In memoriam Robert Devleeshouwer

Robert Devleeshouwer s’est éteint dans la soirée du 19 septembre 2012. Il avait 87 ans.

Professeur à l’ULB jusqu’en 1985, il a marqué comme nul autre des générations entières d’étudiants à qui il enseignait l’histoire économique et sociale. Bien plus que l’histoire économique et sociale en fait : c’est l’histoire elle-même qu’il professait, et une conception du monde et de la vie.

S’il est un prof dont ses anciens étudiants se souviennent avec vivacité et dont aujourd’hui encore ils parlent avec enthousiasme lorsqu’ils se rencontrent, c’est bien Devleeshouwer – Devleesh, comme nous l’appelions affectueusement. Ce n’est pas pour rien. Il nous a marqués comme nul autre, et pour nombre d’entre nous, il a bouleversé les idées que nous avions de l’histoire et de la société.

Critique et anticonformiste, matérialiste et athée, il était un infatigable partisan de l’histoire vue d’en bas, celle qui prend ouvertement le point de vue des opprimés, de ces masses anonymes qui la font mais dans l’oubli desquelles – vae victis ! – on la raconte habituellement. Il défendait le matérialisme historique comme seule méthode d’analyse de l’histoire et du monde.

Devleeshouwer cherchait avant tout à comprendre et à exposer les raisons des choses. Pour lui, l’histoire était moins celles des faits qui s’accumulent et qu’il se serait agi de connaître dans leur moindre détail comme signe d’érudition, que l’histoire des causes, celle des trajectoires historiques qui tracent leur chemin aux travers des rapports de forces qui travaillent la société.

Il ne se satisfaisait pas, aurait dit le romancier John Steinbeck, de regarder « la pierre devant laquelle il passait, mais la soulevait pour voir ce qu’il y avait dessous » : il dénonçait ce qu’il appelait l’« histoire Zorro », trop souvent pourtant encore de mise à l’Université, faites de successions d’événements et de hasards pseudo-explicatifs.

Il s’efforçait de rendre compte des phénomènes sociaux en explorant leurs plus profonds soubassements, en en découvrant les raisons dans les tréfonds obscurs qui sous-tendent les rapports sociaux. Dans leurs contradictions et dans leur complexité, qu’il avait le don de rendre simple, si tant est que l’on veuille bien se départir de ses préjugés bienpensants.

Orateur hors pair, il mettait inlassablement son talent et sa verve à pourfendre les idées reçues, à racler le vernis idéologique des arguments convenus et convenables qui les masquent, à mettre à bas les discours destinés à abrutir les masses. Les subtilités mondaines par lesquelles certains brillaient à peu de frais, il les raillait à travers son ironie mordante, jamais déplacée, toujours à propos.

Ainsi dénonçait-il implacablement ces intellectuels qui, comme il le disait lui-même, « broutent dans la main du pouvoir en ruant dans le vent ». Indépendant, n’appartenant à aucune loge, à aucun parti, à aucune coterie, il  aimait citer cette phrase de Swift se riant de « ceux qui grimpent dans la position où ils rampent ».

Il n’hésitait jamais à bousculer ces pensées que tant d’intellectuels peuvent croire leur être propres et autonomes, ni à remettre à leur place ces idées qui sont souvent (mais pas toujours !) à l’insu des faiseurs d’opinion, « l’expression, comme le disait Marx, des rapports qui font d’une classe la classe dominante, autrement dit, les idées de sa domination ».

À l’encontre des conceptions modernes ou postmodernes, pseudo-marxistes ou antimarxistes, il partageait l’analyse de Lénine sur l’État comme produit de la lutte des classes et comme arme au service de la classe dominante. Ce prof qui faisait entrer Lénine par la grande porte dans ce monde feutré qu’est l’université, était d’une pénétrante profondeur d’esprit, d’une déconcertante perspicacité et d’une rare finesse d’analyse.

Il surprenait, il étonnait, il fascinait aussi !

Avec ses étudiants, bousculés dans leur conviction, qui venaient l’assaillir de questions après ses cours, il débattait des heures durant. Toujours bienveillant, ouvert, sans jamais pontifier, profondément humain, empreint d’une grande humilité et d’une touchante gentillesse.

Devleesh est mort fidèle à lui-même, en athée convaincu.

Après sa mise à la retraite, j’ai eu la chance de continuer à le retrouver régulièrement, jusque dans ses derniers moments. Le temps fait son œuvre, et la matière aussi, aurait-il dit. Devleesh, à l’article de la mort, fort amoindri sur son lit d’hôpital, parlait avec peine. Dans un tout dernier échange cependant, où je lui rappelais être athée, il a plissé les yeux, et comme – ses étudiants s’en souviennent – il le faisait si souvent, il a levé le doigt, et m’a interrompu pour dire : « Moi aussi ! ». Et ses yeux brillaient…

Salut Devleesh ! Tes amis, tes étudiants, se souviennent de toi. À ta mesure, mais bien plus que tu ne le pensais, tu auras énormément semé, toi, dans le sillon sinueux de l’histoire du genre humain.

 

 

Serge Deruette

Professeur à l’UMONS