Jacques Bouveresse, philosophe rationaliste (1940-2021)*

Laurent Dauré

Cherchant obstinément la vérité, la connaissance, la clarté, Jacques Bouveresse s’inscrivait dans la filiation des Lumières. Il en défendit avec une humble ferveur – et une bonne dose d’ironie – l’idéal rationaliste et humaniste. 

Il était professeur honoraire au Collège de France où il avait créé la chaire de Philosophie du langage et de la connaissance qu’il tiendra de 1995 à 2010, après avoir occupé des postes d’enseignement et de recherche à la Sorbonne, au CNRS et à l’Université de Genève.

Né le 20 août 1940 à Épenoy, un petit village du Doubs, Jacques Bouveresse venait d’une famille paysanne de neuf enfants, dans un milieu marqué par le conservatisme politique et religieux. Comme il le raconte dans Le Philosophe et le réel – un livre d’entretiens qui constitue une excellente introduction à sa pensée –, ses parents n’avaient que le certificat d’études mais « valorisaient énormément l’école et les choses intellectuelles »((Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat, Hachette Littératures, 1998, p. 64 (édition de poche en 2000). )).

Du séminaire de Besançon jusqu’à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, en passant par le lycée Lakanal, le jeune Franc-Comtois excellera partout. En 1965, il est reçu premier à l’agrégation de philosophie. Grâce à ses professeurs – et bientôt amis – Jules Vuillemin et Gilles-Gaston Granger, il s’initie à un courant philosophique alors totalement méconnu en France.

Le représentant de la philosophie analytique en France 

Jacques Bouveresse deviendra ainsi spécialiste de Ludwig Wittgenstein (1889-1951), dont il a introduit l’œuvre en France, adoptant la méthode de clarification linguistique et conceptuelle du philosophe autrichien – puis britannique – installé à Cambridge. Il contribuera également à faire connaître les auteurs du Cercle de Vienne (1924-1936) – Rudolf Carnap, Moritz Schlick, Otto Neurath, etc. –, dont le « positivisme logique » ambitionnait de doter la philosophie d’une véritable méthode scientifique et de rejeter les énoncés métaphysiques dans le domaine du non-sens.

Fortement influencé par le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein((Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1993 (1921).)), le Cercle de Vienne s’appuyait sur la logique moderne (le calcul des prédicats) créée par Gottlob Frege à la fin du xixsiècle((Gottlob Frege, L’Idéograhie. Un langage formulaire de la pensée pure construit d’après celui de l’arithmétique, Vrin, 1999 (1879).)) ; il puisait en outre dans les travaux très novateurs de Bertrand Russell, auteur avec Alfred North Whitehead des trois volumes des Principia Mathematica (1910-1913).

Comme Jacques Bouveresse le disait, « une des caractéristiques de la tradition philosophique autrichienne c’est justement cette volonté de rapprocher beaucoup plus que ne l’avait fait la tradition allemande la méthode de la philosophie de celle des sciences en général ; la science empirique d’abord, et puis, bien sûr, la logique »((« À voix nue : Bouveresse, philosophe à la recherche de la clarté », série d’entretiens en cinq parties diffusée sur France Culture du 7 au 11 février 2000 (la citation se trouve dans le 3e épisode). Sur franceculture.fr. )).

Bien qu’il en fût un représentant atypique, Jacques Bouveresse était la principale figure hexagonale de la « philosophie analytique », qui est l’héritière de cette approche scientifique de la philosophie, cultivant un souci de clarté, de précision et de rigueur((Pascal Engel, La Dispute. Une introduction à la philosophie analytique, Les Éditions de Minuit, 1997. )). Cette école, aujourd’hui avant tout implantée dans le monde anglophone, s’oppose à la philosophie dite « continentale » – particulièrement dominante en France –, qui englobe différents courants caractérisés par un attrait pour l’exégèse, l’idéalisme allemand, le style littéraire et métaphorique, le subjectivisme, le structuralisme, la psychanalyse… 

