’est un peu pareil pour ma peinture. Je citais Vian, mais justement, lui aussi avait une puissante horreur de la guerre et se gobergeait des militaires et des ecclésiastiques. Quant à la religion, à Dieu, à toutes ces badernes et à toutes ces balivernes, il s’en tamponnait le coquillard. Il dialoguait avec le monde des hommes et mieux encore, avec celui des femmes.
Et vous alors ? Votre dialogue avec le monde, ce sont vos tableaux ?
Eh bien, pour moi, c’est pareil : Dieu, dieux et tout ce bazar, je m’en tape. Tenez, pour moi, ce sont des mannequins, des marionnettes que des abuseurs agitent dans les théâtres des églises et en tous lieux similaires. Ce sont des boniments pour gruger les badauds.
Sans doute, je veux dire qu’il n’y a aucun doute à ce sujet. Par exemple, j’avais commencé avec un certain succès comme peintre impressionniste, c’était peu après 1900, disons jusqu’à ce qu’on m’extraie de la vie civile et qu’on m’envoie à l’abattoir. J’avais quand même commencé à virer à la peinture provocante et érotique avec ce tableau de fête foraine, où les dames sont, comment dire, habillées-déshabillées ou habillées de déshabillés ; disons qu’elles montrent dans un bel emballage une bonne partie de ce que les dames de l’époque devaient cacher.
Revenu de la guerre, il ne m’était plus possible de ne pas exposer, dans mon langage et de façon explosive forcément – on sortait d’en prendre et tout le monde était un peu sourd – les accusations qu’on avait eu le temps de mûrir en regardant les autres mourir. On a dit alors que j’étais subversif, moi je veux bien ; j’imagine que c’est exact, mais pour ce qui est d’être antimilitariste et anticlérical, alors là, c’est sûr et certain. Il n’y a qu’à regarder mes toiles.
Monsieur Trouille, j’ai ici une citation que l’on vous attribue, elle dit : « J’ai toujours été contre l’imposture des religions. Est-ce en peignant la cathédrale d’Amiens que j’ai pris conscience de tout ce music-hall ?»
En effet, j’ai très bien pu dire ça. C’est assez dans mon style et puis, ça correspond tout à fait à la vérité, la cathédrale d’Amiens, j’en ai eu jusque-là et rien que de vous en parler, j’en ai la nausée.
Pourquoi, qu’est-ce qu’elle vous a fait la cathédrale d’Amiens, c’est quand même la plus grande cathédrale de France ? Dites, Monsieur Trouille, pouvez-vous l’expliquer ?
Pourquoi ? Pourquoi la cathédrale d’Amiens – oui, oui, la plus grande, mais n’en rajoutez pas s’il vous plaît ! – me révulse, mais c’est tout simple.
Quand vous faites les Beaux-Arts à Amiens, du moins vers 1900-1910, la cathédrale est un exercice imposé auquel on ne peut couper. De toute façon, à Amiens, de la cathédrale vous en avez plein les yeux, pour ne pas dire autre chose. C’est la cathédrale par-ci, la cathédrale par-là.
D’accord, c’est le grand monument local. Le grand monument ! Tenez, Boris Vian, dans une chanson qui a fait du bruit, racontait l’histoire de son oncle bricoleur qui avait désintégré les chefs des grands États, je vous cite le passage :
Et, quand la bombe a explosé
De tous ces personnages
Il n’en est rien resté
– une riche idée, soit dit en passant, on devrait la reprendre –
Et le pays reconnaissant
Lui fit immédiatement
Élever un monument.
À la suite de quoi donc, on lui avait élevé un monument. Donc, à propos de monument l’oncle disait en grommelant dans sa barbe :
Un monument ? Un monument ?
Mais qu’est-ce que vous voulez que je foute d’un monument ?
Moi, je vous dis tout de suite que je pense comme le tonton à Vian. Un monument pour un mort, je comprends, c’est encore une sorte de vie, mais moi, je suis vivant et après, après, je m’en fous.
D’ailleurs, mon tombeau, je me le fais moi-même de mon vivant. Croyez-moi, c’est très émouvant de voir les femmes en tenue légère qui viennent pleurer sur ma tombe.
Monsieur Trouille, je crains qu’on ne s’égare. Pouvez-vous revenir à la cathédrale, un instant ?
