De la discrétion voulue ou involontaire des athées

Dachau. Les mémoriaux protestant, catholique, juif, orthodoxe et le couvent des Carmélites.

Patrice Dartevelle

Lors d’un récent voyage en Bavière, j’ai choisi de visiter le site du camp de Dachau (avant d’aller à Nuremberg…), pour des raisons assez évidentes.

Ouvert dès 1933, Dachau est le premier camp de concentration nazi. Il était destiné aux opposants politiques, de toutes les opinions démocratiques ce qui veut dire massivement des communistes ainsi que des socialistes, des libéraux. On y a mis aussi des libres penseurs ainsi que des prêtres (900, presque tous catholiques).

Par la suite, durant la guerre, on y enverra des résistants de toutes nationalités, d’opinion diverses, relevant parfois de la droite nationaliste, mais évidemment de très nombreux communistes, socialistes (dont le Belge Arthur Haulot), etc. sur le modèle allemand. On y ajoutera également des prêtres polonais, ce qui portera le nombre de prêtres à 2 720.

Plus tard encore, on y mettra quelques milliers de juifs et 6 000 prisonniers de guerre russes qui, eux, seront rapidement exécutés au mépris le plus total des conventions internationales.

Sur les 75 000 prisonniers qui y sont passés, 30 000 au moins périront, dont un grand nombre suite au typhus qui règne dans le camp peu avant sa libération.

Lieux de mémoire et de culte religieux à foison

Aujourd’hui, le côté Nord du camp est occupé par plusieurs lieux de culte ou de mémoire dédiés à différentes religions et par un couvent de Carmélites.

Dès 1945, du côté opposé, on avait bâti une église de la Sainte-Croix. Dès le 23 décembre 1945 elle était consacrée par le cardinal von Faulhaber, en présence du commandant américain du camp. Rapide reconversion des autorités catholiques, qui auraient mieux fait de s’émouvoir quand il le fallait. Cécité ou complicité, tout est oublié ! Fin 1966, cette église est démolie.

Entre-temps d’autres édifices religieux avaient été bâtis, sous prétexte d’une aire de méditation. En 1952 les protestants luthériens inaugurent une église de la Grâce, édifice qu’ils abandonnent en 1963 pour le confier à l’Église orthodoxe. En 1960, les catholiques construisent une chapelle des Affres de la Mort du Christ et en 1964, les Carmélites inaugurent leur couvent du Saint-Sang, que Mère Teresa visite la même année. En 1967, sous une influence hollandaise, les protestants ouvrent l’église de la Réconciliation. S’agissait-il d’une impossible – pour moi – réconciliation avec les nazis ou d’une réconciliation un peu hypocrite avec les Allemands ? En 1967 aussi on inaugure le mémorial juif. En 1995, dans une autre partie du camp, les orthodoxes créent une chapelle de la Commémoration[1].

Une contradiction ?

On aurait sans doute pu commémorer en un mémorial unique les victimes des nazis, mais sous cette seule réserve, il n’y a rien d’inexplicable dans ces constructions religieuses : on ne peut douter que des catholiques, des protestants, des orthodoxes (mais quelle proportion parmi les prisonniers soviétiques ?), des juifs religieux aient péri à Dachau, et dans les pires conditions. Tous ont droit sans réserve à ma commisération.

Mais à vrai dire, la réalité – et l’image – des prisonniers de Dachau est beaucoup plus celle d’opposants et résistants athées, agnostiques, anticléricaux ou autres non-religieux. Pour ceux-ci il n’y a pas de commémoration qui vaille en fait de bâtiment. Le caractère exhaustif des religions représentées par les édifices laisse croire qu’ils recouvrent l’intégralité des opinions et convictions alors que les croyants, si on les réunit, ne sont qu’une minorité, même en admettant qu’une certaine proportion des socialistes, des libéraux voire des communistes n’étaient pas athées.

La politique des Églises

Toutes ces constructions sont la marque d’une volonté et d’une politique religieuses constantes. Le cas extrême pour les camps de concentration est celui de l’Église polonaise.