Se méfiant des prétentions grandioses de la philosophie, Jacques Bouveresse se refusait à accorder à sa discipline une dignité automatique. Comme Wittgenstein, il estimait que la philosophie est avant tout une activité critique et « nosographique » : elle doit identifier ses propres maladies, c’est-à-dire les conceptions fausses, illusoires ou absurdes. Et, si possible, nous en débarrasser. Si la philosophie parvient ainsi à déjouer les « pièges du langage », c’est déjà beaucoup. « Je suis convaincu que nous sommes utiles toutes les fois que nous apprenons aux gens la précision, la clarté et la valeur de l’argumentation », déclarait Jacques Bouveresse((« Jacques Bouveresse : le philosophe des petits pas », propos recueillis par Catherine Portevin, Télérama, 3 février 1999. Sur telerama.fr.)).

Contre le verbiage et l’enflure rhétorique 

La métaphysique et son vague consubstantiel constituent une cible de choix pour ce travail apparemment destructeur mais en réalité très positif et libérateur. Aux grandes envolées grisantes de la pensée spéculative, cette approche préfère les « petits pas » – modestes mais sûrs –, l’analyse logique, la clarification. Il s’agit en somme de mettre de l’ordre dans la philosophie, de la rendre plus sobre, en y traquant la confusion, le non-sens et la grandiloquence.

Jacques Bouveresse n’a cessé de combattre ces « pathologies » philosophiques. Les années 1960-1970, qui ont vu l’ascension de véritables vedettes intellectuelles – Michel Foucault, Gilles Deleuze, Louis Althusser, Jacques Lacan, Jacques Derrida – en apportèrent de nouvelles manifestations, considérablement amplifiées par un journalisme culturel sensationnaliste et une tendance à l’embrigadement politique de la philosophie.

Le verbiage et l’enflure rhétorique triomphent à Paris. Jacques Bouveresse, qui lui ne se payait jamais de mots, se démènera pour dénoncer et contrer cette dérive du champ intellectuel français. En rupture nette avec l’air du temps, il ne bénéficiera guère de renforts dans cette tâche colossale. Les médias, souvent fascinés par le verbe obscur des éminences en vogue, l’ignoreront généralement, parfois même le dénigreront. Par ses écrits et son enseignement, il opposera néanmoins une résistance isolée mais inflexible. 

Le postmodernisme, le relativisme et l’historicisme continueront à prospérer dans les décennies suivantes, en s’efforçant de saper, voire de liquider, les notions d’objectivité, de vérité, de réalité. À partir du milieu des années 1970, la prééminence médiatique et éditoriale des « nouveaux philosophes » – Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Pascal Bruckner… – dégradera encore la situation, saturant la scène philosophique d’idéologie bet de « postures héroïques ». 

Au sujet des relativistes, dont il a inlassablement réfuté les vues, Jacques Bouveresse écrit dans Le Philosophe chez les autophages que 

leur discours se distingue le plus souvent par un laxisme conceptuel à peu près illimité, un certain nombre d’incohérences flagrantes (pour quelqu’un qui a conservé les réflexes intellectuels qui correspondent à un rationalisme minimal) et l’usage de non sequitur caractéristiques comme, par exemple, celui qui consiste à conclure du fait que nous avons besoin d’une théorie pour connaître un fait que les faits sont, d’une certaine manière, à chaque fois « créés » par nos théories ou à affirmer que, puisque notre connaissance du monde présuppose des intérêts et des valeurs (ce qui est incontestable), ce qui compte comme étant le monde réel est le produit de nos intérêts et de nos valeurs ((Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, Les Éditions de Minuit, 1984, p. 108.)).

Jacques Bouveresse citait souvent cette phrase « anti-relativiste » d’Henri Poincaré : « tout ce que crée le savant dans un fait, c’est le langage dans lequel il l’énonce»((Henri. Poincaré, La Valeur de la science, Flammarion, 1970 (1905), p. 162.)). Il défendait le réalisme scientifique, souscrivant à l’idée selon laquelle la science vise une connaissance objective de la réalité et y parvient jusqu’à un certain point.