Ah oui, la cathédrale, un foutu monument, celle-là. Qu’est-ce qu’on a dû la dessiner : la façade, ses trois portes, la nef, le transept, les gargouilles, le labyrinthe et tout le saint-frusquin. Je vous la peindrais par cœur cette foutue cathédrale.
Puis un jour, stop ! Je me suis dit trop, c’est trop, j’en ai eu marre de toutes ces bondieuseries et j’ai peint le Christ d’Amiens – un tableau dans l’ensemble conforme aux normes académiques, à tout ce qu’on m’avait enseigné, un tableau de bonne facture, qui représentait l’intérieur de la cathédrale. Un tableau assez classique, si ce n’était un détail, mais un détail d’importance : le Christ. Je vous raconte l’affaire. Il vaut la peine et la visite ce tableau-là et si vous ne le connaissez pas, courez le voir, mon Christ, descendu de sa croix dans la cathédrale.
Descendu de sa croix ? Monsieur Trouille, expliquez-moi ça.
C’est tout simple. Habituellement, le Christ loge sur une croix en se tenant pendu par les bras, façon aviateur antique. Jarry disait que c’était plutôt un cycliste qui cyclait à l’envers, couché sur le dos. Moi, je penche pour l’aviateur dans les débuts, genre Icare, mais sur un cadre en bois posé à la verticale comme une fusée au décollage.
Donc, dans mon tableau, il y a la croix, mais sans le Christ, car il est descendu au milieu de la cathédrale comme il était habillé avec juste une petite liquette pour cacher sa…, je vous laisse trouver la rime, enfin, vous voyez ce que je veux dire et puis sur la tête, un drôle de bandana clouté, modèle pour masochiste.
Il est là, ce pauvre Christ, au milieu de la nef de la cathédrale et il se tient les côtes tant il rit, il rit, il rit.
C’est un Christ joyeux, pas du tout dans la douleur.
Il rit, car il vient de découvrir le monument qu’on a construit en son honneur. Il se marre de l’absurdité de la chose.
Après ça, aller dire que je ne suis pas anticlérical. Le propos du tableau est très clair : je me fous carrément de Dieu et de tout le saint bazar et le Christ aussi, apparemment.
S’il y en a qui disent que je suis un athée, ils ne se trompent pas. Ce n’est certes pas un mensonge, ni une exagération.
CQFD, vous êtes athée. Mais Monsieur Trouille, quand même, vous avez peint d’autres choses que ce Christ qui se marre dans la cathédrale.
Bien sûr, j’ai peint un cloître avec des nonnes qui fument, j’ai peint des religieuses qui montrent leurs jambes et plus encore. Vous voyez, j’ai marié les bonnes sœurs avec l’érotisme. C’est assez, comment dire ?… revigorant.
J’ai peint des généraux, des cardinaux, des poètes, la costaude de la Bastille, que sais-je encore ? Je ne peux pas tout vous montrer ici, mais cherchez un peu et vous trouverez.
Dans tout ce musée Trouille, vous trouverez un confessionnal, un Christ à l’heure de la pipe face à une bigoudène lippue, un zouave en pleine action d’encerclement d’une dame, Zeus et Léda, des moines lubriques, une séance d’Inquisition sadique (et même plusieurs), le Marquis de Sade avec un fouet à la main et une belle paire de fesses à disposition, mon enterrement.
Bref, toutes sortes de jolies scènes et puis, si vous permettez, je vous recommande particulièrement mon tableau Oh ! Calcutta ! Calcutta ! qui a traversé l’Atlantique et a fini par inspirer une comédie musicale là-bas aux USA.
Eh bien, merci Monsieur Trouille, nous vous savons athée à présent et je vais m’empresser d’aller zyeuter toutes ces merveilles.
Dans un communiqué, le Ministère marocain des Habbous et des Affaires islamiques note : « l’observation du croissant lunaire du mois de ramadan 1437 de l’Hégire n’a pas été confirmée, dans la soirée du dimanche 29 chaâbane 1437 A.H. » correspondant au 5 juin 2016. Ainsi ajoute le communiqué : « le mois de chaâbane aura épuisé 30 jours et le 1er ramadan 1437 de l’Hégire correspond au mardi 7 juin 2016. »
Le communiqué parle d’un calendrier qui souffle sa 1437e bougie. L’Hégire ? Mais que veut bien dire ce mot ? Et quel est ce calendrier mystérieux ? Ramadan ? Chaâbane ?