Le pire se rencontre à Auschwitz, qui n’a accueilli pratiquement que des juifs. Les Carmélites (le cas de Dachau ne doit donc rien au hasard) s’y distinguent depuis longtemps par le couvent qu’elles y ont implanté. Le gouvernement polonais actuel – mais il ne faut pas dédouaner trop facilement ceux qui l’ont précédé et qui ont entamé le travail de déjudaïsation de la Shoah[2], sans vergogne après les pogroms de Rzeszow, Cracovie et Kielce en 1945 et 1946, en célébrant à Auschwitz le martyre de la nation polonaise sans parler des Jujfs – prépare aux abords d’Auschwitz un « camp des justes [bien rares] polonais ».

Au-delà de ces tragiques circonstances, l’obsession religieuse de faire rentrer en son sein après la mort ceux qui avaient clairement rompu avec la religion ou n’en avaient jamais eu à en connaître est une constante.

Le record en la matière vient d’être battu par le prêtre catholique belge qui a célébré une messe de funérailles pour celui qui, le 29 mai 2018, avait abattu trois personnes à Liège. Il s’agissait pourtant d’un converti à l’islam dans sa version la plus radicale. Sans doute avait-il été baptisé à sa naissance, mais de là à nier la foi qu’il avait proclamée…

Un autre cas étrange est celui des cimetières militaires français de la Première Guerre mondiale. Quinze ans ou plus après la loi de 1905, la France a agi en parfaite contradiction avec sa loi : toutes les tombes militaires françaises sont ornées d’une croix catholique, sauf celles des membres des régiments composés de soldats venant du Maroc, de l’Algérie, qui ont toutes un croissant musulman. Le problème n’a rien d’insoluble. Les tombes britanniques des cimetières voisins sont toutes de forme identique, une pierre posée verticalement avec une arête supérieure arrondie, mais sous laquelle existe un espace qui est consacré aux convictions de chacun, qu’il soit anglican catholique, musulman, hindouiste, sikh ou humaniste (j’en ai vu de mes propres yeux)[3].

L’absence des athées

Mais comment diable (!) les athées peuvent-ils rester les bras croisés ?

La première explication ou commentaire qui me vient à l’esprit – et c’est peut-être la plus proche de la réalité psychologique ou philosophique – est que les athées estiment que tout est fort bien ainsi. Ils ne veulent pas d’une action commémorative de groupe, comme l’est celle des Églises. Face à la mort et au néant, ils considèrent que seul le silence est de mise et que les Églises ne sont mues que par le besoin d’une présence rendue nécessaire pour entretenir leurs mythes et conforter leur pouvoir. L’athée se voit seul. Son athéisme est son œuvre, le produit de sa réflexion personnelle (encore que depuis plus d’un siècle les athées soient souvent fils ou filles d’athées).

Ce point de vue est d’une haute valeur morale et personnelle, mais il n’est pas complètement dépourvu de l’élitisme et du sentiment de supériorité que l’on reproche souvent aux athées[4]. La solitude de l’athée face à la mort reste belle.

J’ai pourtant quelques objections ou remarques. Dans quelle mesure, par exemple, cette attitude n’est-elle pas la rationalisation d’une impuissance ? Les athées ne disposent d’aucune structure comparable à celle des Églises pour financer des constructions. Dans la plupart des pays, les athées ont peine à diriger leurs dons et leurs legs vers les rares associations spécifiquement athées. Il y a aussi le mouvement laïque, humaniste ou de libre-pensée, selon l’appellation ordinaire variant de pays en pays, ainsi que le type de franc-maçonnerie qui en est proche. Il est bien rare que cela fasse beaucoup d’argent. Cela pourrait l’être aux États-Unis où les données sont différentes mais, du moins jusqu’il y a peu, l’athéisme ne s’y affichait guère et rien n’est près de changer dans la Bible Belt.

Bien évidemment si on veut construire un mémorial, même sans grandiloquence, il faut un peu de moyens et une structure pour les appeler et les récolter.

Je ne crois pas utile de traiter de l’illusion d’interdire ce type de construction. Les faits montrent que c’est impossible et interdire aux gens de manifester leur conviction au travers d’une construction ne me semble pas un haut-fait de tolérance, sauf à considérer qu’il faudrait raser de force toutes les églises, point de vue qui existe.