Adversaire de la foutaise (bullshit) et des pseudo-sciences, Jacques Bouveresse soutiendra sans hésiter Alan Sokal et Jean Bricmont face aux réactions hostiles suscitées par la publication en 1997 de leur livre Impostures intellectuelles((Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997 (nouvelle édition de poche en 2018).)). Dans son pamphlet Prodiges et vertiges de l’analogie((Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie. De l’abus des belles-lettres dans la pensée, Éditions Raisons d’agir, 1999.)), il enfonce le clou rationaliste face aux stars de la pensée postmoderne qui font un emploi illégitime de concepts et théories mathématiques et physiques pour étayer leurs idées en sciences humaines.

Il critiquera notamment le recours que fait Régis Debray au théorème d’incomplétude de Kurt Gödel – qui concerne les mathématiques et la logique – pour tenter de soutenir la validité d’une thèse de nature sociologique et anthropologique. La société n’étant pas un système formel, le théorème de Gödel n’a aucune pertinence ici et ne sert qu’à impressionner, si ce n’est intimider, le public non spécialiste. Jacques Bouveresse consacrera plus tard trois années de cours à Gödel au Collège de France((Jacques Bouveresse, « Kurt Gödel : mathématiques, logique et philosophie », cours au Collège de France (2003-2006). Sur college-de-france.fr.)).

La défense de la méthode scientifique 

Révolté par les impostures intellectuelles et scientifiques, Jacques Bouveresse a participé, à l’initiative de l’Association française pour l’information scientifique (Afis), à l’analyse critique de la thèse de « sociologie » de l’astrologue Élizabeth Teissier, dirigée par Michel Maffesoli (2001). Il rédigera les « Remarques philosophiques conclusives » du document coproduit par un panel d’experts issus de différentes disciplines (sociologie, anthropologie, histoire des sciences, physique, astrophysique)((Collectif, « Analyse de la thèse de Madame Élizabeth Teissier », 15 avril 2001. Sur afis.org)). Il a par ailleurs critiqué la prétention à la scientificité de la psychanalyse à plusieurs reprises, notamment dans son livre Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud((Jacques Bouveresse, Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud, Éditions de l’Éclat, 1991 (édition de poche en 2015).)).

Soucieux de soutenir les organisations de défense de la méthode scientifique et de la raison, Jacques Bouveresse était membre depuis 2011 du comité de parrainage scientifique de l’Afis et faisait partie du comité d’honneur de l’Union rationaliste.

Auteur d’une quarantaine de livres – dont un quart porte sur l’œuvre de Wittgenstein – et de très nombreux articles, il a produit des travaux de première importance en philosophie du langage, de la connaissance, de la perception, des sciences, de la logique, des mathématiques((Pour une bibliographie assez complète, voir la rubrique « Œuvres » de la notice Wikipédia de Jacques Bouveresse.))… Il s’est aussi consacré à l’étude de deux écrivains autrichiens dont il partageait la haute éthique intellectuelle : Robert Musil((Jacques Bouveresse, L’Homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et l’escargot de l’Histoire, Éditions de l’Éclat, 1993 (nouvelle édition en 2005).)) et Karl Kraus((Jacques Bouveresse, Schmock ou le triomphe du journalisme. La grande bataille de Karl Kraus, Seuil, 2001.)). La religion, la littérature et la musique comptent également parmi les domaines qu’il a explorés, associant toujours rationalité méticuleuse dans le propos et sobriété dans l’écriture. 

Polyglotte – c’était surtout un excellent germaniste –, d’une immense érudition, Jacques Bouveresse maîtrisait aussi bien la philosophie analytique la plus contemporaine, y compris dans ses aspects techniques, que la philosophie antique, médiévale et moderne. Il avait la réputation d’avoir tout lu en philosophie et en littérature (y compris policière !). Il se tenait au courant de l’état des connaissances scientifiques, considérant que c’était indispensable à la démarche philosophique. Comme l’écrit Musil dans son roman L’Homme sans qualités, « nous ne devons pas croire avant d’avoir épuisé toutes les chances de savoir »((Robert Musil, L’Homme sans qualités, tome 2, Points Seuil, 1982 (1932), p. 732 (nouvelle édition de poche en 2011).)).