Alors que le calendrier grégorien est solaire, le calendrier musulman est lunaire. Il est composé de douze mois comme son homologue grégorien. Chaque mois a une durée qui varie entre vingt-neuf et trente jours. L’année dure 355 ou 356 jours et il est fondé sur les rotations de la Lune autour de la Terre.
Si le calendrier grégorien commence avec la naissance du Christ, le calendrier musulman débute, lui, avec l’Hégire (l’émigration), événement représentatif de la fuite du prophète Mohammed et de ses compagnons, en l’an 622, de la Mecque vers l’oasis de Yathrib, devenue plus tard, Médine, la « Ville Illuminée », pour échapper à la persécution des Quoraïchites, qui ont rejeté l’islam.
C’est sous le règne du second calife de l’islam, Omar Ibn Khattab, qui régna pendant plus de dix ans (de l’an 13 à l’an 23 de l’Hégire), que le calendrier arabe fut officiellement adopté, en l’an 17 de l’Hégire (A.H.), comme calendrier musulman, sous le nom de calendrier de l’Hégire. L’an 1 de l’Hégire est la première année de l’établissement du prophète Mohammed et de ses compagnons à Médine, qui correspond à l’an 622 du calendrier grégorien. Pour imposer son choix, le calife Omar Ibn Khattab s’est appuyé sur le verset 32 de la Sourate 9 (« Le nombre de mois, auprès d’Allah, est de douze mois »).
Or, le calendrier arabe était déjà en usage dans l’Arabie préislamique depuis au moins l’an 412 (dans le calendrier grégorien), date où les différentes tribus arabes s’étaient accordées sur l’unification des noms des douze mois du calendrier arabe, ainsi que de l’ordre de succession de ces mois.
Ramadan, qui est le neuvième mois de l’année de l’Hégire, est un mois sacré, pendant lequel, selon la tradition, le Coran fut révélé au prophète Mohammed lorsqu’il se trouvait dans la grotte de Hira située sur la montagne al-Nour, par le truchement de l’ange Gabriel. Un mois pendant lequel les musulmans font fructifier leur crédit céleste par les bonnes actions, où chaque bonne action en vaut dix et peut être récompensée jusqu’à sept cents fois.
Le mien, mon « compte courant », je l’ai clôturé le jour où j’ai renié l’islam. Dorénavant, j’aide les autres et je fais du bien en n’attendant aucune récompense dans l’au-delà, non pas par peur de Dieu, mais par choix personnel, ce qui me procure un véritable bien-être.
Du lever au coucher du soleil, le musulman ne doit ni boire ni manger, et encore moins avoir des rapports sexuels. Il doit redoubler d’efforts dans la prière, et penser plus à la souffrance des pauvres qui jeûnent, non par obligation religieuse et pour un mois seulement, mais pendant toute l’année. En jeûnant, il se repent et se rapproche de Dieu. Selon la Tradition, pendant le ramadan, les portes du Paradis s’ouvrent et celles de l’Enfer se ferment. Même les démons, avec Satan à leur tête, se retrouvent enchaînés.
L’obligation du jeûne est prescrite par le verset 184 de la deuxième Sourate : « Ô vous qui croyez, le jeûne vous est prescrit tout comme il a été prescrit à vos devanciers, afin que vous adoptiez la piété ». Les fumeurs et les amateurs d’alcool doivent arrêter. Ce verset s’adresse aux croyants. Je n’en suis pas un. Je suis sauvé ! Pas de jeûne pour moi cette année ! Mon compteur personnel est resté bloqué à 4. J’ai jeûné quatre ramadans successifs depuis l’année 2011, année de ma puberté. 2015 aura été la dernière où j’ai jeûné. Plus de ramadan pour moi, maintenant que j’ai cessé de croire à tout cela.
Non ! Car je vais devoir jeûner, non par conviction, mais par peur que quelqu’un me dénonce à la police. À l’aube de mes dix-sept ans, je risque six mois de prison, ou une amende qui varie entre 1 à 100 euros, ou même pire, que ma mère apprenne que je ne jeûne pas ! L’apocalypse non pas selon saint Jean, mais selon mon père : pour de vrai ! Il m’avait raconté que si ma mère venait à le savoir, ce serait la fin pour moi, qu’elle ne sera plus ma mère et moi plus son fils… Elle avait pleuré plusieurs jours de suite lorsqu’elle avait su que j’avais quitté la religion musulmane et que j’avais choisi l’athéisme.
