Réfléchir avec Dawkins

Jean Bricmont

On vient de publier en français l’ouvrage récent (2019) de Richard Dawkins, Dieu ne sert plus à rien, traduit de l’anglais par Olivier Bosseau (H&O Science, Saint-Martin-de-Londres, France, 2020).

Le sous-titre de ce livre en résume bien le contenu : Lettre ouverte aux nouvelles générations sur la religion et la science. Dans cet ouvrage, Dawkins s’adresse en le tutoyant à un jeune imaginaire (qui est peut-être le « William » auquel le livre est dédicacé) d’abord pour lui expliquer les raisons de ne pas croire en Dieu et pour ensuite lui faire un bref résumé très pédagogique de la science contemporaine, en particulier de la théorie de l’évolution.

C’est un ouvrage facile et agréable à lire. La partie scientifique pourra intéresser tout le monde et le livre peut être un cadeau agréable pour un des jeunes auxquels Dawkins s’adresse.

Je ne suis pas compétent pour discuter de la partie « biologie » du livre. Bien sûr, tout le monde est d’accord avec l’idée générale de la sélection naturelle, mais il peut y avoir des désaccords sur la psychologie évolutive et en particulier sur l’évolution de l’altruisme auquel Dawkins consacre son chapitre 11.

Comme physicien, j’ai été agréablement surpris qu’un non-spécialiste comme Dawkins rapporte correctement ce que Schrödinger voulait dire avec son fameux chat « qui est à la fois vivant et mort ». Schrödinger ne pensait évidemment pas qu’un chat puisse être dans un tel état, mais il voulait montrer par réduction à l’absurde à quelle conséquence mène l’interprétation de Copenhague de la physique quantique, qui est enseignée dans les cours, et qui implique que les objets n’ont de propriétés définies que quand ils sont observés.

Ce que Schrödinger a montré, c’est que cette idée, qui est peut-être acceptable pour des objets microscopiques comme les électrons, s’étend, si l’on suit la logique de la physique quantique usuelle, à des objets macroscopiques comme des chats. Néanmoins, beaucoup de gens (mais pas Dawkins) pensent ou semblent penser que « la science » a montré que ce chat était à la fois vivant et mort avant qu’on ne le regarde, ce qui est l’exact opposé de ce que Schrödinger pensait.

Malheureusement, la seule alternative à l’interprétation de Copenhague que Dawkins envisage (ou connaît) est celle des mondes multiples où, dans l’exemple du chat, le monde se divise en deux, l’un dans lequel le chat est vivant et l’autre dans lequel il est mort. Mais cette multiplication de mondes se produit chaque fois qu’une expérience quantique ayant plusieurs résultats possibles se produit quelque part dans l’univers, ce qui mène à une prolifération de mondes absolument incroyable (pendant que j’écris ces lignes, des millions de millions de copies de moi vivant dans des mondes parallèles ont émergé). Il n’est pas clair qu’on a gagné au change avec les mondes multiples par rapport à l’interprétation de Copenhague[1].

Mais je digresse. Si je partage évidemment l’attitude de Dawkins par rapport aux religions (et son exposé, bien que classique, est très pédagogique), j’ai deux désaccords avec lui, un mineur et un majeur.

Un désaccord mineur

Le désaccord mineur est que c’est une mauvaise idée de mélanger philosophie et politique. Dawkins est une sorte de libéral classique de centre-gauche, ce qui est son droit évidemment, mais il y a des athées qui sont soit plus à droite, soit plus à gauche, ce qui suggère une certaine indépendance entre la politique et l’attitude par rapport aux religions. Comme exemple d’un tel mélange, Dawkins cite (p. 33 de son livre), afin d’illustrer la différence entre faits et mythes, le rapport de la commission Warren « de 888 pages » sur l’assassinat de Kennedy qui, après avoir consulté des « scientifiques, médecins, experts médico-légaux et experts en armes à feu » a conclu que Kennedy a été tué par « Oswald, opérant seul ». Je précise que je ne me suis jamais intéressé aux théories alternatives ou « théories du complot » sur cet assassinat, mais je sais qu’elles existent et qu’elles ne sont pas défendues uniquement par des illuminés.

De même, pour illustrer le fait qu’il n’y a nul besoin d’être croyant pour être généreux, il cite Bill Gates, Warren Buffett et George Soros comme étant à la fois incroyants et « les plus grands donateurs à des œuvres de bienfaisance au monde ». Nul besoin d’adhérer aux multiples théories du complot concernant Bill Gates ou George Soros pour penser qu’on aurait pu trouver un meilleur argument. Quant à Warren Buffett, il s’est en partie rendu célèbre en déclarant : « La lutte des classes existe, c’est un fait, mais c’est la mienne, la classe des riches qui mène cette lutte et nous sommes en train de la gagner »[2], phrase qui est peut-être plus remarquable pour sa lucidité que pour son altruisme.