Pourtant encore, et plus curieusement, si les athées savent que rien d’eux ne survivra matériellement, ils ne sont pas forcément les derniers à parler du souvenir des vivants comme seule trace de leur existence et de leur action. En concrétiser une trace n’est pas incompatible avec l’athéisme.

À force de se réfugier dans une attitude individuelle, très « bourgeoisie du XIXe siècle », je crois qu’on valorise, renforce et cautionne socialement un paysage où, si les religions peuvent être diverses – ce qui aujourd’hui fait bien moins problème qu’autrefois –, il n’y a rien en dehors d’elles. Mieux vaudrait à mon sens plus de présence dans l’espace public plutôt que considérer – en fonction d’un sentiment très fréquent selon mon expérience – qu’il est profondément ennuyeux de se dépenser à lutter contre les sornettes religieuses.

Un second type d’explication ne manque pas d’intérêt parce qu’il nous permet de questionner plus avant sur la nature de l’athéisme.

Mis à part un petit nombre de purs libres penseurs et de maçons, ceux qui sont passés par Dachau ont été enfermés pour leurs idées communistes, socialistes, démocratiques, etc. Ils étaient certes athées pour le plus grand nombre. Cependant ils combattaient pour un idéal intégrant l’athéisme, mais dont celui-ci n’était pas forcément le fer de lance. C’est certain, mais je n’ai pas vu non plus de mémorial pour les communistes, les socialistes, les libéraux, etc. Il n’était évidemment pas sûr que les autorités bavaroises (Dachau se situe dans la périphérie de Munich, non loin de l’aéroport qui porte le nom significatif de celui qui a été longtemps l’homme fort du Land, sinon de la RFA, Franz-Josef Strauss) auraient aimé.

Le cas des prêtres allemands n’est pas forcément à ce point à leur honneur. Leurs diverses confessions semblent couvertes par les mémoriaux. Ils étaient retenus à Dachau pour des propos ou des écrits sûrement peu sympathiques au nazisme, mais la foi, l’amour du prochain et de sa liberté étaient-ils si souvent leur vraie motivation ? On peut être prêtre et antinazi sans que la religion y soit pour quelque chose. Les autorités religieuses allemandes n’ont jamais désavoué Hitler, vraiment jamais. Si quelques très rares évêques ont protesté face au nazisme, ils l’ont fait pour des motifs où le souci de la défense sociologique de l’Église prédominait : il s’agissait de protester contre l’absorption des organisations de jeunesse catholiques par la Hitlerjungend. C’est le cas du plus connu d’entre eux, Mgr von Galen, évêque de Münster et cardinal, qui ne manquait pas de conclure ses protestations contre cette absorption (et aussi contre les euthanasies pratiquées par les nazis sur les handicapés) d’un vigoureux « Heil Hitler! ».

L’argument vaut, mais il n’est pas sans faiblesses.

Ma conclusion n’est pas de proposer de créer un fonds pour un mémorial athée à Dachau (un peu parce que je ne vois pas comment trouver les fonds suffisants) mais d’inviter les athées à éviter de se complaire dans la discrétion et l’abstention, sans se poser de question et en invoquant parfois de faciles prétextes. S’effacer ne mène en tout cas à rien, sauf à laisser davantage de place aux autres.

Notes

  1. Je me réfère pour toute cette description à la version anglaise du guide des mémoriaux de Dachau : Kai Kappel, Dachau Concentration Camp Memorial Site. Religious Memorials, traduit de l’allemand part Margaret Mark 2016 (2e édition), Berlin-Munich, 96 p.
  2. Cf. par exemple Paul Gradvohl, « Pologne. Une histoire sous tutelle », Le Monde, 24 février 2018.
  3. J’ai vu tout cela à Ypres et ses environs et en ai déjà parlé antérieurement, cf. mon article « Réflexions sur un démon », Vivre. Un dialogue humaniste ouvert, n° 11 (NS), décembre 2003, pp. 3-7, spécialement p. 7.
  4. C’est ce que le médecin-directeur de l’hôpital reproche d’une manière générale au docteur Germain dans le film d’Henri-Georges Clouzot, Le corbeau (1943).