Quitter l’islam, pour ma mère, est un signe d’échec social, alors que comme toutes les mères marocaines et musulmanes, elle souhaitait donner une image idéalisée de sa petite famille aux autres ; la religion étant l’un des points essentiels de cette hypocrisie sociale où les apparences comptent plus que la réalité des choses, et qui est marquée par la règle des trois H, Haram (interdit), Halal (permis) et Hchouma (la honte) ! Alors que pour moi, être libéré des croyances religieuses était une véritable renaissance.
Mon père m’avait demandé de jouer la comédie, chose que je sais bien faire, en faisant croire à ma mère que je suis redevenu musulman. Je pensais que ça avait marché, mais quand j’ai commencé à écrire ce texte, ma mère est entrée en furie dans ma chambre en m’interpellant : « Vas-tu jeûner ou pas cette année ? ». J’aurais préféré dire non, mais j’avais dit le contraire de ce que je pensais en rétorquant malgré moi que : « Quand même… ! Je ne suis pas un mécréant. ». Elle m’avait dévisagé un long moment et puis elle quitta ma chambre et alla rappeler à ma sœur de ne pas oublier de bien manger lors du shour (moment important pour un jeûneur qui lui permet de bien manger avant le lever du soleil).
Pendant trois jours, les choses s’étaient bien passées, les apparences étaient sauves bien que je n’aie pas jeûné un seul jour. J’ai même bien mangé. Pas sur la place publique, ni devant ma mère ou ma sœur, mais tout seul, dans ma chambre ou bien aux toilettes, et malgré le témoignage de certains ex-musulmans, qui me disaient que j’allais culpabiliser les premiers jours du ramadan quand je ne jeûnerai pas pour la première fois. Or ce fut des jours comme les autres.
*
À la manière de maître Yoda, je vous dis : « Tout appris sur le calendrier musulman, vous avez. Maintenant, vous enseigner sur le déroulement du mois de ramadan, je dois ». En voici une histoire, romancée bien sûr, mais à valeur de prototype :
En se réveillant un matin après des rêves agités, Ahmed (appelons-le comme ça) se retrouve, dans son lit, métamorphosé en un musulman pratiquant. Il est sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace et, en relevant un peu la tête, il se voit portant une longue robe en laine, blanche et ample. Il porte une djellaba. Le Coran psalmodié est écouté à des kilomètres à la ronde. La stéréo a remplacé la musique par le Coran, car la musique, paraît-il, est interdite en islam… Or, cette prescription n’est appliquée que pendant le mois de ramadan.
« Que m’est-il arrivé ? » pense-t-il. Ce n’est pas un rêve.
À vrai dire, il comprend qu’on est en plein ramadan, qu’il est redevenu musulman pratiquant, qu’il doit faire ses prières aux heures prescrites et jeûner en bonne et due forme. Il est appelé à montrer sa religiosité et sa piété aussi à la face du monde, mais surtout à ses voisins.
Sa journée commence avant l’adhan (l’appel à la prière) d’al-fajr (l’aube). Il se réveille une demi-heure avant l’appel à la prière pour fumer des clopes, comme tous les accros à la cigarette, et remplir son ventre afin de ne pas avoir faim lors de la longue journée de jeûne. Il trouve toute sa famille réunie autour de la table à manger comme des morts-vivants (à cause du manque chronique de sommeil), mais qui ne peut se passer de ce repas principal. Le prophète n’avait-il pas dit un jour : « Prenez le repas de fin de nuit (shour), car il est accompagné d’une bénédiction. » Ce dernier avait l’habitude de hâter la rupture du jeûne et de retarder le shour, et prenait des dattes, jamais en nombre pair mais toujours impair.
Le métamorphosé fait alors ses ablutions en évitant d’avaler de l’eau lorsqu’il se lave le nez et la bouche, puis se dirige vers la mosquée la plus proche pour accomplir la prière du matin et lit le Coran avant de revenir dormir chez lui.
Ahmed se réveille à midi, et des fois même plus tard, et durant le reste de la journée, il essaie de fournir le moindre effort possible afin de ne pas se fatiguer : avec seize heures de jeûne et une chaleur intense, comment peut-il faire autrement ?