Un désaccord majeur

Le désaccord majeur que j’ai avec Dawkins concerne le rôle de la théorie de l’évolution dans la défense de l’athéisme. En effet, pour Dawkins, celui-ci n’est devenu vraiment intellectuellement respectable qu’à partir de 1859, année de la publication de L’origine des espèces de Darwin. Mais alors, que penser de Diderot, d’Holbach, de la Mettrie, ou encore de notre cher curé Meslier ? Avaient-ils tort ? Raisonnaient-ils mal tout en arrivant à des conclusions justes ?

Dawkins, dont l’un des ouvrages les plus célèbres est L’horloger aveugle est trop impressionné à mon avis par l’argument du pasteur du XVIIIe siècle William Paley à propos de sa montre : Paley pensait que, si l’on pouvait accepter le fait qu’une roche apparaisse naturellement, une montre était tellement complexe qu’elle devait nécessairement avoir un horloger. Et la complexité de la vie ou de l’être humain nécessite de la même façon l’existence d’un horloger : pour Paley, c’est Dieu. C’est pourquoi Dawkins attache tant d’importance à Darwin, qui, pour lui, a donné, à travers la théorie de l’évolution, une réponse alternative à celle de Paley. Il y a bien un horloger, mais il est aveugle : c’est la sélection naturelle.

Mais la réaction de Dawkins n’est paradoxalement pas assez darwinienne : les chiens et les chats ne comprendront jamais les lois de Newton. Est-ce que cela prouve l’existence de Dieu ? La question semble idiote ? Elle l’est, mais en quoi est-ce différent de n’importe quel argument liant l’ignorance humaine à l’existence de Dieu ? Supposons que nous n’ayons aucune idée de pourquoi la vie ou l’intelligence sont apparues. Cela n’indiquerait pas plus l’existence d’une divinité que l’ignorance des chiens et des chats, et pour la même raison : si nous sommes comme eux les produits d’une évolution contingente, pourquoi devrions-nous avoir une réponse à toutes les questions que nous nous posons ? Einstein était plus darwinien que Dawkins quand il faisait remarquer que ce qui est étonnant, c’est que l’univers soit compréhensible.

Un croyant pourrait néanmoins demander : pourquoi ne pas accepter « Dieu » comme explication ou comme réponse à des questions auxquelles la science n’apporte pas de réponse ? Toute la question est de savoir ce qu’est « Dieu ». Pour l’immense majorité des croyants, Dieu est une sorte de force surnaturelle qui nous aide ou nous punit dans cette vie ou dans l’au-delà, et qui répond à nos prières. C’est ce que j’appelle le « dieu-superstition », parce que la croyance en ce dieu-là, ou ces dieux plus exactement, puisqu’il en existe des milliers, n’est pas différente des superstitions que l’on rencontre partout et à toutes les époques. D’ailleurs, Dawkins décrit très bien comment ces superstitions naissent et prospèrent sur le terreau de la crédulité humaine.

Bien sûr, ce dieu-là offre des réponses à de nombreuses questions : j’étais malade, et j’ai guéri ; pourquoi ? Parce ce que j’ai invoqué Dieu. Mais ce genre d’explications est facilement réfuté au moyen d’études empiriques, comme les autres explications pseudo-scientifiques.

Mais le « dieu » de Paley, celui qui est supposé expliquer l’origine de l’univers, ou de la vie, ou de la conscience, et qu’on pourrait appeler le « dieu-métaphysique » ou le dieu des philosophes et des théologiens, n’a rien à voir avec celui auquel croient l’immense majorité des croyants. En effet, si ce dieu existe, pourquoi se préoccuperait-il du sort d’une créature particulière sur une planète perdue quelque part dans l’univers ? Pourquoi se révèlerait-il dans un endroit particulier de l’espace-temps et, pour ce qui est des religions du Livre, dans un « coin obscur et perdu de l’Asie », comme le disait d’Holbach ?

Mais une fois que l’on sépare ces deux idées de dieu, qui ne sont en réalité liées que par l’usage d’un mot, lien qui crée beaucoup de confusion, on peut se demander quel est le contenu du concept de dieu-métaphysique. Une fois que ce concept est séparé de celui des dieux de religions réellement existantes, il devient vide. C’est le « dieu des trous » : là où il y a des trous dans notre savoir, au lieu de dire « on ne sait pas », on dit « c’est Dieu ». Mais si ce dieu n’a aucune propriété spécifique, ces deux dernières phrases ont le même sens et son invocation n’a aucune valeur explicative.

