De la prière et de la pénitence

Pierre Gillis

La période de confinement a été riche en questionnements existentiels, du genre qu’est-ce qui vous tient vraiment à cœur, ou à quoi passez-vous votre temps dilaté ? Ma fille m’a proposé un questionnaire littéraire de ce type, sur mes préférences et habitudes de lecture, et à la question plus précise concernant mes découvertes de confiné, j’ai répondu qu’il s’agissait plutôt d’une redécouverte, celle de l’extraordinaire et célèbre trilogie berlinoise de Philip Kerr. Cette trilogie raconte les démêlés tragiques de son héros, un commissaire de police berlinois anciennement social-démocrate, avec sa hiérarchie nazifiée : Gunther, c’est son nom, tente de survivre et de faire son métier de flic et d’enquêteur dans un environnement brutalement remodelé par les nazis, où les morts tombent par milliers – les faits divers, même quand il s’agit d’assassinats, sont relativisés dans ce contexte. Philip Kerr est décédé en 2018, et je pense avoir à peu près lu toute son œuvre, que je recommande chaudement.

Une de mes dernières découvertes parmi les romans de Kerr diffère assez de ses autres productions, même si elle peut s’inscrire, si l’on adopte des critères de classement larges, dans la catégorie des romans policiers. Ce roman est intitulé Pénitence[1], certainement sur injonction de l’éditeur français, alors que le titre anglais (Prayer, prière) est nettement plus proche de l’objet du récit. Le héros de Pénitence, Gil Martins, est américain plutôt qu’allemand, et agent du FBI plutôt que simple flic ; à part cette différence, il partage avec Bernie Gunther, le commissaire de la trilogie, un profil psychologique qui s’apparente à celui des détectives privés des séries noires américaines, archétype Philip Marlowe sous la plume de Chandler, cynique, courageux quand c’est nécessaire, et sujet à d’inattendues poussées de romantisme.

Notre agent du FBI est amené à se pencher sur des morts suspectes, au moins à ses yeux, de célébrités connues pour leur engagement athée et laïc. Sujet rare s’il en est : il n’est pas fréquent que le moteur de l’intrigue d’un polar soit l’hostilité à l’athéisme. C’est au Texas que ça se passe, haut lieu d’une religiosité intolérante et violente, guidée par des prédicateurs évangélistes au verbe haut et aux scrupules inexistants. Avec cependant une nuance suggérée par un autre policier texan : « Beaucoup de Texans ne croient pas en Dieu. Vous ne l’aviez pas remarqué ? Raison pour laquelle nous avons tellement d’armes à feu. Au cas où il n’existerait pas. »

Martins, dont un ami décède en état de blocage psychologique profond, a l’attention attirée par d’autres décès supposés naturels, mais ayant frappé des personnalités dont le curriculum vitae offre des points communs avec celui de son ami – militants athées, médecin gynécologue partisan du choix des femmes, biologiste attaché à la défense du darwinisme… Les victimes avaient reçu des mails de menace, et leurs décès sont attribuables à des comportements irrationnels et quasiment suicidaires, sous l’effet d’accès de terreur incontrôlables. Kerr cite une liste de vedettes des médias menacées, et il n’hésite pas à faire figurer dans cet annuaire d’authentiques propagandistes de l’athéisme anglo-saxon, en évoquant le polémiste Christopher Hitchens (1949-2011, auteur de God is not Great), Sam Harris, spécialiste des neurosciences, ou le pasteur défroqué Dan Barker, tous connus pour leur athéisme militant.

L’enquêteur a lui-même perdu la foi, et se présente avec l’ironie détachée typique des héros de Kerr : « Je suis ce qu’on appelle un athée allant à l’église. Ou peut-être un agnostique. » Son couple se brise d’ailleurs sur cette question : « Ma femme, Molly, elle, en pince pour Jésus. Je me contente de suivre le mouvement parce que c’est plus facile que de se crêper le chignon et de sauter le repas du dimanche. »

Un surprenant abandon des codes

Les codes du polar auraient voulu que l’enquête amène celui qui la conduit, et nous, lecteurs, dans sa foulée, à comprendre les ressorts cachés de ces morts suspectes, dont l’origine présumée est supposée située quelque part dans la nébuleuse évangélique. On ne se trompe pas complètement en adoptant cette hypothèse, mais Philip Kerr casse sauvagement les codes du polar, son roman bascule à mi-course vers un genre différent, et glisse vers une conclusion surnaturelle, en passant par quelques chapitres qu’on s’attendrait à lire dans un roman d’épouvante – justifiant par là, dans un premier degré de narration déboussolant, les épouvantes antérieures qui ont mis fin aux vies impies des contempteurs de Dieu.