En Suède et dans les autres pays nordiques, on peut jeûner vingt heures par jour. Quand il avait raconté cela à son ami, il lui avait rétorqué qu’ils méritaient cela vu qu’ils étaient des mécréants… et que c’était une punition divine, tout comme les tremblements de terre, les éruptions volcaniques…
Les personnes en âge de travailler vont au turbin, mais leur journée de travail ne sert à rien… si ce n’est à poursuivre leur sommeil au boulot. Cela fait d’eux des fonctionnaires quasi-fantômes, et dès que l’adhan de addohr retentit vers midi, ils se hâtent pour aller à la mosquée et ne reviennent au boulot qu’une heure ou deux heures plus tard. La religion est aussi importante que le travail, pourrait-on dire.
Mais revenons à Ahmed. La journée se déroule lentement, très lentement. Il a faim, il entend des gargouillements dans son ventre. Il a soif. Alors, il avale sa salive et prend du plaisir à refaire ses ablutions pour la simple raison que vous, lecteurs, aurez déduite facilement.
Tic-tac.
Tic-tac.
Il est 19 heures et 43 minutes.
Si le prophète était encore vivant, il aurait rompu le jeune avec des dattes, comme à son habitude. Il rompait le jeûne avant d’accomplir la prière.
Le muezzin boit un verre d’eau avant d’annoncer la rupture du jeûne du haut de son minaret. Il récite les mêmes paroles, à chaque prière :
Allah est le plus grand. J’atteste qu’il n’y a de Dieu hormis Allah. J’atteste que Mohamed est son messager. Venez à la prière. Venez à la félicité, Allah est le plus grand. Il n’y a de vraie divinité hormis Allah.
Il se voit concurrencé par les muezzins des mosquées voisines. Alors, il essaie d’enjoliver sa voix et d’allonger l’appel à la prière.
Ahmed, dès qu’il entend le premier mot de l’adhan se jette sur la nourriture et fait le plein. Quelques minutes suffisent pour se sentir engourdi.
C’est le moment de penser à la vie, il remarque plusieurs choses, qu’il résume ainsi :
Il remarque autre chose : que le ramadan est le mois de l’hypocrisie, qu’on ne devient pratiquant que pendant ce mois, et qu’après le ftour, le repas de la rupture du jeûne, puis après la prière, les musulmans « en chaleur » retrouvent leurs activités habituelles, comme harceler les filles dans la rue par exemple. Il n’y a pas d’autre mois dans l’année où la libido est autant à fleur de peau. Quant aux fumeurs, ils cèdent à leur addiction avec délectation durant toute la nuit.
Que me reste-t-il à dire ?
Bon ramadan à tous !…
Note
Ô, que renaisse le temps des morts bouffis d’orgueil,
L’époque des m’as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil
(Georges Brassens, Les Funérailles d’antan)
Dans un premier article (Newsletter n°14), on avait abordé les chansons athées que je qualifierais volontiers d’historiques et on concluait « il en est d’autres ». Dans un deuxième article (Newsletter n°15), on en découvrait les sans dieu (dont quelques belges) et pour conclure, une énorme parodie de chanson de catéchisme. Voici venu maintenant le temps de la mort, de la vie, de la préhistoire et de la biologie. On conclura par la déclaration universelle de l’âne athée présageant d’une déclaration universelle des droits de l’homme, elle aussi « intacte de dieu ».
Tout ce qui touche à la mort, aux tombes, aux enterrements est un autre domaine dans lequel découvrir l’absence de référence directe à Dieu, aux Dieux e tutti quanti.
Dès lors, on peut hardiment glisser parmi les chansons athées, Grand-père, de Georges Brassens (1957) et son enterrement qui va de guingois et l’amusante façon de traiter le ministre du culte, lorsqu’il officie devant le trou. Mais quand on a de la religion, on ne rigole ni avec les enterrements, ni avec la mort, ni avec le cul des ministres.
Avant même que le vicaire
Ait pu lâcher un cri,
Je lui bottai le cul au nom du Père,
Du Fils et du Saint-Esprit.
C’est depuis ce temps-là que le bon apôtre, (bis)
Ah ! c’est pas joli…
Ah ! c’est pas poli…
A une fesse qui dit merde à l’autre.
Bon papa,
Ne t’en fais pas !
Nous en viendrons
À bout de tous ces empêcheurs d’enterrer en rond.
Ou les Funérailles d’Antan (1958) du même Georges Brassens, où c’est l’approche-même du moment fatal et sans suite qui se fait sur un ton guilleret qui emporte au loin la considérable considération que les servants des offices apportent au passage vers les paradis où, s’il n’y en a qu’un, ils devront se faire à l’idée que c’est en copropriété partagée entre Dieux propriétaires – et ils sont nombreux à se partager les cadavres en goguette.
Dans ces Funérailles d’Antan et dans les leurs « corbillards de nos grands-pères », il y a une manière de regarder la mort qui ignore tranquillement la sacralité de la chose et sent l’hérétique à plein nez.
Ô, que renaisse le temps des morts bouffis d’orgueil,
L’époque des m’as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil,
Où, quitte à tout dépenser jusqu’au dernier écu,
Les gens avaient à cœur de mourir plus haut que leur cul.
Les gens avaient à cœur de mourir plus haut que leur cul1.
Comme on peut le constater en comparant soigneusement les approches de la mort, la considération qui lui est portée, la terreur qu’elle inspire, on est loin des danses macabres et des sermons de Jacques-Bénigne Bossuet, l’« Aigle de Meaux » et de son Madame se meurt, Madame est morte ! Voyez le ton lugubre et sinistre de l’oraison et pour le mécréant, immensément drôle, tellement c’est chargé :
Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? Au premier bruit d’un mal si étrange, on accourut à Saint-Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris, partout on voit la douleur et le désespoir, et l’image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré, et il me semble que je vois l’accomplissement de cette parole du prophète : « Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple, de douleur et d’étonnement. »
En fait et en réalité, le peuple s’en fout et n’a jamais vu ses mains tomber d’étonnement et de douleur. Cependant, un peu moins d’un siècle plus tard, ce sont les têtes qui tomberont d’étonnement et de douleur.
Pour bien comprendre le fond du débat, il suffit d’imaginer ce qu’un texte tel celui des Funérailles d’Antan aurait inspiré à un tribunal de l’Inquisition et in fine, où il aurait conduit son auteur.
Plutôt que d’avoir des obsèques manquant de fioritures,
J’aimerais mieux, tout compte fait, me passer de sépulture,
J’aimerais mieux mourir dans l’eau, dans le feu, n’importe où
Et même, à la grande rigueur, ne pas mourir du tout.
De plus, on n’errera pas en affirmant que « ne pas mourir du tout » ne peut être qu’une pensée athée (à cet égard, j’invite à relire tout Bossuet ; et sans rire), sinon que feraient les croyants d’un au-delà ? De fait, la relation à la mort et à sa suite rituelle est un bon critère d’athéisme ; le mépris à l’égard de la Camarde et la dérision dans le rituel est une quasi-certitude d’athéisme, de rébellion ou de superbe dédain à l’égard des injonctions transcendantes. Les inquisiteurs de tous poils, de tous lieux, de tous temps, de toutes religions, l’ont bien compris qui regardent la mort avec componction.
Une autre manière d’athéisme est celle que l’on trouve dans la chanson de Jean Arnulf, intitulée Je ne suis le fils de personne (1976). On découvre là un texte de Serge Rezvani et on y voit une humanité nettement sans dieu, je dirais nécessairement sans dieu, car Dieu (les dieux, etc.) n’y a aucune place et aucune nécessité : une chanson athée sans nul doute. Son titre déjà : Fils de personne et son corollaire : encore moins, fils d’un dieu.
Reverrai-je encore les neiges,
Les feuilles mortes s’envoler ?
Laissez-moi me prendre au piège
Du doux plaisir d’exister.
Laissez-nous le temps d’aimer.
Je ne suis fils de personne.
Je ne suis d’aucun pays.
Je me réclame des hommes
Qui aiment la Terre comme un fruit,
Qui aiment la Terre comme un fruit2.
Dans une autre dimension athée, il y a les chansons qui renvoient à l’époque où Dieu n’existait pas encore, où il n’avait pas encore été inventé par l’homme. J’y distingue plusieurs manières. Celle du paléontologue ou du préhistorien et celui du biologiste.
Dans la première manière, j’ai repéré deux chansons résolument athées et de ce fait, résolument amusantes et décapantes de foi. Bref, il s’agit de chansons à la gloire de préadamites.
L’une est L’homme fossile (1968), dont l’auteur est Pierre Tisserand et l’interprète d’origine Serge Reggiani. Je n’ai fait place qu’à un extrait, mais on verra qu’il est nettement athée.
Voilà trois millions d’années que je dormais dans la tourbe
Quand un méchant coup de pioche me trancha net le col
[…]
Ils ont dit que je vivais jadis dans une grotte ;
Ils ont dit tellement de choses, tellement de trucs curieux :
Que j’étais couvert de poils et que je n’avais pas de culotte.
Un singe nu, en quelque sorte ! Et quand on sait le tollé que le singe nu, celui de Desmond Morris, ou l’absence de culotte chez les populations à évangéliser, ont suscité chez les religieux de tous poils… On ne pourrait s’y tromper, cette chanson-là est athée3.
Un peu plus récent, mais toujours d’avant l’invention des Entités extraterrestres, on trouve dans la chanson athée, l’athée Monsieur de Cro-Magnon, un personnage bien sympathique, celui qui incarne à lui tout seul les « racines de l’Europe », celles d’avant la colonisation chrétienne.
C’était au temps de la préhistoire
Voici deux ou trois cent mille ans
Vint au monde un être bizarre
Proche parent de l’orang-outan
Debout sur ses pattes de derrière
Vêtu d’un slip en peau de bison
Il allait conquérir la terre
C’était l’homme de Cro-Magnon
et comme on le verra à la fin, un brin syndicaliste révolutionnaire sur les bords :
Trois cent mille ans après sur terre,
Comme nos ancêtres, nous admirons
Les monts, les bois et les rivières,
Mais s’il revenait quelle déception !
De nous voir suer six jours sur sept ;
Il dirait sans faire de détail :
Vraiment que nos descendants sont bêtes
D’avoir inventé le travail !4
Ici, j’insère un petit commentaire très dans le ton de la théorie de l’éducation permanente en soulignant combien cette chanson, née dans les Auberges de Jeunesse françaises, a contribué à l’éducation préhistorique et forcément prébiblique de jeunes (et moins jeunes) générations. Heureusement, on l’enseigne encore.
Venons-en à l’aspect biologique de la chanson athée et toujours, aucune trace de Dieu, des dieux ou de toute chose du genre. Cette fois, c’est à Ricet Barrier que l’on doit le texte qui retrace le parcours d’un spermatozoïde entre la sortie du pénis et son arrivée en vainqueur dans l’ovule, après avoir éliminé tous ses concurrents. Et sa conclusion athée et lumineuse : « C’est la vie, c’est la vie ! »
Petit extrait :
Nous sommes trois cents millions, massés derrière la porte
Trop serrés pour remuer, trop tendus pour penser
Une seule idée en tête : la porte la porte la porte
Quand elle s’ouvrira, ce sera la ruée,
La vraie course à la mort, la tuerie sans passion.
Un seul gagnera, tous les autres mourront.
Même pas numérotés, seul un instinct nous guide,
On nous a baptisés les spermatozoïdes5
On ne pourrait ici parler de la chanson athée sans évoquer Le Semeur et son très athée dernier couplet :
Une aurore nouvelle
Se lève à l’horizon;
La science immortelle
Éclaire la raison.
Rome tremble et chancelle
Devant la Vérité;
Groupons-nous autour d’elle
Contre la papauté !
sans oublier sa suite habituelle « À bas la Calotte ! » qui le ponctuait avec un certain entrain, précédée d’un « Oui, nous irons chasser, ohé ! La Calotte ! »6
Et enfin, je ferai place ici à une chanson athée et qui se dit telle, dont je suis l’auteur sous la dictée savante de mon ami Lucien l’âne, venu directement de la plus haute Antiquité. Cette chanson, disons plutôt ce texte, est une déclaration destinée à remplacer la vieille déclaration des droits de l’homme, celle de 1948, trop anthropocentrée. Il s’agit de la Déclaration universelle des droits de l’âne7.
Petit extrait en guise de conclusion :
L’âne naît libre, égal et fraternel ;
Il rêve debout et ne croit pas au ciel.
Par sa nature, l’âne est porteur
De raison, de conscience et de bonheur.
[…]
Doué d’intelligence, de courage et de ténacité,
L’âne ne peut être empêché de penser,
De parler et de répandre ses idées.
Il ne peut être évangélisé. L’âne est athée8.