Je m’accuse

Jean-François Jacobs

C’est tout ce que je peux faire. Écrire ces quelques mots, c’est tout ce que je peux faire pour vous. Parfois, on discute ensemble. Quand j’ai le temps, enfin quand cela me prend. Vous, vous avez toujours envie d’en parler, vous êtes toujours prêt. C’est normal, c’est vous qui souffrez, pas moi. Moi qui suis confortablement assis devant mon Mac, la clope au bec, les neurones sans doute alcoolisés et vous, obligé de vous cacher pour vous révéler, pour vous confesser, pour garder l’espoir que cela puisse s’arranger.

Vous n’avez rien fait de mal, aucun acte répréhensible, pas de quoi fouetter un chat. Pourtant, ce rien, cette abstraction pourrait vous coûter tout. Votre famille, vos proches, votre liberté, votre vie, votre besoin légitime de dignité. Vous ne pouvez être vous. Ce jeu odieux vous oblige à paraître autre, à ressembler à ceux qui font la norme. Alors vous m’écrivez comme on lance une bouteille à la mer. Dans une langue qui n’est bien souvent pas la vôtre, vous crachez le morceau : « S’il vous plaît aider », « Au secours », « Je suis opprimé dans mon propre pays et en danger », « J’ai 16 ans et j’ai besoin vos aide », « Je vais finir par me suicider c bien que d etre en prison », « Ouii je souffre ici », « ki peu m’aidez a retrouvé la paix et la tranquillité », « je me demande si vous pouvez m’aidez pour se trouvé en paix », « my question is are you can help me or you can give some idea », « elle veut me tuer car je suis atee » et je vous réponds :

Bonjour,

Merci pour votre message.

Nous recevons beaucoup de courriels d’athées tunisiens, marocains, algériens, congolais, et même brésiliens… Et malheureusement, nous ne pouvons pas fournir un certificat d’athéisme qui vous donnerait le droit de résider en Belgique ou en Europe… C’est bien dommage, mais c’est comme ça.

Pour obtenir un titre de séjour, il faut être persécuté et c’est là tout le paradoxe, car vous ne pouvez justement pas déclarer votre athéisme sous peine d’être persécuté par les autorités de votre pays, votre famille, vos connaissances… Les seuls à ma connaissance qui ont obtenu un titre de séjour, ce sont des athées militants qui ont fait de la prison à cause de leur athéisme… Bref, rien de réjouissant.

Il existe sur les réseaux sociaux de nombreux groupes athées tenus par des ex-musulmans, des ex-chrétiens, bref des ex-croyants. Peut-être pourriez-vous y trouver un soutien, du réconfort ? Je vous le souhaite sincèrement.

Bien à vous,

JF

Il est temps de vous expliquer pourquoi c’est vers ma personne qu’arrive ces flots de doléances athées… Je fais partie du Conseil d’Administration de l’Association Belge des Athées (ABA). On existe (pour du vrai, hein) depuis quelques années et par la grâce d’une bonne organisation, l’ASBL, petit à petit, est devenue une institution qui doit sa crédibilité par son action sur le terrain (organisation de conférences, de colloques, édition de bouquins). Je m’occupe, entre autres, de notre page Facebook, de notre boîte mail, des messages via Messenger… C’est là que ça se passe, c’est comme ça que c’est arrivé. Je suis l’écho muet d’une souffrance, d’une injustice, du paradoxe qu’il faut protéger la liberté de croyances qui ignore celle de ceux qui ne croient pas. Je suis celui, par défaut, qui coupe le son, qui éteint le transistor, qui répond… Non, on ne peut rien pour vous, mais on vous envoie des bisous.

Parfois, je deviens quelqu’un dans leur vie. Souvent, on s’entend comme si l’on se connaissait depuis longtemps. Parler, ça fait du bien. Nous vivons, un instant ensemble, nous partageons un présent. Et puis, après quelques discussions, le charme se rompt. La chandelle s’éteint et l’on disparait l’un pour l’autre. Il y a eu tellement de conversations, de rencontres, de disparitions. Dont toi, Loubna… Pardonne-moi. Tu as appelé à l’aide. Tu n’avais pas plus de croyance que de papiers. Tu ne voulais pas retourner en Libye. Tu ne voulais pas retourner en Italie où tu avais échoué, sous l’autorité de ton frère, sous l’autel de sa religion, toi qui es athée… Maintenant, tu es cachée dans un cul-de-sac qui n’est répertorié que sur la carte des oubliés, des laissés-pour-compte… Où es-tu, Loubna ? Que deviens-tu ? Sur qui peux-tu compter ? Comment oublier tout ce que tu m’as raconté…

Des histoires, j’en ai entendues. Souvent le même refrain. Sauf que je ne suis pas le bon Samaritain. Parce que…

Je m’accuse… C’est le titre de ce pamphlet. Je m’accuse d’avoir pensé, comme certains d’entre vous, hypocrites lecteurs, qu’ils ne le sont pas, athées. Que c’est un truc, un plan, une arnaque, le prétexte pour venir ici, la bonne excuse pour la bonne planque. Je doute, avec honte, mais je doute. Alors, j’affonne ma chope, j’écrase ma sèche et je me transforme, au nom du grand rien, en inspecteur de l’athéisme, en inquisiteur de la libre pensée. Je leur pose des questions et j’attends leurs réponses. Quand je les ai, à mon bon gré, tombe la sentence. Avocat, procureur et juge, je décide, derrière mon petit écran, dans le flou de mes idées préconçues et avec mes réponses toutes faites, si mon interlocuteur est un affabulateur. Un jugement usurpé et sans valeur. Pardon Loubna.

Il n’y a pas qu’elle, il y a en a eu d’autres. Coupable je suis, et récidiviste.

Tarik m’écrit que c’est intenable, insupportable. Qu’il ne peut plus faire semblant, qu’il doit tomber le masque et tant pis pour les conséquences. Je lui réponds en gros que la tentative de suicide ne donne pas un passe-droit pour être accueilli en terre belge, qu’il va falloir trouver autre chose, parce que l’option martyr de l’athéisme, personne ne va y croire… Je m’autorise ensuite quelques vérités sociétales : « Tu sais, ici, en Belgique, avec ton nom, avec ta tronche, tu as beau être athée, avoir un permis de séjour, tu resteras toujours aux yeux de l’autochtone, un musulman » …

Tarik me répond alors comme un sage annonçant l’adage :

― Qui t’as dit que je voulais quitter mon pays ?

― Personne, mais… C’est parce que… Enfin, le coming out athée est passible de mort dans ton bled.

― Et alors ? Je vais mourir ? Je ne serais pas le premier. Certainement pas le dernier.

Je ne sais pas s’il est toujours vivant, en liberté, il ne répond plus. Il y a eu aussi Fathi, un Syrien. On avait sympathisé au fil du temps, de nos échanges. Sous les bombardements, il m’avait aidé à traduire en arabe un projet qui parlait de l’athéisme dans le monde. Pour lui, malgré la guerre, il prenait son militantisme athée comme un devoir… Je n’ai pas eu l’occasion de lui dire au revoir. J’espère qu’il lira ces quelques lignes. Il y en a eu bien d’autres et comme pour les précédents, je ne peux pas les nommer, leur donner un nom de famille, décrire leur quotidien, dire où ils sont nés. Ultime humiliation. Ils pourraient être démasqués, emprisonnés… Alors, ils et elles se taisent tout comme vous et moi, mais pas avec les mêmes conséquences. Je n’ai vraiment pas de bol, il n’y a plus de bière dans le frigo.

Je m’accuse de ne rien faire, d’être un faux-fuyant, un faux numéro, une erreur sur leur parcours, un bug humanitaire. Ils ont réellement besoin d’aide, de quelqu’un de conséquent à leur côté, d’une structure qui leur est dédiée et qui transforme leur problème en solution. Solidarité, coopération, entraide, cohésion, fraternité… En gros, on est athée et on n’en a rien à branler. Pardon, mais on fait des conférences, on écrit des livres, c’est d’un niveau universitaire, voyez-vous…

SOS chrétiens d’Orient[1], vous connaissez, non (en dehors de l’idéologie identitaire) ? C’est une association française d’intérêt général créée en 2013, apolitique (faut le dire vite), qui a pour but de venir en aide aux chrétiens qui seraient persécutés pour leur foi. L’organisation est présente dans cinq pays du Proche-Orient et y a envoyé plus de mille volontaires[2] et disposerait d’un budget qui se chiffre en millions d’euros. Il existe aussi tout un tas d’organismes qui se préoccupent des musulmans, des juifs… Mais pour vous, les athées persécutés, pas de service juridique gratuit 24 h/24, personne pour vous aider sur le terrain de vos lamentations, pas de budget pour vous, pas de mécènes, pas d’œuvre philanthropique pour votre insignifiante personne. Pire que ça, j’entends déjà les commentaires… Quoi ! Aider les athées parce qu’ils sont athées ! Et les autres, tu n’en as rien à foutre ? Et pourquoi pas une immigration sélective ? C’est ça que tu veux ? c’est quoi ton problème avec les religions ? Tu serais pas un peu raciste ?, parce que, franchement…

Je n’en veux pas plus pour les athées, j’en veux autant… Juste ce qui est écrit noir sur blanc… Vous savez, la Déclaration universelle des Droits de l’Homme :

Article 3. Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne.

Article 5. Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Article 9. Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou exilé.

Article 12. Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes

Article 14. 1. Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays.

Article 19. Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.

C’est beau, hein, ça fait rêver. Des mots. Une illusion, une religion humanitaire… Un nouveau prétexte à utiliser selon que vous serez puissant ou misérable.

Athée, c’est pas assez vendeur… Vous pouvez crever !


Notes