Le NOMA, l’entropie et la poésie

Yves Ramaekers

Je connais une jeune femme – j’en connais beaucoup, mais ce qu’il importe de comprendre, c’est que toutes sont jeunes par rapport à moi.

Donc, je connais une jeune femme bien plus diplômée que moi et dans un domaine scientifique où je ne pénètre pas – en l’occurrence, elle est docteur en sciences et peu importe pour mon propos, sa spécialité.

Nous divergeons particulièrement en ceci qu’elle est farouchement attachée au Noma. Tel que défini par Stephen Gould, le « NOMA » est un acronyme de langue anglaise : Non-Overlapping Magisteria, non-recouvrement des magistères, qui entend séparer de manière étanche deux domaines : à savoir le magistère (ou le domaine) de la science, d’un côté ; le magistère de la religion, de l’autre. Quant à moi, j’y suis fort rétif, car je trouve ce Noma spécialement restrictif et oblitérant du point de vue de la pensée humaine (à mes yeux, la seule pensée acceptable pour nous autres, les humains ; peut-être existe-t-il d’autres espèces douées de pensée et capables d’élaborer des supputations ou des théories à propos du monde, mais jusqu’à présent, personne ne les a jamais décelées).

Pour rappel, en pratique, le Noma auquel il est fait allusion ici et qui fait l’objet d’une solide dispute au niveau mondial, est cette suggestion ou ce principe qui établit que la science (les sciences) et la religion (etc., c’est-à-dire les religions, Dieu, les dieux, la foi et tout ce bazar) relèvent de deux mondes différents et ne peuvent donc rien dire l’une de l’autre.

C’est évidemment une manière prudente de défendre le domaine de l’une et de l’autre et pour les scientifiques de défendre la science des ingérences de la religion, etc. Tout cela serait fort bien si on étendait cette défense des ingérences de la religion (etc.) dans d’autres domaines qu’elle-même à l’ensemble de la société et qu’on en préservait les enfants (il n’en est malheureusement rien) et qu’on laisse la science et la pensée rationnelle libres de leurs champs d’investigation. Or, il n’en est rien non plus dans la conception du Noma ; bien au contraire.

On voit tout de suite qu’une des premières conséquences du Noma, c’est d’empêcher de penser tout ce qui concerne le domaine de la déité et ses extensions religieuses, constituant ainsi une chasse gardée, impénétrable et intouchable au profit des religions. Noli me tangere !

Une autre conséquence, qui touche plus directement notre sujet, c’est que cette idée de Noma empêche a priori toute réflexion scientifique ou rationnelle sur cette chasse gardée des théologiens et des croyants, même si ces théologiens, prêcheurs, prophètes, croyants en tous genres ne se privent pas de la faculté de critiquer ou de dénigrer la science, les sciences et toute réflexion rationnelle.

C’est ce déséquilibre, l’existence de ce domaine religieux couvert par une sorte d’immunité scientifique ou diplomatique ou d’omerta qui me paraît inacceptable.

D’autant qu’au nom de la religion (etc.), on impose à l’humanité des lois et des règles de vie extrêmement contestables et dangereuses.

J’en suis donc venu à considérer le Noma pour ce qu’il est : une forme aiguë d’intolérance, directement secrétée par l’intolérance religieuse, une dérivée de cette intolérance qui se développe et s’étend un peu à la manière de l’entropie telle que la concevait Plotin. Plotin (un des Pères de l’Église grecs) soutenait, c’est le souvenir que j’en garde et on voudra bien en retenir la métaphore, que le monde surgissait de Dieu un peu comme par surplus, comme une sorte de corollaire involontaire et en quelque sorte, accidentel de l’Être suprême.

En l’espèce, pour ceux qui par ailleurs, athées ou se disant tels, promeuvent le Noma ou à tout le moins, s’y réfèrent et s’y réfugient pour ne rien dire (dans nos régions, on dit : « Je suis en commerce » ; c’est plus direct et plus net), le Noma agit comme une véritable autocensure, du genre de celles que devaient pratiquer les maranes dans l’Espagne inquisitoriale. En clair, le Noma interdit à la science de parler de Dieu ; cependant, il n’interdit pas et le voudrait-il qu’il ne le pourrait pas d’ailleurs, à la religion de mépriser la science ou de museler, y compris physiquement jusque et y compris par l’assassinat, les porteurs de science ou de pensée divergente par rapport à la « doxa ».

Le Noma est ce « religieusement correct » qui, insidieusement, finit par s’étendre, faire tache d’huile et qui conduit immanquablement celui qui l’accepte ou que l’on somme de l’accepter (il ne fait pas bon d’oser être antinomiste dans certaines sociétés) à se taire face aux prétentions et aux exactions religieuses. Il met directement en danger la liberté de pensée et celle d’exploration sans entrave de l’anthropocosme – traduisez « du monde à portée de l’homme » – ce qui soit dit en passant est le champ de recherche de la biologie, de la physique, de la géographie, de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, de la médecine et d’autres disciplines encore.