Oui, ce sont bien les intégristes évangéliques qui tuent, mais par le biais de leurs prières, d’une efficacité redoutable. Dieu dispose d’un tueur à gages (ou sans gages ?) dédié à cette tâche (pp. 317-318) :

Izrael ou Azrael – le nom signifie « celui qui aide Dieu » – désigne également l’archange de la mort, non seulement dans la tradition biblique, mais encore dans la théologie islamique et sikh. D’après Nelson, Izrael n’est qu’un ange déchu qui, bien qu’étant un démon – c’est dans la nature d’un ange déchu –, se soumet à la volonté divine, et a toujours fait le sale boulot de Dieu, qu’il s’agisse d’exterminer les premiers-nés d’Égypte, d’exécuter les enfants qui avaient été assez stupides pour se moquer du prophète Élisée parce qu’il était chauve ou de tuer tous les gens qui avaient eu le malheur de voir l’Arche d’alliance.

Gil Martins, que l’évangéliste en chef a menacé de ses foudres, a compris sa douleur, et sa trouille est aussi monumentale que persuasive : il s’écrase, fait « pénitence », et se reconvertit en prêtre catholique, dans l’espoir de se faire pardonner ses inexcusables moments d’impiété, et d’échapper ainsi à la vengeance divine.

Je lis la fin « édifiante » du roman comme la chute d’une blague, venant couronner sur un mode dérisoire la démonstration de l’auteur. Ma remarque – dépréciative – sur le titre français du roman (Pénitence) se comprend sur cette base : placer tout le bouquin sous ce titre, c’est une manière d’annihiler la dérision qui préside à sa conclusion. Au contraire du titre original, « Prayer », qui met le doigt là où ça fait mal.

Pénitence représente une charge violente contre les religions en général, dont les prétentions humanistes sont battues en brèche : les religions d’amour sont autant de contes pour enfants, à suivre Kerr, et le meilleur moteur de foi, en tout cas de loin le plus efficace, est la peur.

L’intolérance accompagne ce moteur. Dès le début du roman, avant le basculement surnaturel : ainsi, le père du héros est un médecin orthopédiste écossais, d’abord installé à Glasgow. Catholique, il soigne efficacement un footballeur vedette du club protestant des Glasgow Rangers, grâce à qui ce club remporte le championnat d’Écosse, à l’encontre de son concurrent catholique, le club des Celtics de Glasgow. Cette traîtrise ne lui fut jamais pardonnée, menaces à l’appui, au point que le malheureux médecin fut contraint de s’expatrier aux États-Unis. L’œcuménisme n’est pas une vertu universelle…

Le pasteur évangélique qui lance l’ange déchu sur les impies, et qui, par ailleurs, ne voit rien d’impie à s’enrichir considérablement, précise sans aucune ambiguïté la nature de sa foi :

Si je crois en Dieu ? Hmm. Quelle sorte de Dieu ? Le Dieu de Jésus ? Le grand-père barbu tenant le monde entier dans la paume de sa grosse main tel un père Noël céleste ? Lent à s’irriter, plein d’amour et de compassion ? […] Ou le Dieu de Moïse. Je suppose que vous avez suffisamment lu l’Ancien Testament pour savoir à quoi ressemble ce Dieu, agent Martins. Il est tout à fait différent. Que dit le Deutéronome ? « Car l’Éternel, ton Dieu, est un feu dévorant, un Dieu jaloux. » Le genre de Dieu musclé qui endurcit le cœur de Pharaon et l’incite à interdire aux Israélites de quitter l’Égypte rien que pour lui permettre de détruire toute l’armée égyptienne – « Et les Égyptiens sauront que je suis l’Éternel ». (p. 343)

La Bible est claire à ce sujet : « Car le méchant dit en son cœur : il n’y a point de Dieu », psaume X, verset 4. Et il faut combattre les méchants, comme l’ont compris les croyants les plus convaincus…

Je m’en voudrais cependant de conclure sur cette note amère. Même si j’ai pris beaucoup de plaisir à lire Kerr – comme d’habitude ! – je n’irai pas jusqu’à le suivre dans sa dénonciation de la terreur du Tout Puissant comme mobile principal, si pas exclusif, de la foi et des conversions. La religion est aussi le soupir de la créature opprimée, comme quelqu’un l’a dit bien avant moi.


Notes

  1. . Philip Kerr, Pénitence, Paris, Éditions du Masque, Jean-Claude Lattès, 2019, traduction de Philippe Bonnet.