Un esprit critique à l’écart des modes

Jacques Bouveresse est connu en outre pour sa critique du journalisme. En marchant dans les pas du satiriste intransigeant Karl Kraus, qui voyait au début du xxsiècle dans la presse dominante un gîte et un tremplin pour la corruption intellectuelle et morale, il a alerté sur les fourvoiements et turpitudes des médias. Il rejoindra sur ce sujet son ami et collègue au Collège de France Pierre Bourdieu – qui venait comme lui d’un milieu rural –, dont il admirait l’œuvre, avec des désaccords qu’ils discutaient régulièrement. Partageant l’engagement du sociologue en faveur de la diffusion de la connaissance, des idées de justice sociale et de démocratie égalitaire, il lui consacrera un livre après la mort de celui-ci en 2002((Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Agone, 2004.)).

C’est à trois reprises que Jacques Bouveresse refusera la Légion d’honneur, la dernière fois en 2010((Jacques Bouveresse, « Il ne peut être question en aucun cas pour moi d’accepter l’honneur supposé qui m’est fait », reproduction de la lettre envoyée à Valérie Pécresse, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, site Internet d’Agone, 26 juillet 2010. Sur agone.org. )). On comprend qu’aucun ministre ne se soit essayé à la lui proposer depuis…

Toute sa vie, il se tiendra à l’écart des modes intellectuelles et des coteries parisiennes, suivant résolument son chemin sans se laisser intimider. Héritier du rationalisme des Lumières, il le défendit au moment où celui-ci était le plus attaqué (ou délaissé). Il a incarné une « autre philosophie française » – lui qui se disait « si peu français » philosophiquement((Jacques Bouveresse, « Pourquoi je suis si peu français », in Essais II. L’époque, la mode, la morale, la satire, Agone, 2001.)) –, prolongeant et enrichissant la valeureuse mais marginale tradition rationaliste hexagonale : Jean Cavaillès, Georges Canguilhem, Jules Vuillemin, Gilles-Gaston Granger et quelques autres. Ses propres élèves affermiront l’ancrage de la philosophie analytique en France.

Que dire de Jacques Bouveresse, l’homme ? Il était profondément humble et probe. La combativité critique de sa pensée contrastait avec la modestie de sa personne. Ceux qui l’ont côtoyé ont eu la joie de connaître un homme simple, abordable et prévenant. Son côté austère et ronchon, parfois intensément pessimiste, s’effaçait volontiers derrière une gentillesse malicieuse. Chaleureux dans la conversation, il était généreux de son temps, en particulier avec ses étudiants. Le café Le Sorbon de la rue des Écoles – situé à proximité de la Sorbonne et du Collège de France – en sait quelque chose…

Pour terminer sur une note personnelle, je dois en grande partie à Jacques Bouveresse – ainsi qu’à Alan Sokal et Jean Bricmont – ma « conversion rationaliste ». C’est la lecture au début des années 2000 de Prodiges et vertiges de l’analogie, avec celle d’Impostures intellectuelles, qui m’a orienté pour de bon sur la voie du rationalisme. Les quatre années (2006-2010) durant lesquelles j’ai suivi ses cours et séminaires le mercredi après-midi au Collège de France resteront un souvenir précieux.

Jacques Bouveresse est mort le 9 mai 2021 à Paris à l’âge de 80 ans. La raison a perdu l’un de ses plus fidèles serviteurs. Jacques Bouveresse était un grand maître de savoir et de méthode. Charge à nous de continuer à l’étudier, à le faire connaître, afin que la flamme de son « rationalisme satirique » poursuive son œuvre de sagesse. 

* Ce texte a été publié dans le numéro 337 (juillet-septembre 2021) de Science & pseudo-sciences, la revue de l’Afis(sur afis.org), que nous remercions de nous avoir permis de le reproduire.