Pour en revenir aux fondements de ma réflexion et élucider l’instrument principal de « recherche », de découverte et in fine, le mode de pensée qui est la source principale de l’intuition du monde tel qu’il est, ce moyen est la poésie, même si elle est difficile à intégrer dans le monde actuel.

Dans tous les cas, la poésie n’est pas moins pertinente que l’« intuition » à laquelle se réfèrent les physiciens et d’autres scientifiques, on verra que la poésie et la science, filles de la pensée, sont de même nature, si ce n’est la même chose. En tout cas, elles opèrent dans le même sens dans la mesure où de notre point de vue (vu d’ici, de la Terre), le monde est monde, l’homme est l’homme (ce sont là toutes choses vérifiables) et, mesure pour mesure, le macrocosme (relatif), le microcosme (quantique) et l’anthropocosme (univers à portée de l’homme) sont à leur échelle, pour ainsi dire, concevables et vérifiables.

Par contre, l’éventuelle objection de la pertinence parallèle d’une « intuition religieuse » ne tient pas, car cette « intuition religieuse, issue de la foi » est forcément secondaire, dérivée, médiate et dès son origine, détournée de l’objet essentiel de l’intuition poétique et scientifique, qui est la compréhension du monde. En deux mots, la religion cherche à comprendre, interpréter, répandre, diffuser la parole de Dieu, à faire connaître la pensée, le dessein de Dieu, en quoi elle est seconde. Seconde puisque l’idée-même, la conception éventuelle d’un Dieu ou de toute entité semblable (et par conséquent tout discours divin) est seconde par rapport à l’existence préalable de la pensée et dès lors, d’un être pensant – en l’occurrence, l’homme.

Pour élucider cette conception de la poésie comme instrument de connaissance de l’anthropocosme et confirmer sa pertinence, voici une citation qui propose une expression de la conception scientifique contemporaine du monde, du moins celle de certains physiciens des plus informés de la chose : « Il se trouve que lorsque la nature est laissée tranquille, tout ce qui peut arriver, arrive »[1].On croirait lire une version de la célèbre Loi de Murphy ou un mot de poète.

Mais à propos d’intuition et de poésie, voici un extrait de ce que raconte Christophe Galfard :

C’est ce que disent tous les humains qui entrent ici pour la première fois. Oubliez vos sens et ne faites pas confiance à votre intuition… Vos sens et votre intuition ne servent ici à rien. Oubliez-les[2].

Je note l’étrange similitude avec un texte écrit en italien entre 1307 et 1321[3] :

« Laissez toute espérance, vous qui entrez. »Ces mots de couleur obscure
Moi, je les vis écrits en haut d’une porte ;De sorte que moi [je dis] : « Maître, leur sens est dur [à comprendre] ».Et lui me [dit], comme une personne savante :« Ici, il convient de laisser tout doute. »

(Celui qui parle est Dante et le maître auquel il s’adresse est Virgile).

Et certainement, ce texte est poétique.

Je dis tout ceci, car on ne saurait interdire à l’intuition poétique de pénétrer tous les champs et je le dis pour montrer sa parenté avec l’intuition scientifique ou celle de la raison, qui sont toutes les trois la stessa cosa – la « même chose ». La pensée est poétique par nature, elle crée du sens, de la perception, de l’intuition et elle est tout cela. Et par réversion, la poésie crée de la pensée et donc, du sens, de la perception, de l’intuition ; elle est au cœur de la démarche scientifique, dont elle est la phase première. Quand un chercheur, un savant, interroge le monde, y réfléchit, quand il accouche d’une théorie, il est dans la démarche poétique et il le fait au travers du langage ; dès lors, il a grandement besoin de mots. De ce point de vue, il faut considérer le champ des mots comme lieu de l’élaboration de la pensée et comme un monde en soi, et la poésie comme méthode d’exploration de cet univers particulier.

Dans un deuxième temps, la démarche scientifique entend bien ne valider que ce qui peut être effectivement saisi ; sinon, dans l’intervalle, la théorie reste ce qu’elle est, à savoir une hypothèse poétique.

Dès lors, tant pour nourrir l’intuition que pour la créer et la développer, la démarche poétique offre la capacité d’exploration de l’inconnu et de tous ses champs. Elle est de la plus grande utilité du simple fait qu’on ne sait pas ce qu’on ne sait pas et qu’on ne sait pas non plus ce qu’on pourra savoir quand on saura. La progression à rebonds est sans limites.


Notes

  1. Galfard Christophe, L’univers à portée de main, Flammarion, 2016, p. 335.
  2. Idem, p.337. Ces deux courtes citations pour inviter à lire le livre.
  3. Dante Alighieri, à l’entrée de l’Enfer de la Divine Comédie : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate »./ Queste parole di colore oscuro /vid’ ïo scritte al sommo d’una porta; /per ch’io: «Maestro, il senso lor m’è duro». /Ed elli a me, come persona accorta:/«Qui si convien lasciare ogne sospetto. » La traduction française est de ma main et suit autant que possible l’italien.