Pour une critique empiriste ou positiviste de la théologie

L’opposition entre science et religion joue un rôle en faveur de l’athéisme, mais pas à cause de théories scientifiques spécifiques, comme celle de l’évolution, mais à cause de différences de méthode : la révolution scientifique nous a appris à distinguer les causes ou explications réelles, qui sont testables au moins en principe, et les pseudo-explications purement verbales comme l’invocation d’un mot tel que « Dieu », détaché de toute propriété concrète.

C’est une critique empiriste ou positiviste de la théologie inspirée par les sciences naturelles dont nous avons besoin pour répondre aux théologiens plutôt que de théories scientifiques données.

Concernant les arguments religieux basés sur l’origine des êtres vivants, la réponse pré-darwinienne de Diderot[3] me semble plus juste que celle de Dawkins :

Si la question de la priorité de l’œuf sur la poule ou de la poule sur l’œuf vous embarrasse, c’est que vous supposez que les animaux ont été originairement ce qu’ils sont à présent. Quelle folie ! On ne sait non plus ce qu’ils ont été qu’on ne sait ce qu’ils deviendront. Le vermisseau imperceptible qui s’agite dans la fange, s’achemine peut-être à l’état de grand animal ; l’animal énorme, qui nous épouvante par sa grandeur, s’achemine peut-être à l’état de vermisseau, est peut-être une production particulière et momentanée de cette planète.

La volonté de trouver à tout prix des réponses « scientifiques » qui éviteraient de répondre « c’est dieu », mène certains à l’idée des multivers[4] : des physiciens ont montré que si certaines constantes physiques, par exemple la constante G qui entre la loi de la gravitation universelle de Newton[5], avaient des valeurs très légèrement différentes de celles qu’elles ont, la vie dans l’univers aurait été impossible. Pour « résoudre » ce problème on peut imaginer qu’il existe, au-delà de l’univers visible (si l’univers a environ 13 milliards d’années, on ne peut rien percevoir à une distance supérieure à ces 13 milliards d’années-lumière) une multitude d’univers avec des constantes physiques variables. Et pour résoudre notre problème, on déclare simplement que notre univers est un de ceux parmi des milliards d’autres (ou peut-être une infinité) dans lequel les constantes physiques tombent juste, afin que la vie soit possible.

Dawkins semble aimer cet argument et la question des multivers est plus compliquée que ce qui précède ; mais si l’on ne considère que cet argument-là et, dans la mesure où ces univers sont inobservables même indirectement, supposer leur existence pour résoudre le problème de l’ajustement précis des constantes physiques qui rend la vie possible dans notre univers, c’est comme dire « on ne sait pas » ou « c’est Dieu ».

Par ailleurs, il est certain qu’il existera toujours des questions auxquelles la science n’aura pas de réponse : qu’il y avait-il avant le Big Bang ? Et si on a une réponse à cela, on en posera d’autres du genre : pourquoi il y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Bien sûr, ce qui précède ne vise pas à minimiser l’importance scientifique de la découverte de Darwin et de ses successeurs, ni à nier l’impact psychologique que cette découverte a eu sur les croyants, ce qui explique sans doute pourquoi la majorité d’entre eux la refusent, encore aujourd’hui (pensons aux musulmans, hindouistes, chrétiens américains ou africains). Et c’est encore moins une défense des religions et des théologies : au contraire, celles-ci sont tellement intellectuellement indéfendables que nous n’avons même pas besoin de Darwin pour les réfuter.

Finalement, il faut souligner l’importance du travail de Dawkins face à la résurgence des religions, ainsi que le scandale absolu qu’a constitué l’annulation récente d’une de ses conférences à Dublin, à cause de tweets de Dawkins comparant la gravité de différents délits sexuels ainsi qu’à cause de son opposition à l’islam[6].


Notes

  1. Néanmoins, l’idée des mondes multiples n’est pas la seule alternative à l’interprétation de Copenhague.
  2. Voir par exemple : https ://blogs.mediapart.fr/jancap/blog/220413/la-lutte-des-classes-un-repoussoir-capte-par-les-riches.
  3. Diderot D., Entretien entre d’Alembert et Diderot, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, p. 877.
  4. Que Dawkins ne confond pas avec les mondes multiples de la mécanique quantique, contrairement à Michel Onfray qui mélange tout avec tout, et devient plutôt embarrassant comme porte-parole de l’athéisme : https ://twitter.com/monsieurphi/status/1325733310333657089?fbclid=IwAR1sFks9AVPYQZoxDaPYlPFxvuiXA3bVoW0-dmNJPoedpteDLgCOySDc9qo.
  5. Cette loi nous dit que les corps s’attirent avec une force proportionnelle au produit de leur masse et à l’inverse du carré de leur distance. La constante de proportionnalité est notée G.
  6. Voir https://www.independent.ie/irish-news/trinity-college-historical-society-rescind-richard-dawkins-invitation-over-authors-stance-on-islam-and-sexual-assault-39568